La henriade dans la littérature hollandaise
(1927)–H.J. Minderhoud– Auteursrecht onbekend
[pagina 69]
| |
La Traduction de A.L. Barbaz.‘Abraham Louis Barbaz naquit à Amsterdam en 1770, et y mourut en 1833. C'était un auteur de second rang, qui, depuis 1793, écrivit un grand nombre d'ouvrages aussi bien en français qu'en hollandais. Il a dû vivre de sa plume, ce qui explique que beaucoup de ses produits littéraires sont de qualité médiocre. Pourtant plusieurs de ses ouvrages ne sont pas dépourvus d'esprit, et on peut présumer que si les circonstances ne l'avaient pas forcé à écrire tant, son oeuvre serait de meilleur aloi’. Voilà ce qu'on peut lire dans le Biographisch Woordenboek der Nederlanden par A.J. van der Aa (Tome II 1e partie 1853). Ce qu'on trouve chez les autres biographesGa naar voetnoot1. revient au même. On ajoute seulement que la liste de ses ouvrages est énorme, et que c'était un homme sincère et vertueux. La liste de ses oeuvres est en effet très grande. Van der Aa donne 83 titres: tragédies, comédies, poèmes héroïques, satiriques, fables, odes, parodies, et un grand nombre de traductions. Pour nous faire une idée de la personnalité de cet auteur fécond, nous avons parcouru plusieurs de ses ouvrages. Nous nous bornerons cependant à nommer ceux qui nous ont fourni des détails ayant rapport à notre sujet. Ainsi nous parlerons d'abord d'un poème satirique: Offerande der Vrouwen aan de Zindelijkheid (1805)Ga naar voetnoot2. (Offrande des Femmes à la Propreté), parce que nous y avons trouvé une parodie du commencement du IXe Chant de la Henriade, de la description du Temple de l'Amour. C'est, déclare l'auteur, pour se moquer de quelques poétereaux qui | |
[pagina 70]
| |
récitent des niaiseries en vers ronflants, qu'il a composé ce poème. ‘Dans une plaine immense, couverte d'un ravissant tapis vert, s'élève le Temple de la Propreté. L'abord en est interdit à celui qui ne porte pas du linge propre. Les parois en sont ornées de l'image de la chaste Diane, se lavant les membres purs, d'Hercule nettoyant les écuries d'Augias, de trophées de balais et de brosses. Une odeur de chaux remplit le temple. L'écrivain entend au loin des cris de joie, de la musique, des chants. Le bruit devient plus fort. L'auteur s'approche et voit une foule de belles portant des paniers sur la tête. Elles s'arrêtent, et en moins de rien le gazon est couvert de blanc. Puis elles entrent dans le temple, où le liquide qui sert pour l'oblation se compose d'eau et d'indigo. Mais quel bruit affreux vient interrompre le culte? C'est la Saleté, qui, furieuse de ce service solennel, étend ses ailes malpropres et couvre tout d'ordures. Cependant l'archiprêtresse prend un balai, le monstre prend la fuite, couvrant de boue le linge sur la pelouse, et retourne à l'enfer d'où il était sorti.’ Le reste du poème décrit la visite de quelques blanchisseurs; on danse jusqu'à ce que la nuit tombe; le linge est mis dans des paniers, et chacun rentre, après avoir salué l'auteur. Ce poème n'est pas de grande envergure, pas plus que les autres produits littéraires de Barbaz. Mais on ne peut nier que cet auteur écrive en vers avec beaucoup d'aisance, et qu'il montre de l'esprit de temps en temps. Dans un poème en français, paru en 1806, intitulé La Campagne des Trois Empereurs, et dédié à ‘Sa Majesté Napoléon le Grand, Empereur des Français, Roi d'Italie’, on lit quelques vers où l'auteur se montre un fervent admirateur de Voltaire. Barbaz y écrit: Du peintre de Henri, sublime Voltaire,
Puissé-je avoir le don de toucher et de plaire!
Puissé-je me servir de ses nobles pinceaux,
Et des riches couleurs dont brillent ses tableaux!
Vain désir! vain espoir! A lui seul la nature
Au plus haut but de l'art traça la route sûre.
Eh bien! par ses grands dons me voyant surpasser,
Des objets imposants les pourront remplacer.
