Le théâtre villageois en Flandre. Deel 1
(1881)–Edmond Vander Straeten– Auteursrechtvrij
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XI
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l'église, bannières déployées et tambour en têteGa naar voetnoot(1). Des chariots enguirlandés les escortent. Échange de poignées de mains; vivats de bienvenue; libations et trinquements sur toute la ligne. Les rues sont plantées de sapins fleuris, ornés de joyeuses banderoles. Des drapeaux s'exhibent aux fenêtres. Le cortége est reçu, au local de la gilde, avec d'immenses démonstrations sympathiques, après avoir traversé une galerie d'arbustes entrelacés de tentures et d'écussons symboliques. Les murs de la maison disparaissent sous un amas de fleurs, d'oriflammes et de lanternes vénitiennes. Le tendre bluet et le rutilant coquelicot brillent par-dessus cette encombrante ornementationGa naar voetnoot(2). | |
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O Corneli et Gislene.
Qui placetis Deo bene,
Ex audite nos semene,
Et senates morbes plene.
Saint Cornell' et Saint Ghilleyn,
Grands amis dn Souverain
Ecoutez sous sans dédain,
Guérissez nous tous sondain.
Sinte Cornelis en Ghilleyn.
Hoort ons zuchten groot en klein,
Van ons kwalen in 't gemein,
Maek ons ziel en ligchaem rein.
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Même appareil décoratif au devant de la scène, où prédominent les armes du seigneur de la localité, entourées du blason des associations coopératives. Des centaines de petites bannières gravées, rappelant le souvenir des miracles opérés par l'intercession du patron de la paroisse, s'agitent partout sous l'action du vent, et montrent aux assistants l'importance des épisodes de la vie du saint tutélaire qui vont se dérouler sous leurs yeux, peut-être le jour même de l'ommegang organisé en son honneur; ce qu'expliquent d'ailleurs de nombreux chronogrammes étalés en tous sens. Arrêtons-nous un instant à la petite bannière triangulaire, dont une reproduction photolithographique se trouve en regard de cette page. A en juger par le corps de la planche, la gravure semble appartenir au xviiie siècle. Les inscriptions marginales sont absolument modernes. Elles auront remplacé les légendes originales, détériorées par un fréquent usage. Celle de la face supérieure est ainsi conçue: Wyd-vermaerde bêvaert naer Sinte Cornelis Kerk tot Machelen, half-wege Gent en Kortryk. A la face inférieure, elle forme trois quatrains à l'adresse des saints protecteurs de la commune, ces vrais ‘médecins de l'âme et du corps,’ comme dit le quatrain flamand: O Corneli et Gislene,
Qui placetis Deo bene,
Exaudite nos serene,
Et sanate morbos plene.
Saint Corneil' et saint Ghilleyn,
Grands amis du Souverain,
Écoutez-nous sans dédain,
Guérissez-nous tous soudain.
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Sinte Cornelis en Ghilleyn,
Hoort ons zuchten groot en klein,
Van ons kwalen in 't gemein,
Maek ons ziel en licghaem rein.
La bannière nous montre la façade latérale droite de l'église de Machelen, dont la tour octogone ressemble beaucoup à celle de l'église romano-ogivale de Notre-Dame de Pamele, à Audenarde. Les fidèles encombrent le vaste cimetière, bordé d'arbres taillés en forme ovale. Ici, un estropié se traîne péniblement, appuyé sur des béquilles. Là, un paralytique se fait transporter sur un petit véhicule à roulettes. Ailleurs, une dame souffrante chemine à pas lents au milieu des gens de sa suite. Ailleurs encore, un malade est agenouillé, les mains suppliantes. A la grande et à la petite entrée de l'église, de nombreux pèlerins, retenus au cimetière par les flots de fidèles qui se pressent à l'intérieur, attendent avec résignation le moment où ils pourront avoir accès au temple. Au-dessus du tableau, un nuage constellé de têtes d'anges laisse planer majestueusement saint Corneille, à la mître et à la crosse. Cette gravure est saus doute grossière, bien qu'une ordonnance assez habile semble y régner. Mais, nous l'avons dit, telle qu'elle s'offre, elle satisfait pleinement aux conditions du genre. Il s'agissait de conserver vivantes les traditions pieuses, léguées par les siècles. Une vraie oeuvre d'art n'eût pas mieux rempli sa mission, auprès de campagnards généralement illettrés, qu'une simple et naïve ébauche, à laquelle très-souvent une enluminure bien entendue donnait l'aspect de la réalité. Le débit prodigieux de ces souvenirs locaux en atteste suffisamment le mérite relatifGa naar voetnoot(1). | |
