Rembrandt Harmens van Rijn. Deel 2. Sa vie et ses oeuvres
(1868)–Carel Vosmaer– Auteursrechtvrij
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IX.
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Mais ce fut surtout en portraits que l'année fut féconde. Outre ceux de Saske, déjà nommés, on trouve au premier rang trois portraits en pied de grandeur naturelle, les premiers que nous rencontrons dans son oeuvre. D'abord celui de Martin DayGa naar voetnoot1 (coll. van Loon). Le personnage est debout dans une belle pose, comme s'il s'avançait vers le spectateur. Le costume et la tournure accusent un homme distingué. La tête, entourée de cheveux touffus, est couverte d'un grand chapeau noir, dont l'ombre porte sur le front. Le visage d'un teint frais a de petites moustaches. Un col plat, orné de dentelles, va jusqu'aux épaules. Le bras droit relève le petit mantelet et s'appuie sur la hanche. Le bras gauche à manche découpée, D'où la chemise de Hollande
Renflait en beaux bouillons neigeux,
Comme petits flots écumeux,
s'avance comme si l'homme parlait; la main, dont le poignet est couvert d'une grande manchette montante en dentelle, tient un gant. Le bas de la culotte est orné d'une grande rosace et de pendants en dentelles; les souliers noirs découpés et à hauts talons, portent de ces grandes | |
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rosaces en guipure de dentelle, dont le poète Huygens se moquait en les comparant aux pieds d'un pigeon pattu. Ce monsieur élégant est une figure vivante et parlante. Comme il est tout vêtu en soie noire rayée, excepté ses dentelles et ses bas de soie blanche, l'harmonie du tableau ne consiste que dans cette gamme. Cependant il est admirable de couleur. Parmi ces divers tons noirs, le blanc des dentelles et des rosaces, peintes en pleine pâte et comme en relief, reluit en tons d'argent. Le fond se compose de dalles d'une couleur grise et brunâtre, du gris neutre du mur et du gris plus foncé et verdâtre pour le grand rideau qui s'étend au côté droit. Ce portrait superbe et de fière [to]urnure est peint dans le genre de la leçon d'anatomie, d'une manière serrée, finie, calme, très savante. Les deux autres portraits en pieds sont ceux de Ellison et de sa femme; la dame est âgée, dans un costume noir et avec un grand chapeau noir sur la tête; elle est assise, ainsi que le pendant, son mari, un savant, entouré de ses livres. L'homme est une bien plus forte peinture que la dame; la tête portant une calotte et une grande barbe grise, est très belle par l'expression et la vie. Un portrait semblable, pour le style et le faire, au portrait de Day, mais sans avoir cependant une égale importance, c'est celui du poète Jan Hermans Krul. C'est le nom que lui donne le catalogue de la galerie de Cassel, où l'on a conservé les anciennes attributionsGa naar voetnoot1. Effectivement Rembrandt a peint Krul en 1634 et le portrait de Cassel ressemble au portrait gravé de cet auteur. C'est donc bien l'auteur du Pampiere wereld (le monde en papier), le poète moraliste et allégoriste, qui fut forgeron, comme le | |
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poète Vondel marchand de bas et le poète Jan Vos verrier. Pour avoir une profession, ces hommes n'en étaient pas moins instruits et de certaine importance. Krul est vêtu de noir avec col rabattu et un chapeau à larges bords sur la tête; la main gauche tient un gant. C'est un personnage grave et simple, et Rembrandt, peignant le personnage selon son caractère, a fait une peinture calme, d'une exécution soignée, comme celle du portrait de Kalkoen et de Coppenol. Krul était probablement lié avec Rembrandt et son entourage. Ce fut Bol, à ce qu'on pense, qui lui fit l'estampe, attribuée à Rembrandt, dans son ouvrage Pampiere Wereld. Cette estampe, qui e[st] de 1634, est une sorte d'allégorie représentant un courtisan ermite entre la mort et une ‘courtoisane’ (sic). Cette personne rappelle la pose, le costume, le chapeau à plumes de la Saskia de CasselGa naar voetnoot1. Mentionnons encore, pour montrer l'activité extraordinaire du peintre, les deux superbes portraits en ovale, (Tulp et sa femme?), de la collection du baron de Seillières à Paris, le portrait d'une dame âgée de 83 ans, à la National Gallery à Londres, une dame représentée en bergère dans un paysage, le portrait de l'amiral van Dorp, dont l'existence n'est connue que par une gravure de Savry. Nous aurons l'occasion de remarquer les relations de Rembrandt avec Constantijn Huygens. L'amiral Philippus van Dorp était beau-frère de Huygens, leurs femmes, du nom de van Baerle étant soeurs, et on peut croire que c'est Huygens, connaissant Rembrandt depuis 1633, qui l'aura recommandé à son beau-frère. | |
