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La Meuse en bateau ivre
Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs:
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.
Arthur Rimbaud, Le Bateau ivre
Adroite du chemin, le panneau signale: Ligne de Partage des Eaux. A droite, toute l'eau du plateau de Langres coule vers la Méditerranée, à gauche, vers l'océan Atlantique, la Manche et la mer du Nord. Et en ce mois de mars 2001, l'eau ne manque pas sur ce haut plateau, immense éponge gorgée. Les sources d'eau chaude de Bourbonneles-Bains sont toutes proches. Plus au nord on trouve Vittel et Contrexéville, et Grand, le sanctuaire celte consacré à Grannus, le dieu de l'eau guérisseuse, que les Romains identifièrent à Apollon. Mais mon objectif était Pouilly-en-Bassigny. Chose curieuse, il n'y a de peint dans ce village abandonné des Vosges (département de la Haute-Marne) que le monument aux morts des deux guerres mondiales, sur la place Verdun: je compte seize morts pour la première, deux pour la seconde. Le village lui-même paraît abandonné comme un village des Balkans où s'avancent les blindés d'une armée indéterminée. Fermes en irréversible décrépitude, fenêtres aveuglées de planches clouées.
Dans une prairie marécageuse en dehors du village, une pierre délitée se dresse entre les chevaux de labour qui paissent. Je franchis le barbelé et, m'enfonçant dans une suceuse boue, je me fraie un chemin vers la source de la Meuse. La pierre proclame: LA MEUSE FONTAINE. De retour au village, le seul homme dans la rue s'avère être le maire. Ai-je vu la source? L'officielle - | |
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Une des sources de la Meuse (Photo L. Devoldere).
La vallée de la Meuse inondée, printemps 2001 (Photo L. Devoldere).
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car située un peu plus haut - se trouve toutefois de l'autre côté du village. Il y a un écriteau depuis qu'un abbé de Flémalle s'y rendit en promenade dans les années 60 et convainquit les autochtones qu'un petit mille kilomètres plus loin cet insignifiant filet d'eau qui a décidé de couler plein nord forme un delta impressionnant doté du plus grand port du monde. Pouilly même n'a plus ni curé, ni poste, ni école, ni magasin.
Au-dessus de la source officielle, nantie d'une table de pique-nique, se déploie un arc en ciel. Le soleil brille et il pleuvine: cette incongruité fait dire chez nous que c'est kermesse en enfer. Je décide d'y voir un heureux présage pour ce voyage de source à embouchure. En un fraternel voisinage, la plaque commémorative rassemble les devises nationales: ‘Liberté-Égalité-Fraternité’ flanquées de faisceaux romains, ‘L'Union fait la Force’ et ‘Je Maintiendrai’. L'eau est d'un brun fangeux. Elle s'éloigne dans une rigole, laquelle disparaît plus loin dans un tuyau qui s'enfonce sous le village. Quand je la retrouve au-delà, elle s'est déjà grossie d'autres apports. Au premier pont à franchir la Meuse, une petite cascade (la source de la prairie marécageuse?) se jette dans l'eau qui file. Une plaque désagrégée se refuse à la lecture. A Malroy, je me tiens sur le second pont qui domine le puissant ruisseau que la Meuse est déjà ici, avec le renfort d'un affluent. A Meuse, sur le troisième pont à enjamber le fleuve - je renonce dorénavant à compter - le Bar-Hôtel-Restaurant ‘Aux sources de la Meuse’ essaie encore de tirer profit de ce qui n'est encore qu'une promesse.
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Meuse rugueuse
A Audeloncourt, un chemin inondé me barre la route pour la première fois, et à Levécourt un terrain de foot disparaît dans la Meuse. Avant Bourmont, pour la première fois, je vois en bas dans la vallée la Meuse qui sinue de tout son long entre les maigres cimes, luisant dans la lumière d'après-midi, au milieu d'immenses flaques d'eau. Et c'est ainsi que je roule à gauche et à droite de la Meuse, qui, jeune et impétueuse, se fraye un chemin vers le nord parmi les chevaux en pâture. A Goncourt, une camionnette sur la place du marché porte au flanc Aux Prix des Goncourt Alimentation. On voudrait bien savoir ce que les frères à l'impitoyable sarcasme en auraient pensé.
L'hôtel de Neufchâteau a les pieds dans le Mouzon en crue qui se jette ici dans la Meuse. Sur la place Jeanne d'Arc, bordée de maisons bourgeoises et d'hôtels particuliers, éclairée par des réverbères, je vois la première statue de la vierge-vestale.
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Jehanne Androgyne
Me revoilà dans la vallée au-dessus d'une Meuse toujours en crue. L'eau tombe à seaux des nues. Dans mon dos, la laide basilique fin xixe du Bois-Chenu, élevée à l'endroit où Jeanne d'Arc entendit les voix de l'archange Michel et des saintes Catherine et Marguerite. Devant moi, sur l'esplanade, les statues massives du père et de la mère de la Pucelle. A côté, je crois distinguer
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Une écluse en Ardennes (Photo L. Devoldere).
Jeanne en propre personne, bottée, harnachée et l'épée au poing, mais non c'est un Michel sensuel, ce qui prouve à quel point la Pucelle elle-même est androgyne. Un kilomètre plus loin, Domrémy et la maison natale de Jehanne. Dans l'église, les fonts baptismaux sur lesquels on la tint. Parmi les nombreux ex-voto, ‘Reconnaissance pour l'arrêt des Allemands en Lorraine’ donne le ton: la sainte est devenue une héroïne, une icône de la France même, comme la Marianne républicaine en est une - en version plus gironde -. Jeanne est tout à la fois Vierge et Pallas Athena, jaillie du cerveau de Zeus, armée de pied en cap.
Le récit est connu. Une fille des confins du royaume de France - la rive droite de la Meuse
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appartient au duché de Lorraine et dépend du Saint-Empire - contraint de subir à ses côtés Anglais et Bourguignons, entend des voix qui l'appellent à sauver la France. La France n'est encore qu'une idée. La nation en devenir a besoin d'un ancrage transcendant, un roi donc, qui doit être couronné à Reims comme Clovis. Et l'impossible arrive: une hystérique de dix-sept ans va lever et animer une armée, faire couronner un roi, se battre, vaincre et essuyer la défaite, être blessée, être capturée, livrée et jugée et braver tout le monde, jusqu'à ce l'affaiblissement de son corps la force à capituler - mais elle ne tarde pas à se reprendre, elle remet des habits d'homme - et on la déclare relapse: elle retombe, mais les yeux ouverts cette fois, ce qui aggrave son cas aux yeux de ses juges et rend la sentence inéluctable. Elle disparaît dans les flammes et entre dans l'histoire. En l'an 2001, je lis dans l'église de Domrémy près de ses fonts baptismaux dans le livre d'or: ‘A quand le retour de la monarchie? Ras le bol de la démocratie’; ‘Vive le Roy, Vive le Royaume de France’; ‘Merci Jeanne d'avoir ramené le Roy en France. Revenez vite’; ‘La République nous a envahit (sic)’; ‘Priez pour les familles de France, qu'elles restent chrétiennes’; ‘Je suis le descendant d'Étienne de Vignelles, le compagnon de bataille de Jeanne’; ‘You have inspired me, Kenneth, Denver, Colorado’.
