Septentrion. Jaargang 28
(1999)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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H. de Graer, portrait de Guido Gezelle (1830-1899), 1905, ‘Gezelle Museum’, Bruges.
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Un compagnon pour toutes les saisons:
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‘Un côté gris-argent, quelque peu pompe funèbre’. Ce jugement lapidaire de Rilke sur les poèmes de Guido Gezelle (1830-1899) a des allures d'exécution. Faut-il s'en émouvoir? Rilke n'avait pu lire Gezelle que traduit, fort piètrement sans doute, peut-être même dans une de ces versions françaises qui rendent si mal la musicale virtuosité du poète. Henri Michaux devait, à propos de Gezelle, me tenir un langage bien différent. C'était en 1976, lors de l'unique conversation que j'eus avec lui: ‘J'ai failli écrire en flamand dans mon adolescence, me confia-t-il. Lorsque j'étais pensionnaire en Campine. Mais après Guido Gezelle...’. Ainsi donc, si éloigné qu'il fût de Gezelle, aux antipodes mêmes de son génie, Henri Michaux l'admirait. C'est qu'il pouvait le lire dans l'original, donc l'apprécier au plan formel, qui n'est pas, comme certains le pensent, une partie de l'art du poète mais tout son art. Et quand cet art est au sommet de la langue dont il use, qu'il fait corps avec elle, qu'il devient elle, au point d'en être indissociable... Voilà pourquoi Gezelle, hors du flamandGa naar eind(1), n'est plus Gezelle, tout comme, sorti du russe, Pouchkine n'est sans doute plus Pouchkine. C'est du moins ce que j'imagine, n'entendant rien au russe. Mais je sais combien les Russes placent haut Pouchkine et les versions françaises de ses poèmes ne m'ont jamais appris pourquoi. Écrire ceci après avoir traduit des poèmes de Guido Gezelle frise la provocation. Mais essayer de le traduire montre déjà de l'inconscience, voire du masochisme. Dès lors, pourquoi l'avoir tenté? Parce qu' un traducteur compte, malgré tout, rendre ne fût-ce qu'un reflet du texte qu'il traduit. Qu'il ne craint pas les causes perdues. Qu'il est dans sa nature de relever les défis. Qu'il se réclamerait volontiers de Don Quichotte. Un Don Quichotte dont les moulins à vent ne sont que trop réels. Ajoutons à cela qu'il lui semble important de mettre en pièces certaines idées reçues, de placer sous un angle neuf certaines vérités oubliées, de les examiner à la lumière de notre époque. Poète flamand par excellence, Guido Gezelle est peu connu à l'étranger et souvent mal connu chez lui. Petit vicaire de province s'extasiant sur les fleurs et les oiseaux, il fait pourtant figure de monument. Regarde-t-on vraiment les monuments? Descendons de son socle la statue. Ce personnage n'est pas en bronze ni en granit, c'est un homme de chair et de sang. Un enfant du peuple, de son peuple. Écrivant cela, je prends pour la première fois conscience de ce fait troublant: c'est probablement parce qu'il sortait du peuple que Gezelle a écrit en flamand. Venu au monde dans la classe bourgeoise, à cette époque, il se serait sans doute exprimé en français. Peut-on imaginer Gezelle écrivant en français? Si le fait d'être issu du peuple permit à Guido Gezelle de rendre à la Flandre une parole perdue depuis trois siècles, et de devenir son poète le plus populaire, ne nous méprenons pourtant pas: popularité n'implique pas simplisme. L'oeuvre de Guido Gezelle a quelque chose du message évangélique: elle est par tous lisible mais chacun y puise selon sa mesure. Ceux qui ne cherchent, dans un poème, que la musique de l'âme seront comblés. Ceux qui se penchent plus volontiers sur la démarche littéraire s'arrêteront à une technique éblouissante. | |
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Limpide et raffinée, la langue de Gezelle coule avec l'aisance d'un ruisseau. Découvreur au plan linguistique, créateur d'abondants néologismes, il ne donne jamais l'impression d'avoir cherché une rime, elle paraît lui venir tout naturellement, portée par la souplesse du rythme, enrichie de multiples allitérations. A quel poète français le comparer? A Verlaine, peut-être. Mais un Verlaine qui posséderait la tessiture de Victor Hugo, sans le côté ostentatoire de ce dernier. Jamais Gezelle n'étale son brio. Sa virtuosité ne nous frappe qu'après coup, tout comme son érudition. C'est de la poésie à l'état pur. Je n'en veux pour exemple que ses nombreux -trop nombreux- poèmes de circonstance. Certes, Gezelle y gaspille son talent. Le jubilé de telle religieuse, l'intronisation de tel curé, les innombrables ‘souvenirs pieux’ ne méritaient pas une plume comme la sienne. Elle y devient parfois conventionnelle, elle n'en est, pour autant, jamais médiocre. On commence à comprendre pourquoi Guido Gezelle se traduit mal. D'autant plus que, privé du soleil de sa langue, le paysage qu'offre cette oeuvre peut paraître assez banal: la famille, l'amitié (une amitié qui a parfois les accents de l'amour), la Flandre, la nature, le travail des hommes, les effusions d'un tempérament où la joie de vivre le dispute sans cesse à la mélancolie, la célébration des mystères religieux, la mort. Et Dieu. Non le Dieu des mystiques, l'amant pour lequel flambent les Hildegarde et les Hadewijch, mais le Père compatissant en qui l'enfant Guido, toujours, a su trouver refuge. Quelques poèmes vont cependant plus loin. La lumière qui les baigne dépasse la simple piété, le cadre rituel, le formalisme:
Je suis une fleur
et fleuris sous tes yeux
ô soleil violent
à jamais immuable...
