Rembrandt Harmens van Rijn. Deel 2. Sa vie et ses oeuvres
(1868)–Carel Vosmaer– Auteursrechtvrij
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d'Abraham, que je n'ai pas vu. Smith y remarque la couleur et la touche d'Eeckhout, avec quelques traits magistrals, qui fout penser à Rembrandt. L'estampe me donne aussi l'impression du doute. Je trouve la conception inférieure à celle de l'eau-forte et bien moins saisissante. Il y a dans la main posée sur la face d'Isaac quelque chose de lourd que je ne rencontre pas chez Rembrandt. Dans l'eau-forte, Abraham soutient le front de son fils et ne lui pose pas la main sur le visage. C'est justement par la finesse du sentiment que se distinguent souvent les oeuvres du maître de celles des disciples. Abraham ici a l'air d'un homme qui tue un boeuf. Le dessin des mains aussi, ainsi que celui de l'ange me parait peu digne du maître. Un autre grand tableau historique est celui qu'on a nommé Adolphe de Gueldre menaçant son pèreGa naar voetnoot1, Quoique Rembrandt traitât fort librement le costume historique, il n'y a rien, ce me semble, qui justifie cette attribution. Un homme de forte stature, costumé d'une robe brodée à grand dessin et d'un manteau, coiffé d'un bonnet orné d'une plume d'oiseau de paradis posé sur ses longs et épais cheveux, un sabre au côté, est debout, faisant face au spectateur. Il étend le bras droit et crispe le poing à la face d'un homme âgé à barbe blanche, ouvrant le volet d'une fenêtre, par laquelle passent la tête et une partie du corps. Derrière l'homme au geste menaçant on voit deux jeunes Maures qui relèvent le pan de son grand manteau. A droite et au fond l'extérieur d'un édifice. Il est clair que nous n'avons pas à chercher le sujet dans l'histoire de la Gueldre mais dans celle d'Israël. Occupé à le chercher là, je fis connaissance pour la première fois | |
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avec l'excellent écrit de M.E. Kolloff, qui y voit un épisode de la vie de Samson. Celui-ci, rendant visite à sa femme à Thimnat, est accosté par son beau-père avec la nouvelle qu'il ne peut le recevoir et qu'il pensait que Samson, ennuyé de sa femme, l'avait cédée à un de ses compagnons. Le Naziréen en fureur, crispe le poing et insulte au vieillard. J'accepte entièrement cette explication, évidemment juste. Elle concorde aussi avcc les autres compositions tirées de la vie de Samson, qui occupait le peintre alors: en 1636 le Samson aveuglé par les Philistins, en 1638 le festin de Samson. Dans ce dernier tableau le personnage et son costume sont analogues à ceux du tableau qui nous occupe. Ce Samson, au musée de Berlin, est une oeuvre très belle et très vigoureuse. Le geste et les expressions sont d'une grande vérité et dune parfaite justesse. Le sentiment est énergique dans la forme comme dans la couleur et la touche. La couleur est de tons verts et bruns; la touche grasse et empâtée. La figure du vieillard surpris, a beaucoup de ressemblance avec d'autres têtes de vieillard dans l'oeuvre de Rembrandt. Celle de Samson ressemble, par le visage, la coiffure, la plume, les cheveux, le sabre et l'habit, au grand portrait de Rembrandt au sabre et à l'aigrette et à celui de Rembrandt au sabre flamboyant. Peut-être ces eaux-fortes servaient d'études pour cette figure. En 1635, un sujet de la poésie grecque s'offrit à l'esprit du peintre, le rapt de Ganymède, qu'il exécuta de grandeur naturelle. On se souvient du sujet; l'aigle enlevant dans l'air, par dessus arbres et maisons, le jeune Ganymède, que Rembrandt a représenté comme un jeune garçon qui, ainsi que M. Blanc le dit finement, exprime sa terreur autrement encore que par ses cris. | |
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Ce trait; trivial pour notre goût, l'absence totale de la beauté convenue, la manière surprenante dont Rembrandt a traité le sujet tout à l'inverse de ce qu'on était accoutumé des anciens et des Italiens, tout cela a été cause d'un étrange mal-entendu. La critique fut choquée dans ses traditions mythologiques, dans ses idées préconçues et par conséquent trouva le tableau laid. Un remède fut trouvé après pour sauver le peintre, - il aurait peint une parodie! Rien de tout cela; c'est tout bonnement un tableau de Rembrandt de 1635 et non pas une oeuvre grecque, italienne, ou moderne. On connaît assez l'humeur extrèmement indépendante du maître, son affranchissement absolu de toute représentation convenue de l'histoire. Au lieu de peindre les personnages bibliques comme des héros, des figures surnaturelles, il les a peints comme des hommes, souvent de classes inférieures, d'accord avec le texte de la bible. Il en a fait de même là où il traita la mythologie. Lorsque Jupiter se conduit en homme et en séducteur, alors Rembrandt le peint comme tel et non comme dieu. Cependant dans le cas du Ganyméde, Rembrandt n'avait pas raison entièrement, puisqu'il fut enlevé par Jupiter pour sa grande beauté et que c'était un jeune homme et non un enfant. Mais il n'y a pas de raison de s'étonner de la manière dont le peintre représenta le sujet et qui fut toujours la sienne. Il prit son sujet par le côté humain, par le côté pittoresque et caractéristique. Ici il a voulu exprimer la terreur du garçon et il l'a rendue à merveille. Le corps du garçon est d'une grande beauté comme modelé de la chair; l'aigle aussi à beaucoup de beauté et de grandeur. Le tableau est peint d'une touche assez lisse, sans grands empâtements. Le ton général est d'un vert olivâtre, | |