Hors de Domrémy, une vieille borne-frontière m'indique que je quitte le département des Vosges pour entrer dans celui de la Meuse. A Vaucouleurs, ‘la cité qui arma Jeanne d'Arc’, la vallée est sous les eaux tandis que Sting chante à la radio Message in a Bottle. Des arbres se dressent solitaires dans l'eau comme des soldats abandonnés à leur sort. Dans les cimes pendent des boules de gui comme des boulets de canon qui se seraient fait un nid.
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Champs d'horreur
Passé Troussey, la Meuse, qui a envahi la chaussée, me contrecarre à nouveau. Me voilà contraint à un détour et je vois l'étroit canal de la Marne au Rhin enjamber la Meuse dans un aqueduc. Un peu plus loin, le canal de l'Est se met à longer la Meuse pour la corriger et la garder. A partir d'ici, il me faudra compter avec deux voies d'eau, qui parfois se fondent l'une dans l'autre et s'appellent alors Meuse canalisée, pour reprendre ensuite leur propre chemin, l'une sauvage et l'autre domptée.
A Commercy, je me console avec le gâteau Proustien, improvisé par Madeleine, la soubrette du roi de Pologne déchu, Stanislas, qui reçut la ville de Louis XV en 1744. Le gâteau dodu, fabrication artisanale, me fond sur la langue sans toutefois faire resurgir en moi tout un univers. A la sortie de St-Mihiel, apparaissent les premières falaises enserrant la Meuse. Une mer de croix blanches - la première Nécropole nationale - descend de la colline à la rivière. Verdun approche. ‘La Meuse porte batteau (sic) depuis Verdun’ affirme une ancienne chronique. La Meuse traverse sa première ville de quelque importance, célèbre par son traité de 843, par lequel les petits-fils de Charlemagne se partagèrent l'empire. Verdun fut attribuée à Lothaire, et c'est ainsi que naquit la Lotharingie qui deviendra plus tard la Lorraine, pomme de discorde entre la France et l'Allemagne jusqu'en 1984, date à laquelle Mitterrand et Kohl se tinrent ici, main dans la main.
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Je gagne, à travers un rideau de pluie, la rive droite, et me dirige vers les champs de bataille le long de villages disparus, de monuments commémoratifs, de canons, de tables de pique-nique, de lieux de mémoire abandonnés, pour aboutir à l'ossuaire de Douaumont: un sous-marin atomique échoué sur la colline avec une tour qui ressemble à une fusée, à un pénis. Ossements de cent trente mille morts non identifiés. Tout autour, une mer de croix. Entre chien et loup, dans cette pluie chassée par le vent, le fort de Douaumont semble être au bout du monde. Une voiture allemande stationne sur le parking vide, mais je ne verrai personne près du fort fermé où sept cents soldats allemands furent enterrés par une explosion. Les cloches de l'ossuaire carillonnent par-dessus ce lieu insensé. Il me faut m'en aller d'ici.
A Consenvoye, je m'arrête près du premier cimetière allemand que je trouve le long de la Meuse. La bagatelle de onze mille morts. Les chiffres se font abstraits. Sur une pente qui descend vers le fleuve, les croix noires se dressent dans l'herbe entre les arbres. De-ci de-là, une pierre trahit un juif allemand, mort pour la Patrie, das Vaterland. Les cimetières allemands sont sobres, les saisons peuvent y accomplir leur besogne. Ce sont les cimetières des perdants, et donc les plus honnêtes, car à la guerre chacun est perdant. A Dun-sur-Meuse, j'en ai assez. Le parapet du pont sur la Meuse a été construit par la cinquième division américaine, qui passa ici le fleuve à l'automne 1918, et, l'arme au poing, établit une tête de pont sur la rive droite.
Je troque le département de la Meuse pour celui des Ardennes. Sedan nous rappelle après Verdun que la Meuse n'a pas sauvé la France en 1870, pas plus qu'en 1940, les blindés allemands ayant percé ici les lignes françaises. J'abandonne la Maison de la dernière cartouche près de son mât aux couleurs; le Château fort, le plus grand d'Europe, surgit au-dessus de la ville, mais j'ai mon content de guerres. Le temps est venu de la poésie.
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Fuyons! Fuyons!
A Pont-à-Bar, entre Sedan et Charleville-Mézières, m'attend un bateau qui doit m'amener à Namur. Je retrouve Manuel, avec qui j'ai déjà descendu l'Escaut. C'est un soir de mai que l'Ajonc s'amarre auprès du Vieux moulin à Charleville, près de la maison où Arthur Rimbaud écrivit Le Bateau ivre. Sur l'autre rive se dresse le Mont Olympe qu'on peut maintenant atteindre par une passerelle de fer sur laquelle des amateurs de jogging hissent leur corps. J'ai encore une maison natale à voir - ‘France Loisirs’ en occupe maintenant le rez-de-chaussée -, une tombe, l'ancien collège du brillant élève, le buste sur la place de la Gare, avec les ‘bourgeois poussifs qu'étranglent les chaleurs’, étrillés dans ses vers.
Bien sûr, il faut visiter la place Ducale, qui servit de modèle à la place des Vosges parisienne. Les arcades donnent un soupçon de désinvolture méridionale à cette place, tout comme la ville voulue par Charles de Gonzague, en contrepoids à la ville de garnison et à la place forte de Mézières. Les deux villes se sont confondues depuis. La Meuse y décrit maintenant trois méandres. J'essaie de comprendre Rimbaud qui haïssait cette ville, ‘supérieurement idiote entre les petites villes de province’. Je n'y rencontre que des gens aimables, serviables. Mais, après neuf
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heures, la ville paraît abandonnée. A l'Institut des marionnettes, le rideau s'ouvre pour un spectacle de soixante secondes: en dansant, tous les poissons du Rhin apportent sur la berge le corps de Renaud, l'un des quatre fils Aymon, assassiné à Cologne, tandis que deux anges chantent l'office des Morts.
Depuis le bateau, je vois ce soir le Mont Olympe s'assombrir. L'eau de la Meuse coule à mes pieds sans discontinuer. Je comprends soudain Rimbaud, qui n'avait pas encore vu la mer quand il écrivit Le Bateau ivre. Bien sûr le poème se voulait un programme, une preuve de virtuosité destinée à conquérir les milieux littéraires parisiens, mais il était aussi un adolescent debout sur la rive d'un fleuve, et qui pensait à des ports, à Rotterdam et au large monde: il confiait ses désirs au flot pour qu'il les mène à la mer. Fuyons! Fuyons!
