Le roman picaresque hollandais des XVIIe et XVIIIe siècles et ses modèles espagnols et français
(1926)–Joseph Vles– Auteursrecht onbekend
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Chapitre premier
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avait été condamné par l'Inquisition, mais les copies parues à l'étranger et introduites en Espagne amenèrent la publication de l'édition mutilée de 1573. Une nouvelle classe de gens, le pauvre hidalgo à qui sa grandeza, sa dignité de grand d'Espagne, défend de travailler et qui aime mieux souffrir la faim que de s'abaisser jusqu'à gagner honnêtement sa vie, est peint avec une grande maîtrise, en même temps qu'avec quelque compassionGa naar voetnoot(1). L'auteur a évidemment bien connu les prêtres et les nobles indigents dont il a su rendre le portrait en de si vives couleurs que le lecteur a un plaisir infini à les retrouver sous sa plume. Puis il y a Lazarillo lui-même, le fils du meunier, lequel, donné par sa mère comme guide à un mendiant aveugle et maltraité par lui, le trompe, le vole, lui joue toutes sortes de tours pendables et l'abandonne enfin après s'être lâchement vengé de lui. Là-dessus il entre au service d'un curé fort avare qui le met à la porte, et il changera encore quatre fois de maître avant de conclure un mariage de raison, peu honorable, avec la domestique de l'archiprêtre de San Salvador. Lazarillo, né sur les bords du Torme, dans la rivière, dit-il, est le pícaro à qui le roman doit son nom. Encore très jeune, il a éprouvé les duretés de la vie, et, afin de pouvoir y tenir tête, il a eu recours aux moyens les plus répréhensiblesGa naar voetnoot(2). Si ses maîtres avaient été d'honnêtes gens, ils auraient pu exercer une influence salutaire sur l'enfant dont l'éducation était encore à faire, mais leurs vices et leurs mauvais penchants ont eu un effet diamétralement opposé. Aussi on peut soutenir à bon droit que Lazarillo est le produit du triste milieu où il vit; en cela il diffère foncièrement de tous les pícaros postérieurs. Lui, Lazarillo, vole parce qu'il ne trouve pas moyen de subsister autrement, tandis que pour ses descendants le vol devient un pur amusementGa naar voetnoot(3). Ce n'est pas seulement cette différence qui distingue le Lazarillo des romans picaresques postérieurs. Ici pas de morale exposée nettement comme dans les autres, quoique la satire des conditions sociales | |
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donne beaucoup à penser et qu'elle puisse par là contribuer à les corriger. C'est assurément une chose sur laquelle il importe d'appeler l'attention. Mais il y a dans ce petit roman, ce prototype de la nouvelle picaresqueGa naar voetnoot(1), bien d'autres qualités qu'il faut signaler. En premier lieu, son style simple et clair. Dans le Prologo l'auteur parle, il est vrai, de son grosero estiloGa naar voetnoot(2), mais en parcourant son ouvrage on s'aperçoit aisément que ces mots doivent lui avoir été inspirés par la modestie. Avec combien de facilité et de sûreté de main il fait défiler devant nous ses tristes héros, le terrible aveugle, l'abbé rapace, le pauvre escudero et le cauteleux bulliste! Avec quelle vivacité nous décrit-il l'épouvante de Lazarillo qui, sorti un jour pour acheter des vivres, rencontre un cortège funèbre allant au cimetière. La veuve du mort pleure tout haut et s'écrie: Marido y señor mio; ¿; ádonde os me llevan? ¿ A la casa triste y desdichada? ¿ á la casa lobrega y oscura? ¿ á la casa donde nunca comen ni beben? (Tradado III.) Le pauvre Lazarillo croit que c'est de la maison de son maître qu'il s'agit et, tout éperdu, il court chez lui, pousse le verrou, ne veut pas sortir et implore son maître de le protéger. Et ne croirait-on pas réellement assister à la scène où le bulliste, de connivence avec son compère l'alguazil, opère son soi-disant exorcisme? Jamais le récit