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jan slauerhoff
traduit du néerlandais par liliane wouters
l'âme, figure de proue
Tel est mon sort: sculptée devant la proue
Et le corps du bateau comme une escorte,
Ma course triomphale sur les vagues à genoux
Je la dois au navire qui me porte.
Plutôt l'errance que le stable: mon climat
N'est le bonheur champêtre, à ses racines
Fidèle ainsi qu'un arbre. Ce trois-mâts
A toutes les passions des courants me destine.
Chaque flot écumant de sa baveuse bouche
Effleure ma poitrine et ne la souille point.
L'un vient effacer l'autre; ils ne me touchent
Qu'à peine. Mon bonheur est sauf de leur chagrin.
Jamais je n'aimerai l'unique. Tous ils sont
Tantôt d'un calme gris, tantôt d'un blanc de rage.
J'appelle, ils me caressent; je lâche, à l'unisson
Ils tombent languissants mourant dans mon sillage.
Nulle femme n'aima d'un amour si constant
Que j'aime l'océan, de qui la rude haleine
Ou m'abaisse ou me lève. Jamais nul amant
Ne visita plus ardemment celle qu'il aime.
Nulle femme ne demeura sous tel hommage
Aussi pure. Flottant sur ses hauts-fonds,
Redoublée sur son sein par ma tremblante image,
Je lui survis - jusqu'à la cambrure de l'horizon.
Aucune au territoire de son roi ne se fiance
Autant que moi à mon navire libéral.
Mais aussi je dois vivre en stricte dépendance
Du cours, du frêt de ce bateau féal.
Mon corps vient jeter l'ancre en des bassins de bourbe
C'est pour y accueillir d'infâmes chargements;
Ainsi, les traits tordus, sa chair violée plus lourde,
Une femme vaincue sent le poids de son flanc.
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Lorsque tenacement je prolonge l'extase,
Au-dessus des étoiles abîmées dans les flots,
J'entends derrière moi patauger dans leur vase,
Ivrognes bredouillants, d'ignobles matelots.
D'une même goulée honte et splendeur sont bues.
Tantôt me grise un ineffable émoi,
Tantôt le matériel survivre me remue.
J'éprouve, amèrement, que l'ange est loin de moi.
Telle sera ma fin: sur une côte basse
Je serai arrachée de mon véreux bateau,
Et, comme une putain à sa dernière passe,
J'implorerai en vain un service nouveau.
Peut-être on me clouera, comme grâce suprême,
Sur le corps boursouflé d'un antique rafiot:
Nous ferons beau ménage et sa pauvre carène
Rongée de vers vaudra mes termes affûtiaux.
Nue dans ma honte, alors, que je regrette
De n'être morte avant, réduite en bois
D'épave, plutôt que de voguer, squelette
Qui hante le domaine de l'heureux autrefois.
Chaque flot qui vient me heurter fracasse
Mon mal, me profanant comme un être de rien,
M'insulte; ainsi, en l'infini des glaces
Les blocs aigus crèvent l'amour ancien.
Avant la mort, qui souffrit telle peine
Féroce et lâche; qui opprobre fut
Couronné, crucifié si bas sur les domaines
Autrefois siens; qui, dégradé, aspire au seul salut
Du désespoir: qu'après cet hivernage
D'outre-trépas, un ouragan puisse venir
Et qu'il détruise à tel point mon visage
Qu'en mes débris épars je sois sans souvenir.
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jan slauerhoff
traduit du néerlandais par liliane wouters.
un enfant un roi
Un cercle d'or me condamne à la veille,
Lé de douleur, non halo de puissance,
Tressant autour de mon front sa puissance
Le jour, la nuit. M'échappe le sommeil.
Suis-je le roi de souverains satrapes?
Lorsque je tends vers un royal maintien
Je les surprends à ricaner sous cape.
Contre leurs quolibets je ne peux rien.
Trop lourd le sceptre, vacillant sa pointe,
Frais à ma main d'un épieu le contact;
Je crains, de nuit, la chape et son étreinte.
Seul dans le lin mon corps se sent intact.
Ils sont puissants. Par un vitrail j'observe.
Frissonnant parfois de plaisir, je cours
M'enfermer au secret de la tour
Pour jouer avec deux lions qui me servent.
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jan slauerhoff
traduit du néerlandais par liliane wouters.
chant d'automne du marin
Le furieux tournoiement des rafales
Désole les fleurs sans défense
Saccage les haies qui s'affalent;
La blancheur des lacs s'en offense.
Aurais-je une ferme à cette heure
Des enfants dehors à leurs jeux,
Pour muser aux vitres qui pleurent
Sans penser, simplement heureux.
Après l'errance et la chagrine
Vision de l'océan qui dure
Après les périls sans mesure
La paix d'une petite ville.
Les choses ainsi point n'allèrent,
Mes amis sont, dans leurs linceuls,
Requis par d'autres être-seul.
La ville est défunte où j'ai terre,
Je suis un sentier solitaire,
Familier d'anonymes tombes
Où jouent les feuilles moribondes.
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