Le roman picaresque hollandais des XVIIe et XVIIIe siècles et ses modèles espagnols et français
(1926)–Joseph Vles– Auteursrecht onbekend
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Chapitre II
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à l'étude de l'idiome castillan. Outre cette action exercée par une princesse espagnole, il y a d'autres circonstances qui ont probablement favorisé le développement de la littérature espagnole en France, à savoir le voisinage des deux pays et les rapports politiques qui remontent aux règnes de Ferdinand le Catholique et de Louis XII. Il est également à noter que le roman picaresque fit son entrée en France à une époque où ce pays se trouvait dans un état fort semblable à celui qui avait amené la production de ce genre dans la Péninsule ibériqueGa naar voetnoot(1). De là est venu son prodigieux succès. Il n'est donc pas étonnant que le roman picaresque espagnol ait été d'une très haute importance pour le développement du roman français et que certains historiens de la littérature aient même prétendu que c'est aux prototypes castillans qu'on doit peut-être en grande partie la naissance du véritable roman réaliste en FranceGa naar voetnoot(2). En effet, au XVIe et au XVIIe siècles bien des romans picaresques espagnols sont traduits en françaisGa naar voetnoot(3), et en FranceGa naar voetnoot(4) une demi-douzaine sont publiés pour la première fois. Quoi de plus naturel que les Français essaient aussi d'imiter les modèles espagnolsGa naar voetnoot(5); seulement, leurs efforts ne se verront couronnés d'un véritable succès que lors de la publication de | |
FrancionLa Vraie Histoire comique de Francion par Charles Sorel - comptant actuellement douze livres et sept seulement en 1622 -, a été éditée pour la première fois à Paris en 1622, sans nom d'auteur, | |
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et ce ne sera qu'en 1633 que Nicolas Moulinet, sieur du Parc, gentilhomme lorrain, y figurera comme tel. C'est que Sorel a toujours voulu répudier la paternité de cet ouvrage; cependant son Avis aux Lecteurs et le témoignage de son ami Guy Patin sont là pour le démentirGa naar voetnoot(1). La crainte de perdre la charge d'historiographe de Louis XIII, charge qu'il avait héritée de son oncle Charles Bernard, aussi bien que le désir de mystifier ses lecteurs, afin d'en voir accroître le nombre, peuvent l'avoir amené à ne pas vouloir reconnaître son roman. Quant à ce dernier, le but que Sorel a eu devant les yeux en l'écrivant est clairement indiqué par le sous-titre: Fléau des vicieuxGa naar voetnoot(2). Ce ‘fléau des vicieux prétend corriger toutes les conditions en les amusant, il veut être gai comme un roman et grave comme un sermon’. L'oeuvre par conséquent sera amusanteGa naar voetnoot(3), comique et instructive, en d'autres termes, si d'une part elle procure de la distraction à ses lecteurs par le récit des aventures qu'ont eues Francion et ses amis, d'autre part les histoires doivent leur servir de leçon et les tenir éloignés de la corruption et du vice. Sorel ne se contente pas d'une morale indirecte: très souvent il résume ce qu'il a raconté dans quelque chapitre pour fixer l'attention du lecteur sur ce qui l'attendrait s'il s'écartait du droit chemin. C'est ainsi qu'il dit: ‘Nous avons vu ici parler Agathe - ancienne fille publique, devenue entremetteuse - en termes fort libertins, mais la naïveté de la comédie veut cela afin de bien représenter le personnage qu'elle fait. Cela n'est pourtant pas capable de nous porter au vice, car, au contraire, cela rend le vice haïssable, le voyant dépeint de toutes ses couleurs. Nous apprenons ici que ce que plusieurs prennent pour des délices n'est qu'une ébauche brutale dont les esprits bien sensés se retireront toujours’Ga naar voetnoot(4). Par son caractère moralisateur, Francion se rattache donc à ses modèles espagnolsGa naar voetnoot(5), mais il a bien d'autres analogies avec ses illustres prédécesseurs. D'abord celle-ci: le héros en s'adressant | |
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à un ami (Raymond) dont il reçoit l'hospitalité nous fait lui-même le récit de la plupart de ses débauches; par conséquent Francion est une autobiographie. A cette autobiographie l'auteur ajoute des observations sur les différentes classes de gens qu'il a fréquentées et qu'il raille avec toute la force dont sa plume dispose. A l'exception du clergéGa naar voetnoot(1), il n'y a peut-être pas de condition sociale dont il ne mette à nu les ridicules, les faiblesses et les défauts. Il se moque des courtisans, de la noblesse, de la bourgeoisie, des paysans, des voleurs, des chevaliers d'industrie et des ratés. Il n'oublie même pas les précieux, dont il a fait la rencontre dans le salon de Mme LuceGa naar voetnoot(2)Ga naar voetnoot(3). La corruptibilité des juges, de la police et des avocatsGa naar voetnoot(4), la vanité inouïe des auteursGa naar voetnoot(5) et des pédants, la vie de collègeGa naar voetnoot(6), l'amour des richesses et le mépris de la pauvretéGa naar voetnoot(7), la folie de ceux qui poussent à la guerreGa naar voetnoot(8), tout est ridiculisé dans cet ouvrage. Il n'y a qu'un seul point en lequel Francion s'écarte de ses modèles espagnols: le héros n'appartient pas aux bas-fonds de la société, mais à la plus haute noblesse bretonneGa naar voetnoot(9). Aussi il recevra une éducation conforme à sa naissance. Il fréquentera le collège et, ses études terminées, il retournera à Paris - après un court séjour en Bretagne - pour y apprendre d'honnêtes exercicesGa naar voetnoot(10). En quoi consisteront ces honnêtes exercices, Francion va nous le dire: Je fis marché avec un joueur de luth, un tireur d'armes et un danseur, pour apprendre leur art, de sorte qu'une heure étoit pour une occupation, et celle d'après pour une autreGa naar voetnoot(11). Quand, plus tard, sa mère - son père étant mort - se voit obligée de réduire les envois d'argent à son fils, il trouvera toujours des protecteurs pour l'assister dans le besoin. Aussi Francion n'a point connu la faim comme Lazarillo; au collège certes la nourriture n'a pas été abondante - le pédant Hortensius lui recommandait | |