Un autre poème en français montre encore l'influence de la Henriade. C'est l'Européade, poème héroïque. Lorsque l'auteur conçut le plan très vaste de ce poème, il espérait, | |
[pagina 71]
| |
dit-il dans sa préface, qu'une paix générale terminerait bientôt les troubles de l'Europe. Mais, depuis ce jour, tant de grands événements se sont succédé qu'il n'a pas eu le courage de l'achever. Il ne donne que le premier chant, comme un simple essai dans le style épique. L'exposition de ce chant trahit l'influence de Voltaire: Je chante les débats, les haines, les orages
Qui de l'Europe entière ont causé les ravages;
Des états ébranlés je chante les malheurs,
Et de leurs souverains les fatales erreurs;
Mais encor, dans mes vers, je peins ce grand génie,
Ce héros fortuné, dont la brillante vie,
Consacrée à l'honneur d'un peuple glorieux,
Ressemble au vaste cours d'un astre radieux.
L'auteur a introduit le merveilleux allégorique sous la forme de la Discorde, à l'instar de Voltaire, et du Génie de la France. La Discorde sème la guerre: Des enfers, attentifs aux humaines querelles,
La Discorde s'élance en agitant ses ailes;
Elle excite Bellone, et des viles cabales,
Sa main ensanglantée arme les mains fatales;
Et parcourant la France, en butte à ses fureurs,
De tous les habitants elle embrase les coeurs.
La France se transforme en vaste république,
Elle n'eut plus des rois, mais des tyrans nombreux.
Et quoi! l'Europe entière, aux combats animée,
Tombera-t-elle donc sur la France enflammée!
Tandis qu'en ses malheurs la république immense
Endure tous les coups, du haut trône des cieux,
Sur elle son génie ouvre toujours les yeux:
L'ange conservateur, de l'oeil de sa sagesse,
Sait distinguer entr'eux l'objet de sa tendresse,
| |
[pagina 72]
| |
L'arbitre des desseins qu'il garde à l'avenir;
Un jeune homme étranger les doit tous accomplir;
La Corse l'a vu naître ...........................
Et l'auteur termine: Là (en Afrique) sous un ciel serein, le bienfaisant génie,
Qui toujours des Français surveille la patrie,
Apparaît au mortel qu'il tient sous sa faveur,
Et lui montre au lointain l'éclat de la grandeur
Pars, ô mon fils! (dit-il) ...............
Disons, pour finir, quelquechose du théâtre français de Barbaz, paru en 1817. Ce recueil, contenant trois pièces, est dédié à Voltaire, dont il loue d'abord les qualités. Puis il passe en revue tout ce que Voltaire a écrit: Peintre du grand Henri, par ses nobles pinceaux
Il rendit plus d'éclat au nom de ce héros:
Quelle verve! quel feu! quels sons! quelle harmonie!
Ce n'est plus un mortel, c'est le dieu du génie,
Qui tonne, qui ravage, et dans ses fiers transports,
Monte un char triomphal sur des monceaux de morts.
Mais quels touchants accords! Est-ce donc Cythérée
Qui prête sa ceinture à l'aimable d'Estrée?
Les Amours, les Plaisirs, voltigent sur ses pas;
Henri voit son amante, il languit dans ses bras:
Soupirant avec eux, partageant leur ivresse,
Je m'égare et m'oublie au sein de la mollesse.
Un vieillard nous confond par sa sévérité:
C'est Mornay: sur son front est peint la vérité;
Je le vois, l'air rêveur, les yeux baissés à terre,
D'un sage circonspect m'offrir le caractère.
O chef d'oeuvre de l'art! Tableaux d'horreurs, d'amour! ......
Mars, Vénus, et Minerve y règnent tour-à-tour.
Après la Henriade, l'auteur vante OEdipe, Mérope, Zaïre, Tancrède, Brutus, Mahomet, Sémiramis. Il admire Corneille et Racine, mais il préfère la verve d'un rival, la muse de Voltaire. Ce chantre immortel, ‘citoyen de la France’, devint l'homme de l'univers, car il défendait la vertu, faisait trembler le crime, et disait | |
[pagina 73]
| |
la vérité aux souverains qu'il charmait. Il n'y a plus d'auteurs tragiques; Melpomène pleure au tombeau de son grand fils. Mais: Console-toi, grande ombre; ah! nos coeurs te chérissent,
Ils t'honorent toujours, et sur le même autel
Nous t'offrons sans relâche un culte solennel.
O chantre harmonieux, à qui ma muse rend gloire!
Encor tes nobles vers t'assurent la victoire:
L'éclair qui naît et fuit, ne brille qu'un moment;
Mais l'astre lumineux règne éternellement.
