Rembrandt Harmens van Rijn. Deel 2. Sa vie et ses oeuvres
(1868)–Carel Vosmaer– Auteursrechtvrij
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XIX.
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à se répandre chez les amateurs, les idées se modifièrent. On retournait au style italien. Une réaction contre le style de Rembrandt éclata alors et cette opposition monta bientôt comme une marée. Caractère de fer, le maître se raidissait contre le flot envahisseur et lui jetait de fougeux et sublimes défis. Voilà, je pense, comment l'esprit et le coeur du grand artiste, qui devança son temps de deux siècles, déjà sérieux et rêveur par nature, furent encore attristés souvent par les circonstances. Alors un travail assidu et toujours en recherche de nouveaux trésors, était sa principale jouissance. Il ne pouvait arriver que les oeuvres de cette époque ne reflètassent point la disposition de son esprit. Nous le remarquons dans le paysage aux trois arbres, peut-être dans tel de ses paysages mystérieux et sombres. Nous le retrouvons dans ses portraits de lui même, curieux documents autobiographiques. Je ne connais aucun peintre qui ait laissé tant de portraits de lui-même. Il s'est complu à faire à l'infini des variations et des fantaisies sur sa tête. Rarement ce sont de véritables portraits, mais ils sont loins aussi d'être fictifs. Ces portraits nous retracent souvent ce qui occupait l'inspiration du maître, ou dépeignent divers côtés de son caractère. Quelques fois ce sont de simples études de physionomie. Variant le thème à l'infini, il se montre la face couverte d'ombre, éclairée par un contour lumineux ou par des reflets; riant, sombre, faisant la moue, la bouche ou les yeux ouverts; tantôt plein de joie, lorsqu'il tient Saske sur ses genoux et le verre à la main; tantôt, avec toute l'audace et la conscience de son génie, il vous regarde d'un regard perçant; une autre fois il semble un grand seigneur avec ce port altier et toute cette élégance qu'il dédaignait ordinairement pour lui-même, mais qu'il sut, lorsqu'il le fallait, prêter à ses personnages. | |
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Souvent il se plaisait dans une certaine singularité - pour ne pas dire excentricité. Outre la face, les accoutrements divers en font preuve. Étoflfes pittoresques, jet précieux et étrange des draperies, robes fourrées et chamarrées d'or, chaînes et pierreries, toques garnies de plumes et d'aigrettes, casques, hausse-cols et cuirasses, tout lui sert. Tantôt il porte un sabve flamboyant ou un oiseau de proie, tantôt un drapeau. Qu'y avait-il de réel dans ces fantaisies? Rembrandt était un homme robuste, d'apparence assez ordinaire, et ayant une tête grosse, pas belle, mais remarquable dans ses moments d'animation. Alors on dirait la tête d'un lion, entourée de sa crinière flottante, tellement elle est fougueuse. Le nez est gros; la bouche grande et ordinaire mais la barbiche et la moustache frisante, tirée horizontalement et la fermeté avec laquelle les lèvres sont closes, prêtent à cette partie du visage un caraetère fier et grand. Cette bouche ne se contournera pas pour des compliments. L'expression n'est pas moins dans ses yeux perçants, puissantes machines de l'imagination qui travaille ce que les yeux lui livrent de formes, de mouvements, de couleurs et de lumière. Tel nous le montrent deux belles eaux-fortes de 1638 et de 1639. Ces deux pièces sont les types du portrait de Rembrandt dans la plénitude de son succès et de son bonheur. Jusqu'en 1642 la vie déborde avec tout ce qu'elle a de fantasque, de bizarre, d'imprévu, d'heureux. Mais alors tout change. Dans les eaux-fortes de 1638 et 39 déjà le sérieux commence à se montrer sur le visage. Après 1643 les portraits peints et gravés cessent pour quelques années. Seule en 1648 apparaît une eau-forte remarquable. C'est à un vrai portrait de l'homme tel qu'il était réellement. L'amour des beaux costumes, des toques, des robes brodées, des travestissements est passé; plus de moustache | |
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altière ni de cheveux flottants. Il s'y donne dans toute la simplicité d'un bourgeois ordinaire. Les cheveux sont coupés, la moustache peu fournie. Un grand chapeau couvre la tête; nul ornement à son simple juste-au-corps. C'est ainsi qu'on le voit de face, assis à sa fenêtre, dessinant sur une feuille posée sur quelques livres arrangés en pupitre. Il vous regarde, et ce regard perçant fait seul reconnaître le maître qu'on ne retrouvait plus dans le costume. Ce regard scrutateur et intense n'a pas faibli. L'homme était blessé, l'artiste était toujours debout, toujours grandissant.