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beaucoup la sobriété à lui et à ses camarades -, mais l'argent ne lui a jamais manqué pour en acheter. Plus tard ses protecteurs, qu'il a gagnés pour lui par sa bonne mine, la vivacité de son esprit et ses talents, lui feront oubier tout souci matériel, et le train que mènera Francion sera celui d'un grand seigneur. Francion, par le milieu où il a vécu, s'écarte donc du pícaro espagnol, mais, en cas de nécessité, il ne se fait pas non plus scrupule de s'appropier le bien d'autrui: L'argent se devoit employer à faire des collations; mais Dieu sçait quel bon gardien j'en étois et si je ne m'en servois pas en mes nécessitésGa naar voetnoot(1). En outre il a des vices par lesquels il mérite bien de tenir un rang dans l'armée de ces vauriensGa naar voetnoot(2). Quant à ses aventures amoureuses, elles surpassent de beaucoup celles de ses frères de la Péninsule ibérique. Il a cherché et trouvé des victimes parmi les jeunes filles aussi bien que parmi les femmes mariées et jamais le moindre remords ne l'a tourmenté après qu'il avait assouvi sa passion charnelle. Il lui est arrivé même d'abandonner sa proie séduite sans lui dire adieu et sans se soucier d'elleGa naar voetnoot(3). Peu de temps avant de se marier avec la belle Italienne Nays, il tâche encore de triompher de la résistance d'une autre jeune fille, et l'état conjugal seul le fera renoncer à sa vie dissolue: Francion prit dès lors une humeur si grave et si sérieuse que l'on n'eût pas dit que c'eût été lui-mêmeGa naar voetnoot(4). La grossièreté avec laquelle Francion s'exprime pour raconter ses jouissances sensuelles est le plus souvent écoeurante, parce qu'il n'hésite pas à peindre dans les moindres détails les scènes les plus intimes. Or, si Sorel a seulement été à ce point réaliste pour que l'effet de sa peinture soit plus efficace, en d'autres termes, pour que la leçon de morale soit plus sensible, il est clair qu'une description moins crue n'aurait pas manqué d'avoir le même résultat. De plus l'auteur ne se borne pas à employer un langage bas pour les scènes de volupté; toutes les fois que l'occasion se présente, il semble se délecter à en faire usage. Nous nous abstiendrons de répéter ces obscénités, nous renvoyons seulement aux pages 34, 35, 41 et 371, où l'on en trouvera des échantillons frappants. Sorel est donc fortement réaliste, but qu'il s'efforçait d'atteindre | |
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pour mettre fin aux pastorales et aux romans héroïco-sentimentaux très en vogue à cette époque. Cependant cette littérature idéaliste avait tellement pris racine que nous en trouvons même des traces dans Francion. En effet, avant d'arriver en Italie, où demeure l'aimable veuve Nays, dont il est très épris, il a plusieurs aventures qui rappellent fortement celles d'un chevalier errant. C'est ainsi qu'il réconcilie un hôte avec sa femme infidèleGa naar voetnoot(1); il guérit de sa ladrerie un gentilhomme, du Buisson, qui aime son argent beaucoup plus que ses deux enfantsGa naar voetnoot(2); seulement c'est par son esprit et sa belle humeur qu'il opère ses actions charitables. Un autre point à signaler, c'est la mélancolie qui envahit parfois l'âme de Francion et dont on trouve aussi des traces dans le Page disgracié de Tristan l'HermiteGa naar voetnoot(3). Francion est donc à plusieurs égards un roman fort remarquable. Si d'une part l'auteur imite plus ou moins fidèlement ses modèles espagnols, d'autre part le héros est bien français par son esprit gaulois et par le bon sens railleur qui le caractérise. Un autre roman picaresque moins connu que Francion, c'est | |
Le Page disgraciéGa naar voetnoot(4).C'est à KoertingGa naar voetnoot(5), l'éminent critique allemand, que revient l'honneur d'avoir le premier soumis Le Page disgraciéGa naar voetnoot(6) à un examen approfondi. Après lui est venu M. BernardinGa naar voetnoot(7) qui, dans une ample thèse, très fouillée, a exposé les résultats de ses laborieuses recherches sur Tristan et son oeuvre. Vouloir encore compléter les travaux de ces deux critiques serait un manque de modestie impardonnable; aussi n'avons-nous point cette prétention. Nous tâcherons seulement de faire ressortir par quels côtés le Page disgracié se | |
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rattache au genre picaresque et quelle a été son importance par rapport à la littérature et à la société françaises au XVIIe siècle. Pour résoudre la première question il faut savoir ce que c'est que ce roman, en d'autres termes, de quels éléments il se compose. Or, c'est le premier chapitre de la première partie qui nous fournit le renseignement voulu. Là, en effet, nous lisons: Je n'écris pas un Poëme illustre, où je me veüille introduire comme un Heros; je trace une Histoire deplorable, où je ne parois que comme un objet de pitié et comme un joüet des passions des Astres et de la Fortune. La Fable ne fera point éclatter icy ses ornemens avec pompe; la Verité s'y presentera seulement si mal-habillée qu'on pourra dire qu'elle est toute nuë. On ne verra point icy une peinture qui soit flattée, c'est une fidele copie d'un lamentable Original; c'est comme une reflexion de miroir. En ces quelques lignes l'auteur a donc nettement indiqué ce qu'on trouvera dans son ouvrage. Ce sera la biographie d'un ‘page’, qui n'est personne autre que Tristan lui-même, par conséquent ce sera un roman autobiographique. Ajoutons que M. Bernardin a su vérifier que Tristan relate rarement des faits fictifsGa naar voetnoot(1). Le Page disgracié appartient à une famille noble et appauvrie. Très jeune, il est reçu à la cour de Henri IV comme page du duc de Verneuil. Grâce à son esprit et à son intelligence il sait gagner les bonnes grâces de son maître et du roi, qui le comblent de bienfaits. Cependant son séjour à la cour a aussi des désagréments, parce qu'on lui donne comme professeur un homme très sévère, Claude du Pont, qui, pour le punir de ses espiègleries et de ses méchants tours, le fouettera plus d'une fois. Et il mérite bien, notre page, les punitions corporelles qu'on lui inflige, parce que la passion des dés et des cartes le détourne complètement de ses études et lui fait commettre des actions plus que blâmables. A cette passion du jeu s'ajoute la violence de son caractère, laquelle le porte à tuer un homme qui l'avait traité avec trop peu d'égards. Pour échapper à la punition qui l'attend, il prend la fuite. Dans ses pérégrinations il fait la rencontre d'un alchimiste qui lui promet monts et merveilles, mais qui ne tient pas parole. Après lui avoir remis quelque argent pour se faire faire un habit, et une poudre efficace contre le mal de mer et le poison, | |
