Rembrandt Harmens van Rijn. Deel 2. Sa vie et ses oeuvres
(1868)–Carel Vosmaer– Auteursrechtvrij
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si naturel, si large et si fin à la fois a dû avoir toute sa sympathie. La collection de Rembrandt ne contenait pas de tableau de Roghman, ni de Ph. Koninck. Pour ce dernier, cela m'étonne. Quant au premier il a peu peint, mais énormément dessiné. De ces dessins Rembrandt en possédait assurément, et il doit avoir beaucoup goûté le talent large et viril de son ami. Nous savons aussi que les rares peintures de Roghman sont dans le même sentiment que les paysages de Rembrandt. Les deux paysages que possède la galerie de Cassel sont dans une gamme foncée de vert et de vert brunâtre, largement brossés dans la pâte, la feuillée massée et non détaillée. Roghman, Koninck et Rembrandt ont pratiqué une manière de peindre le paysage tout différente de celle de tous les paysagistes hollandais. Roghman, l'ainé de Rembrandt, l'a certainement devancé dans ce genre et a eu de l'influence sur le paysage de celui-ci. Mais Koninck? Procède-t-il de Rembrandt ou de Roghman, ou est-il créateur lui-même? V̇oilà ce qu'il est difficile de préciser. Ils ont entre eux de fortes ressemblances dans la couleur, dans le ton, dans le sentiment de rendre ce qu'ils voient, dans la manière surtout de donner les grands aspects d'ensemble. Le paysage de Koninck a un caractère spécial encore. Ce sont les grandes vues panoramiques. Ils sont connus, tous ces paysages à horizon étendu où Koninck fait pénétrer l'oeil dans des lointains immenses à travers plusieurs plans. Rembrandt aussi aima ces vues étendues. Le lointain du paysage aux trois arbres est tout à fait dans ce caractère, qu'on retrouve aussi dans plusieurs de ses eaux-fortes et peintures. Koninck était chez Rembrandt vers 1635 ou 40, à une période où le maître ne paraît pas encore avoir peint ses grands paysages. Quoique Rembrandt ait toujours compris | |
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le paysage dans son enseignement, Koninck a peint chez lui surtout la figure. Il me semble donc peu probable que ce dernier ait appris le paysage chez Rembrandt. Certes le souffle du maître peut avoir influencé cette grande manière de peindre non pas des sîtes, des vues, ou des parties de la nature, mais la nature entière, en bloc, l'espace. Mais son paysage est trop personnel dans sa forme et dans sa disposition pour l'en priver; il est bien à lui. Maintenant nous touchons à un homme presque inconnu, dont les oeuvres sont d'un intérêt piquant. Dès qu'on entrait dans le vestibule de la maison de Rembrandt, on trouvait un paysage de Hercules Seghers; on en trouvait encore dans chaque appartement, huit au total de ce même peintre. Il faut que cet artiste ait exercé un attrait sympathique sur Rembrandt, et puisque celui-ci a fait tant de cas de Seghers, il nous intéresse ici. Les biographes ne contiennent presque rien ur ce paysagiste, mais c'est Hoogstraten qui nous fournit des données dont on n'a pas observé l'importance. Il dit: ‘Seghers, méconnu mais grand artiste, florissait, ou pour mieux dire, languissait et mourut dans ma première jeunesse.’ Hoogstraten est né en 1627, Seghers doit donc être mort avant 1650. ‘Il avait bien et beaucoup observé, poursuit il, son dessin était sûr, il était plein d'inventions et comme enceint de provinces entières, qu'il créa dans ses tableaux et ses estampes avec des perspectives étendues à l'infini. C'était un homme d'un zêle inépuisable, mais on ne daigna pas regarder ses ouvrages. Ses estampes servirent aux épiciers; un marchand d'estampes voulut à peine payer le prix du cuivre d'une de ses planches et le pauvre artiste, après en avoir tiré quelques épreuves, le coupa disant: un jour on payera une seule épreuve quatre fois plus que ce que j'ai demandé | |