En 1643, Rembrandt acheva une oeuvre dont la touche et le coloris se rattachent directement à la Sortie des arquebusiers et aux portraits de femme qui se trouvent à Cassel et à Berlin. C'est la toilette de Bethsabée, une oeuvre de première qualité, appartenant au cabinet de M. Steengracht. La disposition de la scène et de l'entourage rappelle les Susanne. C'est un réduit ou grotte avec un bassin rempli d'eau, auquel conduisent des marches en pierre, au premier plan à gauche. A droite, la scène est occupée par un mur entouré de feuillage. Les bords du tableau sont enveloppés dans des ombres chaudes et vagues, formant un entourage et un fond sur lesquels se détache une figure éblouissante de lumière. Dans le lointain, un ciel d'un bleu grisâtre, et le palais du roi, avec une espèce de temple rond dont la coupole est légèrement éclairée; l'architecture est celle qui se retrouve dans l'oeuvre de Rembrandt, par exemple dans les Susanne. Sur la plate-forme, se voit David regardant la toilette de la belle. Car c'est à sa toilette que sont occupées les deux femmes qui la soignent. Toute la lumière, une lumière chaude, vive, mais mordorée et assourdie, est réservée pour Bethsabée. | |
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Elle est assise sur un riche tapis, entièrement une, sauf une piéce de linge sur la cuisse droite; à sa droite est une table avec une aiguière et un plat splendides. Elle pose la main droite sur la table, et porte la gauche vers le sein droit. La jambe gauche est un peu ramenée en arrière, la droite est étendue, et une servante accroupie lui soigne les ongles du pied. Cette personne est dans l'ombre; sa tête est couverte d'un capuchon noir, posé sur une draperie de couleurs variées; son vêtement est d'un brun violet. Derrière Bethsabée est une servante debout, également dans une ombre vague et transparente comme celle de la Sortie des arquebusiers. Elle peigne les larges flots de cheveux dorés, qui tombent le long des épaules de sa maîtresse. Dans le coin droit du tableau sont assis deux paons. Tout ce coin est noyé dans des ombres et des couleurs mystérieures, relevées seulement par un peu de lumière jaunâtre derrière les paons. La Bethsabée seule est illuminée de cet éclat de lumière dont Rembrandt savait faire valoir tous les charmes. Elle n'est pas belle encore dans le sens de la statuaire, ou du dessin italien. Elle rappelle entièrement de type des Susanne, surtout de celle sur le tableau de Reynolds. Le corps est assez grèle. Mais comme chair, comme modelé, comme vie, elle est superbe dans sa couleur dorée, qui l'élève dans le domaine du beau. L'harmonie des teintes et du ton général est sublime; une couleur de bronze et d'or, mariée à des nuances de violet, de brun, de jaune ocré, enveloppe le tout dans dans une gamme chaude, poétique, mystérieuse. Le faire encore rappelle en tous points celui de la Sortie; c'est sur une échelle plus petite, la même manière vague, moelleuse, insaisissable. Pour bien voir ce tableau, il faudrait le mettre dans une umière intense, afin que l'oeil pût pénétrer les ombres, | |
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ainsi que Rembrandt le recommandait à plusieurs reprises. La couleur et le style de cette période se retrouvent dans une très belle oeuvre de 1643 (au musée de Dresde), une vieille femme qui pèse de l'or, sujet qui rappelle les vieillards pesant des pièces de monnaie, de Lucas van Leyden et de Massys. Elle est assise devant sa table à tapis rougeâtre, brodé de fleurs, sur lequel sont des pièces d'or et d'argent, des pierres fines, un livre, une boite etc. Dans une armoire près d'elle on remarque une coupe d'or et uncoffret ciselé. Le bras droit est levé et tient une balance, dont l'un des plateaux est triangulaire; la main gauche tient une pièce d'or. La tête est couverte d'un voile jaunâtre glacé de gris, pendant sur les épaules, la robe est de brun violacé; la manche, sortant d'une pelisse bordée de fourrure, est terminée au poignet par une mince bande brochée d'or. Toutes ces couleurs, rompues et assourdies, sont dans une belle harmonie, tranquille et vigoureuse. La lumière éclaire de côté le visage, plein d'expression et supérieurement modelé, le voile, et longe le contour du bras levé. La touche est large, empâtée, comme dans les parties brossées de la Sortie. La femme est une de celles qui tenaient des comptoirs et des dépôts de prêts, dont le métier a depuis passé aux monts-de-piété. On s'en servait aussi pour la taxation d'objets de valeurGa naar voetnoot1 et des pièces d'or, qui n'avaient pas de cours fixe. Quelques portraits remarquables portent la même date et le cachet du style de cette période. Un des plus extraordinaires est celui de Machteld van | |