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La scène où la pièce va s'exécuter, est dressée dans la cour du local, d'ordinaire une auberge. Des tonneaux creux supportent, tant bien que mal, un plancher composé de pièces de bois recueillies un peu partout. Une tente en toile abrite les acteurs et les auditeurs contre le soleil et la pluie. La plupart de ceux-ci se tiennent debout; les autres sont assis sur des escabeaux et sur des chaises. Les femmes n'y font point défaut, même celles qui ont un nourrisson à soigner. La fète qui se prépare étant un événement, elles ont laissé pour toute garde de leur ferme un chien bien exercé. | |
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La place d'honneur est occupée par le seigneur de l'endroit, qui a, à ses côtés, les ecclésiastiques, les échevins et les principaux fonctionnaires. Le rideau en papier peint va s'ouvrir. L'attention est vivement éveillée... On connaît le reste, par ce qui a été dit des acteurs et des pièces. Lors d'une représentation organisée pour fêter un saint tutélaire, les acteurs assistent en corps à la messe et à la procession, et, quand la pièce retrace les exploits glorieux du patron local, le curé n'hésite pas à avancer l'heure des offices divins, pour donner aux fidèles le temps de prendre place au théâtre avant le lever du rideau. Jean-Baptiste Signor consigne, dans une chansonGa naar voetnoot(1), certaines particularités de ce genre qui se produisirent à Etichove, en 1769, lors de l'exhibition de la tragédie d'Eustache: ‘Le 1er octobre, Etichove est en pleine réjouissance honnête. De bon matin, le clergé et le magistrat inaugurent les reliques du saint martyr Donatien, invoqué, par les fidèles, contre les ravages de la foudreGa naar voetnoot(2). Grands et petits rendent hommage à ces restes vénérables. Des éloges leur sont dus, car Dieu élève ceux qui honorent ses saints. Le baron et la baronne (d'Exaerde) assistent à la grand'messe avec un millier de fidèles, pénétrés de la plus vive dévotion. Un sermon esquisse la vie du martyr. Puis a lieu la procession, aux accords mélodieux du chant. Chacun est rayonnant de joie: c'est kermesse en même temps. Dans l'après-midi, on va voir la représentation attrayante d'Eustache...’ | |
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Les décors et les costumes sont particulièrement riches et nombreux, quand des emprunts ont pu être faits aux scènes des villes. La représentation terminée, on discute avec vivacité les principales péripéties du drame. Des femmes pleurent, en s'apitoyant sur le sort des victimes; d'autres maudissent les oppresseurs, les tyrans; d'autres enfin prennent un plaisir plus vif aux calembredaines des intermèdes. Tous les spectateurs n'ont qu'un désir, en rentrant chez eux, pendant que flamboient les restes de l'illumination, c'est de voir se renouveler le plus tôt possible une soirée qui leur a procuré de si agréables divertissements. A ces témoignages véridiques, que nous avons cru devoir abréger autant que faire se pouvait, joignons nos propres recherches, puisées, pour la plupart, aux sources les plus sûres. Il a été dit que le lieu de représentation était une auberge. C'était le cas le plus usuel. Les pièces se jouaient aussi, comme il a été constaté déjà, sur un grenier, dans une grange, en rase campagne, parfois même au milieu d'une verdoyante prairie, à l'instar de ce qui se fit, en 1777, à Nederbrakel, op den Zegelsemschen meersch. Il suffisait alors de quelques branches d'arbres, reliées entre elles, pour établir une sorte d'enceinte réservée, appelée parc. En certains villages, des terrains spéciaux étaient affectés aux jeux publics. Ces terrains appartenaient soit à la commune, soit à l'église ou à la mense, et ne pouvaient, sous aucun prétexte, servir à l'agriculture. Le village d'Aertrycke, près de Bruges, offrait cette particularitéGa naar voetnoot(1). | |
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Vondel, dans le prologue de sa comédie rustique Leeuwendalers, dessine, en quelques traits pittoresques, une scène de ee genre, prête à s'animer aux accents grossiers des acteurs: ..... Nu alle personaedjen
Ree staen, om op dees stellaedjen,
Op dit groene speeltooneel,
In dit boere lantprieel,
Reit te komen....