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pour la planche même. Ce qui arriva en effet, puisqu'on les a payées depuis 16 ducats. En attendant, l'infortuné avait vendu, pour l'impression de ses planches selon sa nouvelle méthode, jusqu'à ses draps et à ses chemises et l'indigence le poussa au désespoir.’ C'en était assez pour mourir; cependant Hoogstraten ajoute qu'il chercha à noyer son désespoir dans le vin et qu'un jour d'ivresse il mourut en tombant d'un escalier. Seul, un grand homme comprit ce talent aux prises avec le succès revêche et un coup d'oeil sur ses oeuvres nous expliquera cette sympathie. On ne connaît pas de tableaux de Seghers, peut-être on en trouvera si on y apporte quelque attention. Il paraît qu'il peignit d'une manière franche; qu'il cherchait à rendre l'air, à creuser des lointains infinis, à figurer le pittoresque des terrains mouvementés. Ses estampes sont extrêmement remarquables. La plupart sont imprimées sur papier teinté en bleu, en gris, en brun, d'autres sont sur linge, avec des couleurs à l'huile à deux ou trois teintes. Il a donc devancé tous les imprimeurs connus en ce genre. On y rencontre deux espèces de paysage. Dans l'un il prend pour thème le terrain plat à horizon étendu. En voici un exemple dans une petite estampe en largeur: un terrain uni à horizon élevé. Il est gravé légèrement; les plans sont coloriés par bandes, dont la couleur jaune en haut, passe d'un vert fade au vert brun, puis au brun, tandis que les maisonnettes au bord de l'eau à l'avantplan sont légèrement teintes de rouge. C'est le panorama comme Ph. Koninck l'avait compris. Comme si tout conspirait pour anéantir la mémoire de cet artiste, Waterloo a utilisé ce même cuivre pour en faire son village au bord du canal (Bartsch 91), connu sous son nom et auquel il n'a ajouté que de légères variations au premier plan. | |
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Dans d'autres pièces, imprimées en bleu sur papier brunâtre, c'est une nature sauvage, très accidentée par des groupes de rochers, des sentiers escarpés et des pins, ressemblant à quelques paysages de Bril et de Breughel. On y remarque aussi des ressemblances fort remarquables avec les vues du Tyrol à l'eau forte par Roghman. D'une de ces estampes, j'ai vu quatre épreuves diversement teintées et à effets différents. Il y a encore une ruine, imprimée sur toile en couleurs rougeâtres à l'huile, et un intérieur de boutique à effet rembrandtesque. Tout cela montre les préoccupations constantes de cet esprit. Le paysage de Seghers se range à côté du paysage panoramique peint par Koninck et Rembrandt et du paysage poétique à effet, dont ce dernier a laissé de si beaux exemples. Voilà pourquoi Rembrandt a tant aimé les créations de cet esprit novateur si analogue au sien. Une nouvelle surprise nous est réservée dans une de ces estampes de Seghers. On connaît le grand et beau paysage, appelé dans l'oeuvre gravé de Rembrandt la fuite en Égypte dans le goût d'Elsheimer. Voilà que cette gravure n'est pas de Rembrandt et se trouve être imprimée avec le cuivre même de Seghers! J'ai examiné au cabinet d'estampes d'Amsterdam une épreuve du cuivre original de Seghers. Celle-ci est imprimée en vert bleuâtre. Seghers s'est inspiré, en gravant cette planche, du paysage familier à Elsheimer et a mis au versant de la montagne les deux figures de l'ange avec Tobie portant le poisson, exactement copiées par lui d'après celles qu'on trouve sur une estampe de Goudt d'après Elsheimer. Rembrandt a pris le cuivre et n'y a fait que de légers changements dans quelques branches, dans les plantes du premier plan, augmentant l'effet dans le paysage et les différences de tons et de couleur. Il a encore effacé les deux figures et leur a substitué Joseph et Marie montée sur l'âne. Cependant les tra- | |
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ces de l'état primitif n'ont pas disparu absolument. Dans les arbres on voit distinctement les restes de l'une des aîles de l'ange et le talon d'un de ses pieds, tandis qu'une branche ajoutée sert à masquer d'autres traits mal effacés. Cette découverteGa naar voetnoot1 nous fait connaître un palimpseste bien singulier. Voilà les paysagistes qui ont attiré l'attention de Rembrandt, voyons-le maintenant à l'oeuvre lui-même. L'étude du paysage fut constante dans l'enseignement et la pratique du maître. Presque tous ses disciples ont peint ou dessiné le paysage: Lievens, Sal. Koninck, Bol, Flinck, Eeckhout, Hoogstraten, Ph. Koninck, Victors peignit même un sîte panoramique. Quant au maître, son inventaire contenait une quantité de ‘livres avec des paysages d'après nature,’ dont les feuillets depuis dispersés dans diverses collections, montrent son activité dans cette étude. Parmi ces croquis