Boileau en Hollande
(1929)–H.J.A.M. Stein– Auteursrecht onbekendEssai sur son influence aux XVIIe et XVIIIe siècles
[pagina 89]
| |
Chapitre IV
| |
[pagina 90]
| |
dans le deuxième livre seulement; la division du début en exposition et en invocation, le tout suivi d'une série de tempêtes, de naufrages, de combats, d'exploits presque surhumains, d'oracles, de visions, de proféties, d'une descente aux enfers, bref de tous les éléments reconnus nécessaires après Homère ou Virgile; il adopte aussi la division en douze chants. Il n'y a aucun motif pour voir du Boileau dans cette épopée faite ‘selon les règles’. Non seulement nous y trouvons un mélange choquant des deux genres de merveilleux, qui, selon l'Art Poétique s'excluent, mais nous nous sentons encore étonnés du choix fait du sujet trop moderne, qui n'aurait jamais eu l'approbation du poète français. Il y a un autre argument, négatif celui-là, qui nous empêche de reconnaître dans les règles appliquées dans Willem de Derde celles de Boileau, c'est que Rotgans ne partageait nullement l'admiration des contemporains pour l'auteur du Lutrin et détestait franchement ses flatteries à l'adresse du roi Louis XIV. Dans un autre ouvrage de Rotgans, Poezy, van verscheide Mengelstoffen, nous trouvons un long avant-propos de la main de l'éditeur Halma, de Leeuwarden, où il parle de toutes les poésies que contient le volume. Parmi elles il y en a une sur la prise de Namur, sujet que Boileau avait également abordé dans son Ode bien connue. A propos de ce poème, Halma fait l'observation suivante: ‘Daarop komt des dichters Zegezang, over de verovering van Namen, op eenen heldentoon, die de laffe klanken des Franschen dichters Boileau, hoe groot ook van faame, by gelegentheit van de bemagtiging dier stadt door zynen koning, dermate verdooft, dat ze, gelyk men spreekt, hier door als doodtgezongen zijn’Ga naar voetnoot1). On voit par là que, pour son éditeur, Rotgans est supérieur comme poète d'odes à Boileau. Plus loin nous rencontrons de nouveau une critique d'un précepte de Boileau qui faisait loi pour la plupart des poètes contemporains, à savoir, qu'il faut polir et repolir ses vers et | |
[pagina 91]
| |
remettre son ouvrage vingt fois sur le métierGa naar voetnoot1). Halma, d'accord avec Rotgans, est d'un autre avis: ‘Niet altoos zijn de langstbeschaafde vaarzen, vooral wegens woordttwyfelingen omtrent de keuze, de beste; en het is voor eenen dichter een folterbank, wanneer hy als met zweet en bloet, en onverpoosde nagelbyting, zyne rymklanken moet zoeken; gelyk men weet dat de groote en wydberoemde Fransche dichter Boileau wel heeft gezegt, dat hy somwylen twee of drie weeken ging mymeren (en dat in 't Fransch, daar de rym, wegens eene onmatige vryheit, zoo ligt valt) om een gepast rymwoordt te vinden; waarom hy ook altoos in den mond hadde: Accorder la rime avec la raison, c'est la chose du monde la plus difficile; dat wij dus overbrengen: Den rym te paaren met de reden en den zin,
Heeft zeker 't zwaarste werk der gansche wereldt inGa naar voetnoot2).