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Un balcon en forêt
Le matin suivant, notre bateau jouxte la forêt des Ardennes, les restes d'une forêt mythique qui s'étendit un jour de la mer du Nord à Constantinople. Cette forêt conserve jalousement ses légendes des quatre fils Aymon, ses croisades et ses nobles dames infidèles, ses châteaux et ses citadelles. Il fut un temps où les fils Aymon chevauchaient sans repos le légendaire destrier Bayard, franchissant fleuve et vallées, en fuite devant la colère de Charlemagne. Çà et là, le fier coursier laissa la trace de ses immenses sabots. Près de Dinant, il fendit le rocher du bord de Meuse, près de Liège, il échappa miraculeusement à la noyade quand l'empereur le fit jeter dans le fleuve, une meule au cou: Bayard escalada la rive opposée et disparut pour toujours au galop dans les forêts infinies des Ardennes. De nos jours, au-dessus de Bogny-sur-Meuse, on peut voir les quatre fils Aymon pétrifiés: quatre pitons rocheux sur la croupe d'une colline qui leur sert de cheval.
La vallée de la Meuse vit Godefroy de Bouillon de Monthermé, confluent de la Semois et de la Meuse, s'élancer vers Verdun, Constantinople, Antioche et Jérusalem. Hodierne, Berthe et Iges virent également leurs époux partir pour la croisade au cours de leur nuit de noces. Sept ans durant, elles attendirent en vain, jusqu'à ce que l'infidélité les transforme en pitons rocheux: les ‘Dames de Meuse’.
Les géologues savent pourquoi la Meuse s'est, contre toute logique, frayé un chemin à travers le massif des Ardennes: c'est tout simplement qu'elle ne l'a pas fait. Il y a des milliers d'années, la Meuse serpentait au beau milieu d'une plaine. Puis un plissement généra le massif des Ardennes: le fleuve dut creuser son lit à mesure. Les méandres demeurèrent. A Fepin, les diverses strates de la roche montrent que la mer arriva un jour jusqu'ici.
Le bateau glisse à travers ce pli oublié de France qui pointe sa langue au coeur de la Belgique. Dans les villages, les hommes et les maisons à paraboles ont recherché le bord de l'eau, car là-haut sur les collines règne partout une forêt compacte. Sous la légère brume du matin, la fraîche verdure printanière, réfléchie par la Meuse, rivalise avec le vert sombre des forêts. Çà et là apparaissent timidement les ajoncs et les fougères que Julien Gracq évoque dans le voyage en train qui ouvre Un balcon en forêt.
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La Meuse en Ardennes (Photo M. Rodrigues).
A Monthermé, nous amarrons pour regarder la petite ville accolée au méandre majestueusement déployé. Au pont sur la Meuse, je lis que les troupes coloniales françaises se sacrifièrent ici, le 13 mai 1940, pour arrêter les blindés allemands.
A Laifour nous amarrons pour déjeuner. Ici tout s'accorde parfaitement: le silence, la baguette, le Saumur, la terrine de sanglier, les ajoncs, le petit train jaune et rouge qui trépide sur le pont de chemin de fer et ajoute du silence au silence. Le Château Margaux s'établit à nos côtés. Sur la péniche transformée, les seuls passagers sont un homme et une femme de Wépion, près de Namur. Les enfants ont quitté la maison; eux se rendent à Paris. La femme fête aujourd'hui son anniversaire. A l'écluse précédente, ils ont acheté pour 40 francs français une perche à un pêcheur. Une demi-heure à peine après sa mort, sur l'herbe, voilà le poisson écorché d'une main experte par l'homme. Nous partageons notre vin, trinquons aux années, à la fidélité conjugale et agitons
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la main à l'intention de Néerlandais qui passent sans comprendre, dans leurs yachts en route pour la Méditerranée. Pour l'instant, nous n'allons nulle part, nous sommes immobiles au bord du fleuve. Cela aussi c'est nécessaire au cours de voyages comme celui-ci. Retenez l'endroit. Notre ‘balcon en forêt’, c'était Laifour, près des Dames de Meuse, où la rivière était boudeuse et rieuse.
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‘O saisons, O châteaux’
Dans le dernier méandre avant la frontière belge se dresse la centrale atomique de Chooz. Un souterrain d'un kilomètre de long qui draine tout le trafic, coupe le méandre, si bien que je ne vois de la centrale que les traînées de fumée, et, sorti du tunnel navigable, les immenses tours de refroidissement, ces nouveaux fortins des nations qui ont relégué leur approvisionnement énergétique à leurs frontières. A Givet, le fort de Charlemont garde une frontière qui n'existe plus guère. Charles Quint le fit bâtir contre la France, Vauban le remania, et, après Waterloo, le corps d'armée de Grouchy tint longtemps ici contre les Prussiens. L'arrière-garde de Grouchy avait admirablement défendu la retraite du corps d'armée. ‘O saisons, O châteaux / Quelle âme est sans défauts?’
Au château d'Hierges, les Dames de Meuse renoncèrent à leur vertu; Godefroy de Bouillon en partance pour Jérusalem abandonna son fort de Bouillon. Il y a les citadelles de Namur, de Dinant et d'Huy, construites sous leur forme actuelle par les Néerlandais après 1815. Il y a les ruines du château de Crèvecoeur, à Bouvignes, passé Dinant, mis à sac en 1554 par Henri II; celui de Poilvache à Houx, dont la légende attribue la construction aux fils Aymon et qui fut détruit par les Liégeois en 1430. Mais avant Dinant, à Freyr, la culture a rendu hommage à la nature: les jardins français du château fléchissent ici le genou devant l'ensemble de roches sauvages de l'autre rive de la Meuse, la géométrie répond ici au rocher à l'état sauvage et romantique.
Depuis, nous avons passé une frontière et un poste de douane désert. Écluses et bateaux se font plus grands, les maisons et les petites villas du bord de l'eau semblent élevées à plus de frais. A Anseremme, au confluent de la Meuse et de la Lesse, je salue la colonie d'artistes qui, de 1868 à 1888, y passa l'été, peignant, blaguant, flirtant et faisant du canoë. Entre autres, le Namurois Félicien Rops, président du Cercle nautique de Sambre et Meuse, qui avait choisi ‘Luctor et emergo’ comme devise pour son club de rameurs.
A Dinant, nous amarrons au centre-ville. Le rocher qui porte la citadelle, perdit en 1995 un morceau de 450 tonnes. Une inscription signale fièrement que le rocher est désormais bétonné. Filets et chevilles de fer doivent maintenir la falaise en place. Il n'a fallu que le temps d'un souper au bord de l'eau, pour raser de fond en comble une maison sur l'autre rive.
