Septentrion. Jaargang 33
(2004)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Le capital des capitales
Honoré δ'O, ‘Ghent compares copyright’, présenté lors du projet ‘Over the Edges’, Gand, 2000.
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Pas de singulier pour le mot langue:
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MerdeLorsqu'il arrive à des expatriés d'entrer en contact avec des Belges, ceux-ci sont souvent exclusivement francophones. Quoi que ces derniers puissent prétendre au sujet des situations | |
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linguistiques à Bruxelles, fût-ce avec le plus grand aplomb, l'image qu'ils en présentent est et demeure faussée et bancale. Celui qui ne connaît pas les deux langues n'a pas voix au chapitre en cette matière. Un jour, j'ai entendu une jeune eurocrate allemande proclamer qu'en tout état de cause la télévision flamande était de la merde. C'était littéralement le mot qu'elle utilisait. Je lui demandai quels programmes elle visait exactement. Elle n'avait jamais vu un seul programme de la télévision flamande. J'ai connu des Néerlandais qui, même après avoir vécu à Bruxelles pendant dix ans, persistaient à nier que les plaques de rue à Bruxelles soient établies en deux langues, le français et le néerlandais. Toutes ces plaques portent en effet le nom des rues dans les deux langues. Par ailleurs, tout Bruxelles est officiellement bilingue, à tous les échelons, comme le stipule la Constitution belge, et les Belges sont très scrupuleux à cet égard. Jusqu'il y a peu, Bruxelles avait même, dans le centre, une plaque de rue où l'on pouvait lire: Treurenberg Treurenberg, mais cette finesse linguistique a hélas été supprimée. Soit, si ces étrangers ne veulent pas voir, pourquoi voudraient-ils entendre? Toutefois, entendre, écouter, n'est pas chose aussi facile qu'on ne le croirait. Ainsi les Bruxellois ont une attitude profondément ancrée qui consiste à dissimuler leur langage le plus personnel, le plus strictement intime. Il s'agit littéralement d'un langage destiné à l'usage domestique, à la maison, à la cuisine, au jardin. Ce n'est pas le langage que l'on parle à l'extérieur. Sous la pression socio-financière du français tout-puissant - qui fut pendant des dizaines d'années la seule langue autorisée dans les écoles et les maisons communales -, le Bruxellois a développé une curieuse sorte de honte. Sa langue à lui n'a aucune valeur à ses yeux. ‘Qu'est-ce que j'irais faire avec mon Vloms van in 't strotche?’ (Qu'est-ce que j'irais bien faire avec mon flamand de la rue?), voilà une phrase que j'ai entendue plus d'une fois. Dans la maison en face de la mienne habitaient deux hommes âgés, des frères. Entre eux, ils n'arrêtaient pas de grommeler dans la langue ancienne. Toutefois, jamais ils ne se seraient adressés à moi dans cette langue-là. Ils ne m'ont jamais répondu en néerlandais quand je leur parlais en néerlandais, et encore moins en bruxellois lorsque je les saluais en ce dialecte. Leur réponse restait toujours invariablement courtoise: ‘B'jour m'sieur, fait beau 'jourd'hui, n'ce pas?’ Bref, la politesse superficielle courante qui rend tellement agréable le commerce quotidien entre voisins. Un jour, je fis renouveler les fenêtres de ma façade. Cela semblait les intéresser beaucoup. Ils étaient tout le temps sur le pas de leur porte, suivant et commentant l'avancement des travaux. Lorsque j'allai moi-même me rendre compte de l'état de choses depuis le trottoir d'en face, l'un d'eux s'adressa à moi: ‘Schuun, menier, schuu werk’ (C'est beau, monsieur, du joli travail), dit-il. Après des années! Je débordais de gratitude. Ils m'avaient enfin adopté. Ou avaient-ils refusé pendant tout ce temps de me parler en bruxellois parce que j'étais nettement plus jeune qu'eux? Je ne connais que trop bien ce phénomène. On fait la queue devant un guichet, derrière deux femmes d'un certain âge en train de jacasser en un bruxellois décapant - décapant, en effet, parce que c'est un langage qui respire l'humour anarchiste, absurde, la célèbre zwanze est omniprésente. L'une d'elles parle maintenant avec la jeune guichetière. En français. Toujours en français, même s'il est clair comme de l'eau de roche que la jeune préposée est | |
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La station de métro Stockel / Stokkel (Photo P. de Spiegelaere).
