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Paysage et ciel flamands (photo Jean Mil).
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le plat pays
la flandre vue par les poètes belges d'expression française
liliane wouters
Née à Ixelles (Bruxelles) en 1930. Institutrice à Ixelles. Elle a publié des recueils de poèmes La Marche forcée (Editions des Artistes, 1954), Le Bois sec (Gallimard, 1959), Le Gel (Seghers, 1966), Point mort (en préparation); des traductions: Belles heures de Flandre (poésie, Seghers, 1960), Guido Gezelle (collection ‘Poètes d'aujourd'hui’, Seghers), Bréviaire des Pays-Bas (à paraître sous peu, Editions Universitaires, Reynart le goupil (prochainement, édition Renaissance du Livre); théâtre: Oscarine ou les Tournesols (Rideau de Bruxelles, 1964), La Porte (festival du Jeune Théâtre, 1967). Elle a reçu les prix littéraires suivants: Scriptores Catholici (1955), Renée Vivien, Société des Gens de Lettres, Paris (1955), Polak, de l'Académie, Bruxelles (1956), Nuit de la Poésie, Paris (1956), Triennal de Littérature du Gouvernement, Bruxelles (1962), Louise Labé, Paris (1967).
Adresse:
78, rue Gachard, 1050 Bruxelles, Belgique.
Il fut un temps où la poésie française de Belgique tenait toute en quelques noms: Verhaeren, Maeterlinck, Rodenbach, Van Lerberghe. Elle pouvait chanter avec Max Elskamp:
Ici, c'est un vieil homme de cent ans
qui dit, selon la chair, Flandre et le sang.
Plus rares sont, aujourd'hui, les poètes belges d'expression française qui peuvent dire Flandre selon la chair. Ne nous fions pas aux patronymes. Rien n'est plus trompeur. Si Paul Neuhuys a le droit d'intituler un de ses poèmes ‘Pantoum du Ménapien’, Anne-Marie Kegels est bien française, Roland Busselen d'origine wallonne et Edmond Vandercammen né à Ohain. Mais Pierre della Faille a vu le jour près d'Anvers. Comment s'y retrouver? Faut-il s'y retrouver?
Presque tous les poètes flamands écrivent aujourd'hui dans leur langue. La plupart de leurs confrères francophones ne savent pas les lire. Pourtant, leurs voix se répondent. Mieux encore: elles se complètent.
Puissant reste l'appel de la Flandre. Sans doute, chez nous, se confond-il avec celui de la mer. Peu de poètes belges d'expression française y restent insensibles. Leur Ostlande a nom Septentrion. Le wavrien Maurice Carême ne s'en cache pas:
Brabant de coeur wallon au visage latin
mais à l'âme tournée vers le Nord légendaire
le gantois Franz Hellens se souvient:
Ah! qu'il m'est doux de humer l'air de France
qui me vient par dessus le mur de mon jardin
gaulois, et doux l'air de la Flandre
quand du Lillois j'arpente les chemins.
mais à Carlos de Radzitzky de conclure, avec toute l'objectivité que lui confère son ascendance polonaise:
...nourri des dieux marins et des masques d'Ensor
une aile vers le Sud, une autre vers le Nord.
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La mer du nord... (photo Jean Mil).
Si le Nord est, à coup sûr, l'aiguille aimantée qui ramène les Muses francophones vers la Flandre, lesdites Muses ne manquent pas d'avoir quelques lieux de prédilection. Bruges est en perte de vitesse, mais Ostende et Damme pavoisent.
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De même le Zoute. Quant à Anvers, elle concentre toutes les nostalgies des grands ports. Mais suivons les Soeurs dans leur périple.
Remontant avec Adrien Jans ces ‘rivières flamandes ourlées de mélancolie’, parcourant avec Françoise Delcarte ce ‘pays de lin et de flanelle’, il leur plut un jour de s'arrêter au bord de la Lys, en compagnie de Robert Goffin:
Gerbe de temps, cheveux de lune
qu'une main de nuit importune
un rossignol chantait pour l'une
ou l'autre de ses bien-aimées.
Le bruit blanc du vent dans les feuilles
L'horizon s'ouvrait comme un oeil
et déjà de jeunes lumières
aux souplesses de chèvrefeuille
lavaient l'aube dans la rivière.
Et les eaux pâles de la Lys
charriant d'éteintes étoiles
de la nuque au tréfond des moelles
mélangeaient l'aurore aux pétales
des femmes de cygne et de lys...