Il me semble que la conclusion de ce qui précède, est évidente: Willem de Derde, l'épopée de Lucas Rotgans, n'a rien de commun avec les théories de Boileau sur le genre épique, ni avec celles sur le métier du poète. Il y a eu au XVIIIe siècle toute une floraison de poèmes épiques, qu'on peut diviser en deux groupes: l'épopée profane et l'épopée biblique. Envisageons d'abord la dernière. Malgré l'opinion de Boileau que les mystères terribles de la religion ne se prêtent pas à l'épopée, nous constatons que le nombre d'épopées bibliques n'a peut-être jamais été plus élevé qu'au XVIIIe siècle. Vondel avait, en 1662, ouvert la série des poèmes de ce genre par son Johannes de Boetgezant, où il s'était uniquement servi du merveilleux chrétien. Sur le modèle de ce grand-maître de la poésie, et, après 1727, sur celui de Hoogvliet, dont le Abraham de Aartsvader avait eu un succès éclatant, un nombre considérable de poèmes bibliques ont été composés, où l'intention pieuse servait le plus souvent | |
[pagina 92]
| |
d'excuse au manque de talent. Ainsi Pierre Rabus écrit en 1681 De Kruisheld ofte het Leven van den Apostel Paulus, suivi de près de Het leven van den Koning en Profeet David, de la main de Droste et de Jonas de Boetgezant de J. de Haas. Encouragé sans doute par la renommée de Hoogvliet, L. Steversloot publie en 1730 Jona de Profeet, et Lucretia van Merken compose, à son tour, un poème sur le prophète David. Il serait facile d'allonger cette liste en ajoutant le nom de Hoogeveen, auteur du Hooglied van Salomon, et celui de G. Klinkhamer, qui, en 1725, s'était essayé à une biographie rimée de Saint Pierre. Frans van Steenwyk veut édifier ses lecteurs par les six chants de son Gideon; Duim fait paraître Jacob den Aartsvader; Maane chante le prophète Daniel et Jordaen le Lydende en verheerlykte Heiland. Nommons encore les Gevallen van Ruth et Debora de Anna van der Horst, et terminons cette énumération sommaire par une Vie de Saint Paul de J. van Hoogstraten. Nous n'avons même pas parlé de la vie rimée du prophète Elisée, que Klinkhamer a empruntée aux livres des Rois, ni de celle de Salomon, roi d'Israel, où W.H. Sels tâche de peindre la construction du temple de Jérusalem; j'ai également passé sous silence le Moïse de N. Versteegh, où l'auteur, se fondant sur le deuxième livre de l'Exode, nous chante l'histoire de Moïse et d'Aaron au désert, le passage de la Mer Rouge, l'adoration du Veau d'Or et la révolte des Israélites, suivie du récit de la mort de Moïse, pleuré pendant trente jours par tout le peuple élu. Tous ces poèmes épiques ou lyrico-épiques n'avaient au fond aucun rapport avec ce que Boileau entend par l'épopée. Ces ouvrages sont dus à l'esprit protestant, moralisateur, national plutôt qu'à l'influence du critique français, qui condamnait toute matière religieuse et excluait tout merveilleux chrétien. Il est vrai que tous ces poètes ne se sont pas exclusivement servis de ce genre de merveilleux et que la mythologie païenne occupe une place assez considérable dans plusieurs des poèmes cités. Cependant il ne faut pas oublier que cette éclosion | |
[pagina 93]
| |
luxuriante d'épopées bibliques est due à l'exemple de Vondel et de Hoogvliet, et que, par conséquent, la conception littéraire de ces deux poètes hollandais a exercé ici plus d'influence que la doctrine de Boileau, d'autant plus que celui-ci n'a rien compris à l'épopée qu'il considérait seulement comme un roman mythologique, allégorique et moral, et non pas comme un poème national, religieux et patriotique. Si nous passons maintenant aux épopées profanes parues au XVIIIe siècle, nous constaterons que leur nombre est encore plus élevé que celui des poèmes bibliques, ce qui fait que l'opinion de M. van Hamel ne paraît pas tout à fait exacte, puisque le genre épique a été fort cultivé dans la période que nous étudions. Selon