originaire d'un village flamand tel que Kortenberg ou Schepdaal, cela n'y change rien, c'est en français qu'on s'adresse à une personne jeune, point, c'est tout. Mes beaux-parents tenaient une épicerie dans un quartier ouvrier bruxellois. Lorsque mon épouse allait donner un coup de main à sa mère au magasin, les clients parlaient le bruxellois avec la mère, puis passaient au français pour s'adresser à la fille, toujours dans le contexte de la même conversation, alors que ces deux interlocutrices se tenaient l'une à côté de l'autre. Pourquoi? Le raisonnement était tout aussi simple que faux: l'école est francophone, donc la jeunesse parle le français, et puis il ne faut pas importuner ces jeunes avec le bruxellois, qui est tout de même voué à la disparition. Même dans les années 1950, l'école n'était plus exclusivement francophone, et aujourd'hui deux réseaux scolaires à part entière coexistent et fonctionnent l'un à côté de l'autre: l'un néerlandophone, l'autre francophone. Et le dialecte n'a pas disparu. | |
Une pagaille délicieuseLe dialecte, on le cache avec beaucoup de soin. Celui qui veut l'entendre devra vraiment y mettre un peu du sien. Il devra partir à sa recherche dans des cafés de Laeken ou de Jette, se rendra à l'un des nombreux marchés et y flânera, pénétrera indiscrètement dans un monde qui se replie sur lui-même. Moi aussi, je pensais que le dialecte bruxellois était moribond. Ayant eu la chance de fréquenter pendant huit ans un lieu privilégié, j'ai pu me rendre compte qu'il est en pleine santé et on ne peut plus vivant. Pendant huit ans, j'ai été membre, à mon plus grand plaisir, du groupe de cabaret 't Createef Complot Zonner Complexe (Le Complot créateur sans complexes). Ce groupe se produisait - et se produit toujours - en se servant exclusivement du dialecte bruxellois. Et à chaque occasion, la petite salle à l'étage du café 't Warm Water (L'Eau chaude) est comble. On ne s'y adonne aucunement à du folklore. La politique menée par l'administration communale de la ville y fait l'objet de commentaires acerbes, et des textes des grands noms de la chanson française et de la chanson néerlandaise - Georges Brassens, Jacques Brel, Léo Ferré, et le Néerlandais Robert | |
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Le quartier européen, au-dessus de la station de métro Schuman (Photo P. de Spiegelaere).
Long - y sont brillamment interprétés, mais toujours transposés dans le dialecte. Parmi le public, on voit des jeunes comme des personnes âgées; le procureur y vient aussi bien que la jeune employée du bureau de poste, et tous viennent s'y abreuver à la source de leur langue véritable. Il y a peu, un nouveau membre a rejoint le groupe, un chauffeur d'autobus. Je ne lui ai pas demandé son âge, mais il n'avait certainement pas plus de 35 ans. Et son bruxellois était au poil. Mais, se demandera le lecteur, lorsque le dialecte se dissimule, quelles langues entend-on effectivement à Bruxelles? Une population dont près de la moitié est d'origine étrangère, deux langues officielles: le français et le néerlandais, voilà qui doit faire une belle pagaille. Une pagaille délicieuse. C'est à juste titre que Stefan Hertmans écrit dans Entre villes que le Bruxellois s'exprime ‘dans une langue qui n'est pas la sienne’, qu'il se tire d'affaire ‘avec une poignée d'expressions glanées ici et là, dans la rue’Ga naar eind(1). | |
La langue de DieuLangues. A Bruxelles, le mot langue n'a pas de singulier. Aux visiteurs je propose toujours l'exercice suivant. Prenez le métro de la station Stockel / Stokkel à la station Jacques Brel, du Bruxelles nanti au Bruxelles pauvre, et comptez les langues. Vos dix doigts ne vous suffiront pas avant que vous soyez arrivé au bout du trajet. Il s'agit d'une coupe linguistique transversale où les couches linguistiques se jouxtent aussi clairement que les couches géologiques dans un profil du sol. N'oubliez jamais: la langue est liée à la classe sociale. Les langues entendues sous le sol appartiennent à des gens pauvres ou riches, sont fonction de maisons de maître, de bureaux ou de dégradation urbaine. Essayez aussi de donner un nom aux langues. Au début, ce n'est guère difficile. Le français et le néerlandais, forcément, mais aussi l'euro-allemand, l'euro-espagnol et bien sûr toute la gamme du mauvais anglais. Au-dessus de nous il y a de larges avenues et des parcs. Après la station Schuman, sous le quartier hideux qui abrite le coeur de l'Union européenne, les deux langues nationales de | |
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La station de métro Étangs noirs / Zwarte Vijvers (Photo P. de Spiegelaere).