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que l'on remarque déjà un peu dans le Samson courroucé, et qu'on verra plus tard dans le festin de Samson, etc., mais qui est ici très accentué et à la vérité n'est pas exempt de quelque froideur et de monotonie. Tout est dans cette harmonie; l'aigle brun verdâtre, l'habit du garçon est entre le bleu et le vert pâles, le ciel gris, les arbres et les ruines d'un vert sombre. Le musée de Dresde a le rare bonheur de posséder les deux idées premières pour ce tableau, qu'on devrait encadrer et exposer sous la toile. Dans l'un de ces dessins, qui n'est que le premier jet de l'idée, indiquée en quelques traits de plume, on voit Ganymède comme sur le tableau, mais il y a en bas deux figures qui regardent le rapt. Le second est à la plume et lavé à l'encre de Chine. Le dessin est plus arrêté, les détails exprimés; par exemple on y voit les cerises que le garçon tient dans la main comme dans le tableau, les petites houppes à son habit, etc. Les personnages en bas ont disparu, mais il y a les édifices. L'aigle est ici d'un grand dessin. L'histoire de Samson lui livra les sujets de deux autres tableaux; l'un de 1636 est Samson aveuglé par les Philistins, l'autre de 1638 le festin de Samson. La première de ces oeuvres, large toile à figures de grandeur naturelle, est une composition très mouvementée et très originale de conception. Le héros est renversé en arrière, les jambes en l'air; au coin gauche un soldat, d'une tournure et d'un costume qui font penser à Honthorst, dirige sa pique sur sa poitrine, les autres se ruent sur lui, l'un le prend par la barbe et un autre va lui crêver les yeux; au second plan Dalila, tenant une mêche des cheveux fatals, s'enfuit, en jetant sur sa victime un regard animé par la joie du succès. Je mets ici ce tableau au nombre de ceux de Rembrandt, bien que j'avoue | |
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quelques doutes à l'égard de son authenticité. Si on pouvait inspecter la toile de près et en forte lumière, on pourrait s'assurer par la touche et le faire si elle est du maître. On pourrait consulter aussi la signatureGa naar voetnoot1. Les qualités qui font reconnaître un Rembrandt de suite et sans hésitation, ne se rencontrent pas ici. Les couleurs sont plus minces, le faire plus décoratif et moins profond qu'on ne voit ordinairement chez Rembrandt. La composition a beaucoup d'entrain, mais le dessin est faible dans quelques parties, par exemple les mains, le bras en raccourci d'un soldat et la jambe de Samson. Le lendemain, après avoir vu ce tableau, je m'arrêtai dans la galerie de Brunswick devant un tableau d'égale grandeur, représentant un autre épisode de la vie de Samson. Les figures, les costumes, les types, l'aspect général rappelaient fortement le tableau de Cassel. Il représentait Samson assis à terre, appuyé du bras sur les genoux de Dalila, qui lève la main armée des ciseaux; à gauche, avec d'autres guerriers, un soldat pareil à celui de Cassel, mais vu de face, menace également le héros de sa pique. Ce tableau est signé Victor. Voilà que les doutes me sont revenus pour celui de Cassel, qui offre des ressemblances si frappantes avec celui-ci. Victor serait-il l'auteur des deux? ou bien se serait-il inspiré dans ce dernier de l'oeuvre de son maîtreGa naar voetnoot2? Nous voici devant une de ces productions qui dans l'oeuvre du maître sont pour ainsi dire des types et des pièces hors | |
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ligne, dépassant l'entourage comme les tours dans la silhouette d'une grande ville. Tels sont le Siméon, l'anatomie, la ronde de nuit, la bénédiction de Jacob, les Syndics. Tel est la noce de Samson, au musée de Dresde, peint en 1638. Dans une salle tendue de draperies et devant une espèce de trône ou de dais, dont la tenture richement brodée s'étend dernière elle, la reine de la fête, la brillante fiancée de Samson est assise au milieu de la table. C'est la mariée juive, c'est la fille de Timnath, aux traits de Saskia, resplendissante de pierreries, de beauté et de lumière. Elle est de face, un peu plus élevée que les autres convives; les longs cheveux, portant le triple ornement d'une couronne en or, d'une guirlande verte et d'une chaîne de perles qui s'etend un peu sur le front, tombent en flots soyeux sur les deux épaules. Aux oreilles, au cou, aux bras, elle a des colliers de perles, et une grosse chaîne d'or et de pierreries entoure les épaules. Le costume splendide se compose d'une pélerine en hermine et d'une robe en soie blanche aux reflets dorés. Elle a les bras et les mains croisés sur son sein. Vaguement elle sourit et regarde sans s'occuper de personne; ou plutôt elle ne s'occupe que de sa propre personne. Le sourire est celui d'une femme assurée de sa puissance, et qui sans rien donner absorbe tout. On ne peut détourner les yeux de cette femme diabolique qui, avec un air de Madone et sans rien ressentir elle-même, va vous perdre infailliblement, si vous ne fuyez au plus vite. Quel contraste avec ces autres en belle humeur! Tandis qu'elle est là, impassible, tout d'autour d'elle s'agite. A sa droite les convives, étendus sur des bancs à coussins, espèce de triclinium, s'occupent d'une manière très familière de leurs aimables voisines. A sa gauche, (la droite du spectateur) Samson, se retournant sur son banc, propose son énigme aux Philistins, parmi lesquels se trouvent des musiciens avec leurs instru- | |