La deuxième pièce du recueil est Agathocle de Voltaire. Barbaz était d'avis que cette pièce était plutôt une esquisse qu'un ouvrage achevé. Voilà pourquoi, tout en la traduisant en hollandais, il y a fait des additions considérables, écrites ‘dans l'esprit qui y dominait d'un bout à l'autre’. C'est ainsi que la pièce s'est agrandie d'un quart, pour le moins. Barbaz prétend que Helmers a applaudi à ce remaniement. La dernière pièce porte le titre d'Idoménée, roi de Crète, tragédie en trois actes (1811). Le sujet, un événement pareil à celui du livre des Juges (XI:30-40), où Jephté, en conséquence d'un voeu, offre sa fille en holocauste, avait été déjà mis en scène par Crébillon, mais Barbaz trouvait que celui-ci ne l'avait pas heureusement traité. Au Ier acte de cette pièce, Idoménée qui, pour, sortir d'une violente tempête, avait promis à Neptune de sacrifier le premier mortel qu'il rencontrerait à son arrivée, voit son fils s'élancer à sa rencontre. Comme il recule devant l'immolation de son enfant, un grand-prêtre vient l'informer de la colère des Dieux, qui, à la prière de rendre le prince à sa patrie, ont répondu: Qu' Idoménée échappe à la fureur des flots,
Rien n'apaise les Dieux que le sang de Minos.
Le roi explique à ses confidents le sens mystérieux de cet oracle. Dans la description de la tempête qu'il donne, on trouve une imitation des vers 165-180 du premier chant de la Henriade. Tout-à-coup l'air troublé menace nos vaisseaux,
Le vent siffle, et la mer gronde en roulant ses flots;
Le jour fuit, et la nuit de ses crêpes funèbres
Nous couvre, dispersés dans l'horreur des ténèbres.
| |
[pagina 74]
| |
Les seuls feux des éclairs éblouissent nos yeux:
Le tonnerre répond aux cris tumultueux
D'une foule égarée, en proie à la tempête,
Qui jette nos vaisseaux loin des bords de la Crète.
Ah! je me présageais de plus cruels revers;
Sous un ciel enflammé, de l'abîme des mers,
Je crus voir s'élever la mort pâle et hideuse:
L'effroi fit succomber mon âme courageuse:
Cette âme, qui jamais n'écouta que l'honneur,
Pour la première fois ressentit la terreur.
Vainement nos efforts résistant à l'orage,
Nous sommes tous en butte aux dangers du naufrage.
Dans ce terrible instant, pour écarter nos maux,
En secret je m'adresse au souverain des eaux.
Nous disions tout à l'heure que Barbaz fut un habile versificateur en hollandais. On conviendra que sa connaissance du français était plus que suffisante pour pouvoir traduire un poème français. Passons maintenant à sa traduction de la HenriadeGa naar voetnoot1.. Elle parut sous le titre: De Henriade van Voltaire, in gelijk aantal van Nederduitsche vaerzen overgebragtGa naar voetnoot2.. Le traducteur s'adresse d'abord à Voltaire: Toi, dont le grand génie et la lyre sonore
Ont charmé l'univers, le charmeront encore,
Voltaire, homme étonnant, ô chantre universel,
Qui, vainqueur de la mort, te rendis immortel!
Bravant par tes beaux vers le temps et ses ravages,
Tu disparus du monde et vis dans tes ouvrages:
Tel qui brille au tombeau d'un lustre mérité,
Est le contemporain de la postérité.
Ensuite Barbaz invite les grands poètes hollandais à imiter son poète favori et à montrer à leur pays que la Hollande a aussi des Voltaire. La préface nous informe qu'en 1806 déjà notre auteur avait entrepris la traduction du IXe Chant. C'est l'époque où il avait publié | |
[pagina 75]
| |
sa parodie Offerande der Vrouwen aan de Zindelijkheid. Mais il n'avait pas osé entreprendre la version du poème entier, rebuté par le nom de Feitama. Cependant, parcourant un jour la célèbre traduction, il avait constaté, à son grand étonnement. qu'elle n'était qu'une imitation fort libre; il n'avait trouvé qu'un squelette; l'âme de Voltaire n'y était pas. L'esprit catholique y avait été couvert d'un voile de protestantisme, en accord avec les idées religieuses du milieu du siècle précédent; le passage de la Transsubstantiation avait été supprimé. Un traducteur n'est pas responsable, dit Barbaz, des idées de l'auteur, et si ces idées lui déplaisent, il ne doit pas en entreprendre la traduction. Convaincu de la défectuosité de la traduction de Feitama - il prétend n'avoir jamais vu celle de Klinkhamer - Barbaz a voulu corriger le travail de son prédécesseur et donner au public hollandais une traduction exacte et fidèle, avec le même nombre de vers (4330) que dans le texte original. Il a supprimé les Arguments, ne s'est pas servi des variantes, les trouvant toutes inférieures, et a omis les notes, moins importantes pour les Hollandais que pour les Français. Comme Barbaz avait une connaissance approfondie de la langue française, il n'y a pas lieu de s'étonner que sa traduction soit sans fautes. Nous avons rencontré un seul vers, où le sens du texte manque absolument: Ch. V v. 201-202.
