Oeuvres complètes. Tome VII. Correspondance 1670-1675
(1897)–Christiaan Huygens– Auteursrecht onbekend
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No 1942.
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aux raisons sur lesquelles Vous avez fondé Vôtre Critique, il me reste pourtant de grands doutes qui me tiennent comme en suspens, & que je ne puis m'empêcher de Vous déclarer en attendant que je sois de retour à Paris pour en avoir la solution. La plus grande difficulté que Vous m'avez opposée, a été sur ce que je suppose dans la terre des effets semblables à ceux de la pompe, ausquels je donne pour cause principale l'attraction par la crainte du vuide; & aussi que par cette ressemblance de la pompe je fais élever des eaux à toutes sortes de hauteurs, quoi que je sache bien que l'attraction n'est pas recûë à present dans la Physique non plus que la crainte du vuide, & que l'on soûtient que la pompe ne peut élever de l'eau que jusques à la hauteur de 32 ou 33 piés; surquoi Vous m'avez representé que ce n'est pas sans de bonnes raisons que l'on nie l'attraction & la crainte du vuide, & que c'est sur de bonnes experiences aussi qu'on est assuré de ce terme de l'élevation d'eau dans la pompe qui ne se fait que par la pesanteur de l'air qui pressant la surface de l'eau où est posée la pompe y fait monter cette eau, lors qu'en levant le piston on lui fait place pour y entrer, & qu'enfin elle n'y monte que jusques à ce qu'elle ait pris un équilibre avec la pesanteur de l'air, ce qu'elle fait quand elle est parvenuë à la hauteur de 32 ou 33 piés, & après quoi elle demeure en repos. Lesquelles experiences se faisant & se continuant tous les jours avec un succès toûjours pareil, il n'y a pas lieu de reclamer à l'encontre. Sur quoi je Vous dirai franchement, que je ne demeure pas tout-à-fait d'accord de ces deux propositions generales comme elles sont, non plus que des conclusions generales que l'on tire de beaucoup d'autres experiences. Car quelques experiences que l'on puisse faire, l'on ne peut s'y arrester seurement, si le jugement & les sens tout ensemble ne s'y accordent: les sens se trompent souvent quand ils agissent seuls, & le jugement se méprend aussi quelquefois si les sens ne le redressent. Les sens nous disent qu'un bâton droit mis moitié dans l'eau est rompu, & le jugement nous assure du contraire. Le jugement nous a dit jusqu'à present que l'air étoit leger, & depuis quelque temps les sens nous ont découvert qu'il est pesant, par plusieurs nouvelles experiences qui en ont été faites: mais quelles que soient toutes les experiences que l'on sçauroit faire, & quelque sujet que puissent avoir les sens & le jugement tout ensemble d'être satisfaits, je tiens que toute la consequence que l'on en peut tirer, est que la chose se fait aussi avec telles & telles machines, de | |
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telle grandeur, de telle matiere, en tel lieu, &c. sans qu'il y ait lieu d'assigner une cause plûtôt qu'une autre à l'effet qui aura été découvert par cette experience, & sans que l'on soit obligé de croire, par exemple, que l'eau qui monte dans une pompe y est plûtôt poussée par la pesanteur de l'air, qu'elle n'y est attirée par attraction, ou par la crainte du vuide. Car si je vois que cette eau, lors qu'elle est parvenue jusques à trente-deux piés d'élevation, s'arrête sans qu'on la puisse faire monter plus haut comme l'on dit, pourquoi faudrat-il que je croye que ce terme de 32 piés est celui de l'équilibre qu'elle a avec l'air, sans que je puisse croire qu'il y ait encore une autre cause de cet arrêt? Et pourquoi ne me serat-il pas permis de douter que si l'experience se faisoit avec d'autres machines, plus grandes, d'une autre proportion, & d'une autre matiere, ou autrement, la chose se feroit d'une autre sorte? Il est certain que dans la Nature, il ne se produit aucun effet par une seule cause, & qu'au contraire il n'y en a point qui n'en reconnoisse plusieurs, dont les unes sont particulieres aux choses sur lesquelles les effets se produisent, & les autres y sont étrangeres & viennent de dehors, & concourent neanmoins à la production de leurs effets. La chaleur du feu n'est pas la seule cause de l'embrasement du bois, il faut qu'il y ait dans le bois une disposition à