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ments, d'un geste de mains fort expressif, qui expliquerait à lui seul le tableau. Ces deux groupes s'écartant, laissent voir au milieu en forte lumière la reine de la fête. Devant elle est un plat d'argent entouré de feuilles et de fleurs, et un bocal bosselé; au coin droit du tableau un bassin à rafraîchir et une aiguière. Cette composition pleine de vie, de bonne humeur, est un des chefs-d'oeuvre de Rembrandt. On paraît avoir à peine aperçu cette toile, qui devrait avoir une renommée européenne. L'ordonnance en est claire et savante à la fois, tant sous le rapport des groupes et des lignes, que sous celui de la lumière et de l'ombre. Et quelle diversité d'expressions! D'un côté toutes les nuances d'une joie rabelaisienne, de l'autre toutes celles de l'attention, et au milieu, la beauté perfide, calme, égoïste et souriante. Et quelles finesses d'observation, par exemple dans la femme qui jette un regard en dessous sur le couple qui s'embrasse, dans l'aversion de la femme qui se soustrait à l'empressement grossier de son voisin qui lui présente la coupe, dans les physionomies diverses de ceux qui écoutent Samson. Et quelle grâce, on y revient toujours, quelle élégance dans la femme! Une couleur magique rehausse les charmes de cette peinture déjà si expressive. Ce tableau indique avec le Ganymède, la Saske sur le genou de son époux, l'homme au faisan de 1639, une période où Rembrandt paraît avoir aimé les nuances vertes. Il a toujours su tirer beaucoup d'avantages des diverses nuances de cette couleur, mais les tableaux, dont nous venons de parler, sont des harmonies sur la gamme verte, comme vers 1656 il en a sur la gamme rousse et rouge. Le vert se trouve ici en grande quantité et lié à des teintes correspondantes, le brun ne montant que rarement au rouge, le gris et le blano jaune, le jaune verdâtre. La belle fille de Timnath - inutile de répéter que toute la lumière est concentrée sur elle - | |
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resplendit comme dans un fluide lumineux aux reflets d'or; les manches de la tunique de Samson, dont l'épaisse chevelure porte une couronne de feuilles, sont d'un blanc verdâtre comme ces vieux bocaux verts; le coussin sur lequel il est assis est vert; l'homme derrière Samson, l'homme avec son rire grimaçant, celui du coin gauche également, deux personnages qui écoutent Samson, sont tous vêtus d'une étoffe de vert bronzé. Une partie du vêtement de Samson est rouge avec bordure d'or, et la femme à l'autre côté de la mariée est aussi en rouge. Tous les verts sont nuancés et brisés à l'infini, ravivés par le jaune, l'or et le rouge mat. Le tout est enveloppé dans une harmonie chaude. Les clairs sont gras et empâtés; les ombres transparentes, unies et minces. Sans avoir les empâtements furieux de la ronde de nuit, le faire s'approche pourtant de celui de cette époque. Il a ce moelleux et ce vague qui font comme disparaître les moyens matériels. C'est cette qualité qui me ferait presque rayer tout ce que j'ai dit au sujet des couleurs, car ici, comme c'est si souvent le cas avec Rembrandt, toute description des couleurs est défectueuse. Il est des tableaux où l'on peut dire avec certitude: voici une robe rouge, voilà une étoffe blanche. Mais Rembrandt mélange tellement ses couleurs, il les marie, les embranche, les fait se pénétrer entre-elles à tel point, que la langue fait défaut et que les couleurs disparaissent dans l'effet voulu. C'est un des moyens dont le puissant coloriste disposait en maître et c'est un des charmes de cette belle peinture. Déjà peu après l'achèvement de cette oeuvre, elle fit sensation. Dans un petit in quarto fort rareGa naar voetnoot1, imprimé | |
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en 1642, l'Eloge de la peinture par Philip Angel, peintre et graveur, j'ai trouvé une mention fort intéressante, concernant ee tableau de Rembrandt. ‘J'ai vu,’ dit-il, ‘de Rembrandt une noce de Samson, sujet que nous lisons dans le livre des Juges XIV, v. 10, où l'on pouvait remarquer comment ce grand esprit par sa profonde connaissance avait observé la coutume des anciens de se tenir couchés à table, sur des lits ou matelas et s'appuyant sur le bras. Samson a de longs cheveux, que jamais rasoir n'avait touchés. Il est occupé à proposer son énigme, ainsi qu'on remarque à ses mains, car avec le pouce et le doigt du milieu il tenait le doigt de la main gauche, geste ordinaire et naturel quand on veut déduire un raisonnement. Comme tous les convives ne sont pas gens d'un même esprit, il en avait représenté qui gaiement, ne se souciant de l'énigme, lèvent le verre rempli de vin; d'autres qui font la cour; en général c'était une noce joyeuse. Et tandis que les mouvements étaient tels qu'on les voit aujourd'hui, néanmoins cette noce était bien distincte des nôtres. Voilà ce que c'est que d'avoir bien lu et d'être bien versé dans l'histoire et d'y avoir longuement réfléchi’Ga naar voetnoot1. Curieux et précieux témoignage d'un contemporain, qui renverse tout ce que les critiques modernes ont trouvé bon à promulguer, comme si Rembrandt n'eût eu aucun souci de l'histoire. Le contemporain sensé de Rembrandt en pensait autrement. On ne peut voir et comparer à Dresde cette noce, l'homme au faisan, le Ganymède, le Rembrandt avec Saske sur son genou, sans remarquer la ressemblance de couleur et de | |
