Le théâtre villageois en Flandre. Deel 1
(1881)–Edmond Vander Straeten– Auteursrechtvrij
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XII
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les représentations n'etaient pas absolument interdites, on acceptait, quoiqu'à contre-coeur, la position faite, on se soumettait paisiblement à un contrôle même rigoureux, sauf pourtant à relever fièrement la tête, lorsqu'une sorte de tolérance tacite favoriserait une reprise des travaux; tolérance bien rare, à la vérité, car sitôt qu'un relâchement de l'autorité avait secondé la résurrection de quelques sociétés impatientes à se produire, le bras impitoyable du dictateur s'appesantissait sur leurs victimes avec une recrudescence de rigueur. Tout était pour le mieux, si les rhétoriciens ne recevaient de l'autorité qu'un avertissement préalable, comme en 1753 à Audenarde, où le grand-bailli, à la suite d'une comédie assez licencieuse, jouée pendant le carnaval, crut devoir rappeler, dans une plainte adressée aux bourgmestre et échevins, les formalités exigées pour les représentations théâtralesGa naar voetnoot(1). Mais, lorsque le théâtre était menacé d'une prohibition qui n'oifrait plus le moindre espoir d'une restauration, même lointaine, on eût dit qu'une atteinte profonde avait été portée à une prérogative inaliénable, et qu'un droit sacré venait d'être foulé dédaigneusement aux pieds. Alors grondait, en ville comme à la campagne, une sourde rumeur, un vague bourdonnement, qui ressemblait à un orage prêt à éclater. Et, que de fois, cette implacable suppression fut-elle strictement maintenue, pour les cau- | |
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ses les plus futiles, les plus arbitraires, et où la religion et la politique n'avaient rien à voir? Au Vieux-Bourg, à Gand, on agita, par exemple, la question de la suppression définitive du théâtre qui y fonctionnait, ‘pour les dépenses qui se commettaient et les dérangements qui en résultaient pour les campagnards.’ Un projet de règlement sur les auberges et les cabarets, conservé aux Archives communales de Gand, en fait dûment foi: ‘A l'égard de l'article 19Ga naar voetnoot(1), qui concerne les spectacles, tragédies, comédies et pantomimes, le conseiller-avocat fiscal les défendroit, partant laisseroit subsister cet article. Le conseillerprocureur général les permettroit, et ainsi omettroit cet article. Écoutons encore ce que dit le conseiller d'Aguilar, dans son rapport dressé le 24 septembre 1791, sur une demande faite par un certain François Cruyl, de Maldeghem, | |
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en vue d'obtenir l'autorisation d'établir en sa demeure une société de rhétorique privilégiée: ‘François Cruyl, habitant de Maldeghem, au Franc de Bruges, aïant demandé, au nom des habitans de ce bourg, qu'il soit érigé dans sa maison une chambre ou serment de rhétorique privilégiée, à l'instar de celles dont quelques villes et bourgs jouissent. | |
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Altesses Roïales, observa qu'il en résulte qu'on n'est pas généralement d'accord sur cet objet, au village de Maldeghem, et que les inconvéniens qui avoient été rapelés dans l'extrait du protocole du 23 juin dernier, y produiroient des suites très-préjudiciables au bien public, si l'on accordoit, soit à Cruyl, soit à Halewyck, l'octroi qu'ils sollicitent. Même thème que précédemment, agrémenté ici de la crainte d'une division fatale des esprits, surtout dans les circonstances où se produisait la requête de Cruyl! Tout cela à propos d'un obscur théâtre, élevé dans une cour d'auberge, peut-être dans une grange! C'était bien autre chose que la violente abolition consommée par nos voisins les Français, venus d'abord, à la fin de 1792, comme des alliés et des amis, puis déchaînés, en 1794, en vrais vainqueurs. ‘Il s'agissait alors, sans détour, de l'incorporation de la Belgique à la France, dit M. Louis Jottrand. Les Français ne manquèrent pas de mettre en oeuvre, sur-le-champ, tous les moyens violents que la politique française est, depuis des siècles, reconnue pour employer de préférence, dans le but de changer le caractère des peuples conquis. Tout ce que les rois de France, comme seigneurs suzerains de la Flandre, au temps des comtes Ferrand, Gui, Robert; au temps des Artevelde, sous les comtes Louis de Nevers et Louis de Male, avaient fait d'efforts pour abâtardir les Flamands, par l'introduction de la langue, des usages, des moeurs, des lois françaises; tout ce que nos propres princes de la maison de Bourgogne avaient tenté dans le même but (efforts et tentatives auxquels les Flamands avaient toujours victorieusement résisté, au moins parmi les classes | |