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il amène le jeune homme à partir pour Londres, où il le rejoindra, dit-il, avant trois semaines. ‘Le page disgracié’ aura beau attendre, son ‘philosophe’ ne viendra pas le trouver. Cependant la poudre a rendu de forts bons services au maître d'hôtel d'un prince qui se trouvait sur le même bateau que Tristan, et, pour lui montrer sa reconnaissance, cet homme le recommande à une famille anglaise où il entre comme professeur de français. Son unique élève est une très jolie fille dont Tristan tombe amoureux, comme plus tard Chateaubriand de Charlotte Ives, et qui le paie de retour. La jalousie d'une jeune rivale cependant fera son malheur. Déjà il a pu échapper deux fois à la mort, mais finalement il sera forcé de prendre la fuite pour ne pas tomber dans le piège qu'on lui tend. Accusé d'avoir voulu empoisonner sa jeune élève, il se sauve en Ecosse, accompagné d'un fidèle serviteur irlandais, Jacob Cerston, mais là il n'est pas même en sûreté. Il part pour la Norvège, revient à Londres, passe en France et après maintes aventures, après avoir servi plusieurs maîtres très haut placés, il rentre à Paris où Louis XIII lui pardonne le meurtre qu'il avait commis. Tel est le contenu fort succinct du roman, qui suffit pour en déterminer le vrai caractère. Déjà nous avons dit que le Page disgracié est une autobiographie; hâtons-nous d'ajouter que Tristan a aussi fait oeuvre de réaliste par la façon dont il nous a présenté plus d'un récitGa naar voetnoot(1). Cependant ni la qualification d'autobiographique, ni celle de réaliste ne suffisent à classer un ouvrage dans la littérature picaresque. Il faut pour cela que le personnage principal soit un véritable vaurien qui ne recule devant aucun obstacle pour gagner sa vie. Est-ce que Tristan appartient à cette catégorie de gens? Tel qu'il nous a été peint dans le Page disgracié, parfaitement. En effet, il ne faut pas oublier que cet ouvrage se rapporte seulement à la jeunesse du poète et que, si cette époque a été orageuse, on ne peut pas en conclure que toute sa vie ait été celle d'un dépravé. Certes non. Toutefois les actes relatés par Tristan l'Hermite lui-même sont ceux d'un pícaro, et il est temps que nous disions en quoi consiste chez lui cette vie picaresque. | |
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Encore très jeune il a déjà la passion du jeu et elle le tourmente tellement qu'il n'hésite pas à mentir et à voler pour pouvoir s'y livrer. L'argent qui lui a été remis un jour par son premier maître, le duc de Verneuil, pour acheter une linotte, il le joue presque complètement, et quand avec ce qui en est resté il s'est procuré un volatile qui ne vaut rien du tout, il a recours au mensonge pour se tirer d'embarras. Comme cela arrive presque toujours, le Page disgracié lui aussi, subit l'influence du milieu où il se trouve. Ce milieu, c'est la cour du roi Henri IV, et l'on inclinerait à croire que cet entourage n'aurait pu que lui être avantageux au point de vue moral. Cependant il y a partout des gens qui entraînent les autres par leur mauvais exemple, et un même sort sera réservé au page que des lectures, faites au hasard, avaient déjà rendu incapable d'études sérieuses. Les lignes suivantes confirment ce que nous venons de dire: ... mais il (Claude du Pont) ne pouvoit prendre tout le soin qui estoit necessaire pour me detourner de voir et de suivre les mauvais exemples, que me donnoient beaucoup de jeunes gens libertins que je voyois dans la maisonGa naar voetnoot(1). Un peu plus loin l'auteur précise en écrivant: Car ce mesme Page mal conditionné qui m'avoit enseigné à joüer, m'avoit aussi appris à ferrer la mule: et je ne faisois gueres de marché d'importance, sans y gagner quelque pistole...Ga naar voetnoot(2). Le méchant garnement qui a eu le Page disgracié pour disciple n'a pas à se plaindre du fruit de ses leçons. Joueur, voleur, menteur, voilà ce qu'est devenu l'enfant pour avoir fréquenté la société de mauvais camarades. Le Page disgracié peut donc se vanter de posséder tous les défauts du vaurien et si nous rappelons encore qu'il est aussi homicide, alors voilà plus qu'il n'en faut pour lui faire une place dans l'armée des chenapans. Evidemment nous sommes loin de Lazarillo de Tormes qui, tourmenté par une faim incessante, est forcé de recourir à tous les moyens pour se procurer de la nourriture. Le Page disgracié aussi a été très souvent sans le sou, mais il y a toujours eu des gens charitables et honorables qui ont bien voulu prendre soin de lui, sans lui faire autre chose que du bien. Les vilains tours qu'il a joués, lui et ses camarades, n'ont très souvent eu pour | |
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but que de s'amuserGa naar voetnoot(1) ou de taquiner ceux qu'il détestait, tandis que Lazarillo était toujours poussé par sa faim continuelle. Le Page disgracié se rattache donc par plus d'un côté à la littérature picaresque, et ce premier point éclairci, il nous reste à examiner quelle a été son importance au point de vue de la littérature et de la société françaises du XVIIe siècleGa naar voetnoot(2). En ce qui concerne le cadre de l'ouvrage, sans moraliser, sans trop de digressions, le Page disgracié nous raconte presque d'un trait l'histoire de sa jeunesse. Le talent de Tristan l'Hermite comme narrateur est tel que nous voyons vivre les personnages, que nous nous intéressons fortement à leur sort et que nous suivons avec une attention soutenue les péripéties de la vie mouvementée de son héros. Tantôt nous sommes touchés du malheur de la pauvre Anglaise qui, par la jalousie d'un écuyer secrètement amoureux d'elle, se voit séparée de l'homme qu'elle aime, tantôt notre admiration va au jeune domestique irlandais qui, au risque de sa vie, met son maître en sûreté. Si le récit de la linotte captive notre attention, celui de la punition infligée par un moine cordelier à un jeune homme qu'il avait pris pour Tristan ne manque pas de nous amuser beaucoupGa naar voetnoot(3). Les chapitres où le Page disgracié nous raconteGa naar voetnoot(4) dans quelles circonstances il a fait la connaissance de son ‘philosophe’, les propos échangés avec lui et leur séparation sont écrits avec tant de vivacité que le lecteur est continuellement sous le charme du récit. Au point de vue de la forme, l'oeuvre s'est assuré par conséquent une place durable dans l'histoire littéraire du XVIIe siècle, mais il y a d'autres qualités dans le roman sur lesquelles il faut attirer l'attention. ‘Le Page disgracié’ est un reflet de la vie et des moeurs du XVIIe siècle. Par la diversité des sujets, dit M. Bernardin, dont il traite, le page disgracié est une image aussi complète qu'exacte de la société française sous le règne de Louis XIII, faisant passer successivement devant nos yeux des scènes de la vie royale et seigneuriale et | |