il s'en doit rencontrer de sa première période. Aussi avant 1642 ou 43, plusieurs oeuvres avec fond de paysage témoigent de son talent dans cette branche d'art: ses Susanne de 1631 et 1641, son Ganymède de 1635, son Agar de 1640, et plusieurs eaux-fortes, les fuites en Égypte, le Samaritain, l'annonciation aux bergers etc. Toutefois le paysage n'y entrait que comme accessoire. Maintenant il allait le traiter pour lui-même. S'appuyant toujours sur la nature, il dessina tout ce qu'il voyait, son entourage direct, son vestibule, des vues dans la ville, une tour d'église qu'il voyait d'une fenêtre. Quand il sortait, le calepin dans sa poche, il esquissait les remparts, les boulevards avec leurs portes et leurs moulins; puis allant plus loin, des vues d'Amsterdam, ou des villages aux environs, | |
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Diemen, Omval, Slooten; des hameaux, des fermes avec leurs granges et leurs bouquets de bois, des digues où passe un carosse ou un troupeau de moutons, des canaux avec des barques. Quelquefois dans les dunes, il monte sur une hauteur et dessine l'horizon que son oeil embrasse. Encore aujourd'hui, on reconnaît aux environs d'Amsterdam le paysage avec le même caractère et les mêmes vues que montrent plusieurs pièces de Rembrandt. En comparant les paysages de Rembrandt aux estampes contemporaines, j'y ai reconnu plusieurs sîtes retracés par lui. Dans un dessin d'une église en ruine par exemple, (gravé en fac-simile par Laurentz) on reconnaît l'église du village de Slooten près d'AmsterdamGa naar voetnoot1. Dans l'eau-forte, paysage à la tour, je crois reconnaître le village de Loenen avec sa tour près des pignons du château de Kronenburg. Rembrandt a poussé ses promenades artistiques plus loin que le voisinage direct. C'était surtout la contrée dite het Gooiland, qui lui a fourni une quantité de sujets. Cette contrée s'étend d'Amsterdam jusqu'aux limites de la province d'Utrecht et longe la Zuiderzee. C'était un lieu chéri des riches Amsterdamois, à deux ou trois lieues de leur ville. Ils y chassaient, et y avaient des campagnes, comme Uyttenboogaert, Hooft, Tromp, les Hinloopen et en 1672 Jan Six. On y rencontrait une grande variété de nature, des bois, des prairies, de petits lacs, des canaux, des champs cultivés, des campagnes; on y défrichait et on endiguait des terrains, ou comme Uyttenbogaert on y convertissait les parties arides en belles plantations. Enfin il y avait la bruyère et les sables des dunes avec la vue sur la mer. C'est | |
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dans cette contrée que se trouvent les villes de Muiden, Naarden, Weesp, les villages Diemen, Muiderberg, 's Graveland, Loenen avec le château de Kronenburg, Laren etc. Hooft, bailli (drossaart) du Gooiland, y habitait le vieux manoir de Muiden, si célèbre par les assemblées littéraires qui réunirent les savants et les beaux esprits. A Muiderberg, tout près de là, le fils de Cornelis Sylvius était pasteur de 1639 à 1653. Voilà que nous trouvons dans la collection Muilman deux dessins de Rembrandt de l'église de Muiderberg. La collection Goll avait une vue dessinée du village de Diemen, celle de Burlet une vue d'Amersfoort, celle de Ploos une vue dans les dunes près de Naarden. Les amis que Rembrandt y avait, les dessins et eauxfortes où il en retraçait les vues, démontrent que le peintre fréquentait souvent cette contrée, peut-être en compagnie de ses intimes Roghman et EeckhoutGa naar voetnoot1. Rembrandt étendit plus loin ses excursions. Dans les anciennes collections on trouve une vue de Dordrecht. Au musée de Dresden j'ai vu un joli croquis à la plume et à l'encre brune, une vue sur le marché de Rotterdam, avec la grande tour au fond et la statue d'Erasme à droite. Dans la collection de JonghGa naar voetnoot2 est mentionné une vue du Belvėdère et Kalverbos à Nimègue, dessin en couleurs que j'ai retrouvé au musée de Berlin. Ploos van Amstel avait une vue de Clèves. Plusieurs croquis et tableaux montrent des contrées montagneuses. Il est vrai que quelques uns de ses paysages peints ne sont pas des sîtes, mais des paysages composés. Cependant ils portent un cachet | |