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Doorn, l'épouse de Martin DayGa naar voetnoot1 De grandeur naturelle et en pied, la dame est vue debout, de trois quarts. La tête est légèrement inclinée et tournée vers le spectateur, et tandis que la main droite lève un éventail en plumes noires, attaché par une chaîne d'or à sa ceinture ornée d'une rosace blanche, le bras gauche avec une main délicate et peinte à merveille tombe le long du corps et soulève un peu la robe. Elle a les cheveux chatains, relevés en grosses touffes frisonnantes autour de la tête; elle porte une petite coiffure ornée de perles d'où pend un voile noir; des perles en profusion aux bras, au cou, à l'oreille. Sur la tempe gauche une mouche. La robe est de soie noire mouchetée; une grande et épaisse collerette en guipure couvre le buste. La jupe laisse voir un joli petit pied (trop petit à la vérité), coquettement chaussé de satin blanc. Ce petit soulier est si finement détaillé, que le peintre a observé les points cousus là où ils étaient en lumière et là où ils étaient dans l'ombre. La dame avance le pied par le mouvement qu'elle fait en descendant quelques marches qui se trouvent derrière elle et qui fournissent au peintre un motif pour y faire trainer sa robe. Le fond se compose de gris et des tons verdâtres d'un rideau qu'on remarque à peine. Quoique cette femme ne soit aucunement belle, elle est d'une distinction princière. Les princesses des peintres les plus élégants, n'ont pas plus de tournure. Toute la figure est foncée dans son costume noir, hormis le haut du corps. Mais ce noir, ainsi que le gris et le | |
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vert du fond et des dalles, ont des dessous chauds, qui en diverses parties en brisent la froideur et en ravivent le ton. Mais tout cela n'est que l'entourage nécessaire qui fait valoir le charme indescriptible de la partie lumineuse, la tête, le buste avec sa guipure, et les mains. La gauche, qui pend, est ingénieusement reliée aux clairs par la grande manchette, dont les bouts se relèvent et se courbent comme des feuilles d'acanthe, et par la rosace blanche de la ceinture. Je n'ai pas de paroles pour exprimer la superbe beauté de cette partie lumineuse. La tête, dont le front un peu penché reçoit la lumière, est généralement claire; les ombres de la joue gauche étant dissipées par les reflets venant de la guipure. Elle est vivante et expressive audessus de tout et on oublie sa laideur. Puis, quelle main fine et nerveuse, peinte dans des tons d'or et légèrement bruns dans les ombres! Et puis quelle peinture que cette collerette en guipure, faite d'on ne sait quoi, dont les paquets de dentelles sont molles comme de la neige, mais chaudes et dorées! Tous ces clairs si savamment reliés sont recouverts de cette patine dorée, dont on remarque également le charme dans la Saskia à l'oeillet de 1641, dans le buste de femme à Gassel, dans la Bethsabée de M. Steengracht, de 1643. Tout cela indique incontestablement que cette toile appartient à cette période. Quoique Smith en mentionne la date (1643), elle n'a pu être trouvée jusqu'ici; mais il est impossible de ne pas voir la grande différence de ce portrait avec celui du mari, qui date de neuf années auparavant. On na qu'à comparer la peinture de la collerette en dentelle de Day avec celle de sa femme, pour s'assurer de la distance qui les sépare. D'autres portraits superbes se trouvent encore chez M. de Seillières, un monsieur et une dame. Celle-ci tient un éventail, motif que Rembrandt affectionna, d'une main | |
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qui repose sur le dos d'une chaise. La tête a du charme et une expression profonde et décidée. L'homme qui tient un chapeau à plumes rouges et projette une main en avant est supposé être un amiral. Tous ces titres sont fort peu fondés. On a qualifié bourgmestre une foule de personnages de Rembrandt, dès qu'ils avaient seulement un peu de ventre et portaient un manteau et un feutre. On en a baptisé d'autres des noms de Hooft, Tromp, Cats etc., sans aucune preuve. Si l'homme tient un couteau, voilà le cuisinier de Rembrandt. On est allé jusqu'à nommer son oncle, sa tante, sa fille, son ami, sa servante, son doreur, son fabricant de cadres!Ga naar voetnoot1 Point d'amiral donc, mais tout bonnement quelque riche patricien. Rembrandt paraît avoir eu cette année encore la pratique des gens distingués. Car voilà un autre couple, l'homme au faucon - ne serait-ce pas le grand veneur de Rembrandt? - et sa compagne. Ces brillants portraits se trouvent chez le marquis de Westminster; l'homme et la femme sont jeunes; lui, un seigneur aimant la chasse, est vêtu d'un habit vert foncé et une gibecière pend à son côté par une chaîne d'or. Sur sa main gauche est perché un faucon qui étend les ailes. La dame, jolie blonde, est coiffée d'un bonnet garni de plumes et de pierreries et porte un manteau brodé et un riche collier. Les mains sont croisées et la gauche tient un éventail. Au même genre de portraits semble appartenir un très | |