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faire entre ces toiles. Aussi je n'hésite pas à ranger ce dernier tableau entre la noce de Samson et l'homme au faisan, c'est à dire à l'année 1638. Le peintre, d'une humeur joyeuse, s'est plu à se représenter ici avec son épouse sur son genou, dans un de ces moments où la vie physique se pare de ses plus beaux attraits, - beaux meubles, luxe d'habits, bonne chère et femme charmante. Rembrandt paraît ici un compère de Honthorst, mais en compagnie décente. Les figures sont de grandeur naturelle et vues jusqu'à mi-jambes. Se tournant un peu à gauche vers le spectateur, le peintre assis dans une chaise au dos orné de bouillons, est habillé d'un habit rouge rayé de broderies d'or, laissant voir au cou une fine chemisette et des manchettes aux poings. Une grande rapière pend à son côté dans un baudrier en brocat d'or. La tête est encadrée de cheveux noirs, qui tombent sur les épaules en boucles abondantes, et couverte d'une toque en velours noir, avec deux grandes plumes blanches. Il rit; les lèvres supérieures sont couvertes d'une légère moustache. La main droite léve haut un long verre (een fluit) rempli à moitié d'un vin mousseux. Le bras gauche soutient la taille de la femme qui est vue de dos, assise sur son genou gauche. Elle est richement habillée d'un costume de fantaisie; la robe est verdâtre à reflets clairs, ainsi que les manches bouillonnantes; une blouse finement plissée au cou lui couvre le buste et par dessus cette blouse elle porte une espèce de cuirasse ou de corselet d'étoffe verte, qui couvre une partie du dos et de la poitrine; autour du cou un petit collier et sur les épaules une grande chaîne d'or avec des pierres carrées. La tête est encadrée de petites boucles, un peu à la Titus; les cheveux chatains ornés d'une petite coiffure | |
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avec passementerie d'or; une perle pend à l'oreille. Derrière eux la table, couverte d'un riche tapis, porte un verre, une assiette, un couteau, une serviette et une pâtisserie montée avec les plumes d'un paon. Saske, qu'on voit de dos, tourne la tête de trois quarts vers le spectateur, une petite tête avec un visage ovale, gracieux et fort aimable. Elle sourit, les lèvres légèrement ouvertes; mine naïve et contente. Le visage ressemble au portrait dessiné au musée Teyler, à celui qui tient le milieu entre les six têtes gravées de 1639, et à la Saske à l'oeillet de 1641. Ce tableau mérite une étude spéciale pour le coloris. La gamme verte y domine encore. Le fond vert grisâtre, le rideau vert brun, la robe vert pâle, le corsage vert plus foncé, la chaise et le tapis de la table, la queue du paon, vert doré, tout cela est dans une gamme à plusieurs nuances de vert et comme enveloppé dans un milieu verdâtre. Cette harmonie est ravivée par des notes plus claires, mais pourtant tranquilles et subordonnées à l'ensemble: le rouge pâle et fauve de l'habit de Rembrandt, les plumes blanches qui cependant finissent dans des teintes verdâtres; les ornements, les joyaux, l'or, tout rentre dans le ton voulu. Aucune couleur n'est criarde; toutes sont rompues. Ce sont évidemment de nouveaux effets, de nouvelles combinaisons que cherche le peintre. La pâte n'est pas abondante, mais la touche moelleuse et vaporeuse, très large. Nous remarquons ici le système que le peintre déploie si magistralement dans la ronde de nuit; c'est à dire que les couleurs voisines se prètent réciproquement des teintes. Le blanc se marie au vert là où il le touche en prenant des ombres verdâtres; le vert avec le rouge en l'estompant; le rouge avec le vert en l'échauffant. La galerie de Dresde nous offre un autre exemple | |
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dans un style et un faire analogues, mais sans une telle prédominance de vert. C'est la figure à mi-corps d'un homme debout, un chasseur, dans un habit rouge assourdi, qui de la main droite, gantée d'un grand gant chamois, suspend un oiseau à un poteau de bois qui se trouve à la gauche du spectateur.Ga naar voetnoot1 L'homme de face est à demi masqué par le grand oiseau qui pend, les ailes déployées. La tête de l'homme, couverte d'une toque à plume, est dans la demi-teinte, peinte d'une manière unie, comme le Rembrandt avec Saske sur son genou. Seule la joue droite éclairée de côté est en pleine pâte. L'homme et le fond vert olive, où se voit une cloison de planches, sont peints dans le faire vaporeux qui distingue la ronde. Mais l'oiseau qui est en lumière, est peint en pleine pâte de brun, de jaune, de gris, montant jusqu'à la forte lumière dorée. Cet oiseau, un faisan (femelle), est un chef-d'oeuvre de faire, de puissance et de couleur. Le plumage blanc, jaune et brun est rendu d'une manière surprenante. Ce peintre incomparable est toujours le premier dans tout ce qu'il aborde. Quand il attaque le paysage, il s'élève aussi haut que les plus grands maîtres du genre. Quand il dessine des lions il les fait tels qu'aucun de nos peintres d'animaux n'y trouverait à redire. Quand il peint un oiseau comme celui-ci, il impose à Weenix lui-même. Voilà les principales compositions d'histoire ou à figures de grandeur naturelle de ces cinq années. A côté d'elles, nous rencontrons une quantité d'oeuvres de dimensions plus restreintes. C'est dans l'histoire de Tobie que le peintre puisa quelques scènes. L'une d'elles, au musée de Berlin, est une petite pièce assez achevée, dans une gamme brune; c'est Tobie aveugle assis près du feu, attendant le retour | |