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des scènes de la vie commune et vulgaire, des tableaux militaires et des tableaux de genre tout empreints du vieil esprit gauloisGa naar voetnoot(1). Tristan nous renseigne également sur certains personnages historiques, tels que Scévole de Sainte-Marthe, le duc de Mayenne, la grande figure de Henri IVGa naar voetnoot(2). Puis il rapporte des événements contemporains et qui constituent autant de documents précieux pour l'histoire de l'époque. C'est ainsi qu'il parle de la fièvre pourprée qui s'est abattue sur Montauban lorsque Louis XIII en fit le siègeGa naar voetnoot(3). Il peint sous les plus sombres couleurs cette terrible maladie qui semait la mort dans tous les rangs de l'armée royale; c'est à peine si le Page a eu la vie sauve. Au point de vue de l'histoire littéraire et de la société française au XVIIe siècle, le Page disgracié présente donc un réel intérêt et l'on peut à bon droit réclamer pour lui une place à côté des grands classiques. Avant de terminer notre étude sur le Page disgracié, relevons encore un point qui a aussi attiré l'attention de M. KoertingGa naar voetnoot(4), savoir son analyse de l'amour dont il parle en ces termes: C'est une chose estrange que les sensibilitez que donne l'amour, soit pour la joye ou pour la douleur; et ceux qui ont vescu sans les ressentir peuvent être accusez avec raison d'estre morts stupides. Ce feu subtil et vivifiant éveille les ames les plus assoupies, et subtilise facilement les sentimens les plus grossiers; dés que l'esprit en est embrasé, il prend une certaine activité qui n'est naturelle qu'à la flamme, mais dans cette delicatesse, que l'ame acquiert pour tout ce qui concerne la chose aymée, si l'on est sensible aux moindres faveurs, on n'est insensible aux moindres injures, et ce commerce est un agreable champ, où les espines sont en plus grand nombre que les roses. Comme un regard favorable, un petit soûris, un mot indulgent, ravissent de joye en de certaines occasions, aussi ne faut-il en quelques rencontres qu'un petit refus, qu'un coup d'oeil altier, et mesme qu'une legere froideur, pour faire mourir de déplaisir? Amour est un tyran désordonné qui fait connoistre sa grandeur sans aucune moderation; quand il donne ce sont des profusions estranges, | |
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mais quand il exige il n'oste pas seulement la franchise et le repos à ses sujets; il les dépoüille de toute sorte de bien, et ne leur laisse pas mesme l'esperance de voir diminuer leurs mauxGa naar voetnoot(1). | |
Le Roman comiqueUn troisième spécimen de la littérature picaresque en France nous a été fourni par Scarron dans son Roman comique. La première partie de cet ouvrage a paru en 1651 et est dédiée au cardinal de Retz; l'hommage de la deuxième, publiée en 1657, a été accepté par la surintendante FouquetGa naar voetnoot(2). Le roman n'a pas été achevé par Scarron lui-même, mais il a eu plusieurs continuateursGa naar voetnoot(3). Autant par la forme que par le fond, le Roman comique s'écarte des modèles espagnols, mais il y a tout de même bien des choses dans cet ouvrage qui l'y rattachent. Cette allure désordonnée, dit M. MorillotGa naar voetnoot(4), cette intrigue artificielle, toujours renouvelée par quelque nouvel incident, qui n'a souvent aucun lien avec celui qui précède, rappellent le ton des romans picaresques. Les innombrables aventures du petit Ragotin font un digne pendant à celles du bon Lazarillo, avec cette seule différence que l'un est toujours dupé et l'autre presque toujours dupeur. M. Morillot a raison, certes, de nommer Ragotin, mais il nous semble que le personnage de la Rancune, ce vieux comédien à l'humeur acariâtre, peut réclamer, lui aussi, et à juste titre, une place dans la confrérie des pícaros. En effet, toutes les fois que l'occasion lui est favorable, il mettra en pratique un des préceptes de cette société en se hâtant de s'approprier le bien d'autrui. La Rancune, qui entendait tout ce débat (car il n'y avait qu'une simple cloison d'ais entre les deux chambres), ne perdit pas de temps, mais dénoua habilement les cordes des deux balles, dans chacune desquelles il prit deux pièces de toile et renoua les cordes comme si personne n'y eût touché; car il savait le secret, qui n'est connu que de ceux du | |
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métierGa naar voetnoot(1). Dans une autre hôtellerie il avait déjà dérobé une paire de bottes neuvesGa naar voetnoot(2) et, pour mieux cacher son larcin, il s'était hâté d'offrir ses vieux souliers au pauvre volé. Toutes les fois que Ragotin, le petit avocat, le prie de lui faire obtenir les bonnes grâces de la jolie comédienne, Mlle de l'Etoile, dont il est amoureux, la Rancune le leurre de promesses en lui extorquant de l'argent; le poète Roquebrune lui en avancera aussi à plusieurs reprises sans que la Rancune songe jamais à le rendre. En outre, ses plaisanteries, le plus souvent, sont de fort mauvais aloi. Rappelons seulement l'histoire du pot de chambreGa naar voetnoot(3) et l'aventure du corps mortGa naar voetnoot(4) qui caractérisent nettement quelqu'un qui se plaît à ces mauvaises facéties. D'autres ruffians, et qui feraient bonne figure, eux aussi, dans le monde interlope des pícaros, ce sont le sieur de la Rappinière - le lieutenant du prévôt -, spadassin et tire-laine, en somme un tort méchant personnage, et un gentilhomme, Saldagne, qui, également amoureux de Mlle de l'Etoile, ne reculera pas devant les plus grands méfaits pour enlever la jeune fille; heureusement ses efforts échouent, grâce au courage et à la fermeté de son rival Destin. Il y a donc bien des ressemblances entre le Roman comique et les romans picaresques espagnols. Cependant, par la forme et le fond, l'ouvrage de Scarron s'écarte de ses modèles. Par la forme en ce que nous n'avons plus ici affaire à une autobiographie, par le fond en ce qu'on ne nous présente pas un héros qui, tout en racontant ses aventures, fait la critique des conditions sociales. Examinons à présent en quoi consiste la nouveauté de ce roman. Et d'abord expliquons-en le titre. Probablement l'interprétation qu'en a donnée DunlopGa naar voetnoot(5) est erronée. Scarron revient lui-même plus d'une fois sur le but qu'il s'est proposé en écrivant son ouvrage. C'est ainsi que nous trouvons, par exemple, dans le chapitre XII de la première partie: Peut-être | |