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beau portrait de la collection Seillières, nommé à tort le bourgmestre Six. Tout ce que Rembrandt a prodigué d'élégance, de distinction dans ces portraits, suffirait à anéantir les sottises qu'on a débitées sur son goût grossier, son manque de distinction et d'idéal etc. Remarquez y encore une expression de vie, de caractère admirable et une exécution magistrale, et on n'hésitera pas à les placer à côté de ce qu'il y a de plus parfait dans ce genre. Ce qui nous frappe incessemment dans l'oeuvre de Rembrandt, c'est la spontanéité de toutes ces peintures. Chaque oeuvre est un produit de forces vivantes, agissant pour ce moment. De là jamais de formule, jamais de manière fixe. Quand on a peint des centaines de têtes humaines, quand on possède au plus haut degré tous les secrets de la palette, on arriverait facilement à peindre pour ainsi dire les yeux fermés. Une quantité d'artistes, fort remarquables d'ailleurs, se sont habitués à un style, une manière de peindre. C'est ainsi qu'il est des écrivains qui ont un bon style, mais toujours le même. Au contraire Rembrandt a peint autant de portraits que pas un et il trouve à chaque individu la manière de le traduire, qui lui convient. Quelle immense variété de nuances dans la longue galerie de ses personnages, depuis la manière minutieuse des premiers vieillards, la peinture serrée et calme de Kalkoen, Coppenol etc., aux tons profonds, chauds et mûris du Doreur, de la Saske à l'oeillet, à travers les tons bronzes et dorés de 1642 et 43, les fauves après 50, jusqu'aux hardiesses brossées du Six, aux chaleurs carminées du rabbin à Dresde, à l'exécution audacieuse des Syndics, à la furie des portraits au musée van der Hoop et à celui de Brunswick. Dans cette année 1643 Rembrandt venait d'achever les | |
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beaux portraits que nous venons d'examiner. On eût pu croire que ces couleurs une fois sur sa palette y resteraient. Point du tout. De ces portraits élégants on passe à une tête où il est encore plus franc et monte sa gamme. C'est un buste du docteur Daniel Heinsius, l'historien en titre de sa majesté le roi de Suède, le professeur d'histoire à l'académie de Leiden. Il avait 63 ans. Ce n'est pas un seigneur, c'est un homme d'étude. Il est dans un costume noir, simple, avec un petit col rabattu d'un blanc jaunâtre; la tête ombragée par le large bord du feutre noir. Dans la face, avec une petite moustache et une barbe légèrement indiquée, le coloris est poussé à une gamme audacieuse d'orangé. Les ombres foncées sont d'un rouge brun; sur la joue les ombres grises et gris brun laissent percer le jaune orangé de la chair. La joue droite qui reçoit la lumière est fortement empâtée de couleurs, qui du jaune clair montent au jaune chaud, au jaune orangé, à l'orangé. La touche ample et large a posé ces couleurs hardies côte à côte sans les fondre, à la manière du tambour de la Sortie et de la tête de vieillard de la collection van Brienen. Tout cela, exagéré de près, fait un effet superbe à distance. C'est encore une de ces pièces que le maître désirait avoir suspendues ‘de manière qu'on les vît à distance.’ Tête superbe pleine de relief et de vie et qui va vous parler. Réalité surprenante, résultant d'une exagération du réelGa naar voetnoot1. Plusieurs portraits encore datent de cette année; entre autres un buste du peintreGa naar voetnoot2 qui montre le type du por- | |
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trait de 1637 an Louvre, et où le peintre, avec une touche un peu vague, a encore cherché un effet de lumière reflètée sur le visage. Après tant de peintures, nous ne pouvons être étonnés de ne trouver cette année que peu d'eaux-fortes. Le cochon et le paysage aux trois arbres sont deux chefs-d'oeuvre dans leur genre. Le cochon témoigne de la science profonde du maître dans le maniement de la pointe. Quant au superbe paysage aux trois arbres nous en parlerons à l'occasion des paysages du maître.