ne traîne, l'attention du lecteur est toujours tenue en éveil. Tantôt c'est la pitié qui nous serre le coeur en apprenant les misères des meurt-de-faim dont Lazarillo est le représentant; tantôt l'indignation s'empare de nous en voyant la méchanceté, la fourberie et l'avarice de diverses classes sociales, ou bien nous compatissons au sort du pauvre escudero, dont l'orgueil inné est tel qu'il l'empêche de travailler ou de tendre la main. Sans parler plus longuement de l'aveugle, de l'abbé ou du bulliste, disons encore deux mots sur la dernière traduction en français de Lazarillo. M. Morel-Fatio, le fin connaisseur du castillan, par l'excellente traduction qu'il a donnée du premier roman picaresque a enrichi | |
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la littérature française d'un petit chef-d'oeuvre dont on ne saurait lui être trop reconnaissant. Grâce à lui s'accroîtra encore le nombre de ceux qui se plongeront dans la lecture de Lazarillo. Au XVIe siècle déjà, Lazarillo a trouvé beaucoup d'admirateurs, tant à cause de la nouveauté du sujet que de la brillante forme dont il était revêtu, mais tout de même il a fallu attendre près de cinquante ans pour assister à la naissance d'un nouveau chef-d'oeuvre, à savoir: | |
Guzmán de AlfaracheGa naar voetnoot(1)La première partie du Guzmán de Alfarache, parue à Madrid en 1599 et dédiée à don Francisco de Rojas, Marqués de Poza, est intitulée: Primera parte de Guzman de Alfarache por Mateo Aleman, criado del Rey don Felipe III, nuestro señor, y natural vezino de Sevilla. La deuxième partie, publiée en 1605, a pour titre: Segunda parte de la Vida de Guzman de Alfarache, Atalaya de la vida humana. Por Mateo Aleman su verdadero Autor. Le su verdadero Autor a été ajouté par Aleman, parce qu'un avocat de Valence, Juan Marti, renseigné par l'auteur lui-même sur ce que devait contenir la deuxième partie, s'était servi des données fournies pour écrire une suite à Guzmán de Alfarache, qu'il édita en 1602 sous le nom de Mateo Luxan de Sayavedra. Aleman, tout en reconnaissant les mérites de ce plagiaire, ne manqua pas de prendre une vengeance éclatante en le faisant figurer dans la deuxième partie comme voleur et trompeurGa naar voetnoot(2). Dans la seconde partie de Guzmán de Alfarache, le pícaro luimême est mis plus en relief que dans la première et une place presque aussi large est donnée à ses friponneries qu'à la description de la sociétéGa naar voetnoot(3). Guzmán de Alfarache a été fort goûté de ses contemporains; il a été traduit en plusieurs langues européennes, et il a même eu l'honneur d'être mis en latinGa naar voetnoot(4). | |
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Aleman s'était proposé de compléter son ouvrage par une troisième partie qui, bien qu'achevéeGa naar voetnoot(1), n'a jamais été imprimée. Les deux premières parties sont chacune divisées en trois livres, subdivisés à leur tour en chapitres. Bien que Guzmán de Alfarache soit le premier descendant important de Lazarillo de Tormes, la distance qui le sépare de son illustre aïeul est déjà très sensible. Si Lazarillo de Tormes est un ouvrage très simple où l'auteur n'a mis en relief que quelques personnages, représentants de diverses conditions sociales, Guzmán de Alfarache est une oeuvre touffue où Aleman fait défiler sous nos yeux tant de gens - hommes et femmes - qu'on a vraiment de la peine à se les bien représenter après la lecture de l'ouvrage. A quoi faut-il attribuer cette différence? Peut-être à la circonstance que Lazarillo, dépendant toujours d'un maître, ne pouvait être pícaro qu'incidemment, tandis que Guzmán, entièrement libre, exerçait régulièrement le métier de pícaro. Guzmán par conséquent employait tout son temps à rendre sa profession prospère, et il est tout naturel que dans sa longue carrière il ait été en contact avec beaucoup de personnes, ce qui fait