M.H.J. MinderhoudGa naar voetnoot1), toutes les épopées du XVIIIe siècle doivent quelque chose à la Henriade de Voltaire, dont il existe trois traductions hollandaises différentes, celle de Klinkhamer, celle de Feitama et celle de Barbaz, qui passe pour la meilleure. Ces trois traductions présentent, au point de vue de la versification, les mêmes particularités: les enjambements y sont nombreux et la césure s'y est affranchie de l'entrave de l'alexandrin classique, qui l'admettait seulement à l'hémistiche. Chez Feitama on trouve à plusieurs reprises la coupe ternaire du versGa naar voetnoot2). Du reste, Lambert ten Kate, dans son Oeffenschets, avait déjà demandé une plus grande liberté pour la place de la césure. Huydecoper, quelque grand admirateur qu'il fût de Boileau, admettait, lui aussi, l'enjambement et la césure plus libres. Selon lui, les lois de l'Art Poétique n'étaient pas applicables à la poésie hollandaise. Aussi s'en affranchit-il sans le moindre scrupule. Il pèche même quelquefois contre la dignité du style en se servant d'expressions populaires, que Boileau aurait certainement désapprouvées. | |
[pagina 94]
| |
Outre la Henriade de Voltaire, Feitama a traduit en vers épiques le Télémaque de Fénelon. Cette traduction n'était pas la première, car avant lui Ghys et Isaac Verburg avaient publié une traduction en prose du même ouvrage. M. Martin pose la question de savoir s'il faut considérer le Télémaque comme un roman ou comme une épopéeGa naar voetnoot1). Pour la forme c'est plutôt un roman, pour le fond c'est une épopée. M. Martin croit que c'est justement cette dualité qui a amené les divergences d'opinion sur ce livre, indiqué pourtant dans les premières éditions comme la Suite du quatrième livre de l'Odyssée. Si c'est la forme qui prédomine, le Télémaque est un roman et on peut le passer ici sous silence. Fénelon lui-même a caractérisé son ouvrage comme une narration fabuleuse en forme de poème épique, comme ceux d'Homère et de Virgile. Voltaire n'a vu dans le Télémaque qu'un roman moral. A son avis on confondait toutes les idées sur l'art en donnant le nom de poème à de la prose. Feitama, par sa traductiom rimée, a concilié le fond et la forme, en sorte qu'on a le droit de considérer son oeuvre comme un véritable poème épique. Quoi qu'il en soit, il est indéniable que l'influence du Télémaque et celle de la Henriade out été très grandes sur les poèmes épiques du XVIIIe siècle. Sans aller aussi loin que M. Minderhoud, qui voit du Voltaire partout, il faut pourtant reconnaître que les points de ressemblance entre les poèmes hollandais et ceux de l'auteur de la Henriade sont parfois très frappants. A côté de ces traductions et sur leur modèle, il y a eu, en Hollande, toute une floraison d'ouvrages originaux d'inspiration nationale. Il serait superflu de passer en revue toutes les poésies patriotiques qui ont paru au XVIIIe siècle sous le nom de poèmes épiques. Prenons, par exemple, les Heldendichten que J. Pluimer a insérés dans son recueil de poésies, paru en 1692. Toute la série annoncée si pompeusement | |
[pagina 95]
| |
comme épique, comprend quatre courts poèmes, un sur la défaite des Turcs, le second sur les exploits du roi de Pologne, le troisième sur la victoire remportée par la flotte hollandaise sur les Français en 1690, le quatrième sur Cornelis Tromp. Dans tous ces poèmes Pluimer, austère protestant, évite anxieusement les allusions à la mythologie païenne, ses sentiments religieux l'empêchant d'emprunter ses ornements poétiques ailleurs qu'à la religion chrétienne. Frans van Steenwyk, dans son Claudius Civilis, évoque la révolte des Bataves contre les Romains. Un grand nombre de poèmes héroïques sont inspirés par la guerre de la succession d'Espagne. Ainsi Catherine Lescaille compose, en 1702, une poésie Op de Oorlogszege van het jaar 1702; Jan Nomsz, dans