la Belgique reprennent quelque peu le dessus, mais cela ne dure guère. Nous laissons derrière nous le quartier des ministères. Nous nous approchons de la station Étangs noirs / Zwarte Vijvers. Au-dessus de nos têtes se trouve un quartier on ne peut plus pauvre. Les voix se font de plus en plus jeunes et de plus en plus gutturales. L'arabe. Le berbère. Peu de turc; celui-ci est réservé à une autre ligne, à d'autres taudis. Les garçons et filles au teint basané qui constituent l'avenir de cette ville teintent les langues nationales de couleurs nouvelles, mais en même temps leur parler est également belge au plus haut point. Leur français n'est pas le français qui se parle en France, leur néerlandais n'est pas le néerlandais tel qu'il vit aux Pays-Bas. A tout cela de nombreuses langues sont venues s'ajouter ces dernières années. Le hongrois. Le tchèque parfois. Le roumain. Et surtout le polonais avec sa douzaine de sons sibilants. Puis il y a les langues plus difficiles à identifier. Celles-ci semblent de plus en plus nombreuses à Bruxelles, mais probablement finirons-nous, avec le temps, par acquérir le don du discernement. Ma femme et moi rentrons à la maison par le métro et nous parlons d'une connaissance, un certain Simon. Sur le banc à côté de nous, deux jeunes gens d'aspect nord-africain. Nous parlons le néerlandais. Eux, bien sûr, ne comprennent absolument rien de toute notre histoire de Simon. Ils parlent quelque chose de plus guttural encore que ne l'est notre propre langue. ‘Monsieur’, demande en français le plus maigre des deux, ‘qui est ce Simon dont vous n'arrêtez pas de parler?’ Qu'est-ce que ce gaillard peut bien attendre de nous? ‘Oui, voyez-vous, j'aimerais savoir s'il s'agit de Simon Pierre, vous savez bien, l'apôtre.’ Nous ne sommes plus étonnés, mais franchement abasourdis. ‘Oh, ce Simon est tout simplement l'une de nos connaissances’, réponds-je enfin. ‘C'est que nous sommes des chrétiens, monsieur.’ C'est Dieu pas possible!, me dis-je, voilà que les témoins de Jéhova se mettent aussi à convertir les musulmans. ‘Chez nous il y a pas mal de gens qui se disent chrétiens’, dis-je sur un ton le plus objectif possible. ‘Mais nous sommes des chrétiens assyriens’, dit alors l'autre jeune homme. ‘Nous parlons l'araméen, la langue de Jésus Christ!’ | |
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‘Aha, c'est donc dans cette langue-là qu'ont été racontées les paraboles’, s'exclame ma femme positivement surprise. ‘En effet’, jubilent nos deux interlocuteurs. ‘C'est la langue que parlait le fils de Dieu. C'est la langue que parlait Dieu lui-même.’ Notre ville peut donner l'impression d'être une véritable tour de Babel, il est un fait que certains de nos concitoyens parlent l'araméen. Lorsque s'approchera l'apocalypse, Bruxelles sera sûrement sauvé, car une poignée de pieux Bruxellois implorera le pardon de Dieu dans Sa propre langue. | |
Le langage de l'argentQue parle-t-on, et où à Bruxelles? On parle tout partout, voilà ce que je n'oserais sûrement pas dire. Même de nos jours, il existe encore indubitablement une tendance à recourir tout de suite au français dans des situations où l'on ne sait pas à l'avance quelle langue parle l'interlocuteur. Il arrive fréquemment qu'un Flamand s'entretienne pendant tout un temps en français avec un autre Flamand avant qu'ils découvrent tous deux à quel point ils sont en train de se rendre ridicules. D'un autre côté prévaut implicitement la règle selon laquelle on utilise la langue que l'on veut avec qui l'on veut. Dans les magasins, je m'en tiens à la règle assez évidente selon laquelle ‘le client est roi’. C'est-à-dire que j'y utilise presque toujours le néerlandais. Jusque dans les années 1980, toutefois, c'était loin d'être facile. Le plus souvent, c'était même carrément impossible. Soit on se faisait apostropher, soit on vous tournait en ridicule, soit on vous ignorait tout simplement. Il y avait certes des boutiquiers qui vous répondaient dans votre propre langue, mais ils étaient plutôt l'exception. Aujourd'hui, c'est le commerçant qui refuse de parler le néerlandais qui est devenu l'exception. On tombe un peu plus fréquemment sur des personnes qui ne connaissent vraiment pas cette langue. Ces gens vous prieront quelquefois de bien vouloir les excuser, soit