que le nombre de ses aventures dépasse largement celui de Lazarillo. Ayant une fois choisi l'état de pícaro parce que celui de mendiant ne lui rapportait pas assez, Guzmán y trouve des délices: ¡Qué linda cosa era y qué regalada! Sin dedal, hilo ni aguja, tenaza, martillo ni barrena ni otro algun instrumento, más de una sola capachaGa naar voetnoot(2); plus tard il dira: Y no hay estado más dilatado que el de los pícaros, porque todos dan en serlo y se precian delloGa naar voetnoot(3). Or, comme la place donnée au pícaro - surtout dans la deuxième partie - est devenue dans cet ouvrage plus importante qu'auparavant, l'observation critique des conditions sociales en a pâti forcément. Toutefois différents abus de l'Espagne contemporaine - la rapacité des aubergistes, la corruptibilité des gens de justice (avocats et juges) - ont été signalés par Aleman avec tant de vigueur qu'ils nous laissent tout remplis d'indignationGa naar voetnoot(4). | |
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Revenons maintenant au pícaro. Après mainte et mainte aventure, car, encore très jeune il avait quitté sa mère - son père était mort -, après avoir séjourné longtemps en Italie, où il a été d'abord au service d'un cardinal, ensuite à celui de l'ambassadeur de France, il revient à Madrid, s'y établit marchand et s'y marie. Ce premier mariage n'est pas très heureux, loin de là. La mort le délivrera de la femme qui l'a complètement ruiné par sa vie luxueuse, et alors la nécessité forcera notre pícaro à recourir à d'autres moyens de subsistance. Après mûre réflexion il se décide à suivre les cours de théologie à Alcala de Hénarès, mais lorsqu'il a presque terminé ses études, la beauté d'une jeune fille le tente de nouveau et il se remarie. Dans cette nouvelle union il ne trouve pas non plus le bonheur, et à la fin sa femme s'en va avec un capitaine de galère, le laissant, lui, dans un état de dénuement complet. Alors il reprend son ancien métier: il se remet à voler. Mais, malgré sa longue expérience, cette fois-ci il ne réchappera pas des mains de la justice, et il est condamné à la chiourme. Après bien des souffrances physiques, il est mis en liberté pour avoir trahi un complot dont il devait faire partie, et il pourra continuer son existence vagabonde. Voilà dans un résumé fort succinct le contenu de ce vaste ouvrage qui, malgré sa longueur, ne nous a pas lassé. L'unité de composition, certes, y a été pour beaucoup; car si l'on ne compte pas les récits épisodiques d'Ozmín et de DarajaGa naar voetnoot(1) et de Dorido y CloriniaGa naar voetnoot(2), qui, tout en étant fort intéressants, auraient très bien pu être laissés de côté, tout pivote autour de Guzmán lui-même. Les leçons de morale semées à profusion dans ce roman découlent presque toujours du récit et en constituent un élément nécessaire pour indiquer nettement à quoi aboutira forcément le vice. Guzmán l'éprouvera lui-même, puisque son dernier vol lui vaudra sa condamnation aux galères. On pourra se demander pourquoi, sachant si bien où le mèneront ses crimes, Guzmán ne se corrige pas. De temps à autre, il est vrai, il semble vouloir s'amender, mais, la chair étant faible, il ne persiste pas dans ses bonnes intentions. Aussi serait-il curieux de l'entendre sans cesse prêcher si ce n'était l'auteur qui intervenait pour nous | |