être brûlé, il faut qu'il soit sec jusqu'à un certain degré, & il faut que ce bois soit dans un lieu & dans une distance proportionnée pour cela: il faut aussi qu'il y ait de l'air à l'entour du bois qui sera libre, & non pas reserré ou enfermé. Ainsi l'embrasement du bois aura cinq causes entre autres, toutes differentes, dont l'une est étrangere au bois, comme la chaleur du feu, l'autre lui est propre comme sa disposition naturelle à être brûlé, & les trois autres sont communes & au bois & au feu; & quoi que la chaleur du feu semble être la seule cause de l'embrasement du bois pource que l'effet lui ressemble, neanmoins il ne se feroit aucun embrasement si une seule de ces cinq causes manquoit. Par cet exemple, quand je verrai monter l'eau dans la pompe contre son inclination naturelle, il faudra bien que j'avouë que cela se fait, mais en même tems je pourrai songer qu'il y aura plusieurs causes qui contribuent à cet effet: je croirai si l'on veut que la pesanteur de l'air y agit beaucoup, rien ne m'empechera aussi de croire que la crainte du vuide y a sa part, & que si l'on y avoit bien pensé, l'on y en trouveroit beaucoup d'autres qui viendroient du côté de l'eau, des materiaux, de la forme de la machine, de sa proportion, &c. Mais de me determiner à la seule pesanteur de l'air, & d'exclure toutes autres causes il y auroit ce me semble de la temerité. Quand je verrai aussi l'empechement qui se rencontre à lever l'eau au delà des 32 piés, pourquoi génerai-je mon jugement jusques-là que d'en attribuer la cause au seul équilibre de l'air? Et pourquoi ne pourrai-je pas m'imaginer qu'il y a quelque qualité dans l'eau que je ne connois pas qui contribuë à cet enpechement, & que la machine peut pecher en proportion ou en force de materiaux? Ainsi tout ce que je pourrai conclure, si l'on veut que j'attribue la | |
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cause de cet effet au seul équilibre de l'air, sera, que cela semble vrai avec cette machine, mais de m'obliger à tirer une consequence generale, & par là faire comparaison de nos forces avec celles de tout l'univers, & de nôtre adresse & justesse avec celle dont la Nature se sert en toutes choses, & en même tems sur le foible & imparfait temoignage de mes sens tenir mon jugement en contrainte, jusques à l'empecher de raisonner & de faire les reflexions dont il est capable, c'est où je ne voi nulle apparence. L'on sait assez que les machines n'ont pas toûjours un semblable succes quand elles sont executées en grand ou en petit, & que les proportions sont également difficiles à garder en l'un & l'autre; cependant il n'y a presque que cette proportion qui produise les effets desirez. Les enfants poussent des pois avec violence dans des sarbacannes quand elles ont deux ou trois piés de longueur, & ils ne le font pas si facilement ni avec un pareil succes quand elles en ont vint-cinq ou trente; ou quand elles ne sont longues que de cinq ou six pouces. Il en est de même d'un canon ou coulevrine, qui pousseront un boulet avec grande force & fort loin, quand ils auront cette longueur de vint-cinq ou trente piés, & qui ne le feroient pas s'ils en avoient 50 ou 60, ou qu'ils n'en eussent que deux ou trois. Ce qui cause ces differences c'est que la proportion du calibre avec la longueur de ces machines n'est pas gardée. L'on peut encore donner un autre exemple pour faire voir la necessité de la proportion dans les machines. Une flûte ou tuyau d'orgue, plus il est long, plus il sonne & parle d'un ton bas, aussi est-ce en l'alongeant & en l'accourcissant que l'on l'accorde avec les autres; cependant on le pourroit faire d'une telle longueur qu'il ne rendroit aucun son, quand même on lui donneroit le vent le plus violent que l'on peut. Ce defaut ne viendroit ni de la matiere, ni de la forme de la machine, mais seulement de la proportion qui ne seroit pas gardée entre sa longueur & son calibre, parce qu'en retranchant petit à petit de cette longueur excessive, & s'approchant ainsi de la proportion qu'il doit avoir avec son calibre, il commencera à sonner un peu, puis davantage; & enfin étant parvenu à sa juste proportion il rendra un son agreable & naturel, ni trop doux ni trop fort; mais si vous continuez de l'accourcir, le son en deviendra aigu, & même à la fin il sera