Oeuvres complètes. Tome X. Correspondance 1691-1695

N^o 2884.
Christiaan Huygens à G.W. Leibniz.
27 décembre 1694.

La lettre se trouve à Hannover, Bibliothèque royale.
La minute se trouve à Leiden, coll. Huygens.
La minute a été publiée par P.J. Uylenbroek¹⁾, la lettre par C.I. Gerhardt²⁾.
La lettre est la réponse aux Nos. 2876, 2877 et 2880.
Leibniz y répondit par le No. 2893.

A la Haye ce 27 Décembre 1694.

Monsieur

Il y a desia quelque temps que Mr. Craft³⁾ m'a rendu la lettre dont vous l'aviez voulu charger pour moy⁴⁾; et comme il doit vous ecrire demain, il vient

1) Chr. Hugenii etc. Exercitationes Mathematicae, Fasc. I, p. 211.
La minute ne diffère sensiblement de la lettre que dans quelques endroits que nous indiquons dans les notes.

2) Leibnizens Mathematische Schriften, Band II, p. 202, Briefwechsel, p. 755.

3) Voir la Lettre N^o. 2880, note 3.

4) La Lettre N^o. 2880.

[p. 697]

de me prier de pouvoir vous envoier en mesme temps quelque mot de ma part; car pour faire response à celle que vous m'avez fait l'honneur de m'escrire du 4/14 Sept., je luy ay dit qu'elle contenoit trop de choses differentes pour que j'y puisse satisfaire presentement.

Ce Mr. Craft, que je connoissois de reputation depuis l'invention du phosphore⁵⁾, est veritablement, comme vous dites, un homme de merite et de bon sens, et qui a appris bien des choses par ses longues experiences en matiere de Physique. J'ay donc pris plaisir à l'entretenir plus d'une fois. Il m'a communiquè le dessein de la nouvelle manufacture, et m'en a apportè un echantillon, par lequel il semble que la chose pourroit avoir un bon succes. Toutefois j'ignore en quoy consiste le secret⁶⁾, et à ce que je vois, c'est en Angleterre qu'il pretend commencer à le mettre en pratique, devant que d'en parler icy à personne. Lors que j'auray occasion de le servir, je le feray autant qu'il sera dans mon pouvoir.

J'ay estè fort aise de la visite peu attendue⁷⁾ de Mr. Tschirnhaus au mois de Sept. dernier. Mais le malheur voulut, à cause du temps couvert, que je ne pus voir l'effect du verre brulant qu'il m'apporta d'environ 14 pouces. C'est un avantage de ces verres de bruler de haut en bas, parce que la matiere qu'on y expose se peut placer sur un charbon qui augmente la force du feu. Mais sans cela je ne scaurois croire que ses verres, quand ils seroient de 2 pieds, comme il dit en avoir, pussent egaler la force du miroir concave de 3 pieds, que nous avions à l'Academie de Paris, qui faisoit degouter les clous de fer en peu de temps⁸⁾. Je me persuade au reste qu'on pourroit esperer de plus grands effects des miroirs concaves de verre, avec de la feuille derriere, comme une personne en fait icy à la Haye, qui sont d'une matiere claire et d'un poli tres beau. Mais il faudroit les faire de 3 ou 4 pieds, ce qui me semble tres possible, au lieu qu'ils ne sont jusqu'icy que d'un pied. Un petit miroir plat adjoutè aupres du foier pourroit reflechir les raions en bas pour brusler sur le charbon. Mr. de Tschirnhaus me dit à la haste quelque chose de ses inventions⁹⁾ qu'il extolloit fort; nous les verrons peut-estre expliquées quelque jour dans le Journal de Leipzich¹⁰⁾. Ce que vous y avez derniere-

5) Voir la Lettre N^o. 2192, note 15.

6) Dans la minute Huygens annota: Machine Arithm. Très probablement ces mots n'ont d'autre signification que celle d'un mémorandum d'un sujet à traiter dans la suite de la lettre.

7) Les mots: peu attendue ne se trouvent pas dans la minute.

8) Voir la Lettre N^o. 2274, note 3.

9) La minute ajoute: nouvelles en geometrie et remplace ce qui suit par les mots: lesquelles nous verrons peut estre expliquées quelque jour dans les Acta de Leipzich.

10) Les ‘Acta’ de 1695, 1696, 1697 et 1698 contiennent plusieurs articles de mathématiques de von Tschirnhaus.