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aussi que j'ai un dessein arrêté et que, sans remplir mon livre d'exemples à imiter, par des peintures d'actions et de choses, tantôt ridicules, tantôt blâmables, j'instruirai en divertissant, de la même façon qu'un ivrogne donne de l'aversion pour son vice et peut quelquefois donner du plaisir par les impertinences que lui fait faire son ivresse. Cette prétendue (?) intention morale, on ne la trouve cependant dans aucune partie de son ouvrage. La lecture de la plupart des aventures survenues aux comédiens - et c'est de ceux-ci surtout qu'il s'agit dans le Roman comique - aura pour unique effet de nous faire rire ou bien de nous apitoyer sur le sort de ces pauvres gens. Aussi Scarron a voulu plaisanter quand il écrivait les lignes citées plus haut et il plaisantera encore quand il dira que son livre est un ramas de sottisesGa naar voetnoot(1). Ce qu'il faut y voir, c'est une oeuvre aux antipodes du roman héroïque, lequel précisément par ce qu'il a de réaliste nous porte souvent à rire des folies de nos semblables. Et cela nous amène à dire en quoi consiste la nouveauté du Roman comiqueGa naar voetnoot(2). De même que Sorel dans son Francion, Scarron a voulu combattre les romans héroïques et faire oeuvre de réaliste, et c'est pourquoi il a écrit un court ouvrage - plus court que celui de Sorel - où il fait défiler sous nos yeux des personnages observés dans la réalité pendant son séjour au Mans, spécialement des comédiens et des provinciaux. Au fond il a donc fait la même chose que l'auteur de Francion, avec cette différence cependant que ni le comédien ni le provincial n'avaient attiré l'attention spéciale de cet écrivain. Scarron nous raconte donc les tribulations d'une troupe nomade de comédiens pendant leur séjour au Mans. La troupe n'est pas très nombreuse et se compose, outre le directeur Destin, de la Rancune, de Léandre, de l'Etoile, de la Caverne, de sa fille Angélique et du poète Roquebrune. En nous faisant la description de leur vie si peu sûre, Scarron nous donne une idée des comédiens ambulants et de leur existence fort précaire vers le milieu du XVIIe siècle. Ce sont pour la plupart | |
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d'honnêtes gens, ne méritant nullement le mépris qui s'était si longtemps attaché à leur profession; ce sont des êtres cachant sous de méchants habits des coeurs vraiment humains. Et ils aiment beaucoup leur métier. A peine arrivés au Mans, ils se mettent à jouer, bien qu'ils ne soient pas au complet et que leurs costumes leur manquent encore. Quand la mort de son père permettra à Léandre de jouir d'une vie bien plus tranquille, il ne renoncera pas à la profession qu'il a choisie le jour où, fasciné par les beaux yeux d'Angélique, il a tourné le dos à la maison paternelle. C'est grâce à ces comédiens ambulants que la province pourra jouir des beaux vers de Corneille, et cela nonobstant le peu de ressources qu'ils avaient pour monter leurs pièces de théâtre. Scarron ne nous les a pas présentés sous un jour trop favorable; il les a décrits tels qu'il les a vus, il nous les a dépeints selon la réalité. On ne peut dire la même chose des provinciaux, car le plus souvent ce ne sont que des caricatures. C'est que Scarron, en vrai Parisien, aimait à se moquer des provinciaux et à grossir les ridicules dont ils étaient affligés. Le personnage qui a été le plus en butte à ses railleries, c'est Ragotin, un avocat dont la folie et la présomption sont raillées avec un talent merveilleux et d'une façon inimitable. La crédulité du personnage fait qu'il s'attache de plus en plus au méchant la Rancune sans y gagner autre chose que d'être un objet de dérision; en outre il aura à regretter la perte de son argent. Un autre provincial nous est présenté dans le sieur de la Rappinière. Bien qu'au début du roman ce ‘lieutenant de prévôt’ ne fasse pas une trop mauvaise impression, par la suite nous apprenons que c'est lui qui un jour a dévalisé Destin près du Pont-Neuf, et ce sera encore lui qui mettra tout en oeuvre pour enlever l'Etoile. Mme Bouvillon, le frappant contraste de la femme de la RappinièreGa naar voetnoot(1), aura aussi son tour: Elle était une des plus grosses femmes de France, quoique des plus courtes; et l'on m'a assuré qu'elle portait d'ordinaire sur elle, bon an, mal an, trente quintaux de chair, sans les autres matières pesantes ou solides qui entrent dans la composition d'un corps humainGa naar voetnoot(2). | |
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Ce gros paquet, vraie reporteresse de la chronique scandaleuse de sa ville, entreprendra de séduire par les charmes de son physique le brave et innocent Destin. Le pauvre garçon, qui ne sait comment se tirer d'embarras, sera heureusement délivré par Ragotin, qui ouvre violemment la porte que Mme Bouvillon avait fermée au verrouGa naar voetnoot(1)Ga naar voetnoot(2). Cette scène nous en rappelle vivement une autre du Page disgracié où celui-ci, demeurant à Londres chez le marchand que lui avait recommandé son ‘philosophe’, se trouve engagé dans une semblable aventure. Lui aussi échappe par bonheur aux poursuites de sa suborneuse. D'autres personnages, gens d'église, médecins, hôtes et hôtesses, auront de même à subir les attaques de Scarron, qui les crible de railleries, tandis que deux hommes seulement parmi les provinciaux nous sont présentés sous un jour plus favorable. L'un, c'est M. de la Garouffière, conseiller au Parlement de Rennes, un brave homme assez cultivé, et l'autre, c'est le marquis d'Orsé, un Mécène moderne: Ce seigneur arriva au Mans dans le temps que nos pauvres comédiens en voulaient sortir, mal satisfaits de l'auditoire manceau. Il les pria d'y demeurer encore quinze jours pour l'amour de lui; et, pour les y obliger, il leur donna cent pistoles et leur en promit autant quand ils s'en iraientGa naar voetnoot(3). Tout en peignant la vie des comédiens ambulants et celle des bourgeois, leurs qualités et leurs défauts, Scarron s'attaque aux romans héroïquesGa naar voetnoot(4), qui avaient fait si longtemps la joie de ses compatriotes. On pourrait s'étonner que Scarron, malgré sa vive sortie contre ces romans, n'ait pas dédaigné, lui non plus, le romanesque en composant le Roman comique, puisque deux intrigues amoureuses s'y trouvent mêlées avec ce qu'elles comportent de duels et d'enlèvements. Cela tient cependant à ce qu'il hait bien moins le romanesque proprement dit que l'héroïque; il veut surtout que les personnages soient | |
