Septentrion. Jaargang 28
(1999)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermdLittératureUne traduction de Guido Gezelle à l'écoute de son originalOn ne saurait trop rappeler ni louer les nombreuses traductions de Liliane Wouters (o1930). Poète francophone d'envergure, elle n'a cessé d'interroger son lien à la Flandre et à la langue néerlandaise. D'abord, elle a magiquement transformé un choix de poésies flamandes du Moyen Age au xvie siècle en un livre d'exquise poésie française, intitulé Belles heures de FlandreGa naar eind(1). Ensuite elle a traduit, notamment pour Septentrion, de nombreux poèmes néerlandais modernes et contemporains. Mais le véritable objet de sa passion de traductrice est, sans aucun doute, la poésie de Guido Gezelle (1830-1899). Gezelle est non seulement le ‘fondateur’ de la poésie flamande moderne, il en reste, aujourd'hui encore, le fleuron, le génie, l'exception. L'homme est singulier, plus secret qu'il n'y paraît: fils d'un jardinier brugeois amoureux tant du langage que de la terre et d'une mère mélancolique et dévote, Guido Gezelle fait ses études secondaires au petit séminaire de Roulers, puis il entre, dès l'automne 1850, au Grand séminaire de Bruges. Sa vocation sacerdotale s'éveille plutôt lentement, mais elle s'avérera solide. Sa foi est droite, sa piété fervente. Son obéissance aux autorités cléricales sera, elle aussi, sans faille. Pourtant sa ‘carrière’ demeurera modeste: professeur de secondaire, puis vicaire, chapelain. La religieuse qui l'ensevelit, en novembre 1899, pleure en découvrant la misère de son linge... C'est que Gezelle s'était non seulement montré pédagogue un peu trop hors normes aux yeux de ses supérieurs, il s'était surtout révélé poète, procédant, à travers sa poésie et ses nombreux écrits linguistiques, à une réévaluation enthousiaste de la langue flamande, alors que le contexte culturel incitait - et inciterait encore longtemps - beaucoup de Flamands à écrire en français. Nourri d'un lexique ouest-flamand et de vocables de souche ancienne, la langue de Gezelle est unique, inimitable à vrai dire. ‘N'en déduisons pas pour autant, écrit Liliane Wouters dans la préface à ses belles traductions parues récemment sous le titre Un compagnon pour toutes les saisonsGa naar eind(2), qu'il existe un abîme entre le flamand de Gezelle et le néerlandais officiel, ni qu'un néerlandophone bon teint ne pourrait comprendre le poète. La différence ne tient qu'aux particularismes. Un glossaire suffit à éclairer le lecteur.’ Marqué par sa formation scolastique, Gezelle regarde, écoute, flaire tout objet de sa méditation dans son étendue et son épaisseur immanentes, pour ensuite le rapporter à son Créateur, à sa dimension transcendentale. Cette façon de procéder dans un grand nombre de poèmes risque, pourrait-on croire, de devenir lassante. Mais il n'en est rien. Gezelle est à mille lieues de toute pensée mièvre et toute monotonie grâce à un sûr instinct et à une magnifique intelligence de la langue et du rythme, grâce aussi à la précision impeccable de l'expression, à une syntaxe bondissant librement sur le canevas métrique et à un jeu surprenant de rimes distribuées avec justesse. | |
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Liliane Wouters (o1930).