Du vrai zèle et du faux vains juges que nous sommes!
Souvent des scélérats ressemblent aux grands hommes.
Schoon echt of valsche deugd de geestdrift op moog' spannen.
Veel' Schelmen doen zich voor als waarlijk groote mannen.
Il y a plusieurs vers cependant où le traducteur a traduit librement, si librement qu'on se demande si ce sont des fautes ou non: Ch. II v. 135-136.
Ciel! faut-il voir ainsi les maîtres des humains
Du crime à leurs sujets aplanir les chemins!
Ach! waaröm spooren dus de meesters dezer aard'
Hunne onderzaten aan tot all' wat afschrik baart!
‘Aplanir les chemins’ est autre chose que ‘aansporen’. Sans doute le traducteur a su le sens d'‘aplanir’ et c'est la difficulté de construire son vers qui l'a contraint à se servir du terme ‘aansporen’. | |
[pagina 76]
| |
Ch. II v. 205-206.
Tel que dans les combats, maître de son courage,
Tranquille il arrêtait ou pressait le carnage.
Gelijk hij, in den strijd, waar hij zich zelv' bestierde,
De krijgslist hield in toom, of vrijën teugel vierde.
‘Krijgslist’ rend mal le mot ‘carnage’. Ch. V v. 81-84.
Elle amène à l'instant, de ces royaumes sombres
Le plus cruel tyran de l'empire des ombres.
Il vient, le Fanatisme est son horrible nom:
Enfant dénaturé de la Religion.
Zij voert, op 't oogenblik, met zich naar 't waerelds streken
Den wreedsten zieltiran dien 's afgronds holen kweken:
Zijn naam is ‘Bijgeloof’, de schrik van 't aardsch geslacht;
Hij is 't verbasterd kroost, door Godsdienst voortgebragt;
Le ‘Fanatisme’ a été rendu ici par ‘Bijgeloof’. Le même mot se rencontre au VIIe chant pour rendre ‘le faux Zèle’ (v. 157. Le faux Zèle étalant ses barbares maximes: Het Bijgeloof, welks leer' het onheil wrocht der aarde). Ch. VII v. 135-136.
La Mort, l'affreuse Mort, et la Confusion,
Y semblent établir leur domination.
De Dood, de nare Dood, de Wanhoop, 't Ongeluk,
Onthoud zich eindeloos in dit verblijf van druk.
La ‘Confusion’ n'est pas ‘de Wanhoop’ ou ‘'t Ongeluk’. Ch. VII v. 173.
Que la Ligue l'invoque, et que Rome le loue,
Het Eedverbond hem eert, ja Rome hem durft roemen,
‘Invoquer’ n'a pas le sens de ‘eeren’. Ch. VII v. 232.
C'est du jour le plus pur l'immortelle clarté.
Dáár blinkt het zuiver licht der hooge onsterflijkheid.
C'est la clarté, la lumière qui est immortelle. Barbaz met ‘la divinité immortelle’. | |
[pagina 77]
| |
Ch. VII v. 245.
Là, règnent les bons rois qu'ont produits tous les âges
Dáár zijn de koningen wier naam alle eeuwen prijzen,
Le mot ‘produits’ manque. ‘Bons’ se retrouve en ‘prijzen’. Ch. VII v. 262.
Le peuple était heureux, le roi couvert de gloire;
Het volk was zegenrijk, de vorst wierd aangebeden;
Barbaz traduit ici par trop librement. Ch. VII v. 435-436.
Du Nil et de l'Euxin, de l'Inde et de ses ports,
Le commerce t'appelle, et t'ouvre ses trésors.
Aan Nijlstroom en Euxijn, aan Indus verre strand,
Roept U de handel weêr, en reikt U de open hand.
‘De open hand reiken’, traduction trop libre pour ‘ouvrir ses trésors’. Ch. VII v. 467-468.
O rois nés de mon sang! ô Philippe! ô mes fils!
France, Espagne, à jamais puissiez-vous être unis!
ô Vorsten uit mijn bloed! ô Flips! ô nageslacht!
ô Frankrijk! ô Kastielje! ontziet elkanders magt!