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faire la morale. Il veut qu'on tire du profit de son récit, et ce sera certes le cas pour quiconque médite ses sages paroles. Voilà pour ce qui regarde la morale prêchée dans ce roman. Si cette morale est donc une conséquence due à la triste expérience faite par Guzmán, on s'explique aisément que les deux mariages, où sa lune de miel n'a pas été de longue durée, l'aient aussi fait fulminer contre les mauvaises unions. Dans le chapitre III du troisième livre de la Parte segunda il en parle longuement et, par une argumentation serrée, il essaie de prouver le grand tort que se font les personnes qui croient voir dans le mariage la réalisation de tous leurs voeux. Disons en terminant qu'Aleman a bien atteint le but qu'il a eu devant les yeux en composant son ouvrage. Guzmán de Alfarache, en effet, est le code des larrons, parce qu'on ne saurait imaginer filouterie qui n'ait été mise en oeuvre par Guzmán et ses camarades. La méchanceté, la fausseté, tous les vices sont incarnés en lui; en somme, c'est le portrait vivant d'un grand malfaiteur. Voilà ce que s'est proposé l'auteur en écrivant son ouvrage, puisqu'il dit dans son Al discreto Lector: el ser de un pícaro el sujeto deste libro, mais il ajoute: a soló el bien comun puse la proa, si de tal bien fuese digno, que á ello sirviese. En ce qui concerne ce dernier point, disons qu'il n'a pas vainement travaillé pour le bien public. Un autre roman picaresque est dû à Francisco Goméz de Quevedo y Villegas. Il est intitulé: | |
Historia de la Vida del Buscon, llamado don Pablos, ejemplo de vagamundos y espejo de tacaños.et, après la mort de l'auteur il porte le titre de: | |
Historia de la Vida del gran tacañoGa naar voetnoot(1).Don Pablos a été publié en 1626, mais, d'après les recherches de M. MériméeGa naar voetnoot(2), la date de sa composition doit être placée vers 1607, c'est-à-dire au commencement du règne de Philippe III. | |
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L'ouvrage est divisé en deux parties, dont la première contient treize chapitres et la deuxième dix. Quevedo y raconte par le menu les multiples aventures de don Pablos. Nous le voyons successivement à l'école à Ségovie, au pensionnat chez Cabra, à l'université d'Alcalá; nulle part don Pablos ne dément sa basse origine. Qu'il agisse pour son propre compte comme mendiant ou qu'il soit associé à une bande de chevaliers d'industrie, qu'il soit domestique ou comédien, c'est le pícaro né, l'homme fertile en expédients, qu'on voit toujours à l'oeuvre. Pour gagner sa vie il ne reculera devant aucun vol; afin de subsister, il ne ménagera personne. Si chez Lazarillo ou Guzmán l'âme est parfois émue, chez lui toute trace de sensibilité ou de sentiment est absente. Quand son oncle, le bourreau de Ségovie, lui apprend la terrible mort de son père, pendu et écarteléGa naar voetnoot(1), et qu'il lui écrit en même temps qu'un sort pareil attend probablement sa mère, il ne verse pas une larme et il se sent heureux d'entrer bientôt en possession de son patrimoine. Aussi son ancien maître, D. Diego Coronel, qui le connaît de longue date pour avoir fréquenté la même école, le caractérise très bien quand il dit de lui que c'est el mas ruin hombre, y el mas mal inclinado, que Dios tiene en el mundoGa naar voetnoot(2). Quevedo ne fait pas de morale à dessein dans cet ouvrage, c'est aux lecteurs à en tirer des leçons éthiquesGa naar voetnoot(3); quoique l'auteur ne les renseigne pas sur la fin de don Pablos, ils comprendront pourtant très bien à quoi aboutiront tous ses méfaits, et c'est ce qui pourra leur servir d'avertissement. Mais si Quevedo ne prêche pas, il fait par-ci par-là des réflexions très judicieuses. Ainsi il dit au commencement du cap. VII Libro II: ... eché de ver que no hay cosa que tanto crezca como culpa en poder de escribano, et il conclut son dernier chapitre par les mots: pues nunca mejora su estado quien muda solamente de lugar, y no de vida y costumbres. Nous pouvons maintenant nous demander où réside le grand intérêt de don Pablos. Evidemment ce n'est pas dans la longue expo- | |