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les plus nombreuses, la moelle, la véritable essence d'une nation), tout cela fut mis de nouveau en usage par les conquérants de 1794. Ils agirent même avec un redoublement d'énergie, que le droit de conquête semblait autoriserGa naar voetnoot(1).’ Ce fut le coup de grâce pour nos rhétoriciensGa naar voetnoot(2). Les gildes de rhétorique, enveloppées dans le même anathème qui frappa les corporations civiles et religieuses, ne pouvaient plus prétendre à avoir le moindre droit d'existenceGa naar voetnoot(3). Ne cachons rien. Des dissolvants, venus un peu de partout, avaient lentement préparé ce cataclysme intellectuel. ‘Comme il n'y avait plus de liberté dans notre pays, dit M. Stécher, il n'y eut plus de littérature: la peinture et la sculpture furent seules à nous consoler de notre abaissement. Les arts pouvaient vivre encore: la littérature, la nôtre surtout, ne peut vivre qu'au grand air de la liberté. La langue flamande, oublieuse de sa gloire passée, s'affaissa sur elle-même, se bigarra de mots espagnols, italiens et surtout français; on l'entendit encore, il est vrai, dans les chambres de rhétorique, mais elle n'avait plus d'inspiration, car elle voulait vanter les honteuses délices de la torpeur intellectuelle. | |
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Aucune grande idée, aucun sentiment vigoureux ne put jaillir de ces vers guindés et maniérés, de cette prose lâche et flasque. Cette langue, il est vrai, demeura l'écho du peuple, mais elle n'en reproduisait presque plus que les souillures et les préjugés. Marie-Thérèse fit de louables efforts; mais que sert de galvaniser une langue, quand on ne peut plus y injecter les idées, les sentiments, la vie enfinGa naar voetnoot(1)?’ La vogue rapide et toujours croissante de l'opéra fut extrêmement fatale aux scènes rurales. Non-seulement les troupes d'opéra-comique qui suivirent les armées de Louis XV en Flandre, mais les compagnies lyriques des villes exercèrent leur action désastreuse et délétère. Toutes les représentations n'eurent pas lieu, comme celles de Neyts et de Cammaerts, en langue flamande. On adopta la langue française pour la scène, et on alla même jusqu'à tourner en ridicule les essais de musique dramatique faits dans l'idiome maternel. Au concours des Fonteinisten de Gand, en 1785, où sept villages allèrent disputer le prix de déclamation scénique, le littérateur Van Beesen déplora, dans les termes suivants, l'état d'avilissement où notre théâtre national était tombé: ‘Voyez, avec des yeux attendris, dit-il, combien les rhétoriciens ont dégénéré, et efforcez-vous d'atteindre de nouveau, par votre zèle et votre talent, les hauteurs d'où ils sont tombés. Alors, les protecteurs du théâtre fran- | |
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çais rougiront de honte, parce que, ne sachant pas la huitième partie de leur langue maternelle, ils ont si longtemps cru que la langue néerlandaise n'est pas faite pour la scène... Cela est rude, j'en conviens, de combattre de telles préventions; mais convenez aussi, que, par le zèle et la concorde, on peut surmonter bien des difficultés, et que, plus le combat aura été grand, plus la victoire sera honorableGa naar voetnoot(1).’ En voyant les splendeurs de mise en scène du drame lyrique français, nos campagnards finirent insensiblement par vouloir les imiter. Ils ornèrent leurs modestes tragédies de ballets, de feux de Bengale, d'apothéoses, de tous les trucs enfin dont l'opéra moderne fait son profit. Peu à peu le public y prit un tel goût, qu'il eut bientôt en aversion profonde les pièces primitives, et, en présence d'exigences de jour en jour plus fortes, les directeurs de spectacles, malgré tout leur zèle et toute leur bonne volonté, ne parvinrent plus à contenter le goût dépravé des spectateurs. Ils eussent tenté l'impossible, qu'on ne leur en eût su le moindre gré. Le luxe de mise en scène avait usurpé la place des émotions du sentiment et des agréments de l'esprit. Le tableau que KopsGa naar voetnoot(2) retrace des sociétés de rhétorique hollandaises, n'est guère plus séduisant. Il pourra, jusqu'à un certain point, servir de comparaison avec celui que la Flandre nous a fourni plus haut: ‘Au commencement du xviiie siècle, l'art de la rhétorique, surtout dans le plat pays, offrait encore un aspect florissant. En 1701, diverses chambres envoyèrent leur solution à la question proposée par la chambre naissante | |