ils vous servent un faux-fuyant spécieux - que l'on entend de plus en plus souvent! - qui fait plutôt argument de pacotille: ‘Je suis français(e)’. Comme si les Français étaient trop inintelligents pour apprendre des langues. La règle générale est la suivante: plus le magasin est cher, plus on rencontre de bilinguisme, plus on rencontre aussi du plurilinguisme. Car l'époque de la Flandre pauvre est bel et bien révolue. La Flandre, de nos jours, se range parmi les régions les plus riches de l'Europe. A Bruxelles, comme partout, on parle le langage de l'argent. Les étrangers s'étonnent parfois lorsqu'ils entendent une vendeuse ou une caissière s'exprimer en trois, quatre langues dans l'un ou l'autre supermarché bruxellois. Ces jeunes filles souvent ne se rendent même pas compte à quel point est exceptionnelle leur performance quotidienne à la caisse. Elles apportent plus à l'idée européenne que tous les commissaires européens. Elles comprennent quel est l'enjeu réel dans la capitale de l'Europe. A Bruxelles, on compte de plus en plus de familles bilingues ou polyglottes. La plupart des familles sont encore unilingues, mais leur nombre diminue à vue d'oeil. Selon les dernières | |
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La station de métro Jacques Brel (Photo P. de Spiegelaere).
enquêtes sociologiques, un peu plus de la moitié des familles sont francophones unilingues, 10% des familles exclusivement néerlandophones, 10 autres pour cent des familles utilisent le néerlandais et une autre langue, et dans 30% des familles on utilise d'autres langues, parmi lesquelles notamment le français. Les instances officielles francophones ont du mal à accepter ce nouveau multilinguisme. Ainsi le Commissaire général de la Communauté française Wallonie-Bruxelles affirme-t-il dans un document officiel que 9 Bruxellois sur 10 sont francophones. Même s'il parvenait à expulser tous les étrangers, il n'arriverait pas encore à ce chiffre. | |
Rien que des minoritésIl y a quelques années, nous nous sommes réunis, quelques Bruxellois francophones et néerlandophones, pour un échange de vues sérieux sur les problèmes auxquels était confrontée notre ville commune. Nous avons dû constater en riant que toute similitude entre les francophones de notre petite compagnie et le francophone réellement existant était purement fortuite. Aucun d'entre nous n'avait, dans son enfance, parlé le français à la maison avec ses parents. L'italien et l'espagnol, oui, et l'arabe et le yiddish. Un seul d'entre nous était bel et bien issu d'une famille francophone, mais précisément lui était un Flamand, appartenant à la bourgeoisie fortunée du secteur textile de Flandre-Occidentale. Bruxelles n'est dès lors pas une ville wallonne comportant une minorité flamande, pas plus qu'elle n'est une ville flamande où, par suite de l'arrivée de francophones, a fini par se constituer une majorité wallonne. Il y a certes eu de nouveaux habitants venant de toutes les régions du pays, mais la plus grande partie provenait de Flandre. Aucun historien de bonne foi ne doute encore que dans l'actuelle région bruxelloise la langue de l'écrasante majorité était le brabançon - c'est-à-dire un dialecte néerlandais, - jusqu'au xixe, et selon d'aucuns jusqu'au xxe siècle. Voilà pour ce qui concerne l'histoire. Les perspectives pour Bruxelles sur le plan linguistique me semblent extraordinairement attrayantes: Bruxelles devient une ville composée uniquement de minorités. C'est d'ailleurs déjà en grande partie le cas aujourd'hui. | |
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Vous ne m'entendrez certes pas dire qu'il n'y ait pas de problèmes linguistiques. Je signale les deux domaines où ils se posent de la manière la plus flagrante: l'hôpital et l'école. Dans les hôpitaux publics de la région bruxelloise, 15% des médecins connaissent le néerlandais et 30% des patients sont néerlandophones. Dans les cliniques privées, la situation est variable; elle peut y être meilleure, mais aussi bien pire. Selon l'interprétation des francophones, la législation linguistique, qui stipule que les personnes entrant en contact avec le public doivent être bilingues, ne serait pas applicable aux cliniques privées. Il y a du personnel médical et infirmier qui fait vraiment de son mieux, il