A la date de 1644, nous trouvons la eélèbre femme adultère. Ce tableau est conçu et exécuté dans le style dont le Siméon est le prototype. Nous retrouvons ce même caractère dans une série de pièces empruntées à la bible: le Lazare, le Samaritain, la descente de croix, la mise au tombeau et les autres sujets des évangiles au musée de MunichGa naar voetnoot1 L'ordonnance de la femme adultère est admirablement conçue. Au milieu, la malheureuse femme pleure à genoux. Tout peint l'ignominie de sa position. Un soldat romain la tire par son manteau; au milieu d'une foule curieuse, insolente, sans pitié qui l'entoure et l'insulte, un de ces durs et orgueilleux Pharisiens invoque contre elle la loi de Moïse. Deux autres personnages, dont l'un a l'air d'un prêtre et l'autre d'un grand seigneur coiffé d'un turban à aigrette, regardent en curieux ce spectacle qui ne les émeut guère. Contrastant avec ces puissants et superbes personnages, un homme seul, couvert d'une simple robe et pieds nus, se trouve devant eux. C'est à ses pieds que | |
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la femme se prosterne, c'est de lui qu'elle implore le secours contre les ‘sépulcres blanchis’, qui l'accusent. A côté de Jésus est un des apôtres, pieds nus également et habillé comme un homme du peuple. La scène a lieu dans l'intérieur d'un vaste temple à colonnes et voûtes. Derrière le groupe principal, se trouve un escalier, avec les deux colonnes Jachin et Booz, que gravit la foule qui se dirige vers un autel resplendissant d'or, devant lequel est assis le grand-prêtre. ‘Une lumière sourde, une lueur qui n'a pas de nom, comme dit M.Ch. Blanc, éclaire et enveloppe le tout dans une harmonie mystérieuse.’ La magie du clair-obscur seconde admirablement l'idée. Il existe une grande analogie entre ce tableau et le Siméon. Une grandeur et un mystère pareils le remplissent. C'est un temple semblable, d'une architecture moitié romane, moitié de fantaisie; un rideau s'étend aussi vers le haut. Le groupe principal est éclairé comme celui du Siméon, par une lumière qui entre à gauche, un peu d'en haut; elle frise les têtes des apôtres et la partie supérieure de la figure de Jésus, dont le costume est jaunâtre, inonde la femme vêtue d'une robe jaune, puis, derrière elle, éclaire le contour du personnage au turban et le visage du prêtre à côté de lui et enfin va s'amortissant sur le pavé du temple. Une dégradation savante relie cette partie éclairée, dont la note la plus haute se trouve dans le vêtement jaune de la femme, aux groupes sur l'escalier et aux lueurs dorées de l'autel. Tout le fond est noyé dans de chaudes pénombresGa naar voetnoot1. Si tout cela rappelle le système du Siméon, il y a un point notable où la composition en diffère. C'est qu'il n'y | |
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a pas de remplissage, pas de repoussoir au premier plan. Rembrandt paraît avoir quitté ici cette méthode convenue, et il me semble qu'il a bien fait. Le groupe y gagne en grandeur et devient principal au lieu d'être secondaire. A Blenheim palace on voit le même sujet avec cinq figures, peint, à ce qu'il paraît, postérieurement, d'une manière large et magistrale. Là, la pécheresse en pleurs se trouve à gauohe et l'un des accusateurs lui arrache rudement son voile de la tête. Du côté opposé, Jésus, vêtu d'un habit brun, les mains jointes, écoute l'accusation. Une autre composition, contenant onze figures, est chez lord Overstone. Jésus y montre sur le pavé les mots rapportés par l'évangeliste, écrits en Hollandais. C'est une esquisse légère de petites dimensions, admirable comme composition et comme effet de clair-obscur. Un grand et beau dessin à la plume et lavé à l'encre brune, d'un ton et d'un effet superbes, se trouve dans la collection de M.J. de Vos Jz.; il se rapproche du tableau de la National gallery, par sa composition pleine de figures et le grand édifice où se passe la scène. Parmi les portraits de cette année, nous distinguons en premier lieu celui que possède M.E. Pereire à Paris. Dans la galerie Fesch, il était appelé Juste Lipse. La description donnée par l'auteur du catalogue de cette galerie, le livre des Institutiones Calvini, auprès du personnage, me donnèrent un soupçon qui me fit écrire en marge de mes notes: Sylvius? Maintenant que je l'ai vu, je ne doute plus. C'est bien lui. Il a le costume, les cheveux, la moustache, la barbe bifurquée des deux portraits à l'eauforte de Sylvius. C'est la même physionomie pensive, ce sont les traits accentués, secs, profonds, ce sont la bouche et le nez mêmes de Sylvius. Les portraits de Rembrandt | |