Le dernier hémistiche de Barbaz ne rend pas le sens du texte. Nous pourrions augmenter le nombre de ces exemples, qui nous montrent un défaut de la traduction de Barbaz. Mais c'est - croyons-nous - le seul défaut. Car, sauf dans un cas unique, le traducteur n'a pas modifié le sens du poème. Ce cas unique est assez intéressant, et nous informerait de l'époque de la traduction de Barbaz si la date ne nous en était pas connue. Ch. VII v. 61-65.
Au delà de leur cours, et loin dans cet espace,
Où la matière nage, que Dieu seul embrasse,
Sont des soleils sans nombre, et des mondes sans fin.
Verr' boven dat gestarnte en all' zijn ruime bogen,
Zijn, dáár waar de aether vloeit, omvat door 't Alvermogen,
Ontelbre waerelden en zonnen rondverspreid,
| |
[pagina 78]
| |
‘Où la matière nage’ dit Voltaire et Barbaz traduit: ‘dáár waar de aether vloeit’. C'est l'homme moderne qui peut traduire ainsi, mettant dans le vers de Voltaire un sens qui, probablement, ne s'y trouvait pas. Car, bien que le Traité de la Lumière de Huygens ait pu être connu de VoltaireGa naar voetnoot1., bien que Voltaire ait pu savoir que Huygens, pour prouver sa théorie de l'ondulation, avait admis l'existence d'une substance intermédiaire à laquelle il avait donné le nom d'‘éther’, il est peu probable que Voltaire ait accepté l'existence de cette matière. Voltaire était, on le sait, un élève de Newton, qui, dans sa théorie de l'émanation, avait donné une tout autre explication des phénomènes lumineux. La grande autorité de Newton fut cause que, pendant tout le dix-huitième siècle, on accepta généralement la théorie de l'émission. Le seul partisan de la théorie de Huygens au XVIIIe eiècle est le physicien Euler. Et ce n'est qu'au commencement du XIXe siècle, d'abord par Young et plus tard par Fresnel que la théorie de l'ondulation a été développéeGa naar voetnoot2. Ainsi - nous le répétons - le poète, en écrivant ‘où la matière nage’ n'a pas pensé à l'éther, dont parle le dernier traducteur. D'après ce vers, Voltaire croit l'espace rempli d'une matière chaotique à laquelle Dieu doit donner encore des formes. Klinkhamer avait traduit l'hémisticle par: ‘daar 't all' te zamen vloeit’, ce qui n'est pas trop mal. Feitama avait écrit: ‘hoog in 't ruim der vlotte stof’, rendant littéralement les mots du texte. Passons ensuite à quelques observations, concernant la valeur artistique de cette oeuvre. La traduction de Barbaz n'offre que fort peu d'alexandrins divisés en trois groupes de quatre syllabes: En strekte te | vens mij tot mees | ter en tot vader
Bedeelde kwis | tig hem met hoo | gen rang en staat
Een volk van beu | len woest door ij | vervuur aan 't branden
Als overheer | scher van zijn Ko | nings recht en kroon.
Le nombre d'enjambements y est également fort restreint. Nous avons cité chez Klinkhamer et Feitama deux passages pour montrer la qualité de leurs traductions. Prenons les mêmes passages chez Barbaz: | |
[pagina 79]
| |
Ch. VII v. 25-30.
Louis, en ce moment, prenant son diadème,
Sur le front du vainqueur il le posa lui-même:
‘Règne, dit-il, triomphe, et sois en tout mon fils;
Tout l'espoir de ma race en toi seul est remis:
Mais le trône, ô Bourbon! ne doit point te suffire;
‘Des présents de Louis le moindre est son empire.
