Marcel Brion, se passionnant pour L'homme au crâne rasé de Johan Daisne, peu de grands écrivains français s'intéressent réellement à la littérature étrangère, ou s'ils s'y intéressent, ils le manifestent rarement. A part les chroniques hebdomadaires régulièrement consacrées à la littérature germanique, à la littérature italienne, à la littérature anglo-saxonne, et qui permettent d'analyser les livres en série, les grands articles isolés se font de plus en plus rares. Il en résulte que toute littérature étrangère ne relevant pas de ces diverses rubriques est pratiquement passée sous silence. Et pourtant, ces cloisons étanches entre les auteurs français et les étrangers publiés par une même maison me semblent désavantageuses pour tout le monde et surtout pour l'éditeur, qui fait vivre les uns et les autres. Ces réflexions me sont venues en lisant, non sans mélancolie, les rares critiques suscitées par Le Livre Alpha entre décembre 1967 et mars 1968. Sur ces neuf brèves critiques, quatre sont extraites de journaux belges et la cinquième, celle du Monde, est d'un critique belge, Eugène van Itterbeek. Certes, la collaboration de ce critique belge est précieuse, surtout lorsqu'il signale et analyse des livres de langue néerlandaise non encore traduits et qu'il remplace ainsi, avantageusement, les rapports de lecture si difficiles à obtenir pour le néerlandais. Mais lorsqu'il s'agit d'un livre déjà traduit, sa signature ne saurait remplacer celle d'un écrivain français connu qui, pour le lecteur français, serait à elle seule une garantie.
Dans le Monde du 13 déc. 1967, monsieur van Itterbeek nous dit: ‘Le renouveau des lettres flamandes est l'oeuvre d'écrivains tels que Michiels, Hugo Claus ou Jef Geeraerts, qui renient leur passé catholique. Leur révolte est dirigée à la fois contre la société et contre la religion, qui s'est identifiée avec elle. C'est ainsi que l'affranchissement esthétique des lettres flamandes contemporaines relève d'un phénomène paradoxal.’ Et il termine: ‘Par son inspiration, par ses préoccupations morales, l'oeuvre de Michiels s'inscrit dans la grande lignée du roman flamand.’ Dans le Bulletin Critique des Livres français, une brève notice non signée se termine comme suit: ‘On pourra lire dans les dernières pages le bilan en litanie de cette jeunesse écrasée, présentée dans la pâte d'une prose puissante, coupée par les trouées de quelques dialogues avec Ann.’ A la R.T.B., 1e et 2e programme, André Frankin nous parle de ‘longues phrases intérieures, héritées à la fois de Claude Simon et de Nathalie Sarraute... Un roman qui marque un tournant dans la littérature néerlandaise.’ Dans le Journal des Beaux-Arts du 2 décembre 1967, une note non signée: ‘Le grand intérêt de ce roman est l'atmosphère poétique qui y règne. Le mysticisme et la sensualité, le refoulement de la révolte, la peur de la transgression et la brûlante fièvre du désir créent, par opposition, un mouvement d'écriture original.’ Dans le Matin d'Anvers, autre critique non signée: ‘Sur cette interrogation se clôt ce livre qui apporte au “nouveau roman” la note d'un exotisme flamand
lyrique, angoissé, dont le style parlé, la démarche essoufflée captivent l'attention.’
Sans doute me direz-vous que mon choix ne convenait pas à un public français, et pourtant, Le Livre Alpha a été mieux compris et aimé dans mon entourage parisien que parmi mes amis belges d'expression française.
Conclusion: si la littérature de langue néerlandaise commence à se faire connaître en France, ce n'est pas sans peine et, dans ce domaine, la tâche du traducteur me semble particulièrement ardue et ingrate. Pour reprendre l'expression si juste de James Brockway, ‘il faut que le traducteur soit invisible’; c'est bien mon avis, mais encore faut-il qu'il soit appuyé, au départ, par quelques bons lecteurs, qui aient une solide culture générale et soient au courant de la littérature contemporaine de niveau international, et enfin qu'il obtienne le concours de quelques écrivains français qui, si le livre leur plaît, acceptent d'en persuader le public.
(Deurle, juin 1968.)