Septentrion. Jaargang 33
(2004)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermdAtterri dans la langue néerlandaise sur tapis volant: Hafid BouazzaLa ville marocaine d'Oujda, à la frontière avec l'Algérie, a fait cadeau aux Néerlandais de deux écrivains qui donnent un nouveau souffle aux lettres néerlandaises: Fouad Laroui et Hafid Bouazza, qui tous les deux critiquent dans leur oeuvre le manque d'individualisme dans leur pays natal. Laroui et Bouazza vivent à Amsterdam, mais le premier écrit pricipalement en français, tandis que le deuxième s'exprime en néerlandais. Fouad Laroui a publié en 2001 un essai en néerlandais, Vreemdeling aangenaam (Étranger, enchanté) et en 2002 le public néerlandais a pris connaissance de ses poèmes écrits dans la langue du pays où il s'est installé il y a une dizaine d'années. A la différence de Laroui qui a fréquenté l'école française et pour qui l'arabe dialectal ne fut pas une vraie langue maternelle, Bouazza a fréquenté l'école néerlandaise et a choisi d'étudier les lettres arabes. Le néerlandais est sa langue d'écriture. Et quel néerlandais splendide et hallucinant! On dirait que Bouazza (o1970) considère la langue néerlandaise comme son butin, à l'instar d'écrivains algériens d'expression française comme Kateb Yacine et Malika Mokeddem qui ont déclaré que le français est leur butin de guerre. Bien sûr, il n' a jamais été question d'une guerre d'indépendance entre le Maroc et les Pays-Bas, mais Bouazza est né au Maroc et est venu à l'âge de sept ans aux Pays-Bas avec sa mère, une Algérienne. Son père y résidait déjà comme travailleur immigré. Dans sa ville natale, Bouazza s'est imprégné des odeurs, des nuits étoilées, des jours très ensoleillés, des herbes, de la flore, de la faune et des mets. Ces détails resurgissent dans son oeuvre, qui est très sensuelle et pleine d'érotisme. Bouazza est un écrivain qui prend ses libertés avec la langue néerlandaise qu'il n'a pas apprise depuis sa tendre enfance. Ce n'est que plus tard que cette langue a fait son entrée dans sa vie et cela doit avoir été un coup de foudre. Depuis, il continue à explorer le néerlandais. Il adore surtout la littérature du Moyen Age, comme les Abele Spelen (quatre pièces de théâtre laïques connues, conservées dans un manuscrit qui date du xive siècle), une prédilection assez curieuse vu qu'aucun Néerlandais ne s'y intéresse, sauf les spécialistes à l'université. Les archaïsmes ont disparu du néerlandais actuel, mais Bouazza les déniche on ne sait d'où. Sur sa table de travail il doit y avoir un exemplaire de la Statenvertaling, la traduction de la Bible en néerlandais du xviie siècle. Cette belle traduction est caractérisée par un mélange des dialectes du nord et de la Flandre. Bouazza puise sans aucun doute aussi dans le nouveau Woordenboek der Nederlandse Taal | |
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(Dictionnaire de la langue néerlandaise), un des plus vastes dictionnaires de langue du monde qui se compose de trente volumes. Dès son premier recueil de nouvelles De voeten van Abdullah (Les Pieds d'Abdullah, 1996)Ga naar eind(1), cette fascination des mots, ce jeu avec la langue sont omniprésents. On dirait que le néerlandais est le personnage principal et que l'histoire qui se déroule n'est qu'accessoire. Pourtant Bouazza s'inspire entre autres de la réalité de l'islam pour la déformer ensuite. Dans l'histoire fantastique qui porte aussi le titre du recueil, par exemple, il n'y a que les pieds d'un combattant d'une guerre sainte qui rentrent au village et frappent à la porte de la maison natale dans laquelle une mère folle de tristesse l'attend. D'une façon ironique et légère l'auteur raconte la joie de la mère qui porte les pieds de son enfant à la mosquée. Les jours suivants sont très heureux parce que le père et ce qui reste de son fils accueillent l'imam et d'autres personnes importantes pour fêter qu'Abdullah est de retour et que la guerre sainte a été gagnée. A la mosquée, l'imam prêche surtout sur l'importance de la guerre sainte et sur la nécessité de la croissance des martyrs au Paradis. Bouazza a écrit cette nouvelle avant le 11 septembre 2001 et avant la guerre en Irak. Dans le débat actuel aux Pays-Bas sur l'assimilation et l'intégration des Marocains, Bouazza fait entendre sa voix et il n'épargne pas ses compatriotes. Il trouve qu'ils ne s'adaptent pas assez à la culture occidentale et qu'ils se laissent trop guider par une conception dépassée de l'islam. Dans ses nouvelles et romans, l'auteur veut en finir avec la religion opprimante et hypocrite de sa jeunesse. Ses nouvelles sont peuplées d'hommes et de femmes d'une moralité
Hafid Bouazza (o1970) (Photo Kl. Koppe).