Entre Dinant et Namur, la Meuse est bordée de petites villas plus ou moins coquettes, avec leurs terrasses et leurs vérandas ouvertes sur le fleuve, aménagées pour la plaisance et le loisir. Le train roule sur une ligne électrifiée le long de l'eau; dominant de haut la Meuse, un sanatorium se penche. Dave, avec son île où des chaises blanches attendent l'été, je la déclare la plus charmante localité riveraine de la Meuse belge. A Wépion, une petite villa à balustrades faites de troncs
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Freyr, avec château et jardins français (Photo J. Houttekier).
Les Moulins de la Meuse à Beez (Photo J. Houttekier).
Marche-les-Dames (Photo J. Houttekier).
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d'arbres obtient mon prix d'originalité. Et puis à gauche glisse le casino de Namur, à droite le logement de fonction - ‘L'Élysette’ - du ministre-président de la Région wallonne, et, juste en face, le Parlement wallon, dans l'ancien Hospice Saint-Gilles: Namur est la capitale de la Wallonie, choix judicieux et logique d'une ville située au centre de la région, le long de la colonne vertébrale constituée par la Sambre et la Meuse, entre les grandes villes de Charleroi et de Liège.
Au pied de la citadelle, au Grognon, où confluent la Sambre et la Meuse, je prends congé de l'Ajonc et de Manuel, son fidèle batelier.
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‘La Meuse? Merci bien! Je l'ai déjà vue à Charleville’
Au même endroit, je vois une semaine plus tard approcher le Libertas, le bateau-école de la section batellerie de l'École polytechnique de Huy. Je puis partager le voyage en deux étapes vers Liège de cette péniche aménagée, dotée de tous les équipements de navigation dernier cri. Enfin la Meuse reçoit un sérieux affluent qui doit lui faire oublier la Moselle perdue. La Sambre l'emmène vers l'est. Cette rivière amène le trafic du bassin minier hennuyer et de Paris. Sous un pont de la presqu'île, un relief représentant deux nymphes qui s'élancent l'une vers l'autre en dansant, célèbre leur réunion.
A Beez, passé le haut viaduc de l'autoroute Bruxelles-Luxembourg, nous longeons les Moulins de la Meuse, minoterie néogothique monumentale, qui héberge maintenant les Archives de la Wallonie, le Musée de la Meuse et le Cabinet du vice-président du Gouvernement wallon. Au chantier naval un peu plus loin, on s'affaire à la construction d'un gigantesque navire de croisière destinée au tourisme fluvial sur le Rhin. Les derniers rochers, le dernier morceau de nature, avant que l'industrie ne commence, nous les voyons à Marche-les-Dames. Un grand A jonche l'herbe depuis que le roi Albert Ier y dévissa en 1934. Son corps fut transporté au petit château sur l'autre rive. Mon batelier m'indique les survêtements bigarrés collés à la paroi. Un alpiniste accidenté n'en a encore jamais écarté un autre des parois rocheuses.
A Wanze, la Sucrerie essaie de se défaire de son ancienne peau, pour resurgir en usine neuve. Le nouveau bureau vitré adhère encore à l'usine délabrée. Nous passons sous le premier pont haubané à franchir audacieusement la Meuse, le pont Père Pire qui d'une large inflexion franchit la Meuse et la voie ferrée, et qui parfois - dit-on ici - chante comme une lyre, quand le vent fait vibrer les câbles. Et voici qu'apparaît la sobre citadelle grise de Huy - pur produit du réalisme néerlandais -, et, derrière, les tours de refroidissement de Tihange, ‘fabrique de nuages’ selon la petite-fille de mon capitaine. Huy est le bastion avancé de la principauté épiscopale de Liège, la vraie forteresse de Liège, dont le site presque inexpugnable lui valait d'être le refuge ordinaire des princes. La ville a été une trentaine de fois assiégée et mise à sac. Des quatre merveilles de la ville, li pontia (le pont), li rondia (la rosace de la collégiale), li bassinia (la fontaine de la Grand-Place), li tchestia (le château), seules la fontaine et la rosace subsistèrent sous leur forme originelle. Je passe la nuit à l'Hôtel du Fort, près de ce qui est aujourd'hui le plus beau pont de Huy, mon li pontia où un unique train de marchandises par jour franchit les trois arches de pierre. Le jour suivant, les tours
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Le château d'Aigremont (Photo J. Houttekier).
de refroidissement de Tihange donnent le ton du trajet Huy-Liège. Le Port autonome de Liège occupe les quais, le trafic fluvial augmente, des pousseurs propulsent des chalands rouillés. A Aigremont, un château se perche encore sur un rocher, mais, après, l'industrie l'emporte définitivement avec ses grues et ses passerelles sur la Meuse. Les usines sidérurgiques - villes tentaculaires! - de John Cockerill qui ravirent Victor Hugo dans une diligence en route pour Liège, ont cherché protection auprès de celles du bassin de la Sambre, et font désormais partie du géant français de l'acier Usinor. La cristallerie de Val Saint-Lambert glisse devant nous, puis le terrain de football du Standard de Liège.
A Liège, d'un entrechat, un pont haubané plus beau encore enlève l'autoroute vers Luxembourg par-dessus la Meuse. Juste derrière, à grand renfort de rutilantes statues, le pont de Fragnée tente de rivaliser avec le pont Alexandre de Paris.
Et c'est ainsi que je pénètre dans cette ville, la première des bords de la Meuse à avoir de l'allure; elle a invraisemblablement grandi en un lieu où un évêque de Tongres, qui résidait habituellement à Maastricht, fut assassiné. Je donne tort à Verlaine: après une conférence, alors qu'on lui proposait une promenade sur les bords de la Meuse, il avait rétorqué: ‘La Meuse? Merci bien! Je l'ai déjà vue à Charleville’. J'escalade la Montagne de Bueren pour gagner la citadelle, remplacée par un hôpital: 374 marches, creusées en 1880 pour ramener à la citadelle, sans estaminets sur leur route, les soldats de la garnison. Les Liégeois parlent des ‘sî cints grés’, 600 marches, une pour chacun des Franchimontois qui, en 1468, lors du siège de Liège, auraient escaladé ici la citadelle pour amener Charles le Téméraire à de meilleurs sentiments. Une tentative désespérée qui n'aboutit à rien hormis à 600 héros morts, et qui du reste n'a pas non plus eu lieu ici - mais laissons-nous aller à rêver un peu, à exagérer un peu dans cette ville de l'exagération généreuse. Juché sur le belvédère, je vois la Meuse décrire une large courbe entre une mer de maisons. Je comprends maintenant pourquoi la Wallonie a choisi Namur comme capitale: Liège est une république par trop dominante, par trop farouche.