..........
Laet den dichter dan geleiden
Door de nederlantsche weiden
Met een Lantspel deze vreucht;
Dat u toone hoe de Deught
Zoo van hooge als lage Heeren
Haere rol in boerekleeren
Uitvoer' met een boeretael...
On se procurait d'avance des cartes d'entrée chez le clerc d'église, chez le maître d'école ou chez le directeur de la pièce. Parfois, le produit d'une représentation était consacré à une oeuvre charitable ou pieuse. En 1752, par exemple, on donna à Hoorebeke-Sainte-Marie, les Exploits de Jean de Matha et de Félix de Valois, au profit de l'archiconfrérie de la Sainte-Trinité, instituée pour le rachat des chrétiens captifs. Parfois aussi, les exhibitions avaient lieu gratis, comme le démontre l'argument de Thomas Morus, joué à Vichte, en 1761. On y lisait le chronogramme: WeL gheCoMen gratIs aLLegaDer. L'ornementation de la scène variait à l'infini. L'usage du papier peint n'était guère dû à un motif d'économie. | |
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C'était un souvenir traditionnel passé à l'état d'habitude, et ayant force de loi. Ainsi, lors de l'entrée de Philippe II à Ypres, en 1549, on se servait, pour les représentations données en plein air, de papier coloré, à côté de draperies, de tapisseries et de rideaux en cotonGa naar voetnoot(1). Un argument nous a conservé l'inscription du théâtre d'Elsegem, en 1732. C'était celle-ci: De witte lelie van Elseghem groeyt wel alhier in jeught. Sur les poutrelles de la grange adossée à l'auberge: Het Schutters Hof, à Bever, prés d'Audenarde, on voit encore les peintures fleurdelisées qui ont servi à la décoration de cette salle de spectacle suî generis. Les costumes, en général, n'étaient ni très-exacts, ni très-variés. D'après l'abbé Carnel, on n'en connaissait que de trois espèces: le costume romain ou le turc, pour la tragédie, et l'habit moderne pour les pièces comiques. Dans les localités suburbaines toutefois, on tenait à lutter de précision et de faste avec les sociétés intra muros. On empruntait, à cet effet, les habillements scéniques aux fournisseurs des théâtres des grands centres. Ceux dont le détail est cité en note, ont coûté aux rhétoriciens de Nukerke, en 1769, la somme assez ronde de huit livres argent de change, non compris dix escalins exigés pour le godtspenninckGa naar voetnoot(2). | |
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D'après une annotation du programme de la tragédie d'Aquilonius, exhibée à Kerckhove, en 1800, les costumes que fournit un certain Deman, d'Audenarde, coûtèrent, par soirée, la somme de cinquante florins. Le directeur reçut, à cette occasion, vingt-huit florins pour ses peines, outre les frais d'entretien et l'indemnisation du passage d'eauGa naar voetnoot(1). En 1669, les Royaerts et les Groenaerts de Loo empruntèrent des costumes à la société de Furnes. Houthem, Isenberghe, Oostvleteren, Eggewaertscappelle, Alveringhem firent de même. Cela se renouvela, en 1701, pour certains de ces villages et d'autres encore, tels que Coxyde, Steenkerque, Saint-Ricquiers, Pervyse, Nieuwcapelle. Pendant la deuxième moitié du xviiie siècle, la chambre de Thielt fournit aussi des costumes et des décors aux gildes de Schuyfferskapelle, Wyngene, Ardoye, Poucques, Eeghem, Denterghem, Pitthem, etc. Elle alla même jusqu'à prêter son théâtre aux rhétoriciens de Caneghem. Ceci se passa en 1756 et 1776. | |
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A leur tour, les rhétoriciens villageois vinrent en aide à leurs confrères des cités. Pour n'en donner qu'un exemple, la gilde de Lichtervelde loua, en 1777, à la chambre de Wervicq, les chevaux dont ils se servaient dans leurs exhibitions scéniquesGa naar voetnoot(1). Le masque classique n'était point entièrement abandonné, selon un vieil usage inauguré par les villes. Furnes, entre autres, s'en servait dès le xve siècle, particulièrement pour la moralité des Vivants et des morts, jouée de temps immémorial en cette villeGa naar voetnoot(2). Dans certaines pièces, une actrice personnifiant la rhétorique, avait pour mission d'initier le spectateur à chaque tableau exhibé. Ce rôle nécessitait un costume spécial pour le prologue et pour l'épilogue. Ainsi, dans la pièce de Conrad et Lupold, la Rhétorique annonce, comme suit, le dénoûment du drame: Constminnend ieveraer, rymconste redenaeren,
Ik kom myn leste reys u conden en verclaeren
Den inhoud en het eynd van ons uitwerkend stuk,
Hoe dat de lydsaemheyd veranderd in geluk.