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De ces dessins il y en a de toute espèce, croquis à traits rapides et pris à la hâte, esquisses à la plume, quelquefois lavées de suif, ou d'encre brune ou de légères teintes en couleurGa naar voetnoot1. Notes exactes quand il s'agissait de garder des détails justes, aperçus rapides s'il fallait retenir ou créer des effets. Rarement ces dessins sont plus achevés, comme le rempart de ville que possède M. de Vos, et presque jamais ils ne sont datés; ce qui se comprend de reste, n'étant que des croquis ou esquisses. C'est en 1632 que Rembrandt commence à traduire sur le cuivre quelques unes de ces feuilles. La chaumière entourée de planches est de cette année; jolie et fine gravure reproduisant exactement la nature dans ses détails. Dans ce style il en a gravé plusieurs, l'homme au lait, la grange à foin etc. Ces planches sont d'un travail simple et léger, presque seulement à l'eau-forte, sans contrastes ou grands effets. Après 1640 il traite le paysage d'un style plus large: ainsi dans la chaumière au grand arbre, le moulin de Rembrandt, le Omval et le pont de Six, où il emploie encore l'eau-forte presque seule. Le chef-d'oeuvre des paysages gravés est celui aux trois arbres. Une digue, près d'une pièce d'eau, trois arbres d'un beau dessin, au fond une suite de prairies coupées d'eau et s'étendant à perte de vue, voilà tout le sujet. | |
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Mais un ciel orageux et un nuage épais qui se déploie en rideau au coin gauche étendent sur ces simples objets une grandeur et une poésie mystérieuses. Immensité dans l'horizon infini, grandiose dans le ciel tourmenté. C'est le seul paysage que Rembrandt ait entièrement achevé avec toutes les ressources de l'eau-forte et de la pointe sèche; c'est, avec celui à la tour, le plus kau, à mon avis, qu'il ait fait. L'année 1650 et les suivantes nous offrent plusieurs paysages: le canal au cygnes, qui retrace une contrée montagneuse; le bouquet de bois, entièrement fait à la pointe sèche etc. Dans d'autres pièces de cette époque il emploie les barbes pour obtenir des ombres veloutées; il s'occupe moins des détails que des grands parti-pris d'effet. Dans la belle pièce dite la tour carrée il n'y a pas un fouillis de tailles, mais les vigueurs sont obtenues de cette manière. Dans le paysage aux trois chaumières avec leurs pignons pointus également, l'encre s'accrochant aux bords des tailles fortes produit des ombres veloutées, tandis que les arbres sont traités largement et les feuilles ovales comme dans les dessins de Farnerius et de Lievens. Je range à cette année encore un des plus beaux paysages de Rembrandt que je connaisse, celui à la tour, estampe d'une grandeur de composition et d'effet, d'une exécution admirables. Il y a laissé tout le premier plan ainsi que la partie droite du ciel sans aucun travail; les arbres et les maisons du second plan ont de grandes parties de lumière. Seule une partie des arbres à gauche est noyée dans une ombre forte, en harmonie avec le ciel, sombre de ce côté. Laisser de grandes parties sans travaux, disposer ses clairs et ses ombres par de grands plans, s'abstenir du trop de détails, voilà ce que Rembrandt pratique souvent. | |
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Après 1653 et jusqu'à la fin de sa vie, sauf une seule exception en 59, plus de paysages datés. Nous pouvons donc admettre que le peintre n'en fit plus ou rarement et que sa veine créatrice en ce genre se limite ainsi surtout entre 1640 et 1653. Cela offre une période approximative à assigner aux paysages peints qui ne sont presque jamais datés. Smith mentionne d'après un catalogue une date 1638 et de Frey a gravé un paysage avec cascade daté 1639. Mais ces dates n'ont pas été vérifiées. Le cabinet du comte de Stadion à Vienne avait un paysage montagneux, signé selon la gravureGa naar voetnoot1: Rembrandt 1653. Ce paysage me paraît douteux; les arbres au feuillage détaillé ne portent pas le caractère de la manière de Rembrandt; le sîte et l'ordonnance rappellent fortement les paysages tyroliens de Roghman. Mais le petit paysage d'hiver à Cassel, est bien signé 1636. La plupart des paysages peints sont à effet de lumière et à ciels nuageux. Ils se rattachent par là au trois arbres de 1643. La conception, le sentiment, le faire conviennent aussi au style du maître après ce temps. Reflètent-ils le sentiment sombre et mélancolique qui peut-être remplissait alors l'âme du peintre à la mort de Saske en 1642 ou sous le coup du désastre de 56? Il se peut. Mais il se peut aussi que cela ne soit que pure fantaisie de notre part. Car toutes ces toiles n'ont pas été peintes dans l'année où il perdit sa femme ou dans celle de sa déconfiture. D'ailleurs le sentiment en est en parfait accord avec l'oeuvre entière du maître. L'inventaire de 1656 montre que Rembrandt avait fait déjà plusieurs paysages à cette époque; il s'en trouve dix: | |