difficile de le faire parler. Si l'on n'avoit point fait de tuyaux d'orgue d'une longueur excessive, & qu'on se fût contenté de ce premier principe de plus ou moins long, l'on tireroit une conclusion generale qu'en alongeant un tuyau à l'infini, on lui feroit prendre un ton bas à l'infini, ce qui n'est point vrai. Il paroit donc que la proportion est absolument necessaire dans les machines pour leur faire produire les effets desirez; & il est pareillement évident que l'on ne peut pas tirer des consequences generales de beaucoup d'experiences que l'on fait, & que tout ce que l'on en peut apprendre, est seulement que ce qu'elles nous font voir, se peut faire avec les machines, les instrumens, & les materiaux dont nous nous sommes servis; & en même tems nous faire craindre qu'en les faisant | |
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avec d'autres machines & d'une autre proportion, ou avec d'autres instrumens, d'autres materiaux & d'autres circonstances, elles n'aient un autre effet. Que savons-nous si des gens d'esprit qui viendront après nous, instruits & éclairez par les choses dont nous leur aurons laissé des memoires, n'iront point au delà de ce que nous savons, autant que nous avons été au delà de ce qu'a sceu l'antiquité? Et de même que nous avons inventé un grand nombre d'instrumens pour l'Astronomie & pour les Mechaniques, ils n'en inventent aussi d'autres, ou n'ajoûtent quelque chose à la perfection de ceux que nous avons, & qu'avec ces nouveaux secours ils ne fassent des découvertes de choses à quoi nous n'aurons point pensé, & lesquelles renverseront beaucoup de maximes que nous tenons pour très-assurées? Vous-même, Monsieur, n'avez-Vous pas découvert depuis peuGa naar voetnoot3), que le Siphon quoi que placé dans un recipient vuide d'air, ne laisse pas de tirer l'eau par dessus les bords du vaisseau où est mise la plus courte de ses jambes, de même qu'il fait en plein air; & que deux plaques de metail polies, jointes ensemble, ne laissent pas de tenir l'une à l'autre dans ce même vaisseau vuide d'air; & pourtant ces deux effets sont attribuez à la pesanteur de l'air! Monsieur Paschal dans son Traité de l'équilibre des liqueursGa naar voetnoot4), ce me semble, l'assure, & designe même le poids avec lequel l'on peut faire déprendre ces deux plaques de metail selon leur volume & grandeur de superficie: & cela a été crû jusqu'à present que Vous avez fait voir qu'il doit y avoir encore d'autres raisons à considerer que celle-là dans l'effet du Siphon & de l'union & attachement des corps polis ensemble. N'a-t-on pas encore decouvert que le Mercure, qui dans un canal fermé par en haut & plongé par en bas dans d'autre Mercure, descendoit jusques à la hauteur de 27 ou 28 pouces, qui est l'équilibre qu'on dit qu'il prend avec l'air, se soûtient pourtant quelquefois jusques à la hauteur de 75 pouces: ce que Monsieur Paschal n'a point connu, n'ayant fondé toute son experience pour la pesanteur de l'air, laquelle il appelle sa grande experience, que sur cette hauteur de 27 ou 28 pouces. Tant qu'on a ignoré que cette hauteur pouvoit aller jusques à 75 pouces, l'on disoit que les 27 ou 28 pouces étoient l'équilibre du poids du Mercure avec celui de l'Air, de même que l'on dit que les 32 piês le sont de celui de l'eau avec l'air dans la pompe, dont on avoit fait une regle generale: mais à present que l'on a fait l'experience de ce Mercure, peut être d'une autre maniere & avec d'autres circonstances, l'on ne trouve plus que ce pretendu équilibre ait une regle assurée; car il ne va quelquefois que jusques à 34 pouces, d'autres à 52 d'autres à 55 & si l'on avoit fait la même chose pour l'élevation de l'eau dans la pompe, peut-être que ces 32 piés iroient jusques à cent & au delà, Mais on a eu tant de joye d'avoir trouvé que l'air est pesant, après que tant de Philosophes ont dit durant tant de siécles qu'il étoit | |