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Enfin quelques portraits du maître lui même. Gardant jusqu'ici dans ses portraits une manière simple, un jour naturel et égal, un coloris clair, il prit dans ses propres images une allure plus libre. Dans les portraits demandés il suivit un peu le goût des personnes qui n'aimaient pas à se voir avec des carnations, à leurs yeux trop chaudes, voire peu naturelles. Mais dans les siens il était libre de donner carrière à sa verve coloriste, à ses aspirations poétiques et ses essais d'effet. Ce n'est pas vanité de sa part de se représenter tant de fois; toutes ces images autobiographiques qu'il a peintes d'après sa figure, sont autant d'épanchements du peintre, autant d'experiments in corpore où il cherchait mille effets de lumière et de costume, mille raffinements artistiques de couleur et de brosse. Nous en avons six de cette année. D'abord un grand panneau octogone au musée de Cassel. C'est plutôt une étude qu'un portrait. La figure ressemble beaucoup à Rembrandt, et dans la collection de madame de Reuver cette peinture était déjà désignée comme portrait de Rembrandt. L'homme, de face, à mi-corps est une figure pleine de vie et d'énergie; il porte un manteau brun, un hausse-col en fer, et la tête est couverte d'un casque avec une plume blanche et une verte. Il s'appuie sur l'embrasure en pierre d'une fenêtre peinte en brun rouge. C'est une très belle et très franche peinture, transparente dans les ombres, d'une touche grasse. Deux bustes se trouvent au musée de Berlin. Le premier, daté 1634, ressemble un peu au Rembrandt en ovale de 1634 au Louvre. Il porte des moustaches pareilles. Les cheveux bruns sont plus courts qu'à l'ordinaire. Il est vu de trois quarts du côté droit. Il porte un manteau foncé à collet en fourrure; le cou est entouré d'une cravate verte, la tête couverte d'un baret en velours noir. La | |
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tête, éclairée sur la joue droite, et la manière dont les chairs sont traitées, ressemblent à l'officier du musée de la Haye. Les couleurs ne sont pas fondues, mais les touches visibles. La carnation est fraîche et l'expression pleine de vie. L'autre portrait représente le peintre dans le même âge et appartient encore à cette période. Il y est de face, et porte le bonnet à crevés. C'est aussi une étude de lumière, la tête n'étant éclairée que par reflets. La transparence et la couleur de la chair sont parfaitement conservées dans les demi-teintes. C'est un tour de force que la manière dont cette tête est éclairée par reflets sur les divers méplats du visage, sans préjudicier à l'harmonie et au repos de l'ensemble. L'officier, au musée de la Haye, est encore une étude d'après sa propre tête, qui appartient évidemment à cette époque, je pense même à cette année. Le visage et le costume, hausse col en fer et bonnet mézétin à plumes, sont les mêmes que dans les deux pièces précédentes. La lumière ne touche que la partie droite du visage. Le front et la partie gauche sont dans de chaudes pénombres. Toutes les parties foncées sont merveilleuses de finesse et de transparence. Les chairs sont modelées vivement et grassement avec une sûreté et une profondeur remarquables. Les soies de la brosse y ont laissé leur sillons, et les teintes ne sont pas fondues. Le ton général est d'une gamme chaude dorée. Le portrait de la galerie du palais Pitti est évidemment de 32 à 34. Il représente Rembrandt dans le même costume que les précédents, avec bonnet, hausse-col, chaîne d'or, mais sans barbe ni moustaches. Peinture fraîche et vive, d'une touche légère et transparente, n'empâtant que les clairs. | |
