Septentrion. Jaargang 33
(2004)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermdChapitres d'une histoire littéraire belgeLes lecteurs de Septentrion se souviendront peut-être des réticences que j'avais exprimées à la lecture de l'Histoire de la littérature néerlandaise, parue chez Fayard en 1999Ga naar eind(1). A l'époque je formulai ainsi ce que l'on était en droit d'exiger d'ouvrages de ce genre: une analyse sociohistorique précise des conditions de production de la littérature visée et une présentation claire des écrivains majeurs et des oeuvres principales. Mes réserves, quant au livre paru en 1999, portaient tant sur la qualité de certaines traductions que sur le manque de cohérence rédactionnelle de l'ensemble. Bien entendu, on ne peut rien reprocher de tel à l'Histoire de la littérature belge francophone, volume substantiel publié, en 2003, aux mêmes Éditions Fayard. Ce qui ne veut pas dire que le livre, en dépit de sa richesse foisonnante et de son incontestable originalité, serait sans défaut. Commençons par sa conception et par ses incontestables qualités. Les ‘éditeurs’ de l'ouvrage sont, à n'en pas douter, de fervents adeptes de l'approche sociologique de l'histoire littéraire. Devant la complexité et devant ce que, à juste titre, ils appellent le caractère ‘fuyant’ de leur objet (les débats ont toujours porté, il est vrai, sur l'existence même d'une littérature belge francophone ‘spécifique’ ou, du moins, sur sa définition, sinon sa délimitation, par rapport à | |
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la France d'abord, mais aussi par rapport à une Flandre tantôt mythique, tantôt réelle...)Ga naar eind(2), les initiateurs ont proposé à leurs collaborateurs de ‘balayer l'histoire des lettres belges depuis l'indépendance jusqu'à nos jours à travers une série de dates-repères, ou d'événements, dont [ils ont] estimé qu'ils méritaient une attention particulière, en ce qu'ils avaient marqué ou déterminé l'évolution littéraire’ (p. 16). En réalité, les dates ou les événements retenus sont de deux sortes: certains concernent la ‘vie littéraire’ au sens restreint, d'autres relèvent de ‘l'histoire politique et sociale’; les connexions entre les deux ne sont d'ailleurs pas toujours systématiquement établies, puisqu'il a été loisible à chaque auteur, dans la limite d'un nombre de pages précis, de traiter son sujet avec la plus grande liberté. En conséquence de quoi, le lecteur découvre, au fil des quelque 600 pages du livre, une quarantaine d'études, généralement bien documentées et agréablement présentées, à propos de dates réputées ‘majeures’ de la littérature belge francophone, allant du 28 juillet 1830 (lorsque Pierre Claes publie ses ‘conjectures sur l'avenir littéraire de la Belgique’) au 23 mai 1999 (quand le film exceptionnel des frères Dardenne, Rosetta, reçoit la palme d'or au festival de Cannes)... On l'aura compris: l'accent mis constamment sur les dimensions sociologiques et institutionnelles se double d'un souci de mise en parallèle de la littérature à proprement parler avec le cinéma, la para-littérature, la bande dessinée et les arts plastiques. On ne s'étonnera donc pas de trouver, au milieu de passionnantes études consacrées à des événements strictement littéraires (par exemple: ‘1920, Franz Hellens publie Mélusine’; ou: ‘1985, Jean-Philippe Toussaint publie La Salle de bain aux Éditions de Minuit’), des articles, tout aussi révélateurs, portant sur l'activité éditoriale en Belgique au xixe siècle, sur la naissance de Tintin (1929), sur les adieux de Jacques Brel à la scène (1966), sur la première édition du Bon Usage de Maurice Grevisse (1936), sur l'effet des lois linguistiques de 1932 relatives à l'unilinguisme dans l'enseignement, ou sur la création, en 1981, de la ‘Communauté française de Belgique’. Trois études, confiées à des spécialistes néerlandophones, abordent en outre quelquesunes des périodes cruciales de l'histoire des lettres belges de langue néerlandaise, ce qui donne lieu à des comparaisons intéressantes, quoique non systématiques, entre les deux ‘champs littéraires’. D'un sujet à l'autre, le lecteur découvre nombre d'étapes importantes de l'histoire de la littérature belge, dont la complexité est examinée avec beaucoup de soin, dans ses phases dites ‘centripètes’ (avec valorisation de la singularité belge), comme dans celles dites ‘centrifuges’ (avec valorisation du modèle français auquel on désire alors s'intégrer). Parmi les contributions les plus passionnantes - et parfois réellement novatrices - je signalerais celle que consacre Marnix Beyen à la publication du chef-d'oeuvre de Charles de Coster (La Légende d'Ulenspiegel); celle de Laurence Brogniez (‘1869: Camille Lemonnier publie Nos Flamands’); celle de Marc Quaghebeur sur le mythe de l'Espagne dans l'imaginaire littéraire belge; celle de Sylvie Thorel-Cailletau (‘1922: Max Elskamp publie La Chanson de la rue Saint-Paul’); celle de Pierre Piret à propos de la réception française du théâtre de Fernand Crommelynck; celle