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leger, qu'on veut attribuer à cette pesanteur de l'air la plûpart des effets dont nous ignorons les causes. Il est certain qu'il y a lieu de louër beaucoup ceux qui les premiers ont fait les experiences dont nous parlons, & qui n'ont pas voulu se rapporter entierement au jugement des Anciens, & soûcrire aveuglément à leurs opinions sur beaucoup de choses: car comme l'on dit que la défiance est la mere de la sureté, ces experiences étant par maniere de dire une défiance des opinions des Anciens, il en est resulté des assurances de beaucoup de choses dont on pouvoit douter raisonnablement. Mais si ces experiences nous ont fait douter de tant de choses dont auparavant nous étions, ce nous sembloit, bien assurez, elles devroient nous mettre en de plus grands doutes sur beaucoup de choses que nous croyons presentement bien certaines, & nous faire craindre que quelque jour la posterité ne nous le rende, & ne se mocque de nôtre Philosophie de même que nous nous mocquons de celle de l'antiquité. Mais revenons a nôtre sujet, lors qu'ayant fait une ouverture à un tonneau rempli de vin ou d'une autre liqueur, ce vin ou cette liqueur ne sortent point si le vaisseau est bien fermé par tout ailleurs, l'on dit que la cause de cet évenement est la pesanteur de l'air qui pour être plus grande que celle de la liqueur enfermée dans ce vaisseau l'empeche de sortir, l'air se tenant à cette ouverture de même que si c'étoit une piece de bois, ou d'une autre matiere bien solide que l'on y auroit mise. L'on en dit autant de ce tuyau rempli de Mercure dont je viens de parler, lequel encore même qu'il soit tiré hors du Mercure où il trempe, ne laisse pas de le soûtenir suspendu en l'air jusques à la hauteur de 75 pouces. Si c'en est là la raison, il y a ce me semble de quoi s'étonner comment l'air, qui est composé d'une infinité de parties dêjointes & separées & toûjours en mouvement qui font un corps si mol & si aisé à percer, & qui cede à tout avec tant de facilité, ne céde point à la pesanteur de cette liqueur & de ce Mercure, & à leurs parties qui sont bien plus solides & qui n'obeïssent pas si facilement; & comment cette liqueur & ce Mercure qui ont beaucoup de pesanteur ne trouvent pas le moyen de percer avec leurs parties solides, & qui sont toûjours en mouvement, celles de l'air qui n'ont pas tant de solidité, & qui d'ailleurs sont si disposées à ceder & à faire place à ce qui est plus solide qu'elle. Ne devroit-il pas du moins arriver alors, ce qui arrive dans de certains verres à boire qui ont en bas une grosse boule, dans laquelle par une ouverture très-petite, le vin qu'on y fait entrer en sort quand on a mis de l'eau dans le verre, & passe au travers de toute cette eau sans qu'il se mêle avec elle, jusques à ce qu'il soit parvenu au dessus, où on le voit nager comme feroit de l'huile, pendant que l'eau prend dans cette boule la place que le vin y occupoit. Tout cela se fait par cette petite ouverture par où l'un & l'autre passent en même tems sans se mêler, l'un en montant & l'autre en descendant, comme s'ils passoient chacun par un tuyau ou canal separé, avec un acquiescement reciproque qu'ils se donnent l'un | |
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à l'autre, le plus fort donnant passage au plus foible au travers de ses parties, quoi que plus solides, afin qu'il lui fasse place & lui livre le lieu où il veut se mettre, à cause qu'il est le plus fort & le plus pesant. Si l'eau vouloit faire dans ce verre comme l'air fait à ce tonneau, & se tenir opiniatrement à l'ouverture de la boule de ce verre, le vin ne pourroit se mettre en la place de l'eau & demeureroit immobile à ce passage. Pourquoi, s'il n'étoit question que de pesanteur plus ou moins grande, l'air n'en feroit-il pas autant avec la liqueur enfermée dans ce muid, que l'eau en fait dans ce verre avec le vin de la boule, car alors l'air est plus pesant que la liqueur, de même que l'eau dans le verre est plus pesante que le vin qui est dans la boule, & pourquoi de concert ensemble l'un n'entreroit il pas dans ce tonneau au même temps que l'autre en sortiroit? L'on me pourra dire que l'air perd sa continuité dans un corps liquide, où il se met en parties rondes qu'on appelle bulles, & qu'un corps liquide fait aussi le semblable quand il est dans l'air où il se met aussi en parties rondes qu'on nomme gouttes, & que cela étant de la sorte il n'y a pas lieu d'atendre que ces deux corps ainsi divisez & entrecoupez comme ils le seroient puissent s'ajuster si bien dans cette ouverture qui est petite, qu'au même tems que l'un entreroit en bulles dans ce muid, l'autre en sortiroit en gouttes, ou bien