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[Nummer 2]
Drs. P (o1919) (Photo Klaas Koppe).
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Rigueur des normes et formes:
la poésie de Drs. P
Il ne se sent pas poète: c'est un homme de métier. Il ne trouve aucun intérêt aux épanchements personnels - l'évocation (émoustiller les sens), la provocation (susciter des sentiments), les aventures dans l'esprit, voilà ce dont il s'agit pour lui. Et pourtant H.H. Polzer, né en 1919 à Thun en Suisse, est un authentique poète, tout comme il était un authentique économiste au terme de ses études à Rotterdam, et tout comme il devint un authentique copywriter quand il entra dans la publicité. Les moyens qu'il emploie dans son oeuvre littéraire (qu'il s'agisse de poèmes apaisés ou de textes de chansons mélodieusement mis en musique) sont par excellence poétiques. Seuls sa propension absolue à la perfection technique, son besoin de produire une oeuvre accessible et distrayante, et une réserve quasi ‘ostréique’ s'agissant de ses émotions personnelles, distinguent Drs. P de beaucoup d'autres poètes.
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Littérature et variétés
Le fait qu'à ce jour Drs. P se soit vu attribuer une place marginale dans la littérature néerlandaise ne peut être imputé ni à sa production ni à son niveau. Sa bibliographie compte quelque cinquante titres et rien ou presque rien ne peut y être qualifié de trivial. Aussi la touche intellectualiste et l'élitisme voulu (au sens d'absence de populisme) de l'oeuvre littéraire de Drs. P garantissent-ils des tirages, toutes proportions gardées, limités, même si ses recueils se vendent par définition davantage que ceux de la plupart des poètes sérieux.
Mais, outre poète, Drs. P est aussi chanteur, compositeur et parolier. Et aux Pays-Bas, qui veut chanter ne doit pas s'attendre à être également pris au sérieux comme homme de lettres, à moins d'afficher son fricotage épisodique avec la muse légère comme des écarts d'un authentique amateurisme et comme des bouffonneries dont on peut faire abstraction.
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‘Light verse’ ou poésie de plaisance
La littérature demeure chose sérieuse si bien que les critiques sont également désemparés devant le genre light verse (poésie légère), ou comme Drs. P préfère l'appeler: poésie de plaisance. Qui écrit de la ‘poésie légère’, ne rit guère à gorge déployée à son bureau. L'humour aussi est chose sérieuse. Le poète light verse exerce son métier comme un artisanat; avec
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une précision de technicien il crée une simplicité apparente qui ne pose pas plus de problèmes au lecteur que la vie elle-même. La poésie de plaisance est aux antipodes de la poésie hermétique; le poète light verse ne produit pas d'oracles, pas de réalité codée, mais il distrait, argumente, émeut - bref, il fait tout ce à quoi tend également l'autre poésie - avec une accessibilité optimale et un maximum de jouissance versificatrice.
La poésie de plaisance n'est pas dépourvue de contenu. Ce n'est pas une poésie de l'absurde, on ne s'y livre pas à des expériences dadaïstes pas plus qu'on n'y produit de jabber talk ou de bruits d'animaux. Mais il est vrai que le poète de plaisance use de motifs parfois bien triviaux au premier abord. Tout élément emprunté à la réalité est utilisable pour établir le premier niveau de compréhension du poème. Mais à côté de cela, dans le poème de plaisance, plus que dans tous les autres sous-genres poétiques, les aspects formels font l'objet d'une thématisation.
Toute poésie traite (également) d'elle-même. Dans la poésie de plaisance, la forme fait partie intégrante du fond: d'une part le lecteur concrétise le premier niveau thématique (qui l'émeut, l'amuse, l'inquiète ou l'assure) par le truchement des motifs parfois fort quotidiens, peu poétiques au sens traditionnel du terme et presque jamais d'un avant-gardisme à la mode, d'autre part il éprouve conjointement le défi des exigences formelles et se laisse émouvoir par les solutions que le poète a trouvées à ses problèmes poétiques, ce qui fait apparaître le second niveau thématique. Non que cette alchimie n'ait pas lieu dans d'autres sortes de poésie, mais forme et fond y forment généralement un tout indissociable. Dans la poésie light verse, on peut aussi bien parler d'une unité de ce type que d'une bipartition thématique: la forme en tant que telle constitue également et avant tout un constituant à part du fond.