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de son fils. Elle paraît de 1635. L'année suivante, il fit le Tobie rendant la vue à son père, de la galerie d'Arenberg; petit panneau avec figures peintes d'une touche délicate; la scène est éclairée d'une manière piquante par la fenêtre à gauche. Le père est assis, la tête renversée repose entre les mains de sa femme, son fils lui oint les yeux. A gauche, en pleine lumière, l'ange vêtu de blanc et les ailes déployées. Au premier plan est le chien fidèle; au second plan un homme sous un escalier; au fond la cheminée avec un pot sur le feu. Le jeune Tobie porte un turban et des moustaches. M. Bürger remarque sa ressemblance avec le jeune homme au turban de la reine Victoria; tandis que les deux figures dans l'ombre à gauche rappellent deux figures du Siméon, et l'ange ceux qui veillent sur le tombeau dans le Christ en jardinier (Buckingham palace). Rembrandt travaillait encore vers 1636 ou 38 à trois autres petits tableaux, qu'il mentionne dans sa lettre à Huygens, une mise au tombeau, une résurrection et une ascension, que le prince stadhouder lui avait commandés. Il acheva le dernier, qui est aujourdhui à Munich; les deux autres ne furent finis qu'en 1639. En 1637 un autre épisode de l'histoire de Tobie: le superbe tableau au Louvre, qui représente l'ange s'envolant tandis que les Tobie se posternent et que les deux femmes s'extasient sur le fait miraculeux. Rembrandt a répété exactement le même suiet avec une variante dans l'ange. Au Louvre l'ange qui s'envole est vu de dos, dans le tableau de la collection Nathaniel Hone, il se dirige vers le spectateur. Rembrandt possédait, comme on sait, une riche collection d'estampes de toutes les écoles. C'est dans l'oeuvre de Maarten van Heemskerk qu'il prit deux compositions qu'il reproduisit presque à la lettre. L'une d'elles est le Tobie du Louvre. C'est sur la mélodie écrite en traits accentués et | |
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nets par Heemskerk, que Rembrandt appliqua la brillante harmonie de son coloris et de son clair-obscur. Une couleur chaude, voilée et mordorée dans une gamme rouge, enveloppe la composition de son mystère et de sa poésie. Les costumes sont chamarrés et brodés à la feçon du manteau de Siméon. Au musée de Dresde, j'ai remarqué un dessin à la plume et à l'encre de Chine, qui est une esquisse (en sens inverse) pour le tableau du Louvre. On n'y voit de l'ange que la plante du pied dans un nuage. Superbe dessin, plein d'expression. Rembrandt a beaucoup aimé l'histoire de Tobie, traitée également par tout ce qui se rattache à lui. Ce livre de Tobie, aujourd'hui peu connu, eut, quoiqu'il appartienne aux Livres Apocryphes, un attrait spécial pour les peintres. Le récit naïf, le caractère romantique et l'abondance de sujets le rendirent populaire dans les ateliers. Nous en rencontrons des scènes même dans la peinture italienne. Mais ce qui est remarquable, c'est qu'on ne trouve les sujets de Tobie qu'après le commencement du 17e siècle. C'est alors que commença la manière humaine de représenter les sujets bibliques; c'est alors qu'un tel livre s'ouvrit aux esprits. Au moyen-âge on peignit surtout ce que la bible contenait d'affreux et de terrible, le côté apocalyptique; au 15e et 16e siècle, la passion et les légendes des saints, le côté épique et héroïque; au 17e, l'évangile, Tobie etc., le côté humanitaire et humain. Uyttenbroeck, Lastman, Elsheimer et Goudt avaient peint des Tobie; Dou, Flinck, Eeckhout, Victors en firent. De Rembrandt, outre les trois toiles nommées, nous rencontrous le superbe paysage avec de petites figures, l'ange et Tobie qui passent l'eau; le Tobie raillé par sa femme, de la collection César; l'eau-forte de 1641, l'eau- | |
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forte avec Tobie aveugle; puis divers dessins, dont un superbe, légèrement lavé à l'encre brune, qui se trouve au musée Fodor, intérieur avec la famille de Tobie, recevant le jeune Tobie, où l'ange se tient, serviteur fidèle, á la porte ouverte. Un léger croquis, à Dresde, montre le jeune Tobie s'inclinant pour prendre le poisson; près de lui se tient l'ange avec de courtes ailes et un grand chapeau rond; fond de paysageGa naar voetnoot1. A la catégorie, dont nous nous occupons, appartiennent encore le Seigneur de la vigne, petit panneau peint en 1637, très achevé et dans un ton doré; et le Christ en jardinier, de 1638 (au palais de Buckingham), conception originale et d'un effet superbe. La scène se passe sur la terrasse d'un jardin; deux anges lumineux se tiennent sur le tombeau ouvert, Jésus vêtu de blanc avec un chapeau de paille et une bêche se présente à Marie; fond de paysage, effet de matin. Ce beau tableau était connu sous le nom de noli me tangere. C'est sur cette composition que l'ami de Rembrandt, J. de Decker, fit le sonnet suivant: Quand je lis le récit que Saint Jean nous laissa,
Quand j'y rapproche ce tableau merveilleux,
Je pense, le pinceau a-t-il jamais suivi de si près
La plume; les couleurs ont-elles-jamais tant approché de la vie!
Jésus dit à Marie: femme ne tremble pas,
C'est moi, à ton seigneur la mort n'a point de part.
Elle croit, mais doute encore,
Et hésite entre l'espoir et la crainte.
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Les rochers de la tombe,
Haute et pleins d'ombres, donnent un air de grandeur
A cette scène. J'ai vu ta main magistrale
Ami Rembrand, créer ce tableau;
Et ma plume alors a du rendre hommage
A ton pinceau, comme mon encre à tes couleurs.