Nu neemt vorst Lodewijk zijn rijkskroon in de handen,
En plaatst die zélf op 't hoofd van d'erfheer zijner landen:
‘Heersch,’ zegt hij, ‘triomfeer, wees mijner waard' geächt;
In u bestaat de hoop van al mijn nageslacht,
Dan, 't zij u niet genoeg mijn' diädeem te ontfangen;
Mijn rijk is 't minst geschenk dat ik u doe erlangen;
Barbaz rend bien le ton simple et noble du texte. ‘Nu neemt Vorst Lodewijk zijn rijkskroon in de handen’. Il a senti le rapport intime entre Saint Louis et Henri IV, que le poète a exprimé par le second hémistiche du v. 26: ‘il posa lui-même la couronne sur la tête de son fils’. C'est sur ‘lui-même’ que tombe l'accent. Chez Barbaz le mot ‘zélf’ porte aussi l'accent: ‘En plaatst die zélf op 't hoofd’. A Klinkhamer et à Feitama ce détail avait échappé. Le mot ‘vainqueur’ a donné des difficultés aux trois traducteurs. Klinkhamer a mis ‘held’, pensant aux qualités qu' Henri IV a montrées. Feitama écrit ‘naneef’, mettant l'accent sur le rapport de parenté. Barbaz n'a pas vu le moyen d'employer ‘overwinnaar’, mais il a pensé aux suites de la victoire, et du couronnement, et a traduit ‘erfheer zijner landen’, ce qui n'est pas beau mais ce qui rend mieux le sens que les expressions dont se sont servis ses prédécesseurs. Quant aux deux vers suivants, Feitama et Barbaz ont voulu mettre l'accent sur ‘ma race’, comme chez Voltaire, mais le mot ‘geslacht’, ou ‘nageslacht’, mis à la fin du vers, les empêchés de traduire ‘sois en tout mon fils’ par ‘wees in alles mijn zoon’. Feitama devient affecté en écrivant: ‘neem de eer uws bloeds in acht’. Barbaz est plus heureux: ‘wees mijner waard geächt’, mais la simplicité a disparu. On sent un peu de contrainte qui disparaît au premier hémistiche du vers suivant ‘In u bestaat de hoop’. Malheureusement la détente a été trop grande, car la contrainte se transforme en négligence dans le reste du vers: ‘van al mijn nageslacht’. Le vers de Feitama: ‘In U alleen bestaat de hoop van mijn geslacht’ est incontestablement meilleur. Mais Barbaz est bien supérieur aux deux derniers vers. D'abord il rend exactement | |
[pagina 80]
| |
le sens - ce que les autres ne font pas - et puis ses vers ont été composés avec une certaine virtuosité. Ajoutez que l'usage de ‘diadeem’, et de ‘erlangen’ contribuent à rehausser le ton élevé. Ch. VII v. 71-78.
Un juge incorruptible y rassemble à ses pieds
Ces immortels esprits que son souffle a crées.
C'est cet Être infini qu'on sert et qu'on ignore:
Sous des noms différents le monde entier l'adore:
Du haut de l'empyrée, il entend nos clameurs;
Il regarde en pitié ce long amas d'erreurs,
Ces portraits insensés que l'humaine ignorance
Fait avec piété de sa sagesse immense.
Een Rechter, nooit misleid, vergaêrt'er voor zijn oog
't Onsterflijk geestendom dat hij aan 't Niet onttoog:
't Is de Eeuwige, onbekend door 't menschdom aangebeden,
En met verschil van naam gehuldigd hier beneden.
Van d'opperhemeltrans hoort hij ons smeeken aan;
Hij ziet met deerenis des waerelds blinden waan,
Hoe zij, godvruchtig dwaas, door haar uitspoorig gissen
Zich Gods alwijsheid maalt in valsche beeldtenissen.
Barbaz commence avec simplicité. Pas de mots à effet, comme ‘onkreukbaar van gemoed’, ou ‘het grondbeginsel der onsterfelijkheid’; les mots dont il se sert n'ont rien d'extraordinaire. ‘Onttoog’ est un mot qui ne s'emploie que dans le style élevé, mais pour le reste, tout est simple. Et pourtant quelle force! Et remarquez qu'il suit le texte presque mot à mot. Avec sérénité il poursuit: ‘'t Is de Eeuwige, onbekend door 't menschdom aangebeden’. ‘Sous des noms différents’, non pas ‘met honderd’ ou ‘met duizend namen’, mais tout simplement ‘met verschil van naam’. Klinkhamer écrit ‘erkend door de onderaardtsche volken’. Feitama cherche la grandeur dans ‘gekend door zijn Israël, zijn geestlijk volk, al 't menschdom!’ Rien de tout cela chez Barbaz, qui met tout court: ‘gehuldigd hier beneden!’ Il est excellent, ce traducteur, quand il écrit: ‘Van d'Opperhemeltrans hoort hij ons smeeken aan’ et, suivant Voltaire mot pour mot: ‘Hij ziet met deerenis des waerelds blinden waan!’ Aux deux derniers vers, il se permet la combinaison hardie: ‘godvruchtig dwaas’, qui rend à merveille l'idée d'‘ignorance’ et de ‘piété’. Il n'y a qu'un seul point faible dans la traduction de ce passage, c'est le second hémistische de l'avantdernier vers: ‘door haar uitsporig gissen’, qui n'est pas beau. | |
[pagina 81]
| |
Comme nous n'avons pas eu besoin de faire appel à un grand nombre de pages pour montrer les fautes et les modifications, le lecteur a à peine eu l'occasion, de se faire une idée de la traduction de Barbaz, dans les deux passages du VIIe chant, que nous avons pris tout à l'heure. Voilà pourquoi nous allons citer encore - sans commentaire - quelques passages où le talent de Barbaz apparaît dans toute sa force: Ch. I v. 183-188.