Tous les Flamands le savent: la Lys, c'est Deurle. Le savait aussi Ernst Moerman:
Deurle-sur-Lys, village ridé, visage rasé,
n'arrive jamais en retard,
Je ne suis pas trop vieux pour toi.
Pour avoir une âme immortelle
il suffit d'en exprimer le désir.
à y attendre une femme invisible.
Toutes les fenêtres donnent sur ton vertige
Le ciel des Flandres est si bas
qu'il transforme toutes les maisons
en gratte-ciel à un étage.
le soleil enjambe la lune mourante
et disparaît, jambes nues, de l'autre côté du lit.
Quand le soleil a du plomb dans l'aile,
la jeune lune conservée dans les nuages
se mange au piment rouge, non au sel.
Le cimetière est noué autour de l'église
comme une écharpe autour du cou;
paysage entouré de linges blancs,
qui se transmettent de mains en mains,
L'amitié s'y inscrit comme elle se prononce.
L'aube, comme du sucre, fond dans le froid
puis se rendort jusqu'au matin.
Les nageurs suivis de leurs remords
cousus dans un sac imperméable,
remontent la Lys vers leur passé
qui doucement les repousse vers la mer.
Les pêcheurs bourrent leur pipe de coke
poursuivis par les feuilles mortes
qui détalent comme des rats.
il va falloir rentrer le vent.
Ah! ce vent des Flandres! On l'entendait depuis Verhaeren. Et Max Elskamp, à sa manière douce, insinuante, le fit tenir en quelques mots: Paroisse du vent et rue de la mer... Plus récemment, Constant Burniaux écrivit:
A grand vent, vaste ciel. Seul un poète né à Saint-Amand pouvait lui trouver ‘des nuages si clairs qu'on les prend pour des anges traversant l'air’. Albert Ayguesparse le voit plutôt ‘pluvieux et roulant des épaules’. Aux yeux d'Arthur Haulot, il s'étire en longueur. Quant au doux Thomas Braun, il priait déjà:
Seigneur, le vent de mer sur les prés de Dixmude
a salé l'herbe haute où rêve un bétail rude...
Rêve et rudesse. Vitalité d'une terre forte. Rondeurs des Flamandes sereines, vues par Jean Tordeur. Opulents festins, pâtés et seins breugheliens évoqué par Jeanine Moulin. ‘Force’ ensemble être un mot clé. Parfois, pourtant, les Muses francophones se laissent séduire. Une de
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La digue à Ostende (photo Jean Mil).
leurs haltes favorites a nom Le Zoute. Si l'Anversois Paul Neuhuys y entend surtout les ‘lifrelofres du solstice estival’, Marcel Thiry semble conquis par ce lieu ‘où les jardins font pardonner l'argent’, où l'on peut ‘être un art de robes, d'alcools calmes et de brise de mer’ qui lui permet enfin de regretter une certaine sérénité enfuie:
J'ai connu en beau tramway blanc, du Zoute au Coq,
par le creux des dunes douces comme des seins,
le vent du soir de juillet mil neuf cent quatorze.
Je l'ai connu; c'était dans ce tramway des plages
qui allait par le val des sables sans desseins,
de plage en plage, cahoter ses bonheurs calmes.
Le vent du sud jouait comme un jeune chien fol
qui ne sait pas que c'est le soir d'avant sa mort;
l'étamine du vent glissait comme un drapeau
du dernier soir, suavement, sur le visage
d'une enfant simple en jupe longue et en chapeau,
et le beau tramway blanc cueillait plage après plage...
Ce regret de temps meilleurs, plus paisibles, moins avides, Gérard Prévot l'exprime à son tour:
Dans les villages des environs de Tremelo
deux bus passent avant l'aube chaque jour de la semaine
Ils emmènent les habitants et le soir ils les ramènent.
Avant les gens partaient eux-mêmes à vélo.
(On n'arrête pas le progrès)
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Les hommes vont vers les mines du Borinage et de Waterschei
et les femmes vers les fabriques de Dieghem.