C'est seulement quand l'un des deux niveaux thématiques fait défaut ou n'est pas mis en oeuvre avec le métier voulu que le texte devient trivial. Voilà pourquoi tant de limericks sont si imbuvables: la forme en elle-même n'est déjà pas vraiment intéressante, ajoutez-y la plupart du temps une mise en oeuvre boiteuse et un premier niveau de signification qui demeure bien souvent en reste.
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Poète et didacticien
Avec Kees Stip (o1913) et Annie M.G. Schmidt (1911-1995) (cette dernière n'étant pas inconnue hors des Pays-Bas du fait de ses livres pour enfants), Drs. P peut être considéré comme l'un des nestors du genre light verse néerlandais contemporain. Mais plus que quiconque, il s'est occupé de théorie de la versification et de développement de formes poétiques nouvelles. Dans son Handboek voor plezierdichters (Manuel à l'usage des poètes de plaisance), Drs. P traite de cinquante formes poétiques anciennes et nouvelles, et, au cours des quinze dernières années écoulées, il a découvert et développé une multitude d'autres formes.
Beaucoup de ces nouvelles formes poétiques sont des variantes des principales formes traditionnelles comme le sonnet, la ballade et le rondeau. Parmi ces nouvelles venues, c'est surtout la balladette, un diminutif de la ballade des rhétoriqueurs, qui a fait des émules. Les formes vraiment nouvelles, la plupart du temps fondées sur des concepts linguistiques ou
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mathématiques, n'ont guère percé en tant que telles, même si un certain nombre d'innovations techniques en matière de versification ont trouvé leur place dans d'autres formes poétiques chez certains connaisseurs et amateurs.
L'ollekebolleke, la version importée des États-Unis et quelque peu adaptée au néerlandais par Drs. P du double dactyl ou higgledy-piggledy (pêle-mêle), a eu davantage de succès. Les exigences techniques de versification très spécifiques de cette forme poétique exigent de ceux qui la pratiquent une maîtrise linguistique exceptionnelle et des prodiges d'inventivité. (Pour le paumé qui l'ignorerait: l'ollekebolleke se compose de deux couplets de quatre vers chacun; chaque vers est constitué de deux dactyles - un dactyle est un pied formé d'une syllabe accentuée et deux syllabes inaccentuées -, hormis les vers quatre et huit qui comptent chacun un dactyle suivi d'une syllabe accentuée; les vers quatre et huit riment; le premier vers comporte un cri ou exclamation - qui peut également être absurde -, le vers deux exprime le thème, et le vers six est constitué d'un mot de six syllabes avec l'accent principal sur la quatrième syllabe). Drs. P, avec quelques rares disciples néerlandais, a atteint des sommets dans cette forme poétique.
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Thèmes et motifs
Le didacticien Drs. P trouve en lui-même l'un de ses meilleurs élèves. Celui qui étudie l'édition complète de ses poèmes et textes de chansons est confronté à un grand nombre de formes poétiques traditionnelles, renouvelées et nouvelles.
Les motifs de ces textes, les images qui racontent le ‘récit’, Drs. P les emprunte souvent à la dédicace ou à l'occasion qui les a générés. Ainsi le Tuindersliedboek (Livre de chants du maraîcher) ne comporte-t-il que des textes sur les légumes et les fruits, vu que l'auteur a dû fort longtemps fournir une contribution hebdomadaire à un programme radio d'informations pour l'agriculture et le maraîchage.
Parmi les sujets qui ont maintes fois inspiré à Drs. P des textes enflammés, on trouve en outre l'amour (types séduisants, souffrance et bonheur, sexe et érotisme, sida), la littérature (écrivains, courants, formes poétiques), l'histoire nationale et autre, la théologie (autorités catholiques, mais aussi autres maniaques du dogme et fanatiques en prennent systématiquement pour leur grade), la géographie, la musique et divers moyens de transport.
Mais il ne s'agit que de motifs; la thématique qui les sous-tend est, outre le thème light verse permanent du défi poétique, d'une tout autre nature. On peut généralement la qualifier d'antithétique.