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La Meuse descend
Quelques jours plus tard, je me tiens un beau soir sur un quai désert du canal Albert à Vivegnis, aux portes de Liège, à attendre le Frama, une péniche hollandaise de quatre-vingts mètres, partie charger des pierres à Beez à destination de Rotterdam. Jusqu'à la frontière, le canal Albert remplace ici la Meuse. Les usines qui le bordent murmurent en basso continuo. Le canal disparaît à gauche, vers Anvers, coupant à travers la colline. Le matin suivant, après une descente de près de quinze mètres dans l'écluse de Lanaye, nous regagnons la Meuse. Nous franchissons maintenant la deuxième et dernière frontière de ce voyage. Avant que la Meuse ne constitue pour une cinquantaine de kilomètres la frontière entre la Belgique et les Pays-Bas, dans une excroissance sur la rive gauche, nous avons encore droit à Maastricht.
Maastricht déploie sur sa rive droite le premier urbanisme moderne et ambitieux des bords de la Meuse, lequel commence avec le Musée Bonnefanten d'Aldo Rossi. Le Sint-Servaasbrug (pont Saint-Servais) ne se situe plus de nos jours à l'emplacement du pont médiéval et romain. Mais qu'est-ce que ça peut faire? Ici les arpenteurs romains ont infailliblement projeté le pont sur la Meuse qui devait relier Boulogne à Cologne via Bavai et Tongres: au point précis où la Meuse était franchissable et où la plaine relayait définitivement les collines. A la fin du IVe siècle, cette voie serait la dernière - elle est toujours l'avant-dernière - ligne de défense contre l'assaut des migrants; elle deviendrait plus tard encore une frontière linguistique.
Maastricht est la seule ville néerlandaise à jouxter la francophonie, et on le remarque à ses brasseries et à ses garçons de café à l'accent doux et chantant. C'est ici que tomba d'Artagnan. Liège et Aix-la-Chapelle se trouvent dans les parages. Son université fusionne avec l'université flamande de Diepenbeek, juste au-dessus de la frontière. Maastricht cultive ses racines espagnoles, françaises et catholiques. De nos jours, elle veut être à la fois européenne et provinciale, appartenir aux Pays-Bas, mais à ses propres conditions. Dans l'église Notre-Dame, je me chauffe les mains aux chandelles allumées en l'honneur d'une Marie dont le Jésus repose, malhabile et raide, dans le giron de sa mère. Mais Marie, qui s'appelle déjà ici ‘Étoile de la mer’, lui vole la vedette dans une mer de chandelles.
Après Maastricht, le Frama emprunte le canal Juliana, creusé dans les années 30 pour échapper aux caprices de la Meuse frontalière. C'est un beau canal rectiligne qui glisse dans la verdure, couvert de ponts métalliques identiques. La Meuse impropre à la navigation coule invisible à gauche et plus bas que nous. L'exploitation des gravières y a créé de grandes lagunes, toutes reliées à la Meuse. Avant Maasbracht, elles surgissent, miroitantes, à gauche du Frama. A Maasbracht, nous quittons définitivement le canal Juliana et redescendons dans la Meuse grâce à une écluse de douze mètres de dénivelé. Ici, la frontière cesse de chercher le point le plus profond de la Meuse, et le fleuve coule définitivement en territoire néerlandais. Fleuve est du reste un mot inadapté pour la large et capricieuse Meuse élargie de gravières où nous filons à toute vapeur. Un bateau-pompe vient se fixer à notre flanc. Combustible, huile et eau sont transférés tandis que nous continuons à naviguer. Avant l'écluse de Belfeld, un bateau- magasin achalandé comme un souk vient s'accrocher à nous. On peut tout y acheter: du journal De Telegraaf au papier hygiénique en
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passant par les boissons, les fruits, le pain et la viande. Nous sommes le vingt-quatrième client aujourd'hui, mais ce bateau est le dernier des supermarchés flottants le long de la Meuse. L'épicier n'a pas de successeur. Son bateau s'appelle Time is money.
Le Frama poursuit sa route entre Venlo et Blerick: Blerick a été bâti par les Romains sur la rive gauche auprès d'un gué du fleuve; en réaction, le chef de tribu germanique Valuas aurait créé Venlo sur la rive droite. En 1343, Venlo obtint des franchises urbaines. Par sa situation sur la Meuse près du passage du pays plat au pays vallonné, la ville devint un centre de transbordement et une ville hanséatique. Au début du xviiie siècle, les 58 octrois entre Liège et Dordrecht étranglaient le commerce. Maintenant Venlo est pour les Allemands le plus important centre d'achats néerlandais, même si l'on n'y dit plus ‘ich’ (forme allemande de ‘je’), comme dans le Limbourg central et méridional, mais ‘ik’ (forme néerlandaise de ‘je’). Mais le Frama poursuit sa
Félicien Rops, ‘Juillet’, eau-forte et pointe sèche, 16,4 × 25,4, Musée provincial Félicien Rops, Namur.
route sans désemparer. Le soir tombe. Des arbres rêvent sur la rive. Des clochers veillent sur le fleuve. La Meuse ralentit, s'élargit. Pris dans une tache dorée, un canot à rames traverse le fleuve. Il s'arrête un instant, éclatant. Jusqu'au moment où à l'horizon surgissent les tours de l'église de Cuijk. Ici, les Romains ont jeté sur la Meuse leur deuxième et dernier pont après Maastricht, pour la voie romaine entre Tongres, Maastricht et Nimègue. Maintenant c'est le bac Spes Nostra qui fait la navette entre les deux rives.
Près de Mook, à l'extrême nord du Limbourg, la Meuse s'infléchit définitivement vers l'ouest, elle qui coulait plein nord depuis Liège. Ici, je dois céder à la logique économique du transport de fret. Le Frama opte pour le canal de la Meuse qui relie la Meuse au Waal près de Nimègue, parce que le Waal ne comporte plus d'écluses. La Meuse a encore des écluses près de Grave et de Lith. Le but reste le même: Dordrecht et Rotterdam. Là où la Meuse et le canal se séparent, le soleil se
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couche juste au milieu comme un ballon orangé. Je glisse inexorablement à droite, mais je ne m'avoue pas encore vaincu. La Meuse n'est pas encore débarrassée de moi.
Il fait déjà noir lorsque nous sassons dans l'écluse de Weurt près de Nimègue. Pour gagner le Waal, nous n'avons même pas dix centimètres à descendre. C'est donc la dernière écluse de l'équipée. ‘Maintenant que nous avons dégringolé toutes ces écluses, nous savons ce qu'est un Néerlandais’ ricane mon batelier.
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Le pays de Meuse et Waal
Le matin suivant, le Frama vogue déjà quand je me réveille. Le Waal s'avère être un fleuve plus large encore que la Meuse, le trafic y est plus intense. Des pousseurs à quatre énormes chalands nous croisent, filant vingt heures durant de Rotterdam à la Ruhr. Un poème de H. Marsman se déploie entre-temps le long de la rive:
Paysage
sur des lacs étincelants,
près d'une flaque sombre;
et dans les laisses fluviales
Notre péniche pénètre dans le grandiose mariage du ciel et de l'eau, dans le pays de Meuse et Waal, depuis la nuit des temps soumis à de fréquentes inondations - et à cause de cela sous-peuplé - ainsi qu'à des opérations militaires et à des sièges réitérés. Sur cette barrière naturelle, on s'est battu des siècles durant. Villes fortifiées, forts, retranchements et lignes d'eau en témoignent. C'est ainsi que Grave sur Meuse fut un jour une des villes les plus disputées des Pays-Bas, conquise et reconquise par les Espagnols et les troupes des États de Hollande, et, dans l'année terrible 1672 et en 1794, par les Français.
