Le roman picaresque hollandais des XVIIe et XVIIIe siècles et ses modèles espagnols et français
(1926)–Joseph Vles– Auteursrecht onbekend
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ConclusionSi, en Espagne, le roman picaresque est né de la situation politique et économique aussi bien que d'une réaction entreprise contre le genre héroïque et idéaliste; si, en France, un Sorel et un Scarron, pour ne citer que les plus grands, ont de même voulu protester par le sain réalisme de leurs oeuvres contre les invraisemblances et les fadeurs de leurs prédécesseurs, les romanciers hollandais, par contre, n'ont fait que marcher sur les traces des écrivains étrangers, parce qu'ils se sentaient attirés par le charme qui émanait de leurs ouvrages. Au XVIIe siècle on s'occupait beaucoup dans notre pays des lettres espagnolesGa naar voetnoot(1), et dès lors il n'est pas étonnant qu'on se soit aussi mis à traduire les auteurs qui, à juste titre, jouissaient dans leur patrie d'une excellente réputation. Or, les traductions ont amené des imitations dont la plus importante, den Vermakelyken Avanturier, de Heinsius, devra certes aussi un peu son existence à la vie vagabonde qu'a menée son auteur. Après Heinsius, d'autres sont venus; mais, soit qu'ils n'aient pas nettement vu à quelles exigences devait répondre un roman picaresque, soit que le talent leur ait manqué ou que la société contemporaine ne leur offrît pas des modèles en chair et en os, toujours est-il que leurs efforts n'ont abouti qu'à donner des productions contenant un enchaînement d'aventures amoureuses, et qui à un point de vue littéraire ne méritent pas d'être tirées de l'oubli. Certes, pour quiconque serait tenté d'étudier le vocabulaire de l'époque, les productions picaresques, quelle qu'en soit la médiocrité, ne sont pas sans intérêtGa naar voetnoot(2). En effet, c'est là qu'on retrouve les termes | |
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en usage chez une classe de gens qui le plus souvent n'appartenaient pas au beau monde; c'est chez eux qu'on s'exprime avec le plus grand sans-gêneGa naar voetnoot(1). Très souvent le style est guindé, peu naturel, surtout dans les lettres que les amoureux envoient à leurs dulcinées; mais il arrive aussi que le langage emphatique, rendu plus obscur encore par des images empruntées à la mythologie, fait place à une prose plus simple et plus facile à comprendre. La plupart des romanciers picaresques hollandais, à l'instar des prédécesseurs castillans, ont recours à une préface, tantôt pour faire un peu de morale, tantôt pour dire ce qui les a amenés à publier des aventures qui, selon leurs dires, ne doivent tendre la plupart du temps qu'à amuser le public. Voilà la grande préoccupation: amuser le public. Assurément l'éditeur, qui n'avait en vue que son intérêt personnel, a imposé cette tâche aux écrivains, parce qu'il savait très bien que de là dépendait le succès. Par conséquent quiconque se mêlait d'écrire pour le grand public devait, en premier lieu, tâcher de satisfaire son goût, et comme le public qui lisait les romans picaresques ou les romans d'aventures ne ressentait nullement le besoin d'être sermonné, la morale manque presque totalement dans les specimens hollandais. Parfois, dans un Avis au lecteur ou à la fin de l'ouvrage, on trouve deux ou trois lignes pour nous exhorter à tirer profit des aventures du héros ou de l'héroïne en nous corrigeant, vu que le vice est toujours puni et la vertu récompensée, mais il ne faut pas beaucoup de perspicacité pour y voir un manque de sincérité. En effet, on raconte avec beaucoup d'animation, avec une certaine volupté même, un tas de vilenies dans un langage souvent très indécent, et après, sans avoir nullement eu égard à la délicatesse du lecteur, on va le sermonner! Quoi de plus absurde! C'est pourquoi dans les ouvrages hollandais, et nous croyons dans la plupart du temps également dans ceux de l'étranger, l'élément moralisateur ou didactique peut être complètement négligé. Dans les romans picaresques hollandais on ne s'est pas non plus occupé de critiquer les conditions sociales: la situation politique et économique ne s'y prêtait pas suffisamment. | |