de Gérald Purnelle sur Marcel Thiry et le modernisme ‘tempéré’ des poètes de sa génération; celle de Paul Aron sur la collaboration littéraire durant la seconde guerre mondiale; celle de Véronique Jago-Antoine sur Francis Walder (prix Goncourt 1958) et le néo-classicisme; celle de David Vrydaghs sur Max Loreau et l'essai en Belgique francophone ou celle de Benoît Denis sur le retentissant procès intenté à Pierre Mertens pour son roman Une Paix royale (1995). L'ensemble est dûment complété par: 1o un tableau synoptique des événements politiques et sociaux, des événements principaux en littérature belge, en littérature française, et dans les ‘arts’ en général; 2o une sélection bibliographique et chronologique des principales oeuvres de littérature belge francophone dans les éditions les plus récentes; | |
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3o une bibliographie critique; 4o un index des noms; 5o un index des titres; 6o un index des notions, courants et thèmes. Un volume d'une incontestable originalité, intelligent et audacieux, loin de tout palmarès. Cependant, pour ce qui concerne la seconde exigence exprimée plus haut, à savoir: une présentation claire des écrivains majeurs et des oeuvres principales, le livre n'est pas sans poser de sérieux problèmes. Certes, un nombre considérable de ces oeuvres sont analysées, directement ou indirectement (les index permettant de surcroît de les repérer aisément). De Coster, par exemple, ou Lemonnier, Hellens, Elskamp, Thiry, Crommelynck, Kalisky, Mertens, Detrez et quelques autres, sont abondamment commentés et situés avec précision. Mais Verhaeren? Personne ne parle de ses recueils les plus importants. Quant à Suzanne Lilar, si elle ne fait l'objet d'aucune étude particulière (ce qui est vraiment dommage), son oeuvre se voit quand même rapidement prise en considération - non sans finesse d'ailleurs - par Véronique Jago dans sa contribution sur Francis Walder. Est-ce suffisant? J'en doute. On regrettera l'absence, injustifiable celle-là, des initiateurs belges du ‘nouveau roman’ (Jacques-Gérard Linze, Dominique Rolin et Hubert Juin, écrivains d'envergure s'il en est...), alors qu'un épigone talentueux comme Jean-François Toussaint fait l'objet de tout un chapitre. Pointons aussi l'absence inexplicable de deux grands poètes francophones de l'après-guerre (Werner Lambersy et, avant tout, François Jacqmin) dont rien d'essentiel ne nous est dit. Entreprendre une nouvelle histoire littéraire, c'est, bien entendu, opérer un choix. Le choix des ‘éditeurs’ de ce volume a le mérite d'être net et clairement présenté. Dans un dossier polémique, paru récemment à Bruxelles dans la revue Le Carnet et les Instants (no 131, 2004), quelques-uns des responsables du livre réaffirmaient d'ailleurs, avec aplomb, leurs partis pris et leurs options principales: ‘...penser la littérature, écrivaient-ils, comme objet d'historisation propre, vaguement
Johan van Geluwe, ‘Museum of Museums’, Waregem (Flandre-Occidentale).
déterminé par des impulsions créatrices (le génie d'Untel) ou de grandes secousses sociopolitiques (les révolutions, les guerres), relève de la pure chimère’. Devant une assertion aussi carrée (répondant, il est vrai, à une attaque virulente de Jacques de Decker, parfois ad hominem, dans Le Monde des Livres), ne serait-on pas enclin à penser qu'une guerre des chimères (une de plus) a été déclenchée dans les milieux universitaires et académiques? Tout de même: imaginerait-on une histoire de la littérature russe, par exemple, principalement centrée autour des bouleversements des institutions du pays au xixe et xxe siècles, et donc autour des rapports entretenus par lesdites institutions avec les éditeurs, la critique, la peinture, le cinéma, la propagande, la censure, la répression, l'exil d'un grand nombre d'intellectuels, etc., sans un examen systématique et sérieux des oeuvres majeures et - mais oui - du ‘génie’ particulier de Gogol, de Dostoïevski, de Tolstoï, de Tchekhov, de Tsvetaïeva ou de | |
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Mandelstam, pour ne citer que ceux-là? Nabokov, lui, aurait disparu du tableau de toute façon! A n'en pas douter, cette histoire des lettres belges eût été moins critiquable si le livre avait, tout simplement, porté un titre adéquat: Chapitres (ou aspects) sociologiques d'une histoire littéraire belge, par exemple. Enfin, chimère pour chimère, tous les acteurs engagés dans cette polémique auraient pu se souvenir de ce que l'écrivain néerlandais Harry Mulisch (les ‘impulsions créatrices’ de ce dernier me paraissent absolument vitales pour la littérature européenne d'aujourd'hui!) n'avait pas hésité à écrire en 1961: ‘Il n'existe pas d'histoire de la littérature. Il existe quelques écrivains’. Frans de Haes Ouvrage dirigé par jean-pierre bertrand, michel biron, benoît denis et rainier grutman, avec la collaboration de david vrydaghs, Éditions Fayard, Paris, 2003, 668 p. (ISBN 2 213 61709 0). |
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