Près de Rossum sur Waal, il s'en faut d'un petit kilomètre que le Waal et la Meuse ne se touchent. Comment est-il possible que les deux fleuves ne se soient pas rencontrés d'eux-mêmes ici depuis des siècles! Les Bataves avaient déjà établi leur camp en ce lieu stratégique, et les Romains y construisirent une fortification. Maintenant, je vois une écluse et l'entrée du canal Saint-André qui relie les deux fleuves.
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Canons français à Grave (Photo J. Houttekier).
Le château de Loevestein (Photo J. Houttekier).
Le bac de Loevestein (Photo J. Houttekier).
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Le Frama arrive maintenant en vue des ponts de Zaltbommel: le pont de chemin de fer métallique, et, derrière, le nouveau pont, qui emprunte son nom au poète Martinus Nijhoff. C'est seulement en passant dessous qu'on s'en aperçoit: entre les deux subsiste le pont, désormais hors service, du poème de Nijhoff. Le poète s'est rendu à Bommel pour y contempler ce qui était alors le ‘nouveau pont’. Nous sommes en 1933.
La mère la femme
Je suis allé a Bommel voir le pont.
J'ai vu le nouveau pont. Deux rives opposées
qui semblaient hier s'éviter,
redeviennent voisines. Dix minutes environ
après mon arrivée, j'étais dans l'herbe, buvant mon thé,
l'oeil empli de l'espace et du vaste horizon -
voilà que vient soudain de l'infini le son
d'une voix, et les oreilles m'en ont tinté.
C'était une femme. Le bateau qu'elle guidait
descendait lentement le courant sous le pont.
Elle était seule à bord et elle gouvernait,
et j'entendis que c'étaient des psaumes, sa chanson.
O, pensai-je, o si c'était là ma mère qui chantait:
Ta main nous gardera, Seigneur, nous te louons.
Presque soixante-dix ans plus tard, je vois passer des bateaux qui s'appellent Deo confidentes (Confiants en Dieu) et Deo favente (A la faveur de Dieu). Mais ils ne chantent plus.
Zaltbommel était pendant la guerre de Quatre-Vingts Ans l'extrême avant-poste des Provinces-Unies. Mais la pierre angulaire des retranchements néerlandais, on la trouve au ‘carrefour des trois pays’, Gorinchem (Hollande), Woudrichem (Brabant) et Slot Loevestein (Gueldre). Je retrouve la Meuse qui, jusqu'à 1904, se jetait ici dans le Waal entre Woudrichem et Loevestein. C'est alors qu'on la barra d'un batardeau et qu'on creusa la Bergse Maas, qui déverse l'eau de la Meuse dans le Hollands Diep, et via le Haringvliet, dans la mer du Nord: cette intervention réduisit considérablement le danger d'inondation dans ce secteur riche en eau. Le château de Loevestein, construit sur la langue de terre comprise entre l'ancienne Afgedamde Maas (Meuse barrée) et le Waal, glisse devant nous. Espagnols et insurgés protestants se disputèrent le château jusqu'au moment où les Gueux de mer le prirent en 1572. Le prince Maurice en fit une prison d'État, y enferma le grand savant et juriste Hugo de Groot, qui s'en échappa deux ans plus tard, dans une caisse à livres, pour gagner Paris.
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Ici, entre Loevestein et Woudrichem, je déclare que la voie d'eau sur laquelle le Frama file à toute vapeur sans désemparer est la Meuse-Waal d'avant 1904, mais sur la rive apparaît un panneau qui m'apprend que je quitte désormais le Waal pour entrer dans la Boven-Merwede (Haute-Merwede). C'est le début de la grande confusion de langage. Le delta approche maintenant; cela se voit aussi au trafic qui file rageusement sur l'autoroute Amsterdam-Anvers et franchit le fleuve au-delà de Gorinchem. Mon batelier me parle de ses collègues de Gorinchem, Werkendam et Sliedrecht, tous réformés de stricte obédience: des gens durs à la peine, qui ont beaucoup d'enfants et ne naviguent, ne chargent ni ne déchargent le dimanche. Souvent ils n'assurent pas leurs péniches. Ils peuvent en effet compter sur des communautés et des Églises soudées qui s'entremettent auprès de banques. Deo favente. Deo confidentes.
Près de Werkendam, le Frama opte à nouveau. Pour la Beneden-Merwede (Basse-Merwede) cette fois. Cap sur Dordrecht.
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Dans le delta
A la Groothoofd (Grande tête) à Dordrecht, on contemple l'un des noeuds fluviaux les plus fréquentés d'Europe: 150 000 bateaux franchissent ici le confluent de l'Oude Maas (Ancienne Meuse), du Noord et de la Merwede. Mais rares sont ceux qui s'arrêtent. Ici, l'eau et les nuages ont, des siècles durant, inspiré les peintres. La plus ancienne ville de Hollande a reçu très tôt des comtes de Hollande le droit d'étape, si bien que les denrées importées d'Allemagne, d'Angleterre et de Flandre devaient y être offertes à la vente. La célèbre inondation de la Sainte-Élisabeth (1421) laissa Dordrecht sur une île au milieu d'un secteur envahi par les eaux. C'est alors que se formèrent le Hollands Diep et le Biesbosch, un immense secteur de criques dans le dos de la ville. Le Biesbosch est aujourd'hui un espace naturel protégé où règnent les oiseaux et où sous peu on ressentira à nouveau l'action des marées quand les écluses du Haringvlietdam lâcheront, de façon contrôlée, de l'eau de mer dans le bras de mer.
En 1572 se tint à Dordrecht la première libre réunion des États, qui décida de se tourner contre l'occupant espagnol, et élut Guillaume d'Orange comme stadhouder. C'est seulement au cours du ‘Siècle d'or’ (xviie) que la ville du coeur du delta perdit son prestige et sa position de force au profit de Rotterdam. Les gigantesques flottages de bois de la Forêt-Noire, qui descendaient les fleuves, s'arrêtèrent au xixe siècle. L'église Wallonne, où Vincent van Gogh assista bien souvent à l'office en 1877, est devenue de nos jours un grand magasin: des chaussures et des habits de sport, des ballons et des casquettes pendent entre les colonnes de cette église-salle. Dans la Grote Kerk (Grande église), les reliefs de la chaire chantent encore les louanges de Charles Quint et de l'Église catholique, alors que c'est précisément dans cette ville que le synode national de 1618-1619 jeta les bases du calvinisme néerlandais et ici qu'on décida de traduire la Bible, ce qui canoniserait la langue néerlandaise. Sous les yeux des Églises réformées d'Europe les preciezen (les
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exacts) l'emportèrent sur les rekkelingen (les accommodants), Calvin sur Érasme. Sur le tableau représentant l'assemblée, les chaises réservées aux protestants français sont vides: le roi de France avait défendu à leur délégation de faire le voyage.