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un clair de lune qu'il n'avait fait que retoucher, trois petits paysages, un autre plus grand, un qui n'était que commencé, un paysage montagneux, un coucher de soleil et deux peints d'après nature; puis des études de maisons d'aprés nature. Quelques uns des paysages peints se trouvent donc limités entre 1643 et 1656. Un fait digne de remarque, c'est que le peintre ait possédé à cette dernière époque dix paysages. Si j'ajoute à ce fait, qu'ils ne sont presque jamais ni datés ni signés, je suis porté à croire qu'il ne les destinait pas à être vendus, qu'il ne les faisait qu'en vue de l'étude ou que comme distraction. Je ne connais que d'après des descriptions ou des estampes les paysages qui se trouvent en Angleterre. Les collections dans ce pays en contiennent une quinzaine des plus beaux. Il y a à la National gallery la belle contrée boisée et montagneuse avec la flaque d'eau que Tobie et l'ange ainsi que le petit chien vont passer au guè. C'est d'un effet superbe dans le contraste des masses d'arbres avec la partie claire d'un ciel nuageux. Rembrandt s'est souvenu ici d'une superbe planche de Goudt d'après Elsheimer, qui représente le même sujet dans un paysage analogue. La figure du jeune Tobie, qui tient sous son bras le grand poisson, est presque identique à celle d'Èlsheimer. Quant à l'esprit des figures, ce dernier surpasse même celles de Rembrandt; le mouvement du petit barbet qui se ramasse pour sauter d'une pierre à l'autre est charmant. Il y a les beaux effets de soleil couchant des galeries Grosvenor et Landsdowne; les sîtes montueux de M. Peel; le paysage si poétique du marquis de Hertford. Des contrées plates et étendues se trouvent: chez lord Landsdowne, une peinture fort large et magistrale, dit-on; chez M. Hope, le petit tableau ovale, un terrain coupé par une rivière, avec | |
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Dans les collections russes il y a un paysage montagneux avec Jésus et les disciples d'Emmaüs; une marine; et deux autres paysages. Au musée de Munich un grand paysage au soleil couchant. Les paysages peints que j'ai pu étudier sont les deux de Cassel, ceux de Brunswick et de Dresde, celui qui est à M. Bürger et celui de la collection Suermondt. Le paysage de la galerie Suermondt se range avec le paysage au Tobie, et celui à l'enfant Moïse sauvé des eaux, dans le genre du paysage historique. Celui de la galerie Suermondt, daté 1641, contient au premier plan Boos, Ruth agenouillée devant lui et une autre figure. Cette partie n'est pas remarquable, mais le terrain qui occupe le second plan et le lointain est très beau avec sa touche émaillée et sa couleur brune et dorée. Le superbe paysage à M. Bürger est une oeuvre de première qualité. Tout le premiėr plan est dans l'ombre, l'eau brun vert, le terrain brun rouge, les arbres vert brun largement massés et en pleine pâte. Le second plan et le fond se composent d'une plaine avec une rivière, un moulin et des fabriques, le tout bordé de montagnes. Tout cela est dans de superbes tons gris, les clairs empâtés de jaune et de blanc; c'est la lumière du soleil qui, vive et subite, passe sur cette partie et forme une belle opposition avec la partie ombrée. Le- ciel magnifique, d'un bleu fin au nuages dorés, devient tout sombre, noir et vert, au coin droit à la hauteur des arbres du premier plan. Ce magnifique tableau est | |