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sition des filouteries du pícaro, mais bien dans la façon dont les diverses aventures du vaurien nous sont présentées. Avec une verve qui ne tarit jamais, avec une netteté sans pareille, avec une très grande aisance, l'auteur nous introduit dans les milieux très louches fréquentés par son héros. Que nous nous trouvions dans le taudis du bourreau de Ségovie, dans l'auberge où descend don Diego quand il se rend à Alcalá de Henares, dans la prison où est incarcéré don Pablos avec ses camarades, la curiosité est toujours tenue en éveil par le grand talent du narrateur. Il est bien vrai qu'il y a aussi des passages qui nous blessent par leur dureté, par exemple, le tour joué à un avare à l'auberge de ViverosGa naar voetnoot(1), la réception faite à Pablos par les étudiantsGa naar voetnoot(2), mais il ne faut pas trop en vouloir à un auteur réaliste qui avait pris pour tâche de peindre les bas-fonds de la société. De plus, la satire abonde dans son ouvrage. Tantôt c'est le curé parasite et goguenard, tantôt ce sont les galants des religieuses qu'il livre à la risée de ses lecteurs. En outre, Quevedo est allé plus loin que ses devanciers, et par là il a inauguré une nouvelle phase dans l'évolution du roman picaresque. C'est que l'intérêt, qui jusqu'ici s'était toujours concentré sur l'observation et la critique des conditions sociales, se trouve déplacé et porte sur le pícaro lui-mêmeGa naar voetnoot(3). Tout tourne autour de ce dernier, tout doit contribuer à le mettre en pleine lumière; voilà pourquoi les récits épisodiques insérés dans les romans picaresques antérieurs ne se trouvent plus dans cet ouvrage. Le succès du Buscon, écrit quand Quevedo était encore étudiant, a été immense, ce qu'attestent bien les multiples réimpressions de l'ouvrage.
Dans les pages précédentes nous avons étudié seulement des romans qui occupent une place prépondérante dans l'évolution du roman picaresque espagnol et qui, à cause de leur vogue dans la Péninsule ibérique et dans d'autres pays de l'Europe, ont aussi trouvé des traducteurs en Hollande. Cependant des ouvrages espagnols de moindre importance ont aussi été traduits en hollandais ou ont exercé quelque influence sur les romans picaresques hollan- | |
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dais; et c'est pourquoi nous croyons faire oeuvre utile en les soumettant également à un examenGa naar voetnoot(1). En premier lieu nous nous occuperons de romans ou de nouvelles dont le personnage principal est une femme. Ils sont au nombre de cinq, à savoir: La Pícara Justina, La Hija de Celestina, La Garduña de Sevilla, La Gitanilla et La Illustre Fregona. Les trois premiers spécimens ont ceci de commun avec la plupart des romans picaresques que les héroïnes descendent de parents fort méchants. Aussi le père de Justina, un ignoble aubergiste et qui inculque à sa fille tout un système pour tromper ses hôtes, mourra victime de son escroquerie, un client le tuant à l'aide d'un boisseau dont il s'était servi pour le voler; la mère succombera pour avoir voulu trop goulûment manger une saucisse qui ne lui appartenait pas. Les parents de la Hija de Celestina ne sont pas moins dépravés que ceux de Justina. L'auteur de ses jours est un ivrogne dont l'abus des boissons alcooliques causera la mort. Quant à sa mère, c'est une prostituée qui jusqu'à trois fois vendra la virginité de sa fille. Rufina, la Garduña de Sevilla, ne peut pas non plus se vanter d'une illustre origine. Son père, avant de se marier légalement avec sa mère, cinq ans après la naissance de leur fille, a passé quelque temps aux galères. Une fois marié, il s'est hâté de perdre au jeu tout ce que sa femme Estefania possédait; quand celle-ci est morte de chagrin, ce à quoi il rêve, c'est à un mari pour son enfant, lequel lui permette de continuer sa façon de vivre. Cependant un élan de fierté blessée causera sa mort. Il tombe dans un duel avec Roberto, le premier amant de Rufina, à qui celui-ci a joué un tour fort vilain. Voilà les beaux couples qui ont laissé une progéniture tout à fait digne de ceux qui lui ont donné le jour. La Pícara Justina, dans son autobiographie, remonte même jusqu'à ses aïeux pour bien mettre ən relief qu'elle a droit à ce beau nom de pícara. Elle doit prouver, dit-elle, que la dépravation lui est échue par héritage; sans cela elle n'aurait été qu'une pícara de très peu de valeurGa naar voetnoot(2). | |