Ailleurs, c'était un théologien chargé d'expliquer chaque scène de l'ouvrage, comme dans le drame d'Abraham et dans celui de Maurice, donnés à Asper, en 1776. Se conformer, en toute conscience, aux règles établies, s'appelait jouer rhétoricalement, retorykwys spelen. Le cortége même, agencé selon les prescriptions usitées, se nommait retorykwys gaen. En dépit de l'influence du clergé, et malgré l'enrôle- | |
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ment de certaines sociétés sous une bannière religieuse, les autorités civiles avaient généralement la préséance sur les autorités ecclésiastiques, et les dédicaces immédiates des pièces se faisaient, avant tout, au bourgmestre ou au seigneur de la localité. Cent arguments le démontrent. Une distraction commise sur le programme de Constantin à Worteghem, en 1778, causa de très-grands embarras au directeur de la représentation, comme il en fait naïvement l'aveu lui-mêmeGa naar voetnoot(1). Une lutte s'était engagée, à ce propos, dans le même village, en 1775, à ce que nous apprend un quatrain, et la société de Zonnebloem, dut même, pendant un certain temps, suspendre ses représentations: Rhetorica.
gY sIet aL nU De sonnebLoeM In rethorICa Weer erLeVen. Vertreckt nu, Momus, aen den kant,
Ons edel heer heeft d'overhand;
Want hy heeft ons vergund seer wel
Dat men vertoonen mag dit spel.
Les difficultés, il faut le dire, venaient aussi très-souvent des confrères eux-mêmes, et les dignitaires des sociétés devaient avoir un courage surhumain pour surmonter les obstacles semés à plaisir sur leur route par ceux que l'incapacité ou le dédain portaient à ridiculiser les entreprises les plus recommandables. A Rousbrugghe-Haringhe, en 1700, un rhétoricien, froissé dans son amour-propre ou poussé par le démon de la jalousie, se mit à vociférer de sa fenêtre, voisine du théâtre de cette | |
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localité, pendant une paisible représentation de la gilde à laquelle il appartenait, accompagnant ee tapage de pantomimes satiriques et mettant le désarroi, tant dans la troupe des acteurs, que dans la foule des assistants. Dénoncé pour ce fait scandaleux à la gilde-mère d'Ypres, il eut à subir une forte amende pécuniaire, en vertu du règlement octroyé à l'association plaignanteGa naar voetnoot(1). Au cortége dont nous avons parlé, figuraient parfois, entre autres personnages allégoriques, la Poésie ou la Rhétorique, escortées du fou traditionnel, lequel agitait, en guise de batte, une vessie attachée au bout d'un bâtonGa naar voetnoot(2). On a vu, plus haut, le rôle de la Poésie sur la scène. Pour le fou, quelques modifications furent opérées dans son accoutrement, aux xviie et xviiie siècles, et les bouffons d'Italie et d'Espagne déteignent sur lui d'une façon trèsvisible. Les filigranes de certaine catégorie de papier administratif du temps, nous donnent la mesure exacte de ces changements. On y voit une série de types caractéristiques, dessinés très-pittoresquement, et qu'une main exercée devrait recueillir au profit de l'histoire. Le plumet et le collier à grelots revêtent des aspects aussi piquants que variés. | |
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En voici un de la première moitié du xviie siècle, que nous reproduisons d'après un feuillet appartenant à la collection des patentes militaires, faisant partie des papiers du conseil d'État et de l'audience, aux Archives générales du royaume: Une autre figure de fou, empruntée aux filigranes du xviie siècle, se distingue surtout par un collier à grelots extrêmement développé, et qui recouvre tout le buste. Le cou, très-étendu aussi, contraste avec la tête déprimée que l'on vient de voir. Le bonnet, bordé de grelots, offre pareillement deux plumets divergents, en forme de cornes de bouc. En voici le dessin exact: Ces figures, très-curieuses et très-rares, diffèrent essentiellement de celles que portaient les étiquettes rouges de la célèbre manufacture de papier de La Hulpe, près de Bruxelles, au commencement du xviiie siècle. Ici, ni plumet, ni collier: le capuchon de Momus, laissant voir à peine le visage, et la veste boutonnée serrant étroitement le cou et la poitrine, Avec cela, la batte classique reposant sur l'épaule gauche, et la main droite levée nonchalam- | |