sexuelle douteuse: les imams s'en prennent aux garçons par exemple et les hommes cherchent compensation auprès de leurs bêtes. Les garçons apprennent les secrets de la sexualité avec leurs soeurs. Quand les hommes du village sont à la mosquée, les femmes se ruent vers le marchand de légumes pour se procurer des concombres et des aubergines afin de satisfaire leurs désirs (dans: Les OEufs de Satan). Un jour, un imam proclame une nouvelle loi: désormais les marchands de légumes n'ont plus le droit de vendre des concombres et des aubergines. Dans ce monde carnavalesque de sexualité opprimée, Bouazza crée en même temps une ambiance féerique et mythique grâce à son choix de mots et ses images. Son roman le plus récent Paravion (2003) est une parodie dans laquelle Bouazza s'inspire de la vie de Marocains qui émigrent aux Pays-Bas. Ce livre lui a valu le Gouden uil (Hibou d'or), un prix littéraire important en Flandre et aux Pays-Bas. Dans Paravion, Amsterdam est un mirage qui attire tous les hommes et les adolescents d'un village qui s'appelle Morea. Les habitants s'y rendent à l'aide d'un tapis volant. Là-bas, ils tuent le temps en buvant du café ou du thé dans des cafés marocains ou en regardant furtivement les femmes néerlandaises, si indépendantes et libres, dans le plus grand parc | |
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de la ville. En fin de compte, quand il s'agit de femmes, les hommes de Morea préfèrent faire venir leurs femmes du village natal qu'ils transplantent sans qu'elles aient aucun droit dans le nouveau pays où elles doivent vivre comme si elles étaient toujours à Morea. L'écrivain dénonce donc d'une façon sarcastique ses compatriotes mais cette critique véhémente est presque étouffée par une coulée de lave de mots archaïques qui détournent l'attention du lecteur et l'empêchent de se concentrer sur l'histoire qui se déroule. Il me semble qu'il s'est laissé entraîner ici un peu trop par son amour pour la langue. Ici les mots rares et inusités sont trop maîtres des lieux, ils ne dissimulent aucune autre vraie vision intérieure. En 1998, Hafid Bouazza a publié Momo, une nouvelle qui se situe dans un village verdoyant et petit- bourgeois aux Pays-Bas. Il s'agit d'un garçon, fils ‘retardataire’ et unique d'un couple paisible. Dans cette nouvelle, Bouazza excelle dans ce qui est sa marque de fabrique, l'écriture minutieuse du monde sensoriel autour d'un personnage. Dans Momo, le style du talentueux Bouazza ressemble à celui du Flamand Erwin MortierGa naar eind(2). Hafid Bouazza est un auteur qui a plusieurs cordes à son arc. Il compose de la musique et a écrit un livret pour l'opéra (Het monster met de twee ruggen - Le Monstre à deux dos, 2003). Il écrit aussi des pièces de théâtre. En lisant la pièce Apollien (1998) le lecteur se rend compte que Bouazza est en train de créer son propre univers avec des personnages qui font leur apparition dans différentes oeuvres: Apollien est la femme néerlandaise blonde, le fantasme du Marocain du bled, qu'on a déjà rencontrée dans De voeten van Abdullah (la nouvelle Apollien). Bouazza ‘writes back to the West’ en détournant l'orientalisme et en créant une mythologie de la femme occidentale. Dans son roman Salomon (2001), c'est au tour de Miranna, personnage déjà rencontré dans Apollien. Cet auteur érudit qui s'inspire non seulement des Abele Spelen mais également de Nabokov, est aussi un traducteur de poèmes d'amour arabes (Schoon in elk oog is wat het bemint - La Beauté dans chaque oeil est ce qu'il aime, 2000), de Shakespeare (Othello, 2003) et de Christopher Marlowe (De slachting in Parijs - Massacre à Paris, théâtre, 2000). Malgré les réserves formulées plus haut au sujet de Paravion, Bouazza est un auteur néerlandais très original qui apporte un ton nouveau et dont l'oeuvre ultérieure nous réservera sans aucun doute encore bien des surprises. Désirée Schyns |