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de Meyboom d'Hazerwoude. Les rhétoriciens de Pynacker présentèrent une question dont la solution leur parvint le 23 septembre 1704. Tous les confrères, y compris d'autres amateurs, reçurent, le 13 avril, une invitation pareille de la part de la Hofbloem de Lier (Hollande), et vers le 1er de juin, la jeune chambre de Vygenboom, suivit le même exemple à Schiedam, où affluèrent beaucoup de sociétés franches. On donna aussi, vers cette époque, à Pynacker, des concours semblables, dont quelques-uns eurent lieu au cabaret 't Huis ter Lucht, pendant que Schiedam, par l'organe d'un certain Pierre Van Leeuwenschilt, adressait aux chambres franches et non franches l'invitation de se trouver chez lui, le 28 octobre, avec tambours, blasons et bannièresGa naar voetnoot(1). ‘Bien que les sujets de ces disputes pacifiques fussent empruntés très-souvent à la Bible, la conduite des rhétoriciens, en ces circonstances, n'était parfois rien moins qu'extravagante. La frivolité et la pétulance auxquelles ils se livraient, même le dimanche aux heures de la prière, tournaient décidément au scandale. C'est ce qui engagea, en 1711, les États de Hollande à défendre les représentations et même les circulations sur les voies publiques, les dimanches et les jours fériésGa naar voetnoot(2). Rien d'étonnant, après cela, si les associations rhétoricales tombèrent en décadence, en beaucoup de localités. Le Brabant et la Flandre en conservèrent vraisemblablement plusieurs. En effet, à Lierre, en 1739, la société den Groyenden Boom, organisa, le 29 février, un carrousel à cheval, spectacle qui ne s'était vu depuis 1713. Cette | |
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chambre avait et a encore sans doute actuellement son théâtre spécial, où la tragédie et la comédie sont jouées régulièrement. De même, pour la Jennette BloemGa naar voetnoot(1).’ On cite, pour la Flandre, d'innombrables abus du genre de ceux que constate le consciencieux Kops. A la fin du dernier siècle, la représentation du Martyre de saint Laurent à Eenaeme, donna lieu aux farces les plus ignobles, de même qu'au commencement du siècle présent, l'exhibition de la Passion, à Bever, près d'Audenarde, fournit le prétexte aux indécences les plus répréhensibles. Pour ne mentionner qu'une de celles-ci, que nous avons soin de choisir parmi les moins repoussantes, le Christ suspendu à la croix, entre deux larrons, demanda à boire, comme le veut la tradition. Que lui offrit-on sur une éponge, au bout d'une perche, pour étancher sa soif? De la moutarde fortement trempée dans le poivre. Le reste se devine. La société d'Evergem donnait, au commencement de ce siècle, le même drame de la Passion. Le rôle de Judas était rempli par un certain S... Le receveur de la commune jouait le rôle de serviteur; il devait, à ce titre, attacher le traître à la potence. Son zèle pour cette besogne fut excessif. Judas étant interrogé, après avoir subi les tortures de l'enfer, sur ce qu'il avait particulièrement rencontré là-bas, lui fit cette réponse: ‘Rien que des receveurs et des procureurs, vos collègues!’ Voilà du sel au lieu de poivre. C'est tout aussi inconvenant qu'à Bever; mais ce n'est point aussi brutal. Dans divers villages, les prêtres refusaient l'absolution à ceux qui jouaient et allaient écouter Cobonus en Peccavia, pièce peu libre en elle-même, mais farcie traditionnellement, à l'aide de l'improvisation, des pasquinades les plus ignobles et les plus indécentes. | |
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Un peuple aussi richement doué que l'est le Flamand, ne pouvait rester dans cet état de marasme, et, en désertant les spectacles, il devait tôt ou tard porter son intelligence sur un autre objet d'art ou de scienceGa naar voetnoot(1). La révolution brabançonne vint y fournir les premiers éléments. Elle arma tous les hommes valides, qui, formés en milice citoyenne, avaient, outre le tambour et le drapeau obligés, une musique destinée à accentuer le pas et à ouvrir la marche. La création des corps d'harmonie s'effectua sur le même pied, dans les principales communes. Insensiblement, on prit goût à ce nouvel agrément. Des concerts et des concours s'organisèrent. La popularité de l'harmonie devint universelleGa naar voetnoot(2). Le Flamand reste difficilement oisif, et les distractions du cabaret ne le contentent pas exclusivement. Quoi de mieux fait pour caresser ses instincts artistiques, que des exécutions musicales destinées à remplacer des exercices littéraires? Trois communes rurales prirent part, en 1816, à un concours d'harmonie organisé à Audenarde. L'une d'elles, Worteghem, fit entendre, pour la première fois, un instrument (l'ophicléide) qui éveilla la curiosité universelle. Berchem remporta la palme: 't Geval doet Worteghem den konst-stryd eerst beginnen,
D'aenhoorders al gelyk die scherpen hunne zinnen,
Op dat men hooren zou dat schoon nieuw instrument,
In koper wel gemaekt, maer nog niet wel gekent.
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Een ieder schoot in lach, wanneer hy kwam te hooren
Dat brullende geluyd, 't welk ieder g'hoor kwam stooren.
Het scheen een beeren dans op trommel en fluyt,
En bin bon bon daer by, dat kwam 'er ook nog uyt.
(mi) (ré) (ut).
Daer nae klom op 'tonneel Berchem met zyne baezen,
En komt in vaste maet zoo-danig wel te blaezen,
Dat den eersten prys in 't spelen regt behaelt,
Want Avelghen naer hun had veel in 't gehoor gefaelt.