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ment pour mieux accentuer l'air piteux du personnageGa naar voetnoot(1). Le fou actuel ne vous assourdit plus de lazzis burlesques, comme les bouffons d'autrefois, modelés sur le pulcinello italien. Il se borne à vous dire, d'une façon aussi calme que modeste, une de ces sentences à la Palisse, qui ne nous fait pas même sourire d'indifférence. Par exemple, aux tirs solennels, le fou, en vous offrant l'écusson de la gilde, vous glisse ces mots à l'oreille: ‘Die den vogel zal afschieten, zal koning zyn.’ Celui qui abattra l'oiseau, sera roi. Dernier vestige d'un monde qui eut son originalité pittoresque, et qui mit, dans la moindre de ses coutumes, un cachet de bizarre et capricieuse fantaisie. Aux banquets solennels, la gaieté la plus franche s'épanchait en mille saillies humoristiques. Des couplets joyeux se succédaient sans relâche, et l'on ne se séparait que bien avant dans la nuit. Tout le monde s'était amusé à merveille; le cabaretier n'avait point le droit de se plaindre. A chaque fête, d'ailleurs, la consommation en liquide était considérable. L'abstinence que l'on était tenu d'observer aux jours ordinaires, était bravée sur toute la ligne aux solennités officielles. Un des considérants de l'octroi de réinstallation de la gilde de Saint-Sébastien, à Peteghem, près d'Audenarde, porte sur l'énorme consommation de bière qui se faisait en cette commune, à. l'ommegang, et dont profitait naturellement le petit commerceGa naar voetnoot(2). | |
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Les percepteurs d'impôts, à Dixmude, organisaient des concours et distribuaient des prix aux vainqueurs, afin d'attirer les localités voisines et de favoriser le commerce de détailGa naar voetnoot(1). A la lutte qui surgit au mois de mai 1560, deux villes et dix villages, affriandés par de brillantes récompenses, envoyèrent leurs rhétoriciens disputer les palmes promises à leur habileté. On se fera une idée de ce qui s'engouffrait, en fait de solides, aux repas fraternels de ces sociétés concurrentes, par le banquet qui suivit, à Damme, en 1585, l'exhibition de la Résurrection. Une seule gilde n'y consomma pas moins dun demi-veau et d'un gros jambon, sans compter les autres platsGa naar voetnoot(2). Les membres des anciennes gildes, soit de tir, soit de rhétorique, juraient fidélité et assistance au souverain. La formule suivante était à peu prés générale pour toutes les | |
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associations légalement instituées: ‘Je jure de devenir bon et fidèle confrère, et m'engage à servir loyalement la Majesté Royale, quand il sera requis de le faireGa naar voetnoot(1).’ Que de prescriptions, que d'obligations! Utilisons encore un exemple de censure civile et ecclésiastique. Il est du 28 août 1788, et concerne un nommé Augustin Vander-Stock, habitant d'Elst, lequel adressa au Souverain la requête suivante, à l'effet de pouvoir représenter, sur un théâtre ad hoc, la tragédie de Sainte Geneviève: | |
A Sa Majesté l'Empereur et Roy.‘Remontre en très-profond respect Augustin Vander Stock, habitant du village d'Elst, au pays d'Alost, tant pour lui que comme représentant la jeunesse de cet endroit, ils souhaiteront de pouvoir jouer et s'exercer à une représentation qu'ils sont d'intention de donner audit village d'Elst, aiant pour titre Ste Genevieve; qu'ils se sont déjà exercé plusieurs fois, et se sont mis en dépense pour les habits. Mais, au moment de fixer le jour pour la représentation publique, le curé dudit Elst, nommé Jacques Achten, leur a insinué que ces assemblées étaient interdites, et leur a donné à connoître qu'il ne se peut sans l'authorisation du gouvernement. Or, comme de tous tems les jeunes gens d'Elst ont été en possession de s'exercer par ces jeux publics, qui n'ont rien contre les bonnes moeurs, et qui, au contraire, servent à l'instruction de la jeunesse, et que, de plus, la tragédie que se propose de jouer actuellement la jeunesse d'Elst est une pièce très-édifiante aiant pour titre Ste Genevieve, l'on ne voit pas ce qui peut engager le curé à s'y opposer de permettre cette assemblée, et, pour obvier à cette entrave, le remontrant prend son très-humble recours vers Votre Majesté, la suppliant en toute humilité de daigner accorder à la jeunesse du village d'Elst la permission de | |