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Un deuxième trait commun à nos trois héroïnes, c'est leur grande beauté. Comment aurait-il pu en être autrement? Un laideron n'aurait pas d'amants, elle passerait inaperçue et, par conséquent, elle ne tenterait aucun auteur de romans picaresques. Perversité héréditaire et beauté, voilà donc les deux qualités propres aux trois femmes dont les divers auteurs nous ont retracé les aventures. La Pícara Justina, grâce au langage fort obscur en plusieurs endroits par suite de jeux de mots souvent inintelligibles et de termes forgés exprès par l'auteurGa naar voetnoot(1), ne mérite vraiment pas la peine qu'il faut pour comprendre un peu convenablement cet ouvrage. Làdessus tous les commentateurs sont du même avisGa naar voetnoot(2). Aussi n'aurait-il peut-être pas attiré l'attention si ce n'avait été le premier roman picaresque où une femme constitue le personnage principal. C'est le goût inné d'aventures inavouables qui a poussé Justina, une fille d'auberge, à entreprendre les voyages dont il est question dans son autobiographie. Ses pérégrinations commencent après la mort de ses parents, dont la perte l'a fort peu affectée. A leur enterrement son oeil est resté sec; en termes brutaux, cyniques même, elle parle de la mort de son père, et elle se console aisément de celle de sa mère parce que, pour s'élever, elle en viendra à bout toute seuleGa naar voetnoot(3). Une fille aussi peu sensible ne démentira pas aisément sa dureté. Aussi ne songera-t-elle qu'à gagner sa vie, peu importe comment. Pour arriver à ses fins, elle ne reculera devant aucun obstacle: elle | |
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ne respecte ni Dieu, ni l'Eglise; pour elle, il s'agit surtout et avant tout d'avoir sa place au soleil. Juge-t-elle nécessaire de tromper une vieille femme pour en tirer du profit, elle n'hésitera pas un moment; a-t-elle besoin d'argent, elle ne craindra pas de recourir à tous les moyens pour s'en procurer. Toute sa force consiste en son caractère astucieux et en sa jolie figure. Plus d'un tâchera de la séduire, épris de sa beauté; cependant elle est fort difficile à conquérir, et le plus souvent elle enjôle ses amoureux d'une façon conforme à sa nature gouailleuse et perverse: elle ne sera pas leur dupe, elle n'appartiendra qu'à l'homme qui voudra l'épouser. Elle se remarie jusqu'à trois fois; son troisième époux porte le nom fameux de Guzmán de Alfarache. A ce dernier, qu'elle a surtout tâché d'imiter dans son autobiographie, elle envoie, la veille de son mariage, une description succincte de sa personne telle qu'on la trouve détaillée dans son romanGa naar voetnoot(1). Quittons maintenant La Pícara Justina pour examiner quel profit La Hija de CelestinaGa naar voetnoot(2) a su tirer de sa beauté et pour voir si la mauvaise semence répandue par ses parents a trouvé en elle un terrain fécond. C'est à Tolède que nous la rencontrons pour la première fois. Là, accompagnée de son souteneur Montufar, de la vieille Mendez, sa duègne, et d'un page, elle se rend chez un noble âgé dont le neveu, grand coureur de femmes, est à la veille de se marier. Elle invente une ingénieuse histoire de séduction dans laquelle le neveu aurait joué un rôle fort vilain, et le pauvre vieux, de crainte que le mariage pour lequel il s'est donné beaucoup de peine, ne se fasse pas, se laisse extorquer une somme considérable. Plus tard Hélène mène à Séville avec son vil compagnon une vie de feinte dévotion et elle l'épouse à Madrid, mais comme il leur faut des moyens de subsistance, Montufar fera