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des hommes comme les autres et que les événements ne soient pas extraordinaires; une intrigue compliquée ne lui déplaît pas; il admet l'amour à condition qu'on le dépouille de la phraséologie embrouillée de l'époque, et qu'on ne le prenne pas trop au sérieux; il a beau partir en guerre contre les romans, il ne serait pas un homme de la Fronde s'il n'en avait ébauché quelqu'un dans sa vie ou dans ses oeuvresGa naar voetnoot(1). Le Roman comique a eu un grand succès, qu'il ne faut pas exclusivement attribuer à ses qualités intrinsèques, mais aussi au fait qu'il a paru au moment psychologique. C'est qu'à son apparition on est rebattu des romans en vingt volumes, remplis de beau style... Vienne un petit livre, vraiment gai, à l'allure franche et naturelle, au style bien français, qui décrive un coin quelconque de la vie réelle, et toute la convention romanesque, frappée à mort, s'évanouira bientôt. Ce petit livre, qui va tuer tant de gros volumes, c'est le Roman comique de ScarronGa naar voetnoot(2). Nous ne parlerons pas des sources du Roman comique ni des quatre Nouvelles de provenance espagnole qui s'y trouvent insérées, parce que Koerting et Morillot s'en sont déjà occupés. KoertingGa naar voetnoot(3) semble porté à croire que Scarron a puisé die allgemeine Idee, die halb tragischen, halb pikaresken Schicksale einer ambulanten Schauspielertruppe zu erzählen dans El Viaje entretenido d'Agustín de Rojas de Villandrando, tandis que M. MorillotGa naar voetnoot(4) a nettement conclu à l'impossibilité de cet emprunt. Pour ce qui est des comédiens qui doivent avoir servi de modèles à Scarron, on ne saurait plus douter qu'ils n'aient réellement existé depuis que nous connaissons les résultats obtenus par M. ChardonGa naar voetnoot(5). En effet, M. Chardon, après de laborieuses recherches, a fini par découvrir - à ce qu'il semble - les vrais noms de deux personnages du Roman comique, savoir ceux de Léandre et d'Angélique. Or, ces deux acteurs ayant été des contemporains de Scarron, il se peut que leurs confrères aient été également peints d'après nature, en d'autres termes, que Destin, l'Etoile, bref, tous ceux qui formaient l'ensemble de la troupe dont il s'agit dans le Roman comique, aient existé du temps de l'auteur. | |
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Voici la note recueillie dans les registres des paroisses de l'Anjou et qui a été, comme dit M. Chardon, une mine d'or pour lui: Le septième jour de may 1664 a été ensépulturé à l'église Saint-Vincent à Brissac, Louis fils de Jean-Baptiste de Moncheingre, escuyer, sieur de la Brosse et de demoiselle Angélique Moulnier, comédiens, qui ayant acquis la Brosse s'habituèrent en cette villeGa naar voetnoot(1). Partant de cette simple donnée, M. Chardon a poursuivi ses investigations et il a été assez heureux pour trouver que ce Jean-Baptiste de Moncheingre et Angélique Moulnier étaient deux personnages du Roman comique, savoir Léandre et Angélique, la fille de la Caverne. Un passage du Théâtre français de Chappuzeau où il s'agissait de deux troupes de comédiens, celle de Floridor et celle de Filandre, lui avait toujours semblé renfermer le mot de l'énigme de la troupe du Roman comique et, en partie du moins, son pressentiment a été confirmé par les matériaux qu'il a su apporterGa naar voetnoot(2). En partie, dis-je, car, bien que l'ouvrage de Chardon soit intitulé: La Troupe du Roman comique dévoilée, jusqu'à présent un coin du voile a été seulement soulevé et il reste toujours à savoir quels étaient les vrais noms des autres acteurs de la troupe de Filandre. Or, comme ces comédiens du prince de Condé ont aussi joué dans notre pays, ne se pourrait-il pas que dans les archives municipales d'une de nos grandes villes il se trouve des documents qui jettent un peu de lumière sur les vrais originaux du Roman comique?Ga naar voetnoot(3) Quant aux quatre Nouvelles, nous pouvons également renvoyer à Koerting et à Morillot qui ont examiné à fond toutes les questions qui s'y rapportent, et conclure notre étude sur Le Roman comique en transcrivant cette phrase du critique français: Comédie humaine, moins profonde et moins compliquée que celle de nos romans modernes, mais qui, malgré la faiblesse de l'intrigue, le désordre du récit et l'extrême trivialité de certains passages, plaira toujours par deux qualités éminemment françaises: par la franche gaîté qui y règne et par la vérité admirable qu'on y trouve dans la peinture des ridiculesGa naar voetnoot(4). | |
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Gil Blas de SantillaneC'est par Gil Blas de Santillane, par Alain-René le Sage, que nous voulons finir l'étude des principaux romans picaresques français. Si nous en parlons en dernier lieu, c'est que nous avons suivi l'ordre chronologique où les différents ouvrages ont paruGa naar voetnoot(1), car si nous les avions considérés au point de vue de la valeur littéraire, Gil Blas aurait dû être traité le premier. Ce qui nous frappe dès les premières pages de ce chef-d'oeuvre, c'est que, à l'encontre de Francion, on ne nous fait plus à dessein de morale. Cette fois-ci nous devons la dégager nous-mêmes du roman, sans que l'auteur intervienne toujours pour se poser en prédicateur. Aussi dans l'Allégorie remarquable qui précède Gil Blas, Lesage a déjà prévenu le lecteur: Si tu lis mes aventures sans prendre garde aux instructions morales qu'elles renferment, tu ne tireras aucun fruit de cet ouvrage, mais si tu le lis avec attention, tu y trouveras, suivant le précepte d'Horace, l'utile mêlé avec l'agréable. Donc point de morale nettement exposée: Lesage a pleine confiance en la sagacité de son public qui, du récit simple et amusant de Gil Blas, saura tirer des leçons de sagesse, des préceptes de conduite dont il profitera le cas échéant. Cependant l'auteur ne se contente pas de nous divertir et de nous rendre sages par l'expérience de son héros; fidèle à ses modèles d'outre-Pyrénées il fera dans son oeuvre la satire de différentes couches sociales. De plus c'est Gil Blas lui-même qui nous relate l'histoire de sa vie, par conséquent nous avons aussi affaire à une autobiographie. Morale, satire et autobiographie, on les trouve également dans les romans picaresques espagnols. Voilà donc déjà une certaine conformité entre ceux-ci et l'ouvrage français. Reste à prouver que le héros ressemble aux Lazarille, aux don Pablo et aux autres vauriens de la péninsule ibérique, parce que nous aurons démontré alors que Gil Blas appartient à cette littérature picaresque qui a fait si longtemps les délices d'un grand peuple friand de lectures. Or, deux fois le mot pícaro est employé dans Gil Blas, la première quand celui-ci, entré au service du duc de Lerme, lui raconte ses aventures: Monsieur de Santillane, me dit-il en souriant à la fin | |