Aspiré par Rotterdam, le Frama opte pour le Noord. Au confluent avec le Lek, la ville apparaît sur fond de ciel. Sur le chantier naval, une drague neuve au nom japonais rêve de l'Orient. Des architectes essaient avec hésitation des édifices qui contrefont les formes des ponts. Puis viennent les ponts eux-mêmes: le Willemsbrug (pont Guillaume), le Koniginnebrug (pont de la Reine) ou le Hef (pont-levis) dont les Rotterdamois n'arrivaient pas à se séparer et qui reste suspendu dans les airs, inutile. Un morceau de passé dans cette ville sans passé. Mais tous les ponts s'effacent
Vue de Dordrecht depuis la ‘Grote Kerk’ (Photo J. Houttekier).
désormais devant l' Erasmusbrug (pont Érasme), le ‘Cygne’ qu'on voit de loin s'élancer dans les airs. C'est sans contredit le plus beau pont de la Meuse: il faut dire qu'il a fait ses gammes dans ceux de Huy et de Liège. Il vibre fièrement au-dessus du fleuve entre la ville et la Kop van Zuid (Tête du sud), flanqué par la tour de Renzo Piano, à qui je décerne le prix du plus bel édifice des rives de ce fleuve, appelé ici Nieuwe Maas (Nouvelle Meuse). Les boutons verts font danser des taches de lumière sur la paroi de verre. Le pont et la tour forment un grandiose ensemble de beauté abstraite qui me réconcilie avec cette ville.
Sur le pont Érasme, je pense au premier pont sur la Meuse à Pouilly-en-Bassigny (ils n'ont rien en commun, si ce n'est le fait que ma femme se soit appuyée à leurs deux rambardes), et à
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Rimbaud qui - c'est ce qu'il prédisait dans Le Bateau ivre - à la fin de ses vagabondages, regretterait ‘l'Europe aux anciens parapets’. Je repense aux parapets de Dun et de Monthermé, qui virent passer les armées américaines et les blindés allemands au cours de deux guerres.
Plus que la ville d'Érasme, Rotterdam est la ville de Pierre Bayle. Du moins ce dernier y vécut-il de 1681 à sa mort, survenue en 1706. Après la fermeture de l'université protestante de Sedan par Louis XIV, Bayle fut chargé de cours à Rotterdam. En cette fin du xviie siècle, la ville était un lieu de transbordement d'idées et de livres. C'est ici qu'on brisa le lien entre morale et religion: les incroyants pouvaient dorénavant être des citoyens comme il faut. Dans la maison du quaker et banquier Furley, au bord du fleuve, une société philosophique, De Lantaarn (La Lanterne), exerçait ses activités. Bayle aussi a dû jeter ses regards par-dessus la Meuse sur l'île de Feyenoord, encore idyllique à l'époque. Le Frison Bernard Mandeville allait encore plus loin dans les discussions qui agitaient De Lantaarn: le bien-être public et la prospérité économique reposaient selon lui sur l'égoïsme, sur l'avidité de l'individu. C'est lui qui, émigré en Angleterre, dans sa Fable of the Bees développerait cette thèse avec la formule ‘Private vices, public benefits’.
Rotterdam a mis cette thèse en pratique. Ici on travaille et on commerce dur, on achète et on vend avec brutalité. Une rue marchande couverte s'y nomme ouvertement et crûment Koopgoot (Caniveau à achats). Le bombardement du 14 mai 1940 a encore renforcé cette caractéristique: il amputa Rotterdam de son coeur, mais non de son âme. L'âme se trouva un nouveau nid dans une cité impersonnelle, d'allure américaine. ‘Tout ce qui a valeur est sans défense’, vers de Lucebert, poète du xxe siècle, décore, comble d'ironie, le toit d'une banque d'assurances. Toutefois, quelques endroits font toujours de la résistance: de vieilles bélandres ballottent dans leur tombe du vieux port. Et Delfshaven naturellement, au-delà de Rotterdam, où Delft fit déboucher son canal dans la Meuse, où naquit le légendaire amiral Piet Hein et d'où les Pilgrim Fathers s'embarquèrent pour créer l'Amérique.
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Malles-cabine
A la Kop van Zuid, l'immeuble de bureaux de la ligne Hollande-Amérique, désormais dissoute, a été réaménagé en Hotel New York. Il n'y a plus d'Amérique... Là où des milliers de déshérités se rassemblèrent un jour pour tenter leur chance dans le Nouveau Monde, on peut maintenant manger des huîtres dans un restaurant désordonné et sympathique où des jumelles enchaînées permettent de regarder au-delà de l'eau. A gauche et devant moi s'étendent trente kilomètres de port, de darses et d'industrie jusqu'à la mer du Nord, à droite le centre de Rotterdam. La presqu'île doit devenir une sorte de Manhattan sur Meuse et elle est bien partie pour y arriver. L'hôtel, exilé à l'extrémité de la jetée, se tapit déjà à l'ombre d'écrasantes tours. Et il en viendra encore de plus hautes. On vient d'ouvrir le nouveau Luxortheater. Mais il y a encore les fenêtres planchéiées du Las Palmas, les baraques, l'immensité du ciel et de l'eau. Je rencontre ce lieu au moment adéquat: celui de l'inachèvement.
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L'hôtel est bourré de souvenirs de son origine: horloges qui donnent l'heure à Bombay et à New York, malles-cabine, qui me font penser à celle de Rimbaud au Vieux moulin de Charleville, devenu Musée Rimbaud. On peut y voir le couteau, la cuiller, la fourchette et le gobelet dont il se servit à Harrar. L'Amérique de Rimbaud avait fini par s'appeler l'Afrique. On y trouvait encore des taches aveugles, des trous ouverts qu'il pouvait charger de toute l'ardeur de son désir. Il avait laissé la poésie derrière lui. Il en avait pressé l'éponge. Il s'était trop vite heurté à ses frontières. Les voyages, les horizons fuyants, le monde entier, le monde vide s'y substituèrent. A la Kop van Zuid,
Henri Berssenbrugge, la ligne Hollande-Amérique en 1923. A droite se trouve le ‘H.A.L.-gebouw’ (Bâtiment H.A.L.), l'actuel ‘Hotel New York’. Collection ‘Studie- en Documentatiecentrum voor Fotografie van de Universiteit Leiden’.
on peut lire sur des baraques Celebes, Borneo, Java. Rimbaud aussi fut un temps à Java. Il s'était rendu à Harderwijk via Bruxelles et Rotterdam: à la caserne, le 19 mai 1876, il avait signé un engagement de six ans dans l'armée coloniale néerlandaise. Trois semaines après son arrivée à Java, il désertait et revenait en Europe, prime en poche, sur un voilier britannique. Le 9 décembre, il était de retour à Charleville.