Plus religieux que mystique, Gezelle n'a rien non plus d'un explorateur des gouffres de l'âme et son état ecclésiastique l'a maintenu hors des grands mouvements de la passion. Eût-il été différent s'il avait vécu dans le monde? Il est permis d'en douter. Que nous importe, d'ailleurs. Dans son domaine à lui, il reste unique. Né le Ier mai 1830 à Bruges, aîné d'une famille nombreuse, Gezelle gardera toujours de son enfance un souvenir plein de nostalgie. Le grand jardin de la propriété où travaillait son père n'y est certainement pas étranger. C'est là, sans doute, que le futur chantre de la nature connut ses premiers éblouissements. Jardinier de son état, Pieter-Jan Gezelle, le père, est aussi optimiste que sa femme Monica Devriese l'est peu. Guido tient autant de l'un que de l'autre mais le côté de la lumière finit toujours chez lui par l'emporter. Même si l'intime souffrance est décelable, ses poèmes n'offrent rien de doloriste, bien au contraire, quelles que soient les circonstances ils demeurent sereins. C'est un merveilleux ‘compagnon’ pour toutes les saisons. La solitude de cette existence a pourtant de quoi serrer le coeur. Comme l'état subalterne dans lequel Gezelle fut toujours tenu par sa hiérarchie. Cet homme, qui fut membre de | |
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l'Académie flamande et docteur honoris causa de l'Université de Louvain, n'occupa jamais un poste éminent. Il ne devint même pas curé. Le trouvait-on incapable de mener une paroisse? J'ose espérer qu'on voulut lui laisser le temps d'écrire. Outre son oeuvre poétique très abondante, ses activités littéraires sont nombreuses et toutes marquées par le souci d'instruire son peuple. Il se fait journaliste folkloriste, historien, traducteur. Il fonde des revues, publie des almanachs. Aurait-il gardé la nostalgie de l'enseignement? Son sacerdoce l'avait d'abord conduit à être professeur au petit séminaire de Roulers. Titulaire de la classe de poésie, il marque à jamais ses élèves. Un peu trop, sans doute: on lui retire sa chaire. Un autre que Gezelle aurait rué dans les brancards. Le fils de Monica Devriese se soumet. Mais quelque chose, à ce moment, paraît s'être brisé en lui. Entre Bruges et Courtrai, de couvent en paroisse, de paroisse en couvent, Gezelle poursuit une existence plus que modeste qu'illumine seule la poésie. Dans quelle nuit de l'âme, quelquefois, dans quelle pauvreté, toujours? A-t-il conscience de son génie? Sait-il que sa voix est de celles qui ont réveillé la Flandre? Qu'elle est une des plus pures au monde? Il meurt à Bruges le 27 novembre 1899. La religieuse qui l'ensevelit pleure en découvrant la misère de son linge. Mais le glas sonne dans toute la ville neuf heures durant et pendant quatre jours le peuple lui prépare des funérailles de prince. Cent ans après sa mort, ses poèmes n'ont pas pris une ride, ils vivent encore dans les mémoires et je gage qu'au hasard d'une de ces émissions où l'on questionne des passants, beaucoup pourraient citer quelques-uns de ses vers. Pour moi, lorsque je me promène dans ces régions qu'il aimait tant, sur cette plaine où le ciel prend toute la place et que, tournant le dos aux laids villages, aux alignements mornes de maisons cossues, aux jardins envahis de nains et de faux puits, je vois, au loin, des tours anciennes, des peupliers courbés par le vent de la mer, de petites fermes accroupies sous les nuages pommelés, quelques vers de Gezelle me viennent parfois aux lèvres. Ce qu'ils réveillent alors remonte du fond de mon enfance, me rappelle des visages effacés depuis longtemps, une langue que j'entendais avant même de pouvoir parler. Guido Gezelle symbolise cette langue. Il est donc, à jamais, intraduisible. Mais ce qu'on peut rendre de lui, j'espère l'avoir rendu. Je citerais volontiers ici la belle devise du Taciturne, si je n'avais depuis longtemps choisi celle des van Eyck: als ick can.
LILIANE WOUTERS Poète-Traductrice. Adresse: Place communale 16, B-6032 Mont-sur-Marchienne. |
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