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nous charment ou nous intéressent alors même que nous ne connaissons pas le nom de ceux qu'ils représentent; cependant il s'y ajoute une valeur historique quand nous sommes en état d'en nommer les originaux. Ce magnifique portrait porte la date 1644 et le ministre décéda en 1638. Mais nous savons que, outre l'eau-forte de 1633, Rembrandt en fit une encore en 1645. C'est donc deux fois après la mort de Sylvius que le maître fit son portrait, soit de mémoire, soit d'après des études. Il existe une esquisse à la plume et à l'encre brune qui peut avoir servi pour le portrait peint de Sylvius. J'en trouve la description dans le catalogue d'une collection de dessins ‘principalement de Paul Rembrandt van Rijn,’ rédigée par M. Frenzel en 1837Ga naar voetnoot1 ‘Un savant ou un écrivain, assis dans un fauteuil, portant une large barbe, et coiffé d'une petite calotte, feuillette un livre de la main gauche. Il a quelque ressemblance avec Sylvius. Sur le dos de la pièce est une inscription hollandaise de la main de Rembrandt, difficile à déchiffrer.’ Nous en recommandons la vérification aux chercheurs allemands. Sylvius nous est connu dès 1633. Ici c'est la même face anguleuse et sillonnée par l'étude, mais en 1633 il avait une expression plus douce. On dirait que le livre de Calvin qu'il vient d'étudier reflète sur cette face toute la sévérité et la rigidité de sa théologie. Sylvius, portant un habit foncé à collet montant qui soutient la collerette à plis larges et souples, et couvert de sa simarre fourrée de couleur foncée, est assis dans son fauteuil de cuir à clous dorés, devant sa table d'étude où sont une écritoire et plusieurs livres, dont l'un avec le titre Institu- | |
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tiones Calvini; la main gauche tient une feuille du grand in-folio posé devant lui, la droite à ôté les lunettes et repose sur le bras du fauteuil; la plume est posée derrière l'oreille, et le savant qui vient de lire, relève la tête et regarde droit devant lui, une tête illuminée par le reflet magique de Rembrandt, qui la fait vivre et exprimer les pensées profondes qu'elle rumine. C'est un portrait extraordinaire comme peinture de l'âme, telle que ce grand maître avait le secret de le faire. Il fascine et impose. On ne se détache qu'avec peine de ce regard, pour étudier le reste de la peinture. Le ton général est dans une gamme d'un brun chaud, le coup de brosse a cette largeur et cet empâtement qu'on remarque dans la Sortie. Le pendant de ce portrait est décrit par M. George dans le catalogue Fesch. La dame âgée, qui dans mon hypothèse serait la femme de Sylvius, est assise dans un fauteuil de maroquin rouge et tient un mouchoir. Elle est coiffée d'une cornette à barbes d'où s'échappent quelques rares cheveux blancs. Le reste du costume se compose de la collerette à tuyaux et d'une robe de soie noire avec des manchettes. Derrière le fauteuil, une table couverte d'un tapis rouge et sur laquelle est un livre fermé. Jamais, dit l'auteur de cette notice, plus parfaite reproduction de la nature n'a frappé nos regards. L'admirable facture est au-dessus de tout éloge. La tête est exécutée avec la plus grande finesse; elle s'arrondit et se modèle avec une force surprenante. La touche est caressée, le pinceau gras, moelleux et fortement empâté. Mais ce qui excite au plus haut point l'admiration, c'est la beauté et la vérité des teintes. On les retrouve encore ici appliquées les unes sur les autres, elles ont été si peu tourmentées, qu'elles conservent toute leur fraîcheur. On assigne aux portraits de Berchem et de sa femme | |
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Je pense que nous pouvons conclure de ces portraits aux relations amicales des deux artistes. Claes Pietersen BerchemGa naar voetnoot3, qui demeurait à Haarlem au moins jusqu'en 1670, était comme Rembrandt un curieux, collectionnant des tableaux, des dessins, des estampes, dont la vente se fit à sa mort en 1683. Le marchand d'estampes J.P. Somer a raconté à Houbraken que Berchem paya f 60 le massacre des innocents d'après Raphael. Voilà donc des points de sympathie avec Rembrandt. Celui-ci exécuta encore quelques portraits dont on peut trouver la mention dans notre catalogue. En fait d'eaux-fortes datées nous n'avons que deux paysages.