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de mon récit, à ce que je vois, vous avez été tant soit peu picaroGa naar voetnoot(1). L'emploi de ce terme, bien qu'affaibli par les mots ‘tant soit peu’, indique clairement quel caractère Lesage a voulu donner à son héros, mais on n'a même pas besoin de ces paroles du ministre espagnol pour se former une idée de la vraie nature de Gil Blas. Sorti d'une famille très modeste, Gil Blas, au lieu d'aller faire ses études à l'université de Salamanque, entre au service de différents maîtres comme laquais ou comme valet et pendant son séjour chez eux il saisit plus d'une fois l'occasion de voler. Exerçant la médecine sous la direction du docteur Sangrado, il fait, par son ignorance, mourir nombre de gens et il semble encore se vanter de les avoir expédiés dans l'éternité: Nous continuâmes à travailler sur nouveaux frais, et nous y procédâmes de manière qu'en moins de six semaines nous fîmes autant de veuves et d'orphelins que le siège de TroieGa naar voetnoot(2). Malgré ses méfaits, le pícaro se sent encore honnête homme, car quand un jour son maître Matteo Melendez, soupçonné d'espionnage, voit venir chez lui un corrégidor, accompagné d'un alguazil, Gil Blas, laissé seul avec ce dernier, l'accable de civilités, mais dans le fond de mon âme, dit-il, je sentais pour lui le mépris et l'aversion que tout honnête homme a naturellement pour un alguazilGa naar voetnoot(3). Son ‘honnêteté’ ne l'empêche pourtant pas de voler un autre seigneur tombé en duel: Néanmoins, malgré ma douleur, je ne laissai pas de songer à mes petits intérêts. Je m'en retournai promptement à l'hôtel sans rien dire; je fis un paquet de mes hardes où je mis par mégarde quelques nippes de mon maîtreGa naar voetnoot(4). A ses multiples peccadilles il ajoutera le dévergondage: Je me livrai à toutes sortes de voluptésGa naar voetnoot(5); cependant cette fois-ci le remords se fait sentir: Mais je dirai en même temps qu'au milieu des plaisirs je sentais souvent naître en moi des remords qui venaient de mon éducation et qui mêlaient une amertume à mes délicesGa naar voetnoot(6). Est-ce sincérité ou hypocrisie de la part de Gil Blas, puisque nous le verrons prendre plus tard une part active à un vol chez Samuel Simon, un marchand juif à XelvaGa naar voetnoot(7)? Nous croyons que le doute n'est pas possible. Si, après le remords, | |
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Gil Blas récidive, cela prouve qu'il est profondément humain et que ses bonnes intentions ne résistent pas toujours à ses mauvais penchants. Notre pícaro s'est corrigé, lentement, il est vrai, et après avoir essuyé bien des déboires, mais en tout cas le bon naturel a fini par triompher. Si le favori du duc de Lerme a mal reçu l'homme qui est venu lui parler de la pauvreté de ses parentsGa naar voetnoot(1), le repentir lui a fait réparer autant que possible cette noire ingratitude à l'égard de ceux à qui il devait le jourGa naar voetnoot(2). Il s'est fait payer largement les places qu'il a su procurer à tant de solliciteurs; en revanche la manière délicate dont il a embrassé les intérêts d'Alphonse de Leyva atteste que ce pícaro savait récompenser les services rendusGa naar voetnoot(3). Par conséquent Gil Blas n'est pas foncièrement dépravé. Et n'en voit-on pas déjà la preuve quand, se sauvant du souterrain des brigands, il délivre en même temps doña Mencia de MosqueraGa naar voetnoot(4)? Certes, à l'âge très bas où il quitte ses parents et son oncle le chanoine, il était déjà un peu perverti, mais les circonstances n'ont pas laissé d'influer fortement sur lui, en mauvaise et en bonne part. L'exemple des Raphaël et des Fabrice, deux autres pícaros, le milieu louche qu'il fréquentait, sont pour beaucoup dans le développement des mauvais penchants de Gil Blas, mais, d'autre part, sa disgrâce, la prison de Ségovie, une grave maladie le font rentrer en lui-même et le pécheur sera rendu à la société. Il va habiter à Lirias un beau domaine, cadeau qui lui a été fait par Alphonse de Leyva; il se mariera et avec son ami Scipion, qui a aussi pris femme, il mènera une vie champêtre et paisible. Après la mort de son enfant et de sa femme il reviendra à la cour; le comte d'Olivarès, le ministre tout-puissant, le comblera de bienfaits, mais cette fois-ci il dépouillera pour toujours l'habit de pícaro et il restera honnête homme. Gil Blas, par conséquent, tout en présentant une forte ressemblance avec ses confrères espagnols, diffère de ceux-ci en ce que la mauvaise vie qu'il mène pendant un certain temps n'aura pas eu une influence durable sur lui; il ne finira ni aux galères, ni sur l'échafaud, mais il passera ses vieux jours tranquillement aux côtés de celle qu'il a épousée en secondes noces. Plus haut nous avons dit que deux fois nous trouvons le mot pícaro dans Gil Blas; nous avons déjà indiqué le premier passage | |
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où il en est question; il nous faut signaler encore celui où ce terme s'emploie de nouveau. C'est Gil Blas lui-même qui, après avoir écouté l'autobiographie de son serviteur et ami Scipion, s'adresse à sa femme et à celle du dernier en disant: Oui, Mesdames, dis-je alors, c'est de quoi je puis vous répondre. Si dans son enfance Scipion a été un vrai picaro, il s'est depuis si bien corrigé, qu'il est devenu le modèle d'un parfait domestiqueGa naar voetnoot(1). Nous n'examinerons pas pourquoi le fils de la Coscolina mérite ce nom de pícaro; nous ne rechercherons pas non plus pourquoi don Raphaël et Ambroise de Lamela, un ancien valet de Gil Blas, victimes immolées par le saint-officeGa naar voetnoot(2), sont les dignes confrères des pícaros espagnols, parce que, en somme, ce ne sont que des personnages secondaires. De plus des critiques de premier ordre, Léo ClaretieGa naar voetnoot(3) et M. LintilhacGa naar voetnoot(4) ont minutieusement traité et élucidé toutes les questions relatives à l'oeuvre capitale de Lesage, de sorte qu'après eux il nous reste fort peu à glaner. Aussi nous avons seulement voulu faire ressortir que ce chefd'oeuvre réaliste, écrit d'un style naturel, vif, étincelant, surtout par la figure de Gil Blas autour de qui tout pivote, appartient aux romans picaresques.