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Enfin nous le trouvons encore une fois au Louvre. Cependant, bien que la tête ressemble au portrait de Berlin, j'ai peine à y reconaître le maître lui-même. Diverses études encore de têtes, peintes ou dessinées, nous sont conservées par des gravures de van Vliet. Parmi les dessins nous remarquons: Jésus enseignant, assis au milieu des disciples, très beau et vigoureux dessin à la pierre noire, à la sanguine et lavé de quelques couleurs sur papier gris; et un portrait d'homme dans l'embrasure d'une fenêtre, aussi à la pierre noire, à la sanguine et au lavis d'encre brune, qui a été reproduit dans l'oeuvre de Josi. Nous trouvons une quinzaine d'eaux-fortes datées 1634. Dans une vente à Rotterdam parut un croquis de Rembrandt, avec l'inscription t'is vinnich kout (il fait un grand froid). Ce croquis a probablement servi à l'eau-forte ayant la même inscription et dont le compagnon porte la légende dat 's niet (ça ne fait rien). Ces estampes représentent des gueux. Il est curieux que Beham ait gravé en 1542, deux pièces pareilles qui représentent chacune un paysan accompagné d'une banderolle portant la légende, l'une es ist kalt weter (il fait très froid), l'autre das schadet nit (cela ne feit rien). Rembrandt qui possédait des milliers d'estampes, avait assurément celles là, auxquelles il a emprunté cette idée. Les eaux-fortes qui se rapportent à Saske ont été examinées. Voici plusieurs portraits du peintre, dont deux superbes. Dans l'un il est de face, et porte un bonnet rond et une robe brodée, ornée d'hermine; la main tient un sabre dont la lame est flamboyante d'un côté. Cette tête ressemble à celle du portrait peint à Berlin, celui de face. L'autre, est le célèbre portrait au sabre et à l'aigrette; il est vu de trois quarts; les longs cheveux portent une petite coiffure avec une aigrette. Il a un hausse-col, un mouchoir rayé, et un manteau attaché | |
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avec une agrafe par dessus un habit à brandebourgs. La tête ressemble à l'autre portrait de Berlin. Le peintre a Pair ici d'un prince hongrois; il pose fièrement la main sur la hanche et l'autre s'appuie sur le pommeau d'un sabre courbe. Rembrandt s'est affublé ici d'une partie de sa garderobe de fantaisie. C'est une des plus belles gravures de son oeuvre, dont on ne connaît que quatres épreuves, avant que la planche fut réduite et coupée dans une forme ovale. Il fit encore divers petits sujets très pittoresques, Joseph et la femme de Potiphar, la Samaritaine, les petits pélerins d'Emmaüs, et un petit paysage panoramique. Mais la pièce capitale est l'annonciation aux bergers, morceau magnifique, et un des chefs-d'oeuvre parmi ses eaux fortes. C'est un effet de nuit comme l'aurait aimé Elsheimer et comme Goudt aurait désiré le reproduire. Le grand paysage est composé d'un avant plan avec un massif d'arbres à droite et d'un lointain où Ton voit une ville avec ses fabriques, ses ponts dans un nid de verdure, des feux au bord de l'eau. Ces lointains sont noyés dans des tons noirs veloutés, mais assez transparents pour laisser deviner les formes. Au premier plan les bergers et leurs troupeaux, effarés, se dispersant pêle mêle devant l'apparition subite de la gloire du ciel, le nuage qui en s'ouvrant laisse voir une éclatante lumière. Dans les cercles lumineux se meuvent et culbutent en tous sens mille chérubins; un ange s'avance et, la main gauche élevée, annonce aux bergers la grande joie. Rembrandt a suivi pas-à-pas l'effet qu'il obtenait à mesure que ses travaux s'avançaient. D'abord il a achevé les ombres du fond; c'est ainsi qu'il procédait souvent, comme par exemple dans le dessinateur d'après le modèle. Le tronc de l'arbre au milieu est blanc, les anges, les bergers, les animaux ne sont qu'au trait. Puis il a fini la planche par degrés, jusqu'à ce qu'il obtint cet admirable clair-obscur, cet effet | |
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pittoresque; ces beaux tons veloutés qu'on ne remarque plus que dans les rares belles épreuves. Enfin, essayant encore un autre effet il prit une épreuve qu'il couvrit de lavis, ne laissant de clair que le nuage.Ga naar voetnoot1 Mais ce n'est pas seulement l'effet magique qui fait le mérite de cette estampe; c'est encore une composition d'une énergie admirable. Avec quel entrain tout cela est comme jeté sur le cuivre, avec des traits rapides, nerveux, inspirés, mais toujours de la dernière justesse comme rendu des mouvements et des gestes. |
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