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largement brossé dans la pâte, qui est posée avec une maëstria étonnante; les deux cygnes au devant sont comme sculptés en deux ou trois coups de brosse. Par le sentiment il se rattache au paysage aux trois arbres, gravé en 1643. Les deux grands tableaux de Cassel et de Brunswick se ressemblent sous divers rapports; les sîtes sont pareils. C'est une contrée montagneuse, coupée d'une rivière, avec une ville sur la pente des hauteurs. Nous trouvons ce même caractère dans le fond de la prédication de Jean Baptiste, dans le paysage à M. Bürger, dans plusieurs croquis du maître. Dans celui de Cassel, une large rivière coule au milieu et passe sous l'arche d'un pont en pierre. Sur la rive à gauche du spectateur, quelques grands arbres et un cavalier; sur la pente un pêcheur et près de lui, dans l'eau, deux cygnes. Sur le bord à droite, diverses fabriques, des maisons, un moulin etc. entourés d'arbres. Contre la rive quelques vaisseaux, un yacht à poupe ornée et dont le pavillon pend dans l'eau. Au second plan, au dessus du pont des terrains élevés, avec des masses prolongées d'arbres; puis des hauteurs rocheuses, se terminant en pente abrupte, sur lesquelles s'étend comme une ville ou une forteresse avec une tour carrée à contreforts séparés. Au lointain encore des monts. Fond de ciel bleu, sur lequel au coin droit s'étend, comme un rideau, un nuage noirâtre. Tout le premier plan, surtout les fabriques et les arbres, sont enveloppés d'ombres chaudes, les rochers du second plan sont seuls éclairés, ainsi que le fond du ciel à gauche. La couleur dominante est vert brunâtre, brun rouge et brun jaunâtre. C'est d'une harmonie superbe et mystérieuse. Seules les oeuvres de Koninck et de Roghman offrent des analogies avec une conception pareille du paysage. J'en | |
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ai retrouvé l'effet et le caractère dans le paysage de J. van Ruysdael au Louvre. C'est évidemment le même sîte, mais vu d'un autre point de vue. On y retrouve les terrains, les monts escarpés avec les bâtisses, la rivière, le moulin, le pont, le cavalier même. Dans celui de Brunswick, les montagnes se trouvent à gauche, la profondeur du tableau à droite. Sur le dos des hauteurs qui s'avancent jusqu'au milieu du tableau, s'étend une ville; au fond on voit des chaînes de montagnes. Au second plan l'arche d'un pont et une rivière tombant en cascade vers le devant; au premier plan, des fabriques et des arbres. Cette dernière partie est dans de fortes ombres. Le soleil pénétrant par les nuages fauves d'un ciel orageux, illumine la ville sur la montagne et en partie l'eau de la cascade. Ici encore la couleur est de fantaisie; elle est plus rougeâtre que dans le tableau de Cassel. Dans la conception dramatique du ciel et du clair-obscur il y a analogie avec le paysage aux trois arbres. Où Rembrandt a-t-il pris ces vues? Assurément il ne les a pas faites de fantaisie seule. Elles portent trop leur cachet de vérité malgré ce qu'il y a de fantasque et d'idéal. Aussi nous trouvons des feuilles d'étude dans lesquelles Rembrandt a tracé des sites pareils; entre autres au cabinet d'estampes à Berlin, il y a une esquisse rapide sur papier brun d'une ville avec ses tours, située sur des hauteurs et vue un peu d'en haut; il y en a une autre en quelques traits de plume et lavé d'encre brune, c'est une ville avec des tours et des montagnes au fond; enfin une troisième, à la plume avec des lavis faibles de brun et de bleu, qui montre le profil d'une ville avec des bâtisses carrées et l'arche d'un pont. Tout cela, portant le caractère de rapide étude sur nature, montre des éléments analogues à | |
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ceux que Rembrandt a mis en pratique dans les deux paysages que nous venons d'examiner. Une ressemblance à signaler encore est celle du tableau de Brunswick avec le paysage qui constitue le fond de la prédication de Jean Baptiste. C'est une ville semblable, située sur une montagne; une cascade sortant des arches d'un pont etc.; c'est ce même pont qu'on retrouve dans l'eau-forte Jésus ramené du temple par ses parents. Je ne doute pas que tout cela sorte d'une même source. Le grand paysage, au musée de Dresde, est d'une nature différente, comme composition et comme couleur. La vue y embrasse un terrain très étendu, relevé d'une quantité de montagnes et tout parsemé d'une foule de petites oasis de verdure avec des maisons, des châteaux etc. Au premier plan à gauche on voit un chariot qui gravit un chemin; à droite un moulin à eau avec une écluse, sous laquelle passe l'eau descendant des rochers. Plus loin, à