que s'il faut que l'un entre avant que l'autre sorte, ou que l'un sorte avant que l'autre entre; il n'y a point de raison pourquoi l'un entrera avant l'autre. Mais cette raison ne satisfait pas: car si l'air & cette liqueur se divisent comme l'on vient de dire, & que cela soit la cause de cet empechement, le vin & l'eau de ce verre auroient autant de raison pour ne passer pas, puis que le vin & l'eau se divisent aussi-bien que l'air & la liqueur quand ils sont l'un dans l'autre, & d'une maniere encore plus considerable: car ils se mêlent l'un avec l'autre quand ils se touchent & cela avec une très-grande facilité, comme étant une chose qui leur est naturelle: & neanmoins l'un & l'autre dans ce passage renoncent à cette naturelle disposition à se mêler pour se conserver chacun uni à soi-même. L'air & la liqueur pourroient en faire autant l'un à l'égard de l'autre, & quitter leur disposition naturelle à devenir bulles & gouttes, de mêmes que le vin & l'eau quittent leur disposition naturelle à se mêler pour entrer dans ce muid ou pour en sortir: car l'un & l'autre peuvent s'alonger, & mettre leurs parties de suite l'une à l'autre sans interruption en une maniere très-déliée, comme quand ils passent dans des canaux étroits, & se faire l'un dans l'autre une maniere de canal dans lequel ils passeroient en même tems dans l'air & dans ce muid, comme font l'eau & le vin dans cette boule & dans ce verre. Ceux qui n'ont point connoissance de cette chose ont de la peine à la croire; & si on leur en faisoit la proposition sans en avoir l'experience prête, ils la nieroient, & la tiendroient pour absurde, à cause de l'experience qu'ils auroient, que le vin se mêle & se dissipe dans l'eau. Ce que je viens de dire me donne occasion de faire une autre remarque, qui est l'erreur, je l'ose appeller ainsi, où je voi que sont ceux qui s'attachent si fort aux experiences. Ils ne veulent rien croire si l'experience ne s'en peut faire devant | |
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eux, & cependant on n'en peut pas faire de beaucoup de choses que l'on connoit. Si ces gens-là ne sauoient point que les métaux & les pierres mêmes se peuvent fondre, & que l'eau se peut glacer; & que l'on vint leur dire que l'on peut rendre le cuivre liquide & coulant comme de l'eau, & l'eau dure & solide comme de la pierre, ils demanderoient incontinent d'en voir l'experience; & comme l'on ne pourroit pas la faire à l'égard de l'eau, (je suppose qu'il n'y eut point de glace alors avec laquelle l'on pût faire geler de l'eau) ils nieroient que l'eau se peut durcir, & l'on auroit beau leur dire qu'on auroit veu de la glace, & qu'ils sont obligez de croire au rapport des témoins suffisans; ils n'y ajoûteroient point de foi, & diroient que quand ils croient les experiences faites par d'autres, c'est qu'il ne tient qu'à eux de les verifier. Quand ils raisonnent de la sorte ils croient avoir d'autant plus de raison qu'on leur a fait l'experience de la fluidité du cuivre, par laquelle ils voient que leur maxime generale de ne rien croire sans experience est davantage confirmée; & quoi qu'ils raisonnassent apparemment bien, ils seroient pourtant dans l'erreur: mais ils ne raisonneroient pas moins bien s'ils songeoient que si l'on a pu faire l'experience du premier, c'est que l'on a eu tout ce qui étoit necessaire pour cela, & que si l'on ne l'a pu faire du second, c'est que l'on a manqué ou de materiaux, ou d'instrumens, ou de lieux propres, ou d'autres choses. Et l'on peut dire que c'est avec quelque temerité que l'on tire des experiences, les deux conclusions generales dont je viens de parler, l'une que telle chose est à cause de quelque experience qui en a été faite, l'autre que telle chose n'est pas à cause qu'il n'en a pu estre fait d'experience: car quelque bonnes & utiles que soient les experiences, il n'y a pas lieu de s'y attacher si fortement qu'on soit obligé de croire tout ce que l'on croit voir par elles, & de ne rien croire que ce qui se voit par elles, & encore moins d'en tirer des consequences par lesquelles nous deussions en assigner les causes à de certaines choses plûtot qu'à d'autres, puis qu'il est si difficile de les connoître toutes & si perilleux d'en faire le choix. Mais sur tout il faut se défier de soi-même, & craindre que