C'est ainsi que le long du jour dans ces beaux villages flamands
où les coqs au-dessus des perches attendent
les archers du dimanche qui viendront les abattre après la messe
en buvant de la bière autant que dans les anciennes kermesses
le long du jour le long du jour il n'y a plus
que les vieilles gens les enfants et les bêtes
(et le marchand de glace qui tout l'été fait entendre
en tournant dans sa Cadillac autour des villages de Flandre
ces carillons merveilleux qui jadis sur les cités
lançaient leurs notes cristallines dans l'air libre)
Mais les sables de la Campine où Odilon-Jean Périer voyait marcher Vénus ne doivent pas nous faire oublier ceux de la côte, sur laquelle nous avions laissé nos Muses francophones. Une belette emmenée par Eric de Haulleville se promène depuis longtemps sur la plage d'Ostende. Robert Goffin y trouve un coquillage dont ‘les lèvres avides’ livrent dans une aube de mer du Nord ‘un anonyme écho d'Océan Pacifique’. Rien d'étonnant, ensuite, à ce qu'il évoque ‘les chairs glauques d'Ostende’, qu'il y marche sur ‘le sable des brasseurs et des boursiers qui défilaient puissants aux nuits chaudes’. La reine des plages attire les poètes. Roger Kervyn de Marcke ten Driessche y a son banc attitré:
Ce banc, mon banc sur la digue d'Ostende,
Face à la mer, dos à la rue de la Chapelle.
J'y reviens chaque année faire le point.
Quant à Arthur Haulot, il écrit:
Ostende, c'est le port sans appel de fanfares,
sans faciles prestiges ni feux éblouissants.
C'est la nacre au matin, au soir l'appel des phares
et les paraphes des mouettes sur l'estran.
Si les Muses ne s'attardent plus aussi longtemps sur les quais chers à Rodenbach, si Neuhuys passe ‘embromuré dans Bruges la brumeuse’, Maurice Carême a consacré un album à la Venise du Nord. Elle y apparaît ‘comme un gué donnant sur l'autre monde’. Mais l'autre monde, aujourd'hui, c'est surtout Damme. Carlos de Radzitzky l'a bien senti:
Blonde fille sans âge aux moissons du passé
Tissant ta rive morte et le lin bleu des pluies
Ici le temps s'arrête avec le vent des plages.
L'eau du canal oublie où s'ouvre l'océan
Damme d'azur coiffée ô Provence des Flandres.
Promptes à quitter le monde et le temps, les Muses se retrouvent en pleine réalité à Anvers, avec le robuste ardennais Francis André:
promeneur civil en habit du dimanche,
devant tes bateaux, tes ouvriers, ton fleuve
large et libre et roulant tout en muscles son corps.
Pourtant, José Gers s'éloigne déjà, cinglant vers quelque Seychelle, quelque Barbade:
...Lorsque la tour de Notre-Dame
plus belle que le plus beau feu
de loin bénira sur l'Escaut
l'avance du voilier prodigue...
Henri Michaux, lui, y embarque pour ses Amazonies intérieures. En compagnie de Plume, il ‘commence autrement’ et s'unit à l'Escaut:
L'Escaut à Anvers, où je le trouvai, est large et important et il pousse un grand flot. Les navires de haut bord qui se présentent, il les prend. C'est un fleuve, un vrai.
Je résolus de faire un avec lui. Je me tenais sur le quai à toute heure du jour. Mais je m'éparpillai en de nombreuses et inutiles vues.
Et puis, malgré moi, je regardais les femmes de temps à autre, et ça, un fleuve ne le permet pas, ni une pomme ne le permet ni rien dans la nature.
Donc l'Escaut et mille sensations.
C'est à Paul Neuhuys, auteur des ‘Salutations anversoises’ qu'il appartient pourtant de faire le croquis de sa ville:
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Lissewege, petit village dans la plaine flamande (photo Jean Mil).
Tel un peintre qui recommence cent fois
le croquis d'un grand port
Merlin, dragueur de mines,
et sur un dédale de ruelles
- baisers durs gravés durs à la Dürer -
de filles peinturlurées à la truelle,
Brabo, braconnier caraïbe,
brandit son trophée trivial.
Tel un peintre... Parler de Flandre sans évoquer les plus grands de ses fils serait une hérésie. Aussi les Muses s'arrêtent-elles souvent devant quelque toile. Si Jérôme Bosch et Rubens les retiennent parfois, Breughel a de très loin leur préférence. Thomas Braun lui consacra jadis un vibrant hommage. René Verboom y trouve l'incarnation même de l'âme et du paysage flamands:
Cet hiver gris et bleu, dur et doux, et la neige
reliant le Brabant au domaine du ciel,
tous ces plans reconstruits par l'angle visuel,
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ces traits nets, ces fonds purs, ou qui se désagrègent,
cette géométrie étrange, c'est Breughel.