Enfin les deux compositions pour le prince stadhouder Frédéric Henri: la résurrection de Jésus et la mise au tombeau. Ces deux toiles, cintrées en haut, font suite à celles que possédait déjà le stadhouder. Rembrandt remarque dans sa correspondance avec Huygens ‘qu'il a mis beaucoup de soin à finir ces toiles et que ce sont celles où il a mis le plus de mouvement; et que voilà la raison qu'il y a travaillé si longtemps.’ Le peintre ne serait donc pas d'accord avec le catalogue du musée de Munich, qui les a nommées des esquisses. Dans la résurrection Jésus apparaît enveloppé de son linceuil et sortant de la tombe ouverte. Un ange descend du ciel; les gardes épouvantés s'enfiuent. Au musée de Dresde se trouve une mise au tombeau qui reproduit presque exactement le tableau de Munich. Dans la cavité d'un rocher, dont l'ouverture laisse apercevoir un ciel bleu avec nuages et les collines du Calvaire avec les croixGa naar voetnoot1, a lieu l'ensevelissement de Jésus. Le second plan est dans l'ombre, d'une couleur verte; au premier plan, deux hommes soutiennent le corps dans un suaire en le tenant sous les bras et par les jambes. Ce groupe est vivement élairé par un flambeau tenu par un homme à gauche. Un autre, qui paraît Joseph d'Arimathie, est | |
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debout auprès. Au pied da tombeau trois femmes, dont l'une superbe de couleur, et deux hommes sont assis par terre, se livrant à, leur désespoir. Ce groupe est éclairé par une lanterne, d'une manière chaude, rouge et colorée. Ce tableau ne mérite pas entièrement le nom d'esquisse. Seul le groupe qui porte le Christ, et surtout le linge sont peints par larges touches empâtées. Mais le reste est bien finiGa naar voetnoot1. Mais voici bien une esquisse, peinte avec du brun et du blanc: c'est le Joseph expliquant ses songes à sa famille, qui l'entoure remplie d'attention. C'est largement brossé pour indiquer l'effet, mais c'est déjà plein d'expression et d'action. La composition ne diffère que peu de celle de l'eau-forte de cette année; mais les poses des figures y varient. Dans l'eau-forte l'action est encore plus vive, et les figures encore plus intimement liées. Nous trouvons ici au premier plan le chien dormant, que Rembrandt a gravé aussi. Voilà une quantité considérable de tableaux de cabinet, et qui montrent encore la souplesse de son talent, la variété de son style, sa conception inépuisable. Tous ces petits chefs-d'oeuvre présentent une face du talent de notre peintre. C'est la continuation de la lignée du Siméon; suite admirable qui porte un cachet particulier très marqué et qui, comme certaines eaux-fortes du maître, est empreinte d'une espèce de sentiment et de pittoresque correspondant à certains égards à ce que nous appelerions romantique. | |
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Il nous reste encore à voir les portraits, puis une oeuvre spéciale, enfin les dessins et eaux-fortes de ces années. Pour les portraits, il y en a une vingtaine. C'est toujours la grande force dans le rendu de l'expression, le dessin juste de la physionomie, la vie et l'âme des personnages qu'on admire. Toujours une grande variété dans la manière de rendre l'individu selon son caractère propre. Les portraits avant 1634 sont d'ordinaire d'un ton plus argentin, dans un jour plus égal. Dès 1633 commencent quelques nouveaux essais de lumière, des têtes illuminées par reflets, ou à contre jour; des tentatives de clair-obscur plus profondes et plus neuves. Enfin une liberté d'allure plus grande, une peinture plus grasse et plus ample, un ton plus chaud. Déjà en 1635, au milieu des portraits généralement serrés et plus fondus, le peintre fit un portrait, ou plutôt une étude d'une telle furie qu'on la rangerait vers 1660, ne fut la date authentique 1635 (collection Auguiot). C'est un vieillard à la peau rugueuse et sillonnée, aux cheveux gris ébouriffés, à la barbe grisonnante. Une expression de vie étonnante anime cette tête magistrale; la peinture franche, la hardiesse de la touche, la largeur apparente qui à la vérité cache tant de fini et de profondeur dans le ton, la transparence des ombres, font de cette simple tête une merveille de la plus haute beauté. Nous trouvons en 1636 un grand tableau, composition ou portraits, qui ne m'est connu que par l'estampe de Marcenay. Ce joli morceau, représente un superbe paysage avec fond de rochers, de massifs d'arbres, d'une cascade et d'un ciel mouvementé. Aux deux côtés du tableau le tronc d'un grand arbre. Dans ce paysage se promènent un cavalier et une dame, dont la main repose dans la sienne. Ils sont vus jusqu'aux genoux, lui de trois quarts, | |
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elle de face. La main gauche de la dame est étendue et tient une grappe de raisins. Quel est ce grand seigneur, à la toque à plume, au hausse-col, au manteau splendidement brodé par dessus son habit à franges et à bords brodés? Quelle est cette dame, aux longs cheveux flottants d'où pend un voile, au riche collier, avec cette croix en pierres précieuses sur sa poitrine nue, cette robe de soie claire, ce manteau d'hermine? Ils ont l'air d'une reine et d'un prince, se promenant dans un paysage de l'école espagnole ou vénitienne. Ils ont l'air aussi un peu de Rembrandt et de Saske! Oui, du peintre et de sa femme, entrevus par sa fantaisie, dans un paysage qu'il a rêvé. Peintre étrange, je ne sais expliquer toutes les énigmes que tu nous proposes! Les visages ressemblent un peu aux portraits fantaisistes de lui et de sa femme que nous connaissons déjà. Ordinairement dans les portraits d'autres personnes il s'en tint d'avantage au costume du temps, et ce n'est que dans ses études ou dans ses portraits de fantaisie qu'il s'est permis ces travestissements capricieux. Quoiqu'il en soit, le tableau, appartenant au comte de Vence alors que Marcenay le grava, doit avoir été sublime. Dans un des cabinets du palais Belvédère, où se trouve la galerie de Cassel, quatre toiles avec des portraits en pied de grandeur naturelle, sont face à face et composent une sorte de cartel. L'un est un élégant gentilhomme par van Dijck, dans un habit violet brodé d'or; - l'autre le marquis d'Avallos par Titien, tout vêtu de rouge, et accompagné d'un chien de chasse et d'un amorino qui tient son casque; - le troisième un personnage en habit violet avec fourrures, par Rubens. Le quatrième qui ne leur cède pas, est de Rembrandt. C'est un monsieur entre trente et quarante ans, debout, appuyé sur un piëdestal. Il est tout en noir, | |