l'amour de la nouveauté & celui que nous avons naturellement pour nos sentimens ne nous empeche de juger sans passion: car en s'obstinant si fort à attribuer par exemple la cause de l'élevation de l'eau dans la pompe à la seule pesanteur de l'air, sans y vouloir admettre aucune autre cause; on fait voir plus d'affectation que de jugement, & l'on donne à connoitre que tout ce que l'on fait d'experiences est plûtôt pour le prouver que pour en découvrir la verité comme j'ai dit. Quand je voudrai me mettre dans l'esprit qu'il m'est indifferent que l'eau de la pompe y monte, ou par la pesanteur de l'air ou par la crainte du vuide, ou par une autre cause, ou par toutes celles-là ensemble; je ferai comme vous avez fait, Monsieur, j'examinerai avec un esprit degagé & non prévenu toutes sortes de raisons, je ferai des experiences de toutes les manieres que je pourrai, avec toutes sortes d'instrumens, de machines & de materiaux; & dans la défiance ou je voi que je dois être d'être trompé par mes sens, par mon jugement, par ma propre foiblesse & petitesse, par celle | |
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des materiaux, & par celle des machines que je suis capable de mouvoir; je craindrai toûjours d'être trompé; plus je croirai voir clair, plus je me défierai & craindrai d'être ébloui par les choses nouvelles que je croirai découvrir qui n'avoient point été connuës auparavant: Mais si je veux passer pour celui qui aura trouvé le premier que l'air est pesant, & qui en aura donné quelque je preuves par des experiences jusques alors inconnuës; il est certain que je ferai tout ce que pourrai pour accorder toutes choses à mon dessein; & que si en travaillant j'en rencontre quelqu'une qui y soit tant soit peu contraire, je l'abandonnerai & ne voudrai pas même m'en faire l'objection, pour ne pas ruiner ma proposition ni donner la moindre atteinte à ce que j'aurai vouln établir comme premier inventeur. Quant à la seconde difficulté que Vous m'avez faite, Monsieur, qui est qu'il ne se fait point d'attraction dans la Nature par la crainte du vuide ou autrement, & que tous les mouvemens s'y font par impulsion du plus fort & du plus pesant, sur le plus foible & le plus leger; il semble d'abord que cette proposition soit plus recevable & mieux fondée: car rien ne se faisant dans la Nature par miracle, il faut que tous les mouvemens se fassent par des principes de Mechanique. Je ne laisse pas neanmoins de trouver cette proposition hardie, & de m'étonner comment l'on entreprend de parler de choses que l'on ne connoit point. Sait-on ce que c'est que fort & pesant? (car le foible & le leger ne sont que le moins fort & le moins pesant) sait-on comment le fort agit contre quelque chose? & ce que c'est que force? d'où le fort prend cette force, & surquoi il s'appuye pour pousser un moins fort que lui; seroit-ce sur un autre plus fort? cela iroit à l'infini. Saiton ce que c'est que pesanteur? comment le pesant agit sur le moins pesant? & d'où il prend sa pesanteur? ce ne peut pas être d'une autre chose plus pesante, ce seroit pareillement aller à l'infini; & nous voyons d'ailleurs que souvent les choses de plus grand volume pesent moins que celles d'un plus petit, ce qui seroit contraire aux principes de Mechanique, pource qu'un corps de petit volume donnant moins de prise sur lui pour être poussé, devroit recevoir moins de force & peser moins. Mais quand on sauroit tout cela, sait-on comment la pierre d'aimant agit quand elle fait venir à elle le fer? voit-on quelque chose qui pousse le fer avec force? ou que quelque chose de plus pesant que lui le fasse avancer? Et quand cela seroit, comment est-ce que l'aimant feroit mouvoir ce fort & ce pesant pour les faire agir, puis qu'il ne touche à rien, du moins qui soit visible ou reconnoissable par nos sens, comment cet aimant communique-t-il sa vertu attractive au fer pour en attirer d'autre comme lui? Comment le diamant, l'ambre, la gomme lacque & le soufre, & tant d'autres choses fort communes attirent-elles d'autres corps éloignez & les retiennent, & quelquefois les chassent après les avoir attirez comme font la gomme lacque & le soufre dont je viens de parler, dont est composé ce qu'on appelle cire d'Espagne? tout cela ne se fait point ce me semble par impulsion d'un plus fort, ni par le poids d'un plus pesant, du moins leur action se fait sans attouchement. Comment les odeurs se communiquent-elles? & comment les choses à qui elles | |