[p. 698]

ment mis, Monsieur, touchant la Paracentrique¹¹⁾, m'a paru bon, mais j'en suis demeurè aux sommes ou je trouvois quelque difficultè, c'est-à-dire à mon egard, parce que toute vostre methode ne me demeure pas presente à l'esprit quand j'ay discontinuè longtemps à m'y exercer. Et c'est pour cela que j'ay souhaitè que vous l'eclaircissiez par un traitè expres, depuis les fondemens¹²⁾. Il y a mesme bien du temps que je n'ay rien fait en matiere de geometrie, à cause d'une certaine dissertation philosophique¹³⁾ que j'espere de mettre au jour dans peu. C'est pourquoy je ne scaurois encore repondre à vostre lettre du 4/14 Sept., par ce qu'il y a du calcul differentiel, qui demande que je l'etudie. J'admire cependant comment par un si etrange chemin vous estes parvenu à la construction de la Catenaria. Vous aurez vu sans doute le dernier livre de Craige¹⁴⁾, où il y a à la fin une response à Mr. de Tschirnhaus qu'il s'est attirè par sa violente censure. Vostre calcul est beaucoup employè et louè dans ce traitè. Mr. Craft m'a dit que vous aviez achevè vostre machine arithmetique, qui doit estre une piece merveilleuse, et dont l'execution sans doute vous aura coutè bien de la peine, puis que celle qu'avait fait Mr. Pascal seulement pour les additions, luy avoit grandement usè et gastè l'esprit a ce que ses amis m'ont dit¹⁵⁾. On pouvoit la faire incomparablement plus simple et plus commode, ce que je ne crois pas estre de mesme de la vostre. Je vous prie de me mander combien de chifres et par combien elle peut multiplier, et si elle est dans la perfection que vous souhaitez, sans estre sujette à manquer ni à se detraquer¹⁶⁾.

¹⁷⁾ L'on m'a apportè un Traitè manuscrit d'un Mr. de Maroles, mort martir en

11) Voir l'article cité dans la note 22 de la Lettre N^o. 2841

12) Voir, entre autres, la Lettre N^o. 2873, page 669.

13) Le Cosmotheoros; voir la Lettre N^o. 2844, note 6.

14) Le ‘Tractatus Mathematicus’ de 1693, cité dans la note 5 de la Lettre N^o. 2748.

15) Les mots: a ce que ses amis m'ont dit ne se trouvent pas dans la minute.

16) On peut consulter, sur les machines arithmétiques de Pascal et de Leibniz, l'‘Encyklopädie der Mathematischen Wissenschaften, Band I, (1898-1904), Leipzig, Teubner’ aux pages 960 à 967. Voir encore, sur celle de Leibniz, qui se trouve actuellement à la Bibliothèque royale de Hannover, les Lettres N^os. 1919, 2058 et 2205, et sur celle de Pascal, dont un spécimen a été pendant quelque temps entre les mains de Huygens, la note 20 de la Lettre N^o. 46, ainsi que les Lettres N^os. 631, avec l'Appendice, 632, 639, 717, 722 et 1054.

17) Au lieu de cette fin de la lettre, on ne trouve dans la minute que les mots suivants:
Que c'est beaucoup fait à Mr. Bernoulli d'avoir determinè certaines choses dans sa Paracentrica, et entre autres le point où elle finit comme en A, et que je ne vois pas que par son calcul à luy on puisse inserer cela. Que je ne scay pas pourtant si la determination de Mr. Bernoulli est bien vraie, et si la droite AB n'est pas l'asymptote à la courbe.

[p. 699]

France sur les galeres, où il y a des Problemes numeriques fort subtils, resolus de la maniere de Diophante¹⁸⁾. Il avoit grand commerce avec le P. Billy¹⁹⁾, et on doit me porter de leurs lettres reciproques. On a dessein d'imprimer le tout. Je n'ay jamais voulu m'amuser à ces sortes de questions, et toutefois j'aime à voir l'adresse que souvent ils demandent. Devant que finir et pour ne pas laisser cette page vuide je vous diray que dans l'invention de la Paracentrique de Mr.



Bernoulli, je trouve que c'est beaucoup d'avoir determinè certaines choses touchant cette courbe, et entre autres le point où elle finit, comme en cette figure vers A, ce qui ne me semble pas qu'on puisse inferer de vostre calcul. Aussi ne scay je pas si sa determination est bien vraie, et si la courbe n'a pas BA pour asymptote²⁰⁾. J'en voudrois bien scavoir vostre sentiment, et finissant icy je demeure en vous souhaitant tout bonheur dans la prochaine année, etc.

18) Consultez, sur de Maroles et sur un des problèmes numériques dont il s'est occupé, la Lettre N^o. 2455, aux pages 132-133.

19) Jacques de Billy, jésuite astronome, né à Compiègne, le 16 mars 1602, mort à Dijon, le 14 janvier 1679. Il fut ami de Fermat, professeur de mathématique à Dijon et auteur de divers ouvrages d'algèbre et d'astronomie.

20) En réalité, les paracentriques isochrones, pour autant qu'elles partent du centre B, touchent l'axe BA à une distance finie du centre; mais elles ne s'arrêtent pas au point d'attouchement. Tout au contraire ces courbes, dont l'équation polaire peut s'écrire sous la forme: sin θ=cn²[2(√r ± √b)v_o^-1√g], mod. ½√2, où v_o indique la vitesse de départ du centre B et b une constante arbitraire, s'éloignent indéfiniment du centre B, touchant tour à tour l'axe BA lui-même et son prolongement de l'autre côté du centre, l'angle polaire θ oscillant entre 0^o et 180^o.
Ajoutons que le rapprochement asymptotique à une droite horizontale, supposé par Huygens, se présente en effet si l'on fait partir le point mobile d'un point quelconque P, situé audessous du centre B, dans la direction du rayon vecteur BP.