Bientôt pourtant cet engouement se ralentit, pour cesser entièrement dans plusieurs villages. L'achat des instruments devenait trop coûteux pour certaines sociétés à ressources modestes. Ces instruments exigeaient des soins continuels, tant pour leur entretien que pour leur accord. D'ailleurs les nouvelles inventions en mettaient fréquemment hors d'usage. Puis la fantaisie s'en mêla. Il fallait, pour être en règle, un élégant bonnet turc et une imposante grosse caisse, deux instruments assez dispendieux. L'arrivée des Montagnards français en Belgique mit vite à la mode le chant d'ensemble. Car d'abord, le chant partiel n'avait jamais été négligé entièrement, témoin les concours de rhétorique dans la Flandre-Occidentale, où l'on décernait habituellement un prix pour le refrain (lied). Puis, sous le gouvernement hollandais, on avait assidûment cultivé, surtout dans les écoles, les exécutions chorales. C'était vraiment admirable que d'entendre les enfants interpréter chaque jour de petits chants, en forme de prières. Ils y mettaient tant d'ensemble, tant de netteté et même tant d'expression, que, plus d'une fois, les assistants ne purent s'empêcher de verser des larmes d'attendrissement. Voici, à ce propos, ce que nous trouvons dans un livre, assez rare aujourd'hui, et que nos instituteurs actuels feraient bien de méditer avec attention: | |
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‘L'art de chanter est encore une connaissance qui devrait être plus commune. Il est vrai cependant que tous les hommes n'ont pas reçu pour cela tous les dons de la nature. - Quoi qu'il en soit, lorsque le matin, l'école commence, l'instituteur doit faire entonner un chant à tous les élèves qui savent lire. Il a soin de choisir les chants qui ont le plus de rapport à chaque époque de l'année; par exemple, à Noël un chant de Noël, aux Pâques un chant de Pâques, au printemps un autre chant, qui ait trait à cette saison. Qu'il ne fasse rien chanter aux enfants qu'ils ne comprennent, sans cela, à quoi leur serviraient ces chants? On peut d'abord faire solfier les notes, puis chanter les paroles. Mais, avant tout, il convient de lire aux enfants un chant lentement, d'expliquer les expressions figurées ou peu claires, s'il s'en rencontre, afin qu'ils comprennent bien tout ce qu'ils disent. Ensuite, on leur fait chanter un verset ou deux tout au plus, de manière qu'ils ne crient ni trop haut ni ne chantent trop lentement, car, dans le premier cas, ils perdent toute attention, dans le second, on peut à peine entendre la mélodie. Que l'instituteur fasse bien remarquer à ses élèves, quelle est l'expression qui convient à chaque chant. Par exemple, un cantique de louanges, une action de grâces ou bien un chant de printemps doit être exécuté un peu vite et d'un ton de voix élevé, sans que néanmoins il soit permis de crier. Au contraire, un chant qui exprime la plainte ou le sentiment de notre mortalité, doit être débité d'un ton plus doux et plus lent, sans cependant affaiblir la mélodie. Pour peu que l'instituteur connaisse la musique, il contribuera beaucoup à former l'oreille et la voix de ses élèves, et à donner de bons chantres à l'église. Il veillera | |
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avec soin à ce que les enfants chantent chaque ton dans sa pureté naturelle, et qu'ils soutiennent bien la finale de chaque strophe. L'instituteur en donnera lui-même l'exemple, en ne se permettant point des ornements ou des digressions qui ne conviennent nullement dans un chant de choeur, mais en passant, sans intermédiaire, de la finale d'une strophe au premier ton de la strophe suivanteGa naar voetnoot(1).’ Le terrain était donc tout préparé pour y récolter les fleurs mélodiques du chant d'ensemble, et les Montagnards ne firent que donner une impulsion nouvelle à un art qui existait déjà en germes plus ou moins développés. La voix est un instrument octroyé gratuitement par la nature; nulles dépenses ruineuses conséquemment. Les premières réunions faisaient l'affaire des cabaretiers, et, quand vinrent les festivals et les concours publics, la vogue du chant d'ensemble était assurée. Dès 1841, l'un de nos musiciens les plus distingués, Daussoigne-Méhul, put apprécier, à leur juste valeur, les ressources nombreuses qu'offrent les campagnes flamandes, pour l'étude pratique du chant d'ensemble: ‘Depuis quatre ou cinq ans, dit-il, la Belgique a vu naître spontanément un nombre assez considérable de sociétés de choeurs, à l'imitation des institutions privées de la Prusse et de l'Allemagne, connues sous le nom générique de Liedertafeln. Ces sortes d'associations, plus intéressantes sous le rapport de la morale, et moins dispendieuses que les sociétés dites d'harmonie, présentent encore de plus grandes facilités d'exécution. Aussi, leur succès fut-il immense, et | |
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l'on en compterait aujourd'hui plus de cent dans les seules provinces flamandes. En 1841, l'une d'elles, la Société Grétry, de Bruxelles, ouvrit, avec l'appui du gouvernement, un concours auquel furent conviées les diverses sociétés de chant du royaume et de l'étranger. Chargé par M. le ministre de l'intérieur de l'honorable mission d'y assister, et de lui adresser ensuite un mémoire sur les moyens d'encourager et d'étendre l'étude du chant d'ensemble dans le pays, et plus particulièrement dans les communes rurales, je constatai: 1o que plusieurs sociétés des campagnes flamandes étaient composées de chanteurs traditionnels; 2o que la plupart employaient une certaine quantité d'enfants, sorte d'auxiliaires que n'admettent point jusqu'ici les sociétés allemandes. Du premier de ces faits, je tirai la conséquence qu'il suffirait, dans chaque commune, d'un homme instruit et zélé, comme le sont généralement les organistes communaux, pour y former une société de choeurs digne de rivaliser avec la majeure partie des sociétés urbainesGa naar voetnoot(1).’ Inutile de parler ici de l'influence morale de la musique, qui est immense au point de vue de la civilisation. Chose étrange! ce qui contribua à amener la création de l'harmonie, à la révolution de 1789, devint la cause de son anéantissement, lors de l'insurrection de 1830. ‘Je connais des paroisses, dit Jacques VandeveldeGa naar voetnoot(2), où, auparavant, on n'entendait, en dehors de l'orgue de l'église, que deux fois l'an (à la grande et à la petite kermesse), de la musique, et où, actuellement, on cultive tellement cet art, que les chiens d'alentour s'en inquiètent. Il y a quinze ans, presque chaque paroisse de Flandre avait | |