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représenter la tragédie ci-dessus mentionnée, avec permission ultérieure de pouvoir cinq à six fois représenter quelque pièce approuvée, édifiante, conforme aux bonnes moeurs. C'est la grâce, etc. Après avoir été envoyée au procureur général de Flandre, cette requête, parfaitement innocente, comme on s'en convaincra, fut reléguée ‘aux actes’, c'est-à-dire qu'il n'y fut point donné suite. Plus heureux que leurs confrères d'Elst, les rhétoriciens de Ghyselbrechteghem virent leur pétition, adressée, en 1726, à l'évêque de Gand, couronnée d'un plein succès. Il s'agissait de l'autorisation à obtenir pour la représentation, au 21 septembre, de la Conversion de saint AugustinGa naar voetnoot(2). La demande, accompagnée de l'apostille, est de la teneur suivante: ‘Aldereerweerdighsten en doorluchtighsten heer, Heer Philippus-Evrardus Vandernoot, bisschop van Gent, etc. | |
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A la marge supérieure: ‘Wort toegelaten, indien den eerw. heer lansdeken bevint niets te behelsen stryding tegen de goede manieren ofte de roomsche catholycke religie, ende dat het geschiede op behoorlycke tyde. Actum den 20 7bre 1726. En dépit de refus essuyés à diverses reprises, on tenait à recommencer l'épreuve avec une opiniâtreté vraiment touchante. Les sujets des pièces scéniques étaient connus de la presque totalité des habitants de village. Dès l'âge le plus tendre, on se familiarisait avec les histoires de l'Ancien et du Nouveau Testament, de même qu'avec les légendes merveilleuses des saints. Toutes les leçons qui se donnaient aux enfants, ne roulaient guère sur autre chose, ‘On enseigne dans les Pays-Bas le catéchisme à la jeunesse, dit de Saint-Martin; leur esprit est comme une table rase, qui reçoit la forme qu'on veut lui donner.’ Or, si les drames sacrés n'étaient que la mise en action des récits qui avaient bercé l'enfance des campagnards, on comprend aisément combien devait être grande leur inclination pour cette réalisation scénique, où l'imagination s'identifiait chaque scène, chaque tableau, surtout quand il s'agissait dun saint originaire du pays ou naturalisé en quelque sorte par un culte constant et immémorial. On s'explique aussi comment on parvenait à réunir avec autant de facilité, dans chaque commune, un personnel d'acteurs complet, et comment, en pleine floraison du genre dramatique, on réussissait à organiser, à la Fête-Dieu, une représentation convenable dans tous les villages | |
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de la Flandre, à la même heure, et avec des éléments exclusivement empruntés à la localité. Raymond de Bertrand constate la même passion traditionnelle chez les Flamands de France: ‘Ce que le peuple aimait beaucoup dans notre pays flamand, dit-il, c'étaient les représentations de petits drames liturgiques que l'on nommait mystères. Elles étaient dans ses goûts, dans ses moeurs; elles faisaient sa joie en même temps qu'il y puisait une partie de son instruction religieuse. L'hiver ne se passait pas qu'il n'eût assisté à trois ou quatre représentations de la Passion ou de quelque épisode de la vie de Notre Seigneur Jésus-Christ. C'était un besoin; il y accourait en fouleGa naar voetnoot(1).’ Et Riccoboni, qui s'est mépris tant de fois au sujet de notre théâtre flamand, ne dit-il point, bien qu'un peu froidement: ‘Souvent les Redenrykers d'un village alloient jouer leurs pièces à la foire d'un autre village, qui, à son tour, lui rendoit leur pareille, ou les chambres se transportoient en corps pour assister, dans une autre ville ou village, à quelques fêtes ou représentations; ce qui se faisoit avec cérémonies, à peu près telles que celles qu'on observe en France, lorsque les chevaliers de l'arquebuse d'une ville vont tirer pour le prix dans une autre ville; et quelquefois il y avoit des chambres qui alloient de même jouer d'une ville dans une autre, pour y disputer le prix du bel esprit; et, après la pièce, les beaux-esprits de la chambre récitoient ou des impromptus, ou quelques madrigaux, sonnets, etc.Ga naar voetnoot(2).’ | |