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ont été communiquées les communiquent-elles encore à d'autres? Comment se peut comprendre la seve qui monte aux arbres? peut-on dire que ce soit la pesanteur de l'air qui la fait monter entre l'écorce & le bois, comme dans une pompe? il faudroit pour cela qu'il y eût un reservoir de seve dans lequel seroit le pied de l'arbre; & quand bien il y en auroit, cette seve ne devroit monter que jusques à trente deux piés de haut, & il y a des arbres qui en ont plus de six-vingts. Comment est ce que l'on comprend que les vapeurs de la Terre, sans qu'il fasse aucun vent, s'élevent dans l'air qui est plus leger & plus foible qu'elles; car ces vapeurs sont de l'eau toute formée, dispersee en gouttes imperceptibles & qui ont une solidité plus grande que n'est celle de l'air puis qu'elles arrétent la lumiere du Soleil & font ombre sur la Terre, & même sont capables de recevoir la clarté & de la refléchir, & de faire voir des couleurs de même que peut faire l'eau étant en son lieu, ce que l'air ne fait point; cependant ces vapeurs, sans que cet air soit agité & même dans sa plus grande tranquilité & bonace, ne laissent pas de s'élever comme l'on voit assez souvent. Combien se fait-il de choses dans le corps des animaux qui semblent ne pouvoir être attribuées qu'à quelque puissance attractive? Après toutes ces reflexions l'on n'a point d'autre raison pour nier l'attraction par la crainte du vuide, sinon en disant, à l'égard de la crainte du vuide, qu'il est hors de propos d'admettre des aversions dans des choses inanimées qui n'en peuvent pas estre capables: à quoi je répons que ceux qui parlent ainsi ne laissent pas de dire dans l'occasion, que la vie a horreur de la mort, que le feu & l'eau sont ennemis; ils disent aussi quand ils parlent des animaux, qui au sentiment de Descartes, ne sont que des machines composées de choses inanimées incapables d'aucunes passions, qu'ils ont des amitiez & des aversions, & que les chiens aiment les hommes, que les moutons craignent les loups, les souris les chats, &c. Et à l'égard de l'attraction ils disent, qu'il n'y a nulle apparence de l'admettre dans la Nature quand on voit que cette Nature n'a ni crochets ni cordes pour attirer; & moi je dis je ne voi point aussi qu'elle ait de bras, de mains, de piés pour pousser les corps forts & les corps pesans comme elle fait. Je pourrois faire beaucoup d'autres remarques sur cette difficulté, à quoi il seroit difficile de donner une solution valable avec ces deux principes de pesanteur d'air & d'impulsion du plus fort: Ainsi je croi que je puis dire sur le premier, que les experiences ne donnent point de décisions generales, & que le plus souvent elles ne prouvent rien davantage, sinon que ce qu'elles sont voir se peut faire; & sur la seconde maxime, que les principes du mouvement n'étant pas connus il n'y a pas lieu de rejetter absolument l'attraction pour n'admettre que la seule impulsion; & que c'est beaucoup se hazarder que de décider aussi précisément que l'on fait de la cause du mouvement, & cela d'autant plus que j'ai remarqué qu'il y a des mouvemens qu'on ne peut pas vraisemblabement attribuer au fort & au pesant, puis qu'on ne voit en eux aucunes marques d'impulsion. Voila, Monsieur, à peu près ce que je pense sur ces deux difficultez, resolu | |
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neanmoins de suivre ce que Vous en ordonnerez, après que Vous Vous serez Vousmême resolu sur l'incertitude où je croi que Vous ont mis les experiences que vous avez faitez du SiphonGa naar voetnoot5), & des deux plaques de metail: Cependant à tout hazard je n'ai pas voulu aller contre ces deux maximes dans la suite de mon Traité des Fontaines; & pour ne pas même tomber dans quelque occasion de contestation, j'ai quitté les expediens que j'avois trouvez dans la ressemblance de la pompe pour soûtenir mon systeme; Je fais état de Vous presenter ce Traité après que je l'aurai revû, je suis,
Monsieur Vostre treshumble et tresobeissant serviteur Perrault. A ** le dernier de juillet 1672. |
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