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sa société d'harmonie. La révolution de 1830 en a anéanti beaucoup. Ce qui servait à la récréation des campagnards, était employé à la milice bourgeoise, et plusieurs sociétés perdirent leurs meilleurs musiciens, par la crainte de devoir suivre l'armée improvisée à la guerre.’ La politique se glissa dans leur sein; les inusiciens patriotes se divisèrent. A son tour, le chant d'ensemble, après avoir parcouru une période brillante, dégénéra insensiblement, pour ne plus jeter que de rares et faibles éclairsGa naar voetnoot(1). La monotonie du procédé y contribua beaucoup. Chanter, pendant des années, des choeurs souvent vulgaires, sur des paroles bien plus banales encore, aboutit immanquablement à la lassitude, à la satiété. Une foule de cercles ruraux se fondirent comme la neige au soleil du printemps. On eut honte de dire sans cesse le même refrain: buvons, marchons, combattons! L'harmonie fut reprise en certaines localités, mais pour un temps seulement, car la réforme de Sax ayant surgi, on rougit bientôt de se servir de vieux instruments malsonnants, sans être à même de s'en procurer de nouveaux, faute de ressources. Aujourd'hui règne une certaine mixture de fanfares, d'harmonies et de représentations dramatiques, et, en nombre de villages, les comédies et les tragédies ont repris vie; une preuve de plus en faveur de l'organisation exceptionnelle de nos riches populations campagnardes, qui décidément ne peuvent vivre, pendant | |
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un laps considérable de temps, sans se livrer aux nobles plaisirs de l'intelligence. Ce roulement continuel est anormal sans doute; mais un ordre régulier ne tardera point, croyons-nous, à succéder au chaos. La musique, nous l'avons dit, est un élément éminemment civilisateur, et elle a nos préférences. Toutefois, on en reviendra plus franchement, plus complétement au théâtre, lequel est fondé sur le coeur humain, et qui aura toujours des vices à fustiger, des larmes à sécher, des vertus à exalter. S'il se combine avec l'art musical, tout sera pour le mieux. Seulement, quelles seront ses tendances, ses aspirations? Où puisera-t-il ses caractères? Après la grande révolution française, certaines sociétés se relevèrent fièrement pour se reconstituer sur des bases solides. Telle est la gilde de Heule, près de Courtrai. Grâce à une population assez dense (environ trois mille âmes), grâce surtout à l'industrie linière, qui occupait des centaines de bras, la commune de Heule put fournir assez d'amateurs de littérature nationale, pour former un cercle où cet art fût cultivé sérieusement et assidûment. On y voyait, en 1785, une association de rhétorique placée sous l'invocation de Saint-Sévère, patron du village, et portant pour devise Eendracht maekt kracht, concorde fait forceGa naar voetnoot(1). En 1797, elle tenait ses réunions à l'auberge de Kroone, et elle participa, depuis, à un con- | |
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cours organisé à Bergues-Saint-Winoc. La solution de questions bibliques, la composition de refrains et la représentation de pièces théâtrales, tant comiques que sérieuses, faisaient l'objet de ses travaux. Puis, la révolution vint dissiper ses membres, et anéantir ses registres, qui tous furent impitoyablement brûlés. Comme nous venons de le dire, elle se releva de ses ruines, quand l'orage fut écarté. C'était le 1er février 1804. Les tireurs à l'are, quelques rhétoriciens et d'autres habitants respectables de la commune se cotisèrent, à l'effet d'ériger une confrérie sous le titre de: Vereenigde Fonteinisten, Fontainistes réunis. Les autorités civiles et ecclésiastiques intervinrent dans cette organisation, dont le règlement fut approuvé le 3 février suiivant. C'est ce qui résulte de l'inscription placée en tête du Guldenboek de cette société, inscription ainsi conçue: Met permissie van de geestelyke en weireldlyke overheyd, word alhier opgerecht door de liefhebbers van den handboge ende van Retorica, eene confrerie van het heylig Sacrament des Autaers, met kenspreuk: de Vereenigde Fonteinisten tot Heule, op den 1en february:
aLs hIer Dese ConfrerIe Door LIefDe Is opgereCht.
Les articles réglementaires ne concernent que les réunions et les offices divins imposés aux confrères. Puis, vient une aquarelle représentant un ciboire artistement ciselé, formant l'emblème spirituel de l'association. L'emblème littéraire est peint sur panneau, et représente une fontaine jaillissante entourée d'arbres en pleine floraison. Le Guldenboek est poursuivi sans interruption jusqu'à nos jours. C'est dire que la société a déjà parceuru une carrière respectable de plus d'un demi-siècle. Soixantequatorze médailles en argent gagnées à des concours, | |
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tant urbains que villageois, témoignent de l'intelligente activité de ses membresGa naar voetnoot(1). L'un des confrères les plus zélés des Vereenigde Fonteinisten d'Heule, Pierre De Vos, mort en 1861, se dévoua vaillamment, pendant un demi-siècle, aux intérêts de la société, comme le constate l'oraison funèbre prononcée, devant le cercueil de l'honorable vieillard, par son digne élève Ivon Van Steenkiste. Aujourd'hui, l'association compte cent soixante membres, tant masculins que féminins, qui se réunissent habituellement trois fois l'an. Règlements, exercices, dignitaires, tout subsiste encore comme au siècle dernierGa naar voetnoot(2). Après Heule, on peut citer la commune de Gulleghem, qui a le privilége de posséder les anciennes traditions rhétoricales, voire même son vieux blason, et où l'ardeur pour l'art ne s'est point éteinte, en dépit de mille obstacles réunis. Elle possède un théâtre permanent, assez bien conditionné, mais d'une étroitesse telle que, quand les acteurs sont à l'oeuvre, l'un rencontre fatalement les épaules de l'autre. N'importe, acteurs et auditeurs sont remplis dun zèle qui est loin de vouloir s'éteindre. Là comme à Heule, les vieux concours, bibliques sont encore en vigueur. On s'y livre, avec une ardeur qui mériterait de s'exercer sur un sujet plus utile, à la solution d'énigmes tirées de l'Écriture, et qui réclament certaines conditions onéreuses, comme l'emploi sine quâ non de l'alexandrin, | |
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heldenvers, et, comme on vient de voir, un nombre de vers rigoureusement limité. Un exemple de ces logogriphes démodés en fera comprendre l'absurdité. Parmi les solutions proposées, en 1777, aux sociétés dramatiques flamandes, par la gilde rhétoricale de Wacken, on comptait celle-ci: ‘Première question spirituelle, à traiter en vingtquatre vers; prix quatre livres roosentyn (étain à la rose): 't Goen noyt een mensch en sag, most dit door Godts cracht thoonen.