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Le témoignage de Pierre-Josse De Borchgrave est bien autrement significatif et concluant. Voici comment il est consigné, dans son journal manuscrit, à l'année 1750: ‘On joue actuellement, dit-il, dans toute la Néerlande, dans les villes comme dans les villages; il y a même certaines localités où l'on donne deux représentations à la fois, au milieu d'une foule immenseGa naar voetnoot(1).’ Puis, en 1762: ‘Jamais engouement ne fut plus grand, tant pour les comédies que pour les tragédies: on joue dix fois plus que précédemment, et même, en certaines localités, où ce genre de récréations était presque inconnu, comme à Cruyseecke, Gheluvelt, Hollebeke, Terhandt, Cappelle-te-PoeleGa naar voetnoot(2).’ Laissons la critique méticuleuse exercer ses rigueurs contre un amusement si répandu, rigueurs dont nousmême nous n'avons pu nous départir à l'occasion. Laissons le poëte Poot, qui, dans sa jeunesse, fréquenta les rhétoriciens de Ketel et de Schipluiden, en Hollande, plaisanter, d'une façon acerbe, les pauvres rimailleurs de son temps: De kamerwerken van 't fyn Rederykerdom
Verrukten myn gemoed, al gingen ze ook zoo krom
En kreupel als een wyf van drie mael dertig jarenGa naar voetnoot(3).
Laissons un autre poëte néerlandais, Rotgans, donner dans sa BoerekermisGa naar voetnoot(4), une description ironique et grotesque des scènes rurales de son pays. | |
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Laissons enfin appliquer, aux sociétés urbaines mêmes, des sentences foncièrement injustes, en ce qu'elles ne portent, à proprement parler, que sur les lois étroites du genre classique français, dont il eût été sage de ne faire jamais, parmi nous, la moindre application: Het schouwspel echter, schoon al 't by Redenrykers
Begonnen was met loop en groot gedrang van kykers,
Wierd, neffens 't heldendicht, nooit in de grond verstaan,
Al spaarde men daar tyd, noch vlyt, noch zinnen aan.
Il ne reste pas moins acquis à l'histoire un fait glorieux, consolant, indéniable: celui d'une population généralement illettrée et éloignée de ce que César appelait, il y a deux siècles, civilitas atque humanitas patrioe, se passionnant pour un art dont ils ignoraient les premières lois; abandonnant les travaux des champs pour revêtir le costume d'acteur; parvenant à retenir de mémoire et à déclamer convenablement des rôles démesurément longs; s'obstinant à la pratique de cet exercice intellectuel, malgré la censure civile et les anathèmes ecclésiastiques; reparaissant, avec une ardeur nouvelle, à un moment où on la croyait avoir renoncé définitivement à une récréation favorite qui s'était en quelque sorte incrustée dans ses moeurs. Et qu'on nous montre, par exemple, dans une contrée autre que la Flandre, un cercle d'ouvriers, comme les maîtres cordonniers d'Anseghem, en 1780, jouant à eux seuls, et la jouant décemment bien, une pièce de l'importance du drame des Saints Crépin et Crépinien: De schoenmaekers zoeken 't werk der edel Poësie
In versen eel gesteld, en vinden daer in dië
't Leven van hunnen patroon, maer nieuw op rym gemaekt,
Het welk door hun te gaen tooneelwys is geraekt.
Schoon zy in reden niet geeftig zyn ervaeren,
Schattert hun daerom niet, gy meerder konstenaeren;
Eenieder schept zyn vreugt in 't werk na zyn verstand;
Dus laet elk zyn die is, slaet Momus aen den kant.
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On serait porté à révoquer en doute le fait ou à remémorer l'adage: ne sutor ultra crepidam, s'il n'était de tradition sûre et constante, dans la localité, que la tentative réussit au delà de toute espérance, et confondit même ceux qui envisagèrent, à priori, l'entreprise comme irréalisable, tant matériellement que moralementGa naar voetnoot(1). |
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