De l'année 1645 nous avons trois petites compositions, | |
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le denier de César et deux Sainte famille. L'une de ces dernières, au musée de Berlin, est une belle esquisse et représente l'ange, habillé d'une tunique blanche et aux ailes étendues, avertissant la sainte famille de s'enfuir. Marie, couverte d'une robe bleue, et Joseph sont couchés sur la paille dans une étable, où l'on voit deux boeufs. Tout est dans l'ombre, mais derrière eux apparaît la figure lumineuse de l'ange. C'est peint largement et d'un effet piquant. Un délicieux tableau de cabinet, dans le genre du ménage, au Louvre, se trouve à l'Ermitage. C'est un intérieur simple; Marie est assise devant l'âtre où se trouve une marmite. Elle suspend la lecture d'un grand livre posé sur ses genoux pour lever le rideau du berceau placé à côté d'elle et regarder son enfant qui dort. Au fond Joseph, façonnant à la hache un morceau de bois. Quelques jeunes anges se montrent dans le haut du tableau. Cette belle pièce d'un ton doré, d'un clair-obscur admirables, est peinte d'une touche magistrale. Le coloris de la couverture du berceau reproduit cette note d'un rouge vif dont Maes affectionna l'effet. La collection Chatsworth en Angleterre contenait une belle esquisse dessinée, ayant servi à ce tableau ou à celui du Louvre, et le musée Boymans un rapide croquis qui représente également Marie, mais occupée au rouet, tandis que Joseph façonne un morceau de bois. Un joli petit tableau de genre (au musée de Brunswick) semble appartenir à cette même période. C'est un jeune étudiant incliné sur sa table, près d'une armoire renfermant ses livres. Beau morceau, d'une couleur brun-clair et d'un ton vigoureux. Le jeune homme, qui porte un grand bonnet dit mézétin, est une figure très répandue dans l'oeuvre et l'école de Rembrandt; nous le retrouvons par exemple | |
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Sont-ce des portraits, des études ou des sujets composés que ces deux figures de femme à la fenétre, dont l'une se trouve à la Dulwich gallery? Presque toujours les portraits de Rembrandt ont l'intérêt de tableaux et ses études sont si consciencieuses et achevées qu'elles semblent des portraits. La jeune femme de la galerie Dulwich repose les deux bras sur le battant inférieur d'une porte. Une autre peinture semblable représente une jeune femme pâle et délicate, portant un bonnet rouge, qui repose le bras gauche sur l'appui d'une fenêtre, tandis que la droite écarte un rideau rouge. Un superbe portrait de vieux Rabbin, dans la collection Suermondt, porte encore la date 1645. Je range dans cette même année le tableau représentant Nicolaas Pancras offrant un collier de perles à une dame qui regarde sa toilette dans un miroir. Cela m'a Fair d'un fiancé offrant une parure à sa fiancée, ou encore d'un jeune couple. Or ce monsieur se maria en 1645Ga naar voetnoot1. Enfin le portrait d'Éléasar Swalm ou Swalmius, de 1621 à 1651 ministre protestant à Amsterdam, paraît, eu égard à l'âge du personnage (né vers 1580), appartenir à cette époque. Le tableau, dont j'ignore les destinées, est connu par la belle gravure de Suyderhoef. J'en ai trouvé au musée de Dresde une esquisse dessinée par Rembrandt à la pierre noire. Les eaux-fortes sont plus nombreuses cette année. Nous y trouvons un repos en Égypte, Marie et Joseph, qui, | |
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avec cet intérêt inépuisable des parents, contemplent l'enfant, dont elle lève doucement le voile; composition d'un sentiment naïf et charmant et d'une justesse de dessin admirable, qui n'est laissée sur le cuivre qu'à l'état débauche au trait. C'est comme un rève qui commence à devenir visible. Deux paysages: le pont de Six, joli croquis d'après nature, bien connu; et la vue d'Omval, village aux environs d'Amsterdam. Dans cette dernière pièce les broussailles à gauche sont plus faites; et on y distingue dans l'ombre du taillis deux figures assises, une femme et un homme, qui paraît lui poser une guirlande sur la tête. Cette jolie pièce est une des preuves de l'élégance et de la sûreté de dessin de Rembrandt. Le tronc noueux du saule, ses branches dégarnies, les plantes du premier plan, le lointain avec le village et les navires, tout cela est gravé d'une pointe spirituelle et dessiné de main de maître. Nous passons les autres pièces pour ne remarquer encore que le portrait de Sylvius, qu'il doit avoir gravé de souvenir. Il représente le prédicateur dans une ouverture ovale, dont sort la main droite, qui s'avance comme si le personnage vous adressait la parole. La pièce est remarquable par la délicatesse du travail, par le clair-obscur, et une grande expression de vie. Scriverius lui a consacré les vers latins qui se trouvent sous le portrait.