Willem de Eerste et dans Maurits van Nassau, glorifie nos ancêtres, qui ont fini par secouer le joug espagnol. Il nous dépeint la bataille de Nieuport, se terminant par la Trève de douze ans. Le caractère anticlérical de ces poèmes est, selon M. Minderhoud, une preuve que leur auteur a imité Voltaire. Onno Zwier van Haren choisit comme sujet de son poème épique De Geuzen la prise de Brielle. Il nous dit dans les Ophelderingen que ce sujet ne se prêtait pas à l'emploi du merveilleux. Dans la préface, il exprime son admiration pour les poètes français, parmi lesquels il distingue surtout Corneille, Racine et..... Crébillon. Il dit s'être formé aux leçons de ces trois grands maîtres, auxquelles Voltaire ajouta son génie. Il y a dans De Geuzen un souffle de liberté, qui, d'après M. MinderhoudGa naar voetnoot1), trahit de nouveau les influences voltairiennes. Helmers, élève des Encyclopédistes français, publie, en 1790, son poème anticlérical Socrates, où M. Minderhoud signale encoreGa naar voetnoot2) quelques curieux points de ressemblance avec les idées de Voltaire. | |
[pagina 96]
| |
Dans un autre poème aux allures épiques, intitulé De Hollandsche Natie, Helmers glorifie, en six chants, les exploits des Hollandais de son temps. Il accompagne Tasman, Heemskerk et Barendtz dans leurs voyages aux pays lointains, inconnus; il vante les mérites de Huygens, Boerhave, Kamper, Grotius et Koster. Dans l'hymne à l'art, qu'il entonne dans le dernier chant, il fait l'éloge de Hooft, Poot, Hoogvliet, van Haren, Bellamy et il rend un hommage chaleureux à van Campen et à Rembrandt. Pourtant on aurait tort de voir dans cet ouvrage de Helmers une épopée. Ce qui donne à tant de poèmes une allure épique, c'est que leur poésie grandiloquente a pour sujet un événement national, un sentiment religieux ou une aspiration patriotique. Malgré le choix du sujet, ces poèmes ne sont pas des épopées dans le vrai sens du mot. Toutes ces fleurs de poésie ou de rhétorique sont des fleurs artificielles. La véritable épopée est le produit d'un terroir spécial. Pour l'écrire il faut l'enthousiasme, la foi naïve, il ne suffit pas d'avoir une certaine virtuosité, une certaine facilité à rimer. L'épopée demande un poète dans toute la force du terme, mais le début du XVIIIe siècle n'en avait pas non plus que la fin, c'est pourquoi toutes les tentatives d'écrire une bonne épopée étaient condamnées d'avance à l'avortement. Il nous reste à parler des Gevallen van Friso, Koning der Gangariden en Prasiaten de Willem van HarenGa naar voetnoot1). Jonckbloet nous ditGa naar voetnoot2) que l'épopée de van Haren a été fort mal reçue de ses contemporains, qui considéraient ce poème comme un fruit vert. La critique a vanté ultérieurement l'ouvrage comme un poème délicieuxGa naar voetnoot3) et comme la seule véritable épopée que nous possédionsGa naar voetnoot4). Le livre parut en 1741. Les dix premiers | |
[pagina 97]
| |
chants étaient déjà composés en 1739. En 1740 et en 1741 le poète ajouta les deux derniers pour donner ainsi à ouvrage la forme traditionnelle de la plupart des épopées. Huydecoper, ami de van Haren s'était chargé d'en relire et d'en corriger le texte. A peine l'ouvrage eut-il paru, qu'il fut traduit en latin par Gerardus Schröder, qui n'a pas achevé la moitié de sa tâche. Van Haren, lui-même a commencé de traduire son poème en français, également sans mener à fin son entreprise. En 1758 parut du Friso une seconde édition augmentée et illustrée. Willem van Haren était un admirateur de la littérature française en général, et en particulier de Voltaire, dont il a imité en maint endroit la Henriade, tout en se conformant aux règles des théoriciens et des critiques français. A côté de l'influence de la Henriade nous trouvons dans le Friso celle du Télémaque de Fénelon. Les pérégrinations de Friso, accompagné de Theuphis