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avec manteau et chapeau; un de ses gants est par terre. Il est placé dans un vestibule; au fond à droite on voit les carreaux d'un corridor et une porte couverte de clous. Ce beau portrait, daté 1639, est peint dans le style des oeuvres de cette période; la touche indique qu'on avance vers la ronde. Ce n'est pas Six, ainsi qu'on l'a baptisé. Je ne m'étendrai pas en détails sur les autres portraits de ces années, où se range le beau portrait du peintre, de 1637, peint dans un ton doré (au Louvre). Un tout petit panneau, un paysage, le premier que nous connaissons dans les peintures du maître, nous appelle. Il se trouve encore à Cassel, galerie si riche en Rembrandt. Ce n'est qu'une étude, mais c'est un morceau délicieux. Au premier plan un canal glacé avec des patineurs et d'autres figures; le coin droit dans l'ombre, occupé par un bout de maison, des paniers, deux figures etc.; au milieu une femme avec son chien; sa manche rouge et le tablier blanc ravivent les gris jaunâtres de la glace. Au fond un terrain avec maisons, granges, moulin, pont, un saule défeuillé, un chariot avec un cheval: couleur brune. Le ciel est d'un bleu verdâtre. Tout cela dans une sorte de brume qui amortit la lumière, dans des couleurs grises et brunes, et peint prestement d'une touche grasse et large, rend à merveille l'effet de l'hiver. La place que les dessins prennent dans l'oeuvre de Rembrandt me semble devoir être précisée. De nos jours le dessin, l'aquarelle, ont pris un développement qui leur assure une place spéciale. Les raffinements de papier, de couleurs, de procédés en ont fait une branche d'art séparée, indépendante. C'est une peinture avec d'autres couleurs, mais une peinture par la profondeur, l'achevé. Tel y excelle qui ne réussit pas aussi bien en peinture et au contraire il est des peintres qui ne savent pas faire des aquarelles achevées. Pour les | |
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peintres anciens en général le dessin n'avait pas cette signification; c'était soit un moyen d'étude, soit un procédé expéditif pour fixer à la hâte les impressions du composi teur. C'est ainsi que Rembrandt en fit usage. Parmi les centaines de ses dessins il n'en est que pen qui approchent au dessin dans le sens moderne. Ce sont soit des études d'après nature, comme tous ces lions grandioses, plusieurs portraits etc.; soit des notes prises sur le vif pour conserver un souvenir, un motif, une ligne, une ombre; soit des conceptions, des embryons d'idées, fixées au vol sur le papier avec une plume grossière, quelques teintes lavées, ou quelques traits de pierre noire. C'est par ce côté vif, prime-sautier que ses dessins ont un si grand charme, souvent augmenté par ce qu'ils ont d'inachevé et par ce qu'ils laissent de cette manière à compléter par la pensée du spectateur. En fait d'études il y a de 1635 un beau dessin au musée de Berlin, une tête d'homme, à la pierre noire rehaussé de blanc. En fait d'esquisses pour des compositions, nous avons entre autres de 1635 les disciples d'Emmaüs, avec l'éclat de lumière dans lèquel Jésus a dispara, dessin à l'encre brune gravé par Houbraken et reproduit en fac-simile par Josi. Puis la Sainte Cène, dans la collection de M. de Vos à Amsterdam, dont une espèce de répétition se trouve à Berlin. Il est fort curieux d'observer ici comment Rembrandt, suivant de près la composition connue de Léonard, là interprétée à, sa manière; c'est un Da Vinci traduit en Rembrandt. Le dessin de M. de Vos est à la plume et au lavis; celui à Berlin est largement lavé à l'encre de Chine. Il y a quelques changements dans les figures. Mais Rembrandt a arrangé tout autrement le fond de Da Vinci, occupé par la muraille percée de trois ouvertures rectilignes, vers lesquelles rayonnent les poutres du plafond. Voici notre peintre luministe qui change ces fenêtres et toutes ces lignes droites et leur substitue | |
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une lueur qui entoure le Christ, tandis que les rayons des poutres sont devenus des rayons de lumière! Mais il est encore une ample récolte d'eaux-fortes qui nous attend. Dans cet art à peu près créé par lui, Rembrandt poursuit et pousse plus loin ce qu'il a commencé dans ses dessins. Ce sont encore des études, des motifs qu'il note, des compositions. Voici les trois têtes orientales avec leurs inscriptions énigmatiquesGa naar voetnoot1; les beaux croquis de femme, avec Saskia; des vieillards; des sujets pittoresques: le charlatan, la faiseuse de couks - pièce qui rappelle beaucoup une estampe de J. v.d. Velde; - une pièce allégorique, d'un travail fort délicat: la jeunesse surprise par la mort, qui par le costume fait penser à Lucas van Leyden, et par le sujet à la danse des morts de Holbein. Plusieurs portraits - sa mère, le peintre et sa femme, têtes et bustes de Saskia, le Rembrandt de face au bonnet à plume, morceau d'une delicatesse extrême, d'un ton argentin, chef-d'oeuvre de modelé dans les chairs du visage et de maniement de la pointe; le Rembrandt appuyé, portrait qui est devenu le type le plus connu du peintre. Dans ces deux portraits, il s'est costumé avec sa toque et son beau manteau brodé, et a la crinière au vent. Surtout | |
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aant.