Dit siende, m'had het lief, onder dit oock niet hoonen,
Daer d'hoon raeken ter dood; en die meest jont het soet,
Die achten het maerwaert te treden met den voet.
‘Deuxième question spirituelle, à résoudre en vingt vers; prix trois livres roosentyn: Die my eerst naemp tot buyt, heeft my selfs wig gegeven.
'k Word magd en leven loos! tot schrick en schroom verheven,
Nogtans ick streek tot vreugd, en die voor my meest vocht,
Die heb ick selve nu tot vlugd en dood gebrocht.’
Est-il possible d'imaginer un imbroglio plus insipide? Comprenne qui peut ce verbiage, nous y renonçons pour notre part. De semblables écarts n'ont pas peu contribué à jeter le discrédit sur les associations littéraires de la Flandre, et à arrêter l'essor de leur émancipation intellectuelle. On mentionne encore Cuerne, dont les rhétoriciens donnent de nombreuses et remarquables preuves d'activité. Vers 1840, peut-être même avant, il y eut un généreux élan, qui semblait présager un réveil sérieux et efficace. Sur toute la surface de la Flandre, un mouvement d'activité surgit et vint donner l'espoir à ceux qui avaient envisagé pareille résurrection comme une utopie. Tour à tour Marcke, près de Courtrai, Waereghem, Somerghem, Nevele, Waer- | |
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schoot, Assenede, Knocke, Watou, Appels, Wevelghem, Aerseele et quantité d'autres villages entrent en lice et provoquent leurs émules à des concours littéraires, dramatiques et musicaux. Le gouvernement encourage ces tentatives par de notables subventions. A partir de 1848, on voit naître successivement à la vie rhétoricale Auweghem, Vracene, Everghem, Aeltre, Rumbeke, Tamise, Leyseele, etc. A Romerghem, il faut marquer cette particularité, que la Société de Jonge taelminnaers se composait quasi d'enfants, le secrétaire n'ayant que douze ans, le président quinze et le vice-président quatorze. Ce qui fit dire, avec justesse, à la revue bruxelloise de Moedertael: ‘La jeunesse tient en mains l'avenir de notre sainte cause!’ Nevele, Waerschoot, Somerghem et Assenede adhèrent au Nederduitsch Taalverbond, issu des événements de 1848. Après quelques années d'une activité courageuse et persévérante, ces sociétés ralentirent leur zèle ou cessèrent de donner signe d'existence. Au nombre de ces dernières, se trouvèrent les associations trop fières pour se contenter de mixtures bizarres, et trop consciencieuses pour en arriver à des mutilations irrévérentes. On ne donnait plus, en certaines chambres, que des scènes détachées, et on instituait, dans maint concours public, des prix de calligraphie! Certaines localités, où les traditions de la scène ne sont pas entièrement éteintes, sont fréquentées par des charlatans de foire, qui organisent des représentations en pleine place publique, pour favoriser la vente de leurs drogues et de leurs onguents. Ils alternent ces exhibitions par des concerts, donnés le soir. Il y a une vingtaine d'années, à Nukerke, la place communale regorgeait de monde, pour voir l'exhibition d'une farce bouffonne donnée | |
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par une famille de saltimbanques, originaire de Grammont. Les maisons, les jardins, et jusqu'au cimetière, tout était encombré. Les décors et les costumes étaient d'une grossièreté primitive. Le débit des acteurs était froid et monotone, quoique facile et spontané. Il y avait là des spectateurs venus de trois lieues à la ronde. Ailleurs, on combine les représentations dramatiques avec des concerts appelés Toon- en Tooneelkundige Avondstonden. On en voit ainsi à Oycke, à Etichove et dans quelques autres communes voisines. Des sociétés d'harmonie, de choeurs et de rhétorique unissent leurs efforts dans ce but. A Maeter, les Vereenigde Tooneelspeelders jouèrent, le 2 avril 1866, la tragi-comédie Cobonus en Peccavia, dont la vogue, paraît-il, est loin d'avoir pris terme. A Gaver, le 19 juin 1870, on donna publiquement, sur une scène dressée au marché, la farce en huit tableaux, intitulée: de Vermaerde vyf-en-twintig-jarige hergieting. Enfin, à Eyne, en 1873, on représenta, avec un franc succès, la comédie de Ternest: De gedolven schat, précédée et suivie de chansons comiques. A Nederzwalm, la société dramatique Nut en Vermaak, organisa récemment un concours de déclamation et de chant, qui attira une foule considérable. Quelle différence avec Anseghem, belle et populeuse commune, où, en 1868, on se contenta de donner des exhibitions de grandes marionnettes, suivies de feux de Bengale! C'est le cas de dire avec le législateur du Parnasse latin: Multa renascentur quae jam cecidere, cadentque
Quae nunc sunt in honore.
Si la moisson était plus abondante, à quoi bon nous y arrêter? Tout cela n'est et ne sera fatalement qu'une répétition, très-affaiblie souvent, des pièces dont la vogue a été | |
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grande précédemment. Outre que l'intérêt en est médiocre, elles ne caractérisent aucune tendance appréciable, et n'obéissent qu'à des impulsions trop isolées pour être sérieuses. Le liedzanger et l'acrobate sont pour nous sur la même ligne. Que faut-il donc pour rajuster et ranimer les membres épars de ce grand corps disloqué et éteint? Un génie qui jette des éclairs, faisant pâlir ces tristes lueurs? S'il se produisait, serait-il compris, son action serait-elle efficace? Où rencontrer les très-grandes qualités sans lesquelles on n'atteint jamais qu'au talent: une imagination puissante et féconde, l'art de coordonner de vastes constructions, la clarté et la verve dans l'expression des idées? Les villes mêmes n'offrent rien de semblable. Reprendre les scènes de la Bible, les légendes des saints? C'est marcher à reculons, c'est construire un édifice anormal, artificiel, qui ne saurait plus être l'expression exacte et sincère de notre état social. Recommencer le beau mouvement de la première moitié du xvie siècle? Le clergé veille, et, aujourd'hui comme alors, il ne tolérerait que des pièces portant son estampille. Le mouvement, s'il se produisait, serait mort-né. Peutêtre, dans un demi-siècle, quand l'instruction aura fait des progrès conformes aux voeux de tous ceux qui s'intéressent à l'émancipation intellectuelle des campagnes, y aura-t-il moyen de réaliser quelque chose de sérieux et de solide. Les ressources sont nombreuses pourtant, et jamais situation plus merveilleuse ne s'offrit pour y jeter des semences fortes et productives. Écoutez ce que dit M. de Laveleye, dans son Rapport à l'Institut de France sur l'Économie rurale de la Belgique: ‘Chaque village étant le séjour d'un certain nombre de | |
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petits propriétaires, constitue un centre d'activité locale indépendant des chefs-lieux de canton ou de province. L'esprit d'association, propre à la race flamande, fait naître partout des sociétés de toute espèce, ayant pour but l'utilité ou l'agrément des membres qui en font partie. Ce sont des sociétés de musique instrumentale ou vocale, des sociétés de rhétorique et de littérature, où toutes les productions des muses villageoises reçoivent un accueil indulgent, des sociétés de course, qui donnent des prix aux meilleurs trotteurs ou aux fermiers qui courent la bague à cheval, suivant les us et coutumes du moyen âge, des sociétés d'agriculture, de jeu de boule, de tir à l'arc ou à l'arbalète, etc. Il n'est point, dans la région des terres sablonneuses, de localité si petite et si isolée où il n'existe deux ou trois de ces associations. Dans les villages importants, on en rencontre plus de huit ou dix, et, dans la ville principale, à Gand, plus de cent. Toutes ont leurs statuts, leurs bureaux, leur jour de réunion, d'élection et de délibération, leurs cotisations et leur petit budget; elles constituent des oaganisations au sein desquelles se perpétue un esprit de corps très-prononcé. Quelque modeste que soit leur sphère d'action, elles font pénétrer jusqu'au fond des chaumières quelque lueur de la vie nationale, et même, au moyen de la musique, quelque écho de l'art moderne. Ce sont autant de foyers d'activité d'où émane un certain mouvement de civilisation, qui tend à enlever aux populations rurales ce que l'isolement leur donnait de rude, d'égoïste ou d'insociable.’ M. de Laveleye oublie les cortéges, où la race flamande, amie du merveilleux, déploie une intelligence inouïe: ‘Le sang espagnol, qui est encore mêlé au sien, est pour quelque chose dans cette prédisposition, dit Mme Popp, en | |
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parlant de l'anniversaire huit fois séculaire du martyre de sainte Godelive, célébré, en 1870, à Ghistelles; aussi elle excelle dans les arts où la sensation domine, comme la musique et la peinture. Elle aime tout ce qui fait tableau et frappe la vue et l'imagination des masses. C'est ainsi que, nulle part, on ne voit de plus beaux cortéges, de plus splendides bannières, des chars plus somptueux, des rues mieux décorées, des fêtes plus splendides qu'en Flandre. La légende s'y perpétue, et la vérité archéologique est tellement respectée dans toutes les solennités, qu'elles deviennent intéressantes, même pour ceux qui n'y apportent pas la foi religieuse et qui ne les considèrent que comme un tableau vivant, admirablement groupé.’ Espérons, en tout cas, que l'on saura se dégager, une bonne fois, de cette rhétorique pédantesque, qui, comme le dit fort bien M. Eugène Noël, est ‘un empêchement d'être soi.’ La définition s'adapte à l'art de l'éloquence, tel qu'on l'enseigne au collége. A plus forte raison s'applique-t-elle au langage froidement conventionnel et démesurément emphatique que la mode a consacré si longtemps. Nous n'exigeons pas, tant s'en faut, que l'on revienne au ton naïf, coulant, cristallin de nos vieux Flamands. Nous demandons que l'on puise davantage aux sources pures de la nature, et que l'on étudie franchement et résolûment nos moeurs nationales. Là se trouvent la vérité, l'originalité, la force, l'inspiration. Mens agitat molem. Nous demandons que l'on cesse de payer un servile tribut à l'étranger, et de permettre que nos spectacles continuent d'être des succursales des théâtres corrupteurs de Paris. Nous demandons, enfin, que l'on secoue une bonne fois ‘cette puérile, cette honteuse prévention qui persuade, en dernier ressort, que l'on ne peut rien faire de | |
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bon, hors les barrières de Pantin ou de PoissyGa naar voetnoot(1).’ ‘Allons en Flandre, s'écrie M. Stécher, écoutons l'harmonie argentine de sa vieille langue, observons sa phrase si claire, si débonnaire, son allure si gaillarde et si démocratique, et nous arriverons plus sûrement et plus vite à la vérité... Pour créer une scène nationale, il faut s'inspirer directement du génie national, d'actualité nationale. ‘Mieux valent, je le déclare sans hésiter, mieux valent quelques pièces grossièrement charpentées, comme fit Shakespeare, dans l'histoire nationale, dans les moeurs nationales, que ces faux airs de perfection avant le temps, ces façons de théâtre érudit, empesé, pour un public qui ne fait que de se réveiller, et qui a les allures excessivement naïves et simples. Que le point de départ soit Shakespeare; il est, comme nous, d'origine saxonne; c'est presque notre langue qu'il parle, et puis, quel maître! Il peut inspirer à la dramaturgie flamande la manière large et vaillamment populaire; il ramènera surtout la jeune littérature loin de l'afféterie, de la sensiblerie et de l'étriqué; la sève y coule à pleins bords, succi plenum, et cette sève anglo-saxonne peut très-bien se faire au caractère flamand. ‘Le drame classique, dit, avec raison, M. Snellaert, ne convenait pas au goût du peuple belge, habitué à voir les grands de près, et regardant comme étranger quiconque ne fraternisait pas avec la classe moyenne. Le théâtre devait se faire romantique...’ Il va de soi que l'on entend ici le mot romantique dans le sens de la critique allemande, et non dans le sens des abus françaisGa naar voetnoot(2).’ | |
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Il n'est point de Flamand instruit et convaincu qui ne souscrive à de pareilles idées. Nous n'avons pas soutenu autre chose, dans le cours de cette modeste étude. Si ces vérités éloquentes pouvaient pénétrer dans les masses et inspirer un dramaturge qui sût conduire ces masses par le prestige de son talent, le théâtre villageois serait bientôt réorganisé sur des bases nouvelles, et, cette fois, inébranlables. Si, à défaut d'un messie pareil, quelques efforts louables et courageux se font jour, ne semons pas de rebutants obstacles sous les pas de ces nobles zélateurs. Les germes déposés pourront fructifier plus tard et se développer dans les conditions voulues. Les défauts qu'on signalera, entre-temps, seront envisagés comme une infirmité d'une civilisation incomplète, et, puisqu'il faut que les nations aient leurs imperfections comme les individus, préférons celles qui annoncent un peu d'intelligence et de culture. Ce sont, après tout, des imperfections distinguées. De tous les spectacles faits pour amuser et pour instruire les gens, ceux qui représentent le drame de la vie humaine, ont, d'après Juvénal, le plus de droit à notre attention et à notre intérêt. L'étude la plus attachante pour l'homme, n'est-ce point l'homme lui-même, ce vrai microcosme, comme on l'a si judicieusement appelé? Il y a, dans chacun de nous, plusieurs individus, et, mieux que cela, l'humanité tout entière. De là ce besoin que nous éprouvons tous d'ajouter à notre existence particulière quelque chose de la vie commune. L'humble laboureur tient à connaître les sentiments intimes du souverain, et le souverain, s'il a quelque souci de sa mission, désire pénétrer les opinions secrètes du cultivateur. Le théâtre se charge de les en instruire tous les deux. Vit-on jamais, dans l'existence commune, une | |
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anomalie plus grande que celle qui sépare, par une distance pour ainsi dire incommensurable, les diverses classes de la société? C'est la grande plaie de notre époque. Inutile d'en indiquer les causes. Les petits et les grands s'ignorent, s'ils ne se détestent. De là cette curiosité qui vient d'en bas pour tout ce qui se fait en haut, et réciproquement. Les journaux, où d'ailleurs la partialité est érigée en système immuable, racontent-ils autre chose que les scandales qui font bruit? Si le peuple apprenait que, dans les classes privilégiées, on se préoccupe sérieusement de ses besoins, de ses intérêts, bientôt un sentiment de faveur succéderait à l'antagonisme sourd qui l'éloigne des riches. Que les amateurs du théâtre ajoutent à leurs plaisirs celui de poursuivre un but utile aux progrès de l'art et nécessaire au bien intellectuel du peuple, leur mission sera aussi glorieuse que belle, et revêtira une importance d'une incalculable portée. On est en droit d'exiger beaucoup de ceux qui sont les plus favorisés.
fin du premier volume. |
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