Ainsi, sur un ton vif et à proprement parler révolutionnaire, Gezelle développe ses thèmes préférés, en premier lieu l'inépuisable merveille de la nature. Ce n'est pas l'Idée platonicienne de ‘l'Arbre’ ou de ‘la Fleur’ qui l'intéresse (comme ce sera souvent le cas des symbolistes), mais la saisie concrète et très particulière de l'alouette, du rossignol, des mésanges, des chevaux de trait, des vaches de Cassel, du platane. Bien entendu, ces objets ou sujets sont rapportés au poète lui-même et à la dimension chrétienne du salut: il existe, chez Gezelle, ce que Kathleen Raine avait repéré chez cet autre prêtre-poète, le jésuite anglais Gerard Manley Hopkins (1844-1889), à savoir une corrélation constante et combien catholique entre l'Être de Parménide (qui est à l'opposé de l'Idée de Platon!) et le ‘Je suis’ du Dieu biblique incarné dans le Christ. D'où l'exaltation concrète, tant chez Hopkins que chez Gezelle, de la ‘beauté bariolée’ de la création, une exaltation que viennent quelquefois doubler - sous l'effet de la conscience du mal et de la lourdeur humaine -
Guido Gezelle (1830-1899).
la détresse, l'amertume ou la désolation. On le sait, pendant de longues années Gezelle se tait. Jamais cependant - et Liliane Wouters nous le fait remarquer - il ne cède au dolorisme. Pas de jansénisme ici: un jour de soleil divin l'emporte pour finir sur la pesanteur du temps (à lire et à relire ici, dans l'anthologie de Wouters: le poème intitulé La joie). Outre la nature, Gezelle chante les liens familiaux, l'amitié, la Flandre passée et présente, le sacerdoce, les saisons et le propre du temps liturgique. Peu d'échos cependant de la misère sociale de son époque: Gezelle, dans sa vie, y fut pourtant sensible. Peut-être la plus grande qualité du poète fut-elle sa magnifique capacité d'écoute: écoute de la langue et de son histoire et donc écoute du moindre bruissement de l'être: ‘Quand l'âme prête l'oreille / on entend parler le vif, / le moindre souffle réveille / langage, signes captifs.’ (Als de ziele luistert...). Transposer en français la singulière expérience et, surtout, la virtuosité de Gezelle, relève presque de l'impossible. Liliane Wouters est, | |
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jusqu'à présent, le seul poète français qui se soit révélé à la hauteur d'une entreprise aussi risquée. De la difficulté qui l'attendait elle a toujours eu conscience: ‘...Gezelle, hors du flamand, n'est plus Gezelle, écrit-elle, tout comme, sorti du russe, Pouchkine n'est sans doute plus Pouchkine. (...) je sais combien les Russes placent haut Pouchkine et les versions françaises de ses poèmes ne m'ont jamais appris pourquoi.’ On se plaît à croire que les francophones apprendront (et sentiront) dès à présent pourquoi Gezelle demeure si grand aux yeux des Flamands. Dans Un compagnon pour toutes les saisons, L. Wouters a rassemblé, en les regroupant par thèmes, 94 poèmes du prêtrepoète, glanés dans ses principaux recueils. Le doigté de Wouters, sa longue pratique de l'oeuvre, sa délicatesse mais aussi son audace lui ont permis de relever le défi; sa patience aussi à vrai dire, ou mieux: la confiance qu'elle a faite au temps. Pour se faire une idée du travail accompli, il est bon de comparer çà et là ses premières traductions de Gezelle (parues chez Seghers en 1965) et celles qui voient le jour cette année aux Éditions Autres Temps: la matière s'est singulièrement enrichie, plusieurs traductions ont été complétées et corrigées, certaines entièrement réécrites. Chaque fois l'amélioration est patente. Ainsi, le lecteur français ressentira bien mieux à présent l'allant et la profondeur d'un poème tel que De macht ontvalt den mensche aleer hij 't wee (‘La force échappe à l'homme avant qu'il s'en ressente’); il en ira de même pour Zoo ellendig zijn (‘Etre si malheureux’), rapproché du rythme de l'original, ou pour Ego flos, chef-d'oeuvre également repensé et rendu plus nerveux. L'ensemble du recueil fait vivre une pensée profonde, musicale, variée, combien émouvante et il convient par conséquent d'applaudir sans réserve à un travail de premier ordre manifestant la sensibilité et la finesse d'une traductrice, qui est d'abord poète.
Frans de Haes |
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