Dans cette figure il a exprimé toute la fougue, tout le fantastique, qui remplissaient son esprit et qui se reflètent ici dans son extérieur. Trois autres portraits présentent trois personnages avec lesquels le peintre était en relation. L'un est celui de Johannes Uyttenboogaerd, prédicateur et théologien illustre qui fut mêlé aux controverses religieuses du tempsGa naar voetnoot1. Il partagea la défaite des Remontrants et fut banni avec Grotius, Arminius et Episcopius. L'avènement du stadhouder Frédéric Henri lui rouvrit les portes de son pays. Quoique demeurant à la Haye, il continua ses relations avec ses confrères d'Amsterdam. Ce fut en 1635, à l'âge de 78 ans, que son portrait fut fait par Rembrandt. C'est la belle eau-forte de forme octogone accompagnée de vers latins de Grotius. Pièce illustre - une superbe eau-forte de Rembrandt - un portrait de Uyttenboogaerd - des vers de Grotius. La tradition range Menasseh-ben-Israel parmi les amis de Rembrandt et tout porte à le croire. En homme dont l'esprit curieux se portait partout, le peintre se sentait attiré vers ce monde poétique et pittoresque que la nation élue porte partout avec elle. Menasseh demeurait aussi dans la Breedstraat, dans une maison à l'angle de la rue où se trouvait l'habitation de Rembrandt. C'est lui peut-être qui l'a aidé à s'initier à la vie juive. Menasseh n'avait que trente deux ans lorsque le peintre fit son portrait. En cette même année il écrivit son livre | |
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De creatione problematica et de resurrectione mortuorum,Ga naar voetnoot1 qui fut suivi de plusieurs ouvrages savants. En 1654 Rembrandt lui fit les quatre estampes pour son livre sur la statue de Nabuchodonosor. Menasseh fut un homme illustre; une mission de grand intérêt lui fut confiée par la synagogue d'Amsterdam, auprès de Cromwel, pour obtenir des concessions en faveur des Juifs; il était docteur en médecine, prédicateur, théologien et philosophe. Grand savant, rempli d'érudition rabinique et aussi de tout ce que la renaissance avait apporté en fait de goût et de science, il fut l'ami de Hooft, de Grotius, de Vossius qui traduisit son Conciliador, et de Barlaeus à qui il inspirait cette belle pensée: Si sapimus diversa, Deo vivamus amici.Ga naar voetnoot2 Menasseh institua à Amsterdam une imprimerie hebraïque, devenue célèbre depuis par Athias. Rembrandt pouvait donc se glorifier d'une telle relation | |
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avec ce personnage, dont il fit également en 1636 un portrait peint, cité par Smith. En 1639, le peintre fit le portrait de Uyttenboogaerd, le receveur, dont nous nous occuperons plus tard. Nous ne saurions cependant clore cette revue sans admirer quelques unes des compositions de sujets bibliques; les vendeurs chassés du tempte, belle pièce pleine de mouvement; le retour de l'enfant prodigue, jolie estampe où Rembrandt a eneore suivi entièrement une composition de Heemskerk; Agar renvoyée par Abraham, belle pièce très finie, avec tant de finesse d'observation dans les caractères; Joseph racontant ses songes, si fortement empreint du caractère juif; Adam et Eve, figures vulgaires, mais d'une grande vérité, et, comme gravure, morceau d'une grande beauté; le Siméon, en largeur. Deux grandes compositions surtout, deux pièces magnifiques excellent dans ces années. L'Ecce homo de 1636; et la mort de la Vierge, de 1639. L'Ecce homo! quelle expression dans les têtes, quelle puissance dans l'observation et le rendu des caractères, quelle force dramatique! Jamais toutes les passions violentes qu'a suscitées cette scène n'ont été exposées comme dans cette planche. Elle est achevée avec toutes les ressources d'une pointe savante et avec un ensemble des plus remarquables dans une si grande planche contenant une centaine de figures. La mort de la Vierge est traité tout diffèremment. Jamais eet homme à faces multiples ne se répète. La gravure en est légère, dans des tons blonds et argentins, avec peu de parties d'ombres plus nourries. La conception est grandiose. Entourée d'une foule dont les sentiments de compassion, de douleur, d'attention sérieuse sont exprimés avec un talent prodigieux, la Vierge reçoit les derniers secours du médecin et du prêtre. En haut les nuages | |
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s'ouvrent et les anges s'apprêtent à recevoir son âme. C'est une des plus belles conceptions du maître. On s'imagine que la fougue qui le domiaait ne laissait pas à la main le temps d'achever les traits, qui ne font que ciseier légèrement ses pensées. Les anges renversent toutes les théories sur ce qu'on appelle le beau; ils sont laids et cependant ils sont sublimes. Une légère eau-forte, un docteur tâtant le pouls à un malade, est assurément une étude pour la figure du médecin qui assiste Marie. |
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