Dans ce même moment, le Dieu de l'univers,
Qui vole sur les vents, qui soulève les mers,
Ce Dieu dont la sagesse ineffable et profonde
Forme, élève et détruit les empires du monde,
De son trône enflammé, qui luit au haut des cieux,
Sur le héros français daigna baisser les yeux.
De ontzaggelijke God, die 't groot heeläl behoed,
Die op orkanen zweeft, en zeeën stuiven doet,
Die God, die, eeuwig wijs in onbeperkt regeeren,
Alle aardsche rijken vormt en weêr in 't stof doet keeren,
Sloeg uit den hemeltroon, omglansd van majesteit,
Op Frankrijks held een oog van goedertierenheid:
Ch. V v. 37-44.
Les autres, à l'Etat rendus plus nécessaires,
Ont éclairé l'Eglise, ont monté dans les chaires;
Mais, souvent enivrés de ces talents flatteurs,
Répandus dans le siècle, ils en ont pris les moeurs:
Leur sourde ambition n'ignore point les brigues;
Souvent plus d'un pays s'est plaint de leurs intrigues
Ainsi, chez les humains, par un abus fatal,
Le bien le plus parfait est la source du mal.
Vele andren waren wel méér nuttig voor de volken,
Als lichten van de Kerk, als achtbre waarheidstolken,
Doch stelden hun vernuft dikwerf te veel op prijs,
En voegden zich geheel naar 's waerelds levenswijz'.
Hun staatzucht is niet vreemd van heimelijke lagen;
Vaak moest zich menig volk van hunne list beklagen:
Dus word, daar 't menschdom licht tot misbruik overslaat,
Het meest volmaakte goed de bron van 't snoodste kwaad.
Ch. VII v. 41-48.
L'un et l'autre, à ces mots, dans un char de lumière,
Des cieux, en un moment, traversent la carrière.
| |
[pagina 82]
| |
Tels on voit dans la nuit la foudre et les éclairs
Courir d'un pôle à l'autre, et diviser les airs;
Et telle s'éleva cette nue embrasée,
Qui, dérobant aux yeux le maître d'Elysée,
Dans un céleste char, de flamme environné,
L'emporta loin des bords de ce globe étonné.
Op deze taal, voert hen een lichtkar in den hoogen,
En snelt met beiden voort door 't ruim der hemelbogen:
Zó helder kiest, bij nacht, de bliksem zich een spoor
Van de eene pool tot de andere, en klieft de nev'len dóór;
Zó glansrijk deed zich ook die gloênde wolk ontwaren,
Die, voor Elizaas oog, zijn' meester op deed varen,
En, in een hemelkar, omringd van vlammend licht,
Verr' van dees waereldkloot ontvoerde aan elks gezigt.
Ch. VII v. 49-56.
Dans le centre éclatant de ces orbes immenses,
Qui n'ont pu nous cacher leur marche et leurs distances
Luit cet astre du jour, par Dieu même allumé,
Qui tourne autour de soi sur son axe enflammé:
De lui partent sans fin des torrents de lumière;
Il donne, en ce montrant, la vie à la matière,
Et dispense les jours, les saisons, et les ans,
A des mondes divers autour de lui flottants.
In 't schittrend middenpunt dier groote hemelbollen,
Berekend door den mensch langs welke baan zij rollen,
Straalt ook die zon, wier vuur Godzelf ontstoken heeft,
En wentelt óm haar' as, dien zij van gloed omgeeft.
Een eindloos vloeijend licht word van haar uitgedreven;
Haar aanschijn geeft alöm de doode stof het leven,
En baart en dag en jaar en jaargetij' metëen
Aan 't heir der waerelden, die dobbren om haar heen.
Ch. VII v. 101-110.
‘Quelle est, disait Henri, s'interrogeant lui-même,
Quelle est de Dieu sur eux la justice suprême?
Ce Dieu les punit-il d'avoir fermé leurs yeux
Aux clartés que lui-même il plaça si loin d'eux?
Pourrait-il les juger, tel qu'un injuste maître,
Sur la loi des chrétiens, qu'ils n'avaient pu connaître?
Non, Dieu nous a créés, Dieu nous veut sauver tous:
Partout il nous instruit, partout il parle à nous;
Il grave en tous les coeurs la loi de la nature,
| |
[pagina 83]
| |
Seule à jamais la même, et seule toujours pure.
Sur cette loi, sans doute, il juge les païens;
Et si leur coeur fut juste, ils ont été chrétiens.
‘Hoe toch’, vroeg zich Bourbon, ‘kan 't heilig Opperwezen
Hun, die hier zijn gedaagd, zijn hooggericht doen vreezen?