Les idées de Drs. P sont d'un conservatisme grand-bourgeois. Il semble brosser une image de la société où il y a des gens qui servent et des gens qui sont servis. Le monde est fait de pauvres types et d'universitaires, de baragouineurs et d'élégants diseurs, de rumeur de luxe et de fête et de misère pittoresque (d'allure plus folklorique que réaliste).
Cette vision quelque peu caricaturale respire l'ordre et la clarté; tout comme lors de l'écriture de paroles à chansons et de poèmes, c'est de normes et de formes qu'il est question: un idéal bourgeois qui présente parfois des allures aristocratiques.
Mais dans la réalité, et donc aussi dans la réalité de Drs. P, ce brillant idéal présente un
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verso terne et mat que le poète se plaît à astiquer. Chaque situation quelque peu peinte aux couleurs de l'idéal dans un texte de Drs. P peut compter sur une sérieuse perturbation par maladie, crime, catastrophe naturelle ou autres dispositions déraisonnables du destin. Et ce qui est caractéristique de cette thématique, c'est qu'aussi bien l'un que l'autre, aussi bien l'idylle que la catastrophe, constituent une source de plaisir et de description pittoresque. Hédonisme et cruauté vont main dans la main dans les oeuvres de Drs. P. Cela projette un tout autre éclairage sur l'idéal de conservatisme bourgeois et le nappe d'une sauce de bamboche estudiantine, de juvénile amoralité. Dans ce monde tout peut être éreinté - ratés et autorités, coupables et victimes, sublime et banal - du moment que cela sert l'humour, l'assouvissement d'une recherche de plaisir ingénieux.
Ce qui frappe dans ce contexte c'est l'absence quasi totale de critique de la société ou de considérations sérieuses et responsables. Plus la poétique est normative, plus l'écrivain lui-même est normatif, plus la poésie semble dépourvue de norme dans son premier niveau de signification.
Parfois, bien rarement, perce une nostalgie inattendue à travers les textes de Drs. P, une aspiration baignée de nostalgie à d'autres temps, d'autres pays, d'autres moeurs... Il s'agit alors des années d'étudiant de quelqu'un, de chats, d'Indonésie, du Berlin des années 20, de la Suisse, de voyages dans des régions exotiques... Mais de manière aussi inattendue ces émotions sont derechef neutralisées, quand le poète surprend, en flagrant délit d'indécente sincérité, l'homme derrière le créateur.
La thématique qui se trouve à la base de l'oeuvre de Drs. P peut donc être définie par des antithèses: l'idylle face à la catastrophe, la volupté face à la souffrance, l'attitude bourgeoise face à la bohème, la nostalgie face à l'émotion tournée en dérision. Avec ces antithèses s'exprime rarement un jugement sérieux ou un sentiment sincère: l'auteur feint, charge, stylise et use presque constamment d'un travesti verbal.
Par contre, ce qui réconcilie bien les antithèses, c'est le plaisir d'une langue savoureuse et spirituelle. La forme de la poésie guérit les cassures de l'existence. Cette réalité n'existe vraiment que dans la langue; la réalité en arrière-plan n'est rien d'autre qu'un prétexte à réaliser ce paradis linguistique.
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En guise de conclusion
Le Suisse de père autrichien et de mère néerlandaise, résidant et travaillant aux Pays-Bas, H.H. Polzer, qui publie sous le nom Drs. P, est à juste titre un Européen moderne. Bien qu'il ait écrit l'essentiel de son oeuvre en néerlandais, il a publié chez un petit éditeur néerlandais non commercial Lyriana, qui rassemble des poèmes écrits directement en français, en allemand et en anglais. La maîtrise linguistique ne connaît pas de limites pour Drs. P. Son humour et sa poésie fonctionnent partout.
CEES VAN DER PLUIJM
Écrivain.
Adresse: Niek Engelschmanlaan 119, NL-6532 CR Nijmegen.
Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut.
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Bibliographie:
drs. p, Lyriana, poems and songs in English/poésie et chansons en français/Gedichte und Lieder auf Deutsch, De Stiel, PB 1381, NL-6501 BJ Nijmegen, 1993 (ISBN 90-70415-14-3). |
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