A la fin de sa courte vie, l'homme aux semelles de vent avait fait le tour de sa prison.
Aucun paysage ne l'avait comblé, aucune action apaisé. ‘Toute lune est atroce et tout soleil amer’,
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déclarait-il déjà prophétiquement dans Le Bateau ivre. Ce n'est pas seulement d'une jambe qu'il était amputé. Ses dernières paroles, dans un délire de fièvre, dictées à la veille de sa mort à Marseille, à l'adresse du directeur des Messageries Maritimes: ‘Dites-moi à quelle heure je dois être transporté à bord.’
‘Ah, coulez donc vers la pompe fleuves / affluez au gris logement’
Après la fange de Pouilly-en-Bassigny, la suceuse terre du plateau de Langres où l'eau s'écoule vers trois mers -
Après plus de quarante écluses (les automatiques, sans personnel, avec radar et vantaux coulissants; les mécanisées, avec un gardien haut perché dans sa cabine qui commande les portes; et les manuelles, avec un gardien qui possède maisonnette et jardin sur un îlot de la Meuse, et répartit son temps entre l'écluse et le barrage, la routine et le danger. Au barrage, en coresponsable, il dompte l'eau; à l'écluse il effectue des opérations routinières: ouvrir une porte, faire le tour de l'écluse, ouvrir l'autre porte, monter puis descendre les vannes à la manivelle, puis le même rituel processionnel dans l'autre sens) -
Après les ajoncs des Ardennes, les hérons de France, de Belgique et des Pays-Bas, les cygnes de Monthermé qui quémandaient orgueilleusement, et le cygne près de Dinant qui embouquait l'écluse -
Après une Meuse rugueuse, boudeuse, rieuse, endormeuse, qui creuse, creuse..., après trois bateaux ivres descendant le fleuve -
Après tout cela, me voici donc à Hoek van Holland, au Coin de Hollande. Car il faut bien que ce périple s'achève quelque part.
C'était un choix. A la fin de son cours, la Meuse s'est perdue elle-même dans un dédale de noms, de dérivations, de canalisations, de barrages, de lits nouvellement creusés. Le fleuve a fini par disparaître dans un delta. Dans un delta, il faut bien choisir une embouchure pour gagner la mer. J'aurais pu me poster au Haringvlietdam où l'essentiel de l'eau de la Meuse atteint la mer du Nord. Le barrage, terminé en 1970, a transformé le bras de mer en lac d'eau douce. J'ai préféré voir l'eau se perdre dans la mer. Même si je ne savais que trop bien que d'autres facteurs avaient choisi pour moi: un bateau, la contraignante puissance de villes et de ports, l'histoire et des mensonges. Et surtout, le nom hollandais massif et prosaïquement réaliste: Hoek van Holland. Un angle de quatre-vingt-dix degrés sur la carte, formé par l'estran et le Nieuwe Waterweg, un chenal direct creusé par l'homme entre Rotterdam et la mer du Nord, dans lequel la Nieuwe Maas et l'Oude Maas se sont jetées. Ces noms continuent jusqu'à la fin à semer la confusion. Mais ça ne peut plus me toucher. Je veux suivre cette ligne jusqu'à la fin. C'est pour cela que j'ai pris le train à Rotterdam. J'ai vu les bateaux à quai devenir plus grands et je suis descendu à Hoek van Holland Strand (Coin de Hollande plage). Terminus. L'angle de quatre-vingt-dix degrés s'avéra ne pas exister, parce qu'une jetée-promenade s'avançait dans la mer. Ici non plus les Néerlandais ne
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pouvaient s'empêcher de continuer à gagner du terrain sur la mer. Au bout de la jetée-promenade, je fus stoppé par un écriteau d'interdiction, bien que la digue continuât encore pendant un kilomètre. J'envisageai un instant d'ignorer la mise en garde, mais les lourds blocs de pierre qui constituent la jetée étaient trop grands et trop dangereux.
Me voici donc ici. Enfin la mer, le sable, le vent et le sel. Enfin le souffle coupé. Sans bruit un géant des océans glisse vers la mer. Un trois-mâts embouque en dansant le chenal. A mes pieds un groupe de cygnes bourlingue de vague en creux sur la mer, victime d'un mauvais casting, en ces confins de la terre et de l'eau. De l'autre côté du Nieuwe Waterweg apparaissent les contours abstraits de la Maasvlakte (plaine de la Meuse), désert de sable rejeté par les suceuses, peuplé de silos cylindriques, de grues capricieuses et de cheminées solitaires. Là-bas, grommelant, le plus grand port du monde, ici, sur la plage de Hoek van Holland, les ébats des promeneurs. Les Pays-Bas vivent avec les deux réalités, les rassemblent, et disposent de l'eau entre les deux. C'est une plage hollandaise proprette, avec des poubelles bleues alignées comme à la parade, un écriteau du Rijkswaterstaat (Service des eaux néerlandais) qui m'indique qu'ils veillent à ce que le chenal soit assez profond pour des tankers de 22 mètres de tirant d'eau. On y trouve aussi de l'art. De l'art de bord de plage. Pour le consommateur culturel en goguette. Vous pouvez même donner un nom à l'oeuvre d'art X. Une chaloupe, échouée dans le sable, ensevelie sous des cordages orange, se révèle être également une oeuvre d'art. Je le vois au panneau: Bootje (Petit bateau). C'est donc ici qu'il est, mon bateau ivre. Et, pour la dernière fois, Rimbaud. Après toutes les mers du monde, son bateau ivre finit par opter pour une flaque sombre de ses Ardennes:
Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.
Luc Devoldere
Rédacteur en chef adjoint.
Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut.
J'ai plaisir à remercier Manuel Rodrigues de Oliveira qui m'amena de Pont-à-Bar à Namur à bord de l'Ajonc; Pierre et Pascal Roland, les professeurs et les élèves de l'École polytechnique de la province de Liège à Huy, section batellerie, qui me permirent de les accompagner sur le Libertas de Namur à Liège; Jean-Marie Lemineur, affréteur au RKE Liège qui me signala Arno Brugman et le Frama; Arno et Thea Brugman-Clement, Hetty Schipper et Lorenzo, en compagnie desquels j'ai navigué à bord du Frama de Liège à Rotterdam, et mon épouse, qui me tint compagnie de la source de la Meuse à Charleville-Mézières, et à Rotterdam.
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Vue depuis le ‘Hoek van Holland’. Le ‘Nieuwe Waterweg’ se jette dans la mer du Nord (Photo J. Houttekier).
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