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Les romans hollandais sont toujours autobiographiques et exposent toute la vie du personnage principal, parfois aussi d'un personnage secondaire, alors que l'auteur n'oublie pas de fournir également des renseignements sur les parents et même parfois sur les grands-parents du pícaro ou de la pícara. Les récits épisodiques font rarement défaut; le motif si connu d'une captivité chez des pirates algériens est fidèlement utilisé; les aventures les moins vraisemblables, les rencontres les plus bizarres sont inventées, sans que l'auteur ait semblé se douter un moment du bon sens du lecteur qui devait avaler toutes ces insanités. Le thème de l'amour a été mis largement à contribution, mais c'est toujours un amour inspiré par la beauté physique, sans qu'il soit motivé par les qualités psychiques de l'être aimé. Aussi l'amant se console aisément s'il perd la personne chérie, et il ne manquera pas d'en trouver une autre, supérieure même à celle qu'il a aimée un jour. Les brigands, les duels, les meurtres, la soudaine réapparition de quelqu'un qu'on croyait mort depuis longtemps, des parents barbares, des enlèvements, la faim - thème si fréquent dans les romans picaresques espagnols -, tout cela trouve une place dans les produits hollandais du genre picaresque. Vu le petit nombre de specimens néerlandais, il est très difficile de définir ou de caractériser notre pícaro; cependant on peut le considérer comme un pâle reflet de ce qu'avait été son aïeul espagnol, qui toutefois était plus observateur, plus critique, plus satirique, plus pervers aussi. Le pícaro hollandais trompe, vole, triche au jeu aussi bien que son parent castillan, mais il a moins d'esprit, moins de savoir-faire, et il est moins sympathique. Le pícaro espagnol se résigne à son sort, parfois même il le préfère à une vie commode et pleine de confortable; le pícaro hollandais, plus matérialiste, s'avise sans cesse de moyens pour améliorer sa mauvaise situation. Le pícaro hollandais est plutôt un aventurier, le pícaro espagnol considère son état comme un métier qu'il lui faut exercer. Tandis que dans les romans picaresques espagnols on consacre parfois une grande partie de l'ouvrage à la description de villes et de monuments publics, l'auteur hollandais, tout en transportant par la pensée le lecteur dans différents pays, ne se préoccupe nullement d'enrichir ses connaissances géographiques et topographiques. | |
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Il néglige aussi presque entièrement, de même que ses prédécesseurs espagnols et français, de lui donner une idée de la beauté du paysage et, comme eux, il ne s'attarde point à peindre l'impression produite sur lui par la nature environnante. Cependant, malgré la médiocrité des romans picaresques hollandais, ils ont eu pendant près de deux siècles un grand nombre de lecteurs. Cela peut nous surprendre, notre goût littéraire, grâce aux oeuvres de nos grands écrivains, étant arrivé à une plus grande perfection; toutefois la longue série de romans picaresques qui ont vu le jour au XVIIIe siècle le confirme on ne peut plus évidemment. Le public hollandais avait d'abord lu, soit les originaux, soit les bonnes traductions des chefs-d'oeuvre espagnols et français; dans den Vermakelyken Avanturier, il avait eu une imitation nationale qui, au point de vue du contenu et de la forme, pouvait rivaliser avec les autres; quoi de plus naturel alors qu'on se soit aussi mis à dévorer les productions ultérieures? Et cela d'autant plus volontiers que le titre alléchant qu'elles portaient promettait beaucoup de surprises à quiconque se plongerait dans ces lectures. Cependant il est à noter que les successeurs de Heinsius n'ont pas eu le plaisir de voir leurs oeuvres réimprimées, ce qui prouve que la critique leur était déjà moins favorable. Du reste, en 1761, les Vaderlandsche Letteroefeningen reprochent à certains romans du temps d'être contraires aux bonnes moeurs, et alles condamnent le manque de goût dont ils témoignentGa naar voetnoot(1). Aussi un autre genre, les Robinsonades, inauguré en Angleterre par Daniel Defoe, ne tardera pas à supplanter le roman picaresque. Ce genre pourtant, nouveau quant à la technique et aux éléments dont il se compose, présente bien des analogies avec le roman picaresque; mais il est plus simple, plus vrai, plus à la portée d'un public illettré, et c'est pourquoi il obtiendra, lui, à son tour un grand succès, et que longtemps il fera les délices de ses lecteurs. |
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