y a des cliniques qui disposent de nombreux interprètes, car le problème ne se limite plus du tout à cette seule et unique langue néerlandaise. Il n'en reste pas moins que je trouve parfaitement injustifié que dans une ville comme Bruxelles le portier de l'hôpital soit bilingue, mais pas le médecin. Celui-ci n'a aucune excuse. Celui qui est capable d'étudier pendant sept ans et plus les matières les plus difficiles est parfaitement à même d'apprendre à pratiquer une langue en plus. Il y a suffisamment d'exemples d'enfants qui, à la clinique, demandent des nouvelles de leur maman et qu' ‘on ne comprend pas’. Le médecin qui trouve normales des situations de ce genre est indigne de sa profession. Il s'agit tout de même de quelque chose de tout à fait élémentaire: essayez un peu d'expliquer où et à quel point vous souffrez dans une langue qui n'est pas la vôtre. Une vache sur le point de vêler n'est pas non plus capable d'expliquer sa détresse au vétérinaire. L'école a été pendant très longtemps le premier instrument de francisation par excellence de Bruxelles. Cette époque est révolue. Menant des campagnes publicitaires bilingues, l'enseignement néerlandophone a réussi à attirer nombre d'enfants francophones et d'enfants issus de familles bilingues, qui précédemment auraient été irrémédiablement francisés. Et l'épicier marocain qui dit: ‘Il faut être de son temps’ et inscrit sa fille dans une école flamande de bonnes soeurs n'est plus du tout une exception. L'affluence y est même tellement importante qu'elle pose des problèmes. Dans certaines classes, le premier jour de l'année scolaire, on cherchera en vain un enfant qui parle le néerlandais. Nombre de parents belges francophones s'étonnent voire se rebiffent devant le fait que le personnel enseignant parle le néerlandais lors de soirées de rencontre et de discussion. Ils estiment alors que les enseignants adoptent une attitude empreinte de fanatisme. Il y a l'encadrement, il y a des professeurs chargés d'enseignement de soutien, il y a des cours de langue supplémentaires, mais la tâche n'est pas simple. Le groupe d'enfants ne parlant pas le néerlandais à la maison, par exemple, est généralement tout sauf homogène: des Marocains, des Turcs, des Sénégalais, des Libanais, des Polonais, des Latino-Américains, etc. Et le néerlandais est en général un élément totalement inexistant dans le contexte familial d'un enfant allophone. A l'école, ces enfants-là ne doivent pas apprendre des aspects nouveaux de leur langue maternelle, ils doivent s'appliquer à apprendre et à maîtriser effectivement le néerlandais en tant que langue étrangère. Il y a des écoles à problèmes où l'on parvient à atteindre un niveau tout à fait convenable, y compris pour le néerlandais. Il y en a où cela échoue. Tout dépend des efforts et de la créativité des enseignants. | |
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De plus en plus de Bruxellois commencent à considérer le multilinguisme non comme un problème, mais comme un défi intéressant, comme une possibilité positive, voire comme un plaisir. Et ce à tous les échelons. Le prestigieux KunstenFESTIVALdesArts cultive la coopération entre des artistes des deux langues nationales et invite des théâtres d'avant-garde du monde entier, de Pékin, de Buenos Aires, de Téhéran, à se produire à Bruxelles. Le quotidien parisien Libération voit dans ce festival un exemple à suivre pour la France. Mais il y a aussi mon ‘Bonjour’ quotidien auquel mon voisin francophone répond invariablement ‘Goedendag’. De la simple courtoisie au jour le jour, et aussi cette idée partagée mais jamais explicitement formulée que le bilinguisme est somme toute quelque chose de sympathique. Et il y a la boulangère dans ma rue, originaire de la Wallonie profonde mais qui s'efforce toujours de parler un semblant de néerlandais avec moi. Bruxelles est ce qu'il est et le restera du fait que des boulangères wallonnes, par pure gentillesse, écorchent ma langue à moi, du fait que des gens simples non seulement disent et redisent jour après jour: Nous devons nous supporter les uns les autres, mais: Nous voulons nous accommoder les uns des autres.
Geert van Istendael Essayiste - poète - romancier. Adresse: Kruisdagenlaan 58, B-1200 Brussel. Traduit du néerlandais par Willy Devos. |