Avant de terminer ce chapitre de nos études sur le roman picaresque, résumons en quoi diffèrent et se ressemblent les spécimens espagnols et leurs imitations françaises. Déjà plus haut nous avons dit et nous pouvons bien redire ici que, les romans picaresques espagnols montrant tant de différences entre eux, il ne faut point s'étonner que les auteurs étrangers, en produisant des ouvrages du même genre, les adaptent à l'esprit, aux moeurs et aux conditions sociales de leur patrieGa naar voetnoot(5). C'est ce qu'on constate aisément en parcourant un des romans picaresques français dont il a été question dans les pages précédentes. L'amour par exemple, qui est à peu près absent des chefs-d'oeuvre de provenance espagnole, occupe une large place dans ces imitations. Dans Francion, dans | |
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Le Page disgracié, dans le Roman comique, dans Gil Blas enfin, il joue un rôle plus ou moins important, tandis que les aventures galantes y sont aussi très souvent exposées avec une hardiesse qu'on chercherait en vain dans les ouvrages espagnols que nous avons traités. Le pícaro lui-même, au lieu d'appartenir aux bas-fonds de la société, sort plus d'une fois d'une très honnête famille, tandis que l'allure générale de l'ouvrage est parfois telle qu'il faut se demander au premier abord à quel titre il est classé dans la littérature picaresque. Par contre dans les romans espagnols la condition picaresque du héros ou de plusieurs personnages saute immédiatement aux yeux. Presque toujours le roman picaresque français est autobiographique, comme ses frères d'outre-Pyrénées, mais parfois, dans le Roman comique, par exemple, l'auteur a complètement renoncé à cette façon de raconter et c'est lui-même qui intervient pour relier les différents chapitres. Un autre point sur lequel il faut appeler l'attention, c'est le besoin de prêcher, besoin qu'on constate fréquemment dans les romans espagnols et aussi, et largement, dans Francion. Cependant pour ceux qui réfléchissent sur ce qu'ils ont lu, cette morale ajoutée à dessein est superflue parce qu'ils sauront, eux, profiter sans doute de leurs lectures, tandis que pour les autres l'effet salutaire du sermon reste toujours fort problématique. Puis, cette façon de procéder amène encore le désavantage que le roman nous fatigue et nous rebute tellement qu'on a vraiment de la peine à en achever la lecture. Voilà aussi pourquoi Marcos de Obregon et Guzmán de Alfarache n'ont pas le même attrait pour nous que le Lazarillo et don Pablos, voilà pourquoi Gil Blas entre autres se relit toujours avec plaisir, tandis qu'il faut un certain effort pour parcourir une deuxième fois le roman de Sorel. Il n'est pas besoin d'examiner un roman picaresque espagnol de près pour remarquer que l'auteur ne s'est le plus souvent nullement soucié de ‘composer’ son oeuvre. Il n'a fait qu'enchaîner les différentes aventures arrivées à son héros, et de temps à autre il les a interrompues par des récits épisodiques, intéressants en eux-mêmes et occupant une large place dans son ouvrage. La composition par conséquent est très lâche, et ce qui constituerait dans d'autres romans un véritable défaut est devenu ici un trait caractéristique et très naturel parce que l'auteur s'est imposé la tâche de raconter la vie | |
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mouvementée et désordonnée de son pícaro. Ce dernier, grâce au poste qu'il occupe, a l'occasion d'observer de près les diverses conditions sociales, de les critiquer et d'en faire la satire; il mettra le doigt sur les plaies de la société contemporaine et par là peut-être il contribuera à assainir l'état de choses existant. Lui-même, qui appartient presque toujours aux basses classes de la société, se résigne à son sort; il se résignera aux coups qui le frappent, philosophiquement, sachant bien qu'il serait inutile de s'y opposer, mais, en revanche, comme la société n'a aucune pitié de lui, de son côté il n'aura pas non plus d'égards pour elle; il ne pensera qu'à lui, il lui faudra vivre, peu importent les moyens auxquels il devra avoir recours. Le pícaro deviendra forcément un égoïste dans la pire acception du mot. Pour ce qui est du roman picaresque français, on y trouve le même manque de composition: l'unité y fait absolument défaut. Cependant, à l'encontre des romans picaresques espagnols, on y voit ouvertement exposé le but auquel tendaient les auteurs, savoir: arrêter la vogue des pastorales et des romans héroïco-sentimentaux, en leur opposant des histoires réelles, vécues. C'est là donc un but tout littéraire que poursuivaient, il est vrai, les romanciers espagnols eux aussi, mais non pas si ouvertement; si parfois on est tombé dans le défaut qu'on condamnait fortement en théorie (voir entre autres Le Berger extravagant de Sorel), en général la nouvelle école n'a eu que des succès à enregistrer. On est parvenu à créer des êtres en chair et en os, des personnages avec leurs défauts et leurs qualités, des hommes moyens et non pas des héros qui n'existeront jamais et qui n'ont jamais existé. La fantaisie peut y avoir été pour beaucoup, je le veux bien, mais en tout cas le fond est réel, et c'est pourquoi ces ouvrages garderont toujours leur place dans la littérature française. Les divers auteurs n'ont pas été assez doués pour produire des écrits également importants, mais ce qui les relie, c'est leur réalisme et par conséquent leur nouveauté. Voilà pourquoi ces romans présentent tous un véritable intérêt historiqueGa naar voetnoot(1); voilà aussi pourquoi le principal, le Gil Blas, compte actuellement parmi les oeuvres de la littérature universelle. Cette place, il la doit évidemment au grand talent narratif de | |
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l'auteur, mais aussi au fait, comme dit M. SaintsburyGa naar voetnoot(1), that all these miscellaneous experiences are possibly human accidents or incidents. Cependant outre le but littéraire que poursuivaient les romanciers de la nouvelle école réaliste, il y avait une chose d'une plus haute importance et qui était même le principal objet de ces romans, à savoir l'étude des moeurs contemporaines faite pour arriver à les corriger. Dans leurs ouvrages les écrivains s'attaqueront à la gestion des finances, à la justice; ils parlent des différentes conditions, de la noblesse, de la bourgeoisie, du menu peuple, des usages, des précieux et des précieuses, bref de tout ce qui regardait la vie publique. Or, à quoi aurait-il servi de mettre à nu tant de choses qui fort souvent ont un très vilain côté ou, s'il n'est pas vilain, en tout cas un côté ridicule, si les auteurs n'avaient cru qu'on se hâterait de les changer en les corrigeant? Et voilà! En écrivant leurs ouvrages ils ont aussi eu un but social, l'intention de contribuer à l'amélioration de la société, ce qu'ils attestent au cours de leurs romans ou dans leurs préfaces. Sous ce rapport ils ne se distinguent donc nullement de leurs confrères espagnols, mais ce en quoi ils se séparent nettement d'eux, c'est que le domaine de leur observation est plus restreint et par là plus fouillé en profondeur. Ils se sont bornés à étudier un milieu qu'ils connaissaient à fond pour y avoir vécu, c'est-à-dire la bourgeoisie parisienne. Cependant ils ont dû adapter leurs ouvrages - nous l'avons déjà dit - au goût des lecteurs en les ‘assaisonnant de traits satiriques, de facéties et de singularités’Ga naar voetnoot(2). |
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