C'est Breughel arpentant la colline et qui jongle
avec le paysage aimanté par ses doigts,
et qui fixe le mouvement pour que les toits,
les lointains et le gel arrêté comme un ongle,
s'équilibrent soudain parmi le jeu adroit.
Trois arbres haut poussés, deux coteaux qui se cambrent
et quelques chiens aigris de n'avoir rien lappé
qu'un morceau glacial des étangs découpés
par le travail cursif et puissant de Décembre;
les flocons, les flocons prochains qui vont tomber.
Et sous un porche ce brasier qu'un rustre active
et ce hameau rougeâtre et brun, brisé de blanc;
ce corbeau qui déjà simule un monoplan
sur la vitesse et le relief des perspectives;
ces bonshommes trapus avec la gourde au flanc.
Tout cet hiver juxtaposé dans ma rétine.
Cet hiver sûrement, âprement résumé,
c'est vous, Pierre Breughel, c'est vous réincarné
par mon regard et le coeur chaud de ma poitrine
tant j'aime ce pays que vous avez aimé.
Si parler Breughel est parler Flandre, c'est parler aussi liberté. Andrée Sodenkamp se devait de le dire:
C'était le temps des rois et des mauvaises guerres.
La Flandre était en croix et saignait sur ses clous.
Parfois, entre Philippe et ses feux de sorcières,
elle ouvrait un tonneau et saoulait son mois d'août.
Sur la terre brûlaient de si hautes coquines
que tu ne pus, Breughel, aimer les purs esprits.
Mouillant de vin ta toile et troussant l'aubépine
tu plantas d'Eve drue en tes blés rebondis.
Tu peignis tendrement l'aveugle et le damné,
les pendus et le coq, la peste et la charogne
et des pains plus ardents qu'une lune tombée
et la peur qui guérit au ventre de l'ivrogne.
Tu bus à nos ciels gris sur le sein de ta mère.
Dieu n'aimait pas l'Espagne et pleurait sur tes gens.
L'évangile planté sur ta robuste terre,
tu fis venir Marie sur un âne flamand
Rudesse et douceur, faste, indépendance. Appel d'ailleurs, du Nord, de l'infini. Tels sont les thèmes chers aux Muses francophones. Avant de terminer leur voyage, de rejoindre les rives de la Meuse ou de la Semois, il leur arrive de jeter un coup d'oeil d'ensemble sur les basses terres. Le voici, capté par David Scheinert:
Mon pays m'apparut comme un immense ballon noir qui s'envola vers le ciel lorsque je m'endormis.
Il se changea à l'aube en une vieille ruelle qui sur son dos portait des chats et des guenilles.
Il fut la barbe ondulée d'un directeur d'école avec des bluets aux basques et dans les yeux, l'Escaut.
Puis, sur un piédestal, une épée flamboyante et, coiffant un âne le casque d'un héros.
Il est aujourd'hui la vendeuse d'esprots courant avec son panier autour des cathédrales.
Et sous la voûte il est l'oeil gourmand de Rubens et des clefs qui tintent et des orgues triomphales...
Il est aussi, tout simplement, le plat pays chanté par Jacques Brel. Le Bruxellois aux grandes oreilles qui moque assez crûment les Flamandes est aussi l'auteur d'une des plus belles chansons d'amour du sol natal. Ce n'est pas pour rien qu'elle fut plébiscitée ‘chanson du siècle’. Ce n'est pas non plus sans raison qu'elle s'ouvre sur un paysage désolé, mais sans limite:
‘Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague...’
Nous le disions en commençant ce périple: qu'ils soient d'expression française ou néerlandaise, qu'ils se comprennent ou non, les poètes belges ont bien des choses en commun: des sables et des nuages, de l'herbe et du vent, le tramway blanc de Marcel Thiry, le banc de Roger Kervyn de Marcke ten Driessche et le marchand de glace de Gérard Prévot. C'est que l'air du Hainaut et du Brabant, comme celui du Lillois, a des sensualités breugheliennes. Que les roses du Zoute ont le parfum de celles d'Annevoie. Qu'un rossignol des bords de Lys revient peutêtre des forêts d'Ardenne. Que le ciel bas décoiffe aussi les toits borains. Et que bien des rivières qui parlent français vers leur source terminent leur vie dans un lit flamand. |
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