Straft God hen, wijl hun oog gesloten was voor 't licht,
Hetgeen hij zelf onthield aan hun verblind gezicht?
Hoe! zou hij jegens hen onbillijk vonnis spreken
Naar onzer Christnen wet, die hun nooit is gebleken?
Neen! God heeft ons gevormd, en mint ons allen teêr;
Alöm duid hij zich aan, alöm blijkt ons zijn leer';
Hij doet in aller hart natuur haar wetten gronden,
Steeds onveränderlijk en eeuwig rein bevonden:
Gewis is 't volgens haar, dat hij den Heiden richt,
Die Christen is geweest, voldeed hij wél zijn' plicht’.
Ch. VII v. 207-216.
Le généreux Henri ne put cacher ses pleurs.
‘Ah, s'il est vrai, dit-il, qu'en ce séjour d'horreurs
La race des humains soit en foule engloutie,
Si les jours passagers d'une si triste vie
D'un éternel tourment sont suivis sans retour,
Ne vaudrait-il pas mieux ne voir jamais le jour?
Heureux, s'ils expiraient dans le sein de leur mère!
Ou si ce Dieu, du moins, ce grand Dieu si sévère,
A l'homme, hélas! trop libre, avait daigné ravir
Le pouvoir malheureux de lui désobéir!’
Nu stortte Henriks oog een' traan van teêr gevoel;
Hij sprak: ‘Helaas! indien aan dezen jammerpoel
Zich 't menschelijk geslacht moet zien ten prooij' gegeven,
Indien de korte loop van zulk een treurig leven
Moet worden opgevolgd door eindloos weegeklag,
Waar' 't dan niet beter dat men nimmer 't daglicht zag?
Gelukkig, zo men reeds in moeders' schoot mogt smooren,
Of zo ten minste God, gestreng in zijnen tooren,
Den al te vrijën mensch 't vermogen had ontzegd
Van hem te wederstaan in zijn onschendbaar recht!’
Et pour finir: Ch. VII v. 217-228.
‘Ne crois point, dit Louis, que ces tristes victimes
Souffrent des châtiments qui surpassent leurs crimes,
Ni que ce juste Dieu, créateur des humains,
| |
[pagina 84]
| |
Se plaise à déchirer l'ouvrage de ses mains;
Non, s'il est infini, c'est dans ses récompenses:
Prodigue de ses dons, il borne ses vengeances.
Sur la terre on le peint l'exemple des tyrans;
Mais ici c'est un père, il punit ses enfants;
Il adoucit les traits de sa main vengeresse;
Il ne sait point punir des moments de faiblesse,
Des plaisirs passagers, pleins de trouble et d'ennui,
Par des tourments affreux, éternels comme lui.’
‘Denkt niet’, zegt Lodewijk, ‘dat deze elendelingen
Zich zien te zwaar gestraft voor 't kwaad dat zij begingen,
Of dat een rechtdoend God, die 't menschdom worden deed,
Ooit welbehagen vind' in zijner schepslen leed.
Zo hij onëindig is, het is in deugdbelooning,
En hij beperkt zijn wraak, maar niet zijn gunstbetooning.
Men beeld op de aard' hem af als een' verwoed' tyran;
't Blijkt hier, dat hij alleen als vader straffen kan.
Zijn goedheid strekt altoos zijn gramschap ter verzagting;
Hij wreekt geen oogenblik van wankle pligtbetrachting,
Geen vluchtig zinvermaak, van onrust zelfs niet vrij
Door helsche foltering, die eeuwig is als hij!’
M. Valkhoff, dans un article du Nieuwe TaalgidsGa naar voetnoot1., a dit que la traduction de Barbaz est supérieure aux deux autres. A-t-il eu tort? Après ce qu'on a lu de nos trois traductions, on sera d'accord avec nous pour trouver que sa conclusion est juste. Barbaz a fort bien senti le sens du texte, et comme il était habile versificateur, sa traduction est admirable. C'est avec dextérité, avec virtuosité - si l'on veut - qu'il a rendu dans de bons vers hollandais, presque mot pour mot, les vers français. Si l'examen du poème de Klinkhamer nous a semblé une tâche ingrate, si la comparaison du poème de Feitama avec l'original nous a fatigué quelquefois, c'est avec un vif plaisir que nous avons étudié cette dernière oeuvre, qui témoigne d'une grande connaissance de la langue française, du désir de corriger le travail de deux prédécesseurs et d'enrichir la littérature néerlandaise de la traduction presque irréprochable d'un poème français qui eut un succès si éclatant. |
|