L'année suivante, 1646, Rembrandt acheva une oeuvre qui fit partie du cabinet de Jan Six, Abraham recevant les anges, dont la composition est selon Smith pareille à celle de l'eau-forte, de 1656Ga naar voetnoot1. C'est un petit bijou, dit Smith, | |
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et librement esquissé. Le peintre traita une autre fois ce même sujet dans un tableau qui est à l'Ermitage. Dans cette même année, le cabinet du stadhouder s'accrut de deux compositions, qui firent suite à celles que ce prince avait déjà du peintre, ce sont l'adoration des bergers et la circoncision. Une autre adoration, celle de la National Gallery, me semble antérieure. La lumière se concentre sur l'enfant Jésus, tandis qu'un berger agenouillé dans l'ombre fait repoussoir pour le groupe principal. Cette belle composition, comprenant onze figures, d'un coloris et d'un effet vigoureux, est peinte d'une touche large, comme une esquisse achevée. Elle ne montre pas la recherche des costumes extraordinaires, tout y est d'une grande simplicité. Le tableau que le peintre fit pour le prince Frédéric Henri, et qui est actuellement à Munich, diffère du précédant. Dans l'étable, l'enfant Jésus est couché sur la paille, et la Vierge le découvre, tandis que Joseph l'éclaire d'une lampe. Ce groupe est le principal. Deux bergers et une vieille sont à genoux, adorant l'enfant. Plus loin plusieurs figures debout, parmi lesquelles une petite fille regardant avec attention et un berger tenant une lanterne. Au fond, le boeuf et l'âne et plus haut un coq et une poule juchés sur un appentis. Ici les personnages ont les costumes pittoresques habituels chez Rembrandt. Ce tableau est peint librement, par touches rudes et à effet. L'expression cependant et le ton sont très finis et la rudesse, qui l'a fait regarder comme une esquisse, n'est qu'apparente. Le second tableau du prince était une circoncision; sujet que Rembrandt a traité plusieurs fois, également à l'eau- | |
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forte. Nous en trouvons diverses compositions dans les catalogues de ventes et de collections. Une ordonnance du prince, du 29 novembre 1646, nous fait connaître que Rembrandt reçut pour ces deux tableaux 2400 florins, somme fort considérable qui est le double de ce que Frédéric Henri lui donna en 1639, et qui surpasse de beaucoup ce que ce prince paya ses autres tableauxGa naar voetnoot1. En 1645 il n'avait payé que 2100 florins deux grands tableaux de Rubens. On remarque parmi les eaux-fortes quelques études d'académies, gravures superbes de modelé et de rendu, où la pointe procède de plus en plus grassement; on pourra leur rapprocher plusieurs études analogues, dont il s'en trouve une dizaine au musée de Dresde, dessinées à la plume et lavées d'encre brune, qui représentent différents modèles d'homme. Ces belles pièces, dont le Louvre possède aussi un échantillon, sont fort intéressantes comme preuves de l'étude assidue du maître. Enfin nous avons une estampe qui est bien la plus libre des pièces libres, le lil à la française. Le sujet est connu des érudits en estampes. Il est rendu de main de maître et avec une réalité surprenante. Mais comment le peintre a-t-il pu donner tant de talent à des sujets pareils? Pour comprendre non seulement cette pièce, mais quelques autres du même genre, telles que le moine dans le blé, le Uilen | |
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spiegel, le vieillard endormi, la femme qui......, il faut d'abord se rappeler qu'on écrivait alors 1600 et non pas 1800. Je ne saurais me ranger parmi ceux qui voient dans ces pièces une pointe d'ironie ou des intentions philosophiques. Ce qu'en tout temps on a fait, on l'exprima aussi en ce siècle; dans le nôtre on le gaze. C'est en premier lieu une différence, et ajoutons-y, un progrès en fait de goût. Tout ce qui est équivoque ou grivois est de fort mauvais goût aujourd'hui; au 17e siècle c'était généralement admis. On trouve les équivalents de ces pièces libres dans les écrits de ces temps, dans les poésies célébrant des fiançailles, dans les vers d'un homme moral comme Vondel, d'un seigneur comme Hooft, d'un homme de cour comme Huygens. Il n'est donc pas nécessaire ici d'excuser, mais seulement de rappeler le temps. Sans cela, je pourrais à propos de l'estampe en question, citer Raphael, le divin, qui dans l'attentat de Tarquin sur Lucrèce a mis au premier plan de sa composition un accessoire aussi peu décent. |
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