gauche, des maisons, une blanchisserie avec gazon d'un vert topaze; puis à droite et à gauche des maisons, des tours de châteaux, des bouquets de bois innombrables; au fond à gauche une rivière serpente et porte quelques voiles. A droite le tableau est terminé en haut par des monts, à gauche par un ciel sombre et très mouvementé. Ce tableau pèche peut-être contre l'unité par un trop grand nombre de hauteurs, de groupes de maisons et de bois, quoique tout cela soit admirablement enchaîné, mais la couleur restitue cette unité. Elle est d'une gamme vert foncé. Le premier plan est couvert d'ombres brunâtres, dans le ton des tableaux de Ph. Koninck; le second, où se joue une douce lumière, est plus vert, parfois d'un vert topaze; de-ci et de-là, les toits des maisons, l'eau, les linges à blanchir donnent quelques points plus vifs; tout le fond est fort | |
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sombre, d'un vert qui devient bleuâtre et gris et va même jusqu'au bleu. Cette partie surtout, et même le caractère du paysage entier, fait penser à Breughel. Un ciel gris-noirâtre termine le tableau. De grandes masses de nuages gris, avec deux petites percées seulement de bleu lapis lazulis, équilibrent la masse des monts à droite; un nuage blanc forme contraste avec le pic sombre de la montagne et donne au ciel une grande étendue. Une impression de grandeur et de profondeur sublimes ressorte de ce beau tableau, où Rembrandt s'est montré une fois de plus un coloriste extraordinaire et un interprète poétique de la nature. Il est difficile d'assigner une date à ces paysages. Quant à ceux de M. Bürger et de Cassel, qui ont beaucoup d'affinités, je les mettrais entre 1643 et 50, peut-être 1643 à 45. Le seul morceau daté qui offre un point de comparaison, est le paysage aux trois arbres de 1643. Nous retrouvons dans les deux tableaux le même caractère grandiose, le même sentiment sombre relevé par un éclair de soleil. Le canal aux cygnes de 1650 offre quelques détails qui se retrouvent dans le paysage de Cassel. Le grand panorama, du musée de Dresde, me semble encore devoir être rangé vers 1643 ou 1645. Quant au paysage de Brunswick, nous avons remarqué les analogies avec le fond du Saint Jean de 1656 et celui de l'enfant Jésus ramené du temple, eau-forte de 54. Ajoutez-y une ressemblance dans le ton dominant de ces deux peintures, qui sont dans une gamme brunâtre, et qui a fait nommer le Saint Jean une grisaille. Il se pourrait donc que le paysage de Brunswick appartînt aussi à cette période où Rembrandt exécuta plusieurs oeuvres dans ce ton fauve. Rembrandt n'a pas autrement procédé dans le paysage que dans les autres genres. C'est toujours chez lui une | |
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grande science de la réalité unie à une puissante fantaisie. Quand il dessine, les arbres sont faits par masses, avec quelques contours rapides et élémentaires à la plume ou à la pierre noire; le trait ou le lavis n'exprime que rarement la forme plus accentuée de la feuillée. Dans l'eau-forte il pousse son faire plus loin. Ordinairement il ne veut que l'effet et ne fait ses arbres que par contours ou griffonnements remplis de hachures ou de parties claires qui font la masse. Quelquefois cependant, par exemple dans le saule de la vue d'Omval, il prouve qu'il sait parfaitement dessiner les arbres. Dans les peintures également, la feuillée est traitée en grand et par masses ou par touches plates. Il visait toujours au grand ensemble. C'est pour cela qu'il évitait les détails, ainsi que les couleurs locales des objets qu'il embrassait dans une gamme dominante. Il ne veut non plus rendre telle vue, ni tel sîte, ni le caractère spécial de telle ou telle nature. Il veut traduire le grand sentiment de la nature entière. C'est par ces moyens qu'il y obtient tant de grandeur et de poésie. Son paysage, vrai, quoiqu'il ne soit pas d'une réalité ordinaire, est davantage un paysage de fantaisie, un paysage idéal. Il traduit la nature au moyen de son sentiment poétique et pittoresque. Il procède non en historien, mais en poète. Il prend dans la réalité une partie de la nature, la retrempe et la revivifie dans son impression du moment et la traduit ainsi en poésie. Tel est à vrai dire ce que le maître faisait de tout ce qu'il touchait.