rappellent les voyages aventureux de Télémaque avec son sage Mentor. La haine contre les prêtres, qui se montre surtout dans le quatrième livre du Friso, est due à l'admiration du poète pour les idées de Voltaire. Quoique ce dernier et Fénelon aient été les principaux modèles de Van Haren, il a pourtant appliqué aussi plusieurs principes qui font penser à une influence directe de l'Art Poétique de Boileau. Ainsi il partage son opinion sur le rôle de l'histoire dans la poésie. La vérité logique a plus de valeur que la vérité du fait historique. Il faut se conformer à l'histoire pour autant que l'imitation servile s'accorde avec la conception poétique du sujet. Dans la préface du Friso nous lisons entre autres le passage suivant: ‘De zwarigheden, dewelke zich in eene stiptelyke navolginge der Geschiedenisschryvers opdeden, wel overwogen en de wetten der Dichtkunst hebbende in agt genomen, heeft het ons ondoenlyk geschenen dezelve met elkanderen overeen te brengen, door nader by de overleveringen te komen dan wy gedaan hebben, indien wy aan iemand onzer Lezeren wilden behagen’Ga naar voetnoot1). Quand les traditions historiques | |
[pagina 98]
| |
paraissaient par trop invraisemblables au poète, il se dispensait de les suivre à la lettre. S'écartant des données du chroniqueur Winsemius, van Haren préfère suivre une tradition un peu plus romanesque, qui lui permet de promener son héros par la Perse et de le conduire enfin à Rome. Le philosophe Teuphis, qui accompagne le prince à Taprobana, est adepte de la religion de Zoroastre, que Friso embrassera un jour lui aussi, après avoir reçu les enseignements de son compagnon. Van Haren a choisi cette religion pour échapper aux dieux de l'Olympe, ‘tot walgens toe, in de Digtkunst, ten Toneele gebragt’Ga naar voetnoot1). Il y a encore un autre motif qui l'a fait préférer à Van Haren, c'est que la doctrine prêchée par le rédacteur de la Zend-Avesta est monothéiste. Notre poète avait vu dans les nombreux dieux et déesses des anciens Grecs et Romains autre chose que des ornements poétiques. Il avait compris qu'une épopée contenait une bonne part d'éléments religieux et que ce serait un anachronisme que de donner à Friso la religion des Romains. Il avait encore constaté que, pour les lecteurs du XVIIIe siècle, le polythéisme comme forme religieuse serait hors de saison. Il est curieux de voir comment Van Haren mêle de temps en temps des éléments chrétiens à son poème. Ainsi nous lisonsGa naar voetnoot2) qu'un ange descend du ciel pour annoncer à Friso la fin de ses maux et pour l'assister dans sa lutte contre le dragon infernal qui menaçait la vie des Alanes, demeurant sur le bord du Rhin. Celui qui aurait le bonheur de tuer le dragon, serait proclamé roi. Au douzième livre nous trouvons la descente de Friso, accompagné de l'ange, aux enfers, épisode emprunté évidemment au Télémaque, mais rappelant aussi l'Enfer de Dante, d'autant plus qu'il y a dans les deux ouvrages un rapport logique entre la faute et l'expiation. Tous les trépassés ne subissent pas les mêmes tortures, et l'ange explique à Friso les mystères de | |
[pagina 99]
| |
la justice divine qui réserve aux malfaiteurs des châtiments différents selon la nature de leurs péchés. Il va sans dire que Friso tue le dragon, qu'à son retour de la lutte il est proclamé roi et qu'il donne alors à sa nouvelle patrie son propre nom. Van Haren a scrupuleusement suivi le conseil de Boileau de polir sans cesse son poème. Grâce à ce travail de polissage les douze livres de la première édition ónt été réduits à dix dans la deuxième; cette dernière édition avait à peine paru qu'il commença de nouveau à y apporter des corrections. Pourtant il ne faut pas nous étonner que cette épopée n'ait eu qu'un succès médiocre. Voulez-vous longtemps plaire et jamais ne lasser,
Faites choix d'un héros propre à m'intéresserGa naar voetnoot1),
a dit Boileau. Ce précepte simple et pratique avait été négligé par Van Haren, qui avait pris pour héros légendaire de son poème un homme que personne ne connaissait et à qui, par conséquent, personne ne s'intéressait. En outre, cette épopée contient trop de raisonnements et de considérations philosophiques, et elle manque d'action. Van Haren n'a pas fait un récit en vers d'aventures héroïques, mais une série de dissertations et de discours. M. van Haselen a signalé dans le Friso plusieurs hors-d'oeuvre, il en a démontré l'absence d'unité d'intérêtGa naar voetnoot2) et il a reconnu que la peinture des caractères est défectueuse. Le héros du poème est un idéal de perfection, et l'auteur aurait mieux fait de lui donner quelques défauts, pour le rendre plus naturel, conformément au conseil que Boileau donne pour le héros tragique. L'ensemble manque d'entrain, de mouvement, le style en est raide, anémique et contourné, la langue sans couleur, sans pittoresque. Voici en quels termes M. van Haselen résume son opinion sur l'épopée de Van Haren: ‘Een poeem dat een heldendicht heet, maar eer een verzameling is van allerlei redeneringen en | |
[pagina 100]
| |
bespiegelingen, gevat in het raam ener fabel die ons geen belang inboezemt en vol is van motiefherhaling, een epos waarvan door gemis aan verbeelding, gebrek aan karaktertekening en door matheid van handeling geen litteraire bekoring uitgaat, waarin “staag worstelende kracht wel schoonheid bestreeft, maar slechts zelden bereikt”, waaraan kortom alle ware poezie ontbreekt, en dat door de overheersende rol die philosophie en politiek er in spelen, meer heeft van een didacties dan van een episch gedicht, laat staan een epos, is voor de kunst verloren’Ga naar voetnoot1). Il y a un conseil de Boileau, dont Van Haren a pleinement compris la valeur esthétique. Le critique français veut que le début soit simple et qu'il n'ait rien d'affecté, précepte contre lequel bien des contemporains ont péché, qui, dès l'abord, sur Pégase montés,
Crient à leurs lecteurs d'une voix de tonnerre:
‘Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre’Ga naar voetnoot2).
Les débuts de Van Haren sont, en général, simples et naturels, et il y en a qui peuvent servir de modèle, comme par exemple le commencement du premier livre: Ik onderneem om van dien jongeling te spreken,
Die voor Agrammes woede uit Gangaris geweken,
Veel volkeren doorkruiste, en groote Mannen zag,
Wier voorbeeld hem ten baak verstrekte in zijn gedrag.
Et qui n'admire pas sans réserve le début vraiment poétique du troisième livre: Des and'ren daags, zo ras uit d'ooster-zee gegleden,
De dageraad het Rijk des Nagts kwam ingetreden,
De vlugge schaduwen, met levend roze-rood
Getroffen in haar hol en zwarten kerker sloot,
Stond Friso reeds aan 't hoofd van Charsis' dapp're benden.
Ces débuts sont d'autant plus frappants que le sentiment de la nature était fort peu développé chez les poètes des | |
[pagina 101]
| |
XVIIe et XVIIIe siècles. Selon M. Halberstadt c'est aux traductions des Seasons de Thomson qu'on doit, en Hollande, un intérêt renouvelé pour la natureGa naar voetnoot1). Au XVIIe siècle Vondel était à peu près le seul poète qui ait connu et aimé la nature. Voici en quels termes il reproche à ses compatriotes de préférer l'imitation des anciens aux motifs lyriques qu'ils trouvent dans leur entourage immédiat: Wat zijn vele Nederlanders
In hun letterwysheit anders
Dan een veder, uit de wieck
Van een grys Romain of Grieck
En den ouden tyt getogen?
Wat van verre komt gevlogen
Wort hier wonderlyck onthaelt.
Wie met anders vonden praelt,
Laet zich dunken 't is zijn eigen.
Onze schryfgedachten neigen
Wilt te weiden buiten duin.
Kruiden in eens anders tuin,
Poelen, velden en moerassen
Over menige eeuw gewassen,
Geven aengenamer geur
Dan het groen voor moeders deurGa naar voetnoot2).
Le sentiment de la nature est tellement développé en lui que dans une pièce classique comme le Palamedes, il a fait la description d'un paysage hollandaisGa naar voetnoot3). Hooft lui aussi a parfois chanté la nature, qu'il considère avec Madame de Sévigné comme le décor nécessaire d'une intrigue amoureuse. Jeremias de Decker est un des premiers poètes révélant ce goût ardent de la nature qui caractérisera plus tard les auteurs de la seconde moitié du XVIIIe siècle, sous l'influence des romanciers | |
[pagina 102]
| |
anglais. Le Robinson de Defoe, traduit à plusieurs reprises en hollandais, a été un des premiers livres qui aient préparé un retour à la nature. Les Seasons de Thomson ont été très populaires elles aussi dans notre pays. En 1769 paraît la traduction la plus connue, de la main de van Winter. Cet auteur, qui avait une grande prédilection pour la nature, a délayé l'oeuvre de Thomson et intercalé de longues digressions, il a ajouté toute sorte de détails biologiques, en sorte que sa traduction présente un caractère beaucoup moins lyrique que l'ouvrage du poète anglais. Pourtant la popularité des Seasons a mis dans notre pays la nature au centre de l'intérêt général, quoiqu'il soit prudent de ne pas exagérer l'importance du rôle joué par le poème de Thomson. Vondel et Hooft avaient chanté la nature avant lui, Huygens, Cats, Luiken, Poot n'étaient pas restés insensibles devant les beautés de la création. A mesure que nous approchons de la fin du XVIIIe siècle, le Hollandais est mûr pour apprécier le grand poème de la nature à sa juste valeur. Avant de quitter l'épopée de Van Haren, faisons remarquer qu'il y a encore un dernier conseil de Boileau qu'il a constamment appliqué, c'est celui de faire choix d'un ‘censeur sérieux et salutaire, que la raison conduise et le savoir éclaire’Ga naar voetnoot1). Il n'a pas passé à la publication de son oeuvre avant de l'avoir montrée à son ami Balthazar Huydecoper, qui lui a proposé plusieurs corrections ou changements à y apporter. Dans l'avant-propos du Friso Van Haren le remercie chaleureusement de ses conseils en ces termes: ‘Het heeft het geluk gehad van eenen onpartydigen en verstandigen Leeraar te ontmoetenGa naar voetnoot2): en het is openhartig berispt geworden tot verbetering, gelyk het, aan den anderen kant, tot aanmoediging is geprezen daar het zulks verdiende. Wij verklaren dat onze dankbaarheid daar voor eeuwigduurende zal zijn: wel be- | |
[pagina 103]
| |
grypende, dat de zwarigheid van het ontmoeten van eenen zo edelmoedigen vrind zomtyds die van het ontwerpen en uitvoeren van een zo uitgestrekt Gedicht, evenaard’Ga naar voetnoot1). A première vue Van Haren a certes appliqué plusieurs règles que Boileau avait formulées d'une façon nette et précise, mais d'autres les avaient formulées aussi bien que Boileau, et Voltaire, le modèle direct de Van Haren, avait appliqué les mêmes préceptes. Ainsi il n'y a aucun motif pour faire de Van Haren un disciple de Boileau, d'autant moins que dans sa versification il se permet bien des libertés que Boileau aurait condamnées au nom du bon goùt. La conclusion à laquelle nous amène l'étude de l'épopée de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle est celle-ci: On parle parfois de Boileau, on cite quelquefois des vers empruntés à l'Art Poétique, on applique tel de ses préceptes ayant rapport à la forme extérieure du poème, mais c'est en vain qu'on cherche une seule épopée hollandaise écrite sous l'influence directe des idées de Boileau. En général on n'est pas de son avis, notamment pour la fameuse question de la matière biblique et pour celle du merveilleux, païen ou chrétien. On peut bien dire que l'influence de Boileau sur le genre épique en Hollande a été à peu près nulle, ce qui ne doit pas trop nous étonner, puisque, comme nous l'avons vu plus haut, l'auteur de l'Art Poétique avait sur l'épopée une opinion absolument erronée, ce qui n'équivaut pas encore à dire que les auteurs hollandais avaient des idées nettes sur la différence entre le poème épique d'origine nationale et le poème savant. |
|