Plusieurs paysagistes furent inspirés par le paysage de Rembrandt. Parmi ceux là, il est un artiste qu'il nous | |
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faut tirer de l'oubli, FarneriusGa naar voetnoot1. J'ai eu la satisfaction de trouver au cabinet de dessins à Dresde plusieurs oeuvres de cet artiste inconnu, qui indiquent et son nom et sa manière de faireGa naar voetnoot2. Il en est qui portent très visiblement le nom Abraham Farnerius, en vieille écriture hollandaise. Ce sont des cabanes avec des arbres, une vue étendue avec un village et un moulin au lointain, une étude d'arbres et autres. Ces morceaux sont lavés à l'encre brune et d'une touche large. Le caractère est celui du paysage de Rembrandt; les feuilles souvent dessinées en ovales comme par Lievens. Qu'il ait en effet fréquenté Rembrandt entre 1640 et 45, c'est encore le précieux livre de S. van Hoogstraten qui nous l'apprend, dans le passage déjà citéGa naar voetnoot3, d'où il résulte que Farnerius, étudiant alors la figure et discutant sur la théorie de l'art historique, ne s'appliqua que plus tard au paysage. Un autre artiste bien peu connu, est J. Leupenius, qu'on nomme aussi élève de Rembrandt. Je ne connais de lui que quelques oeuvres. Une vue prise de la haute écluse de l'Amstel sur les rives de ce fleuve, dessin à la plume et lavé à l'encre brune, est conservé au musée Fodor. Il n'y a pas beaucoup de charme, mais une bonne entente de l'es- | |
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pace. Rembrandt a fait un beau et vif croquis de cette même vueGa naar voetnoot1. Son eau-forte, une vue d'Omval, datée 1671, ne trahit pas l'école de Rembrandt, mais de ses deux paysages à la plume et largement lavés à l'encre brune, dans la collection Leembruggen, l'un, signé et daté 1666, est traité dans la manière de Farnerius et de LievensGa naar voetnoot2. La façon large de comprendre et d'exécuter le paysage, se trouve aussi chez Anthonie Erkelens, dont le musée Fodor a un beau dessin, rembrandtesque de faire et de couleur, et dans plusieurs croquis à l'encre jaune ou à la plume, par Bisschop et par Constantijn Huygens jeune. Jacob Esselens, demeurant à Amsterdam, est aussi dit élève de Rembrandt. Je connais trop peu de ses ouvrages, paysages, vues de ville, marines, pour décider cette questionGa naar voetnoot3. Ses oeuvres sont rares; cependant le musée Boymans possède de lui un grand paysage montagneux avec plusieurs figures, une halte de chasse; la touche large des arbres, d'un ton brunâtre, l'exécution des terrains, rappellent beaucoup Ph. Koninck. Abraham van Boresum ou Borssem pratique le même système d'éviter les détails pour rendre les grands parti pris d'effet, et dans ses vigoureux dessins il est plus près de Rembrandt que des autres paysagistes hollandais. J. Domer, qui a beaucoup de van Boresum, est encore nommé élève de Rembrandt. Il est certain que plusieurs de ses oeuvres - il fit le paysage, les vues de ville et des mar- | |
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chés avec figures - sont d'un effet rembrandtesque et remplies de soleilGa naar voetnoot1. Enfin Johannes van de Cappelle a fait aussi des marines, des paysages, des hivers avec patineurs et joueurs de kolf, montrant des affinités avec Cuyp, avec S. de Vlieger et avec Rembrandt, dont il aimait beaucoup les oeuvres. Telles de ses toiles sont d'un effet, d'une couleur qui trahissent ses sympathies pour le grand maître d'Amsterdam, au cercle duquel il paraît familier. Mais la liste de ceux qui de près ou de loin ont subi l'influence de l'art de Rembrandt deviendrait trop longue. Dans le paysage, comme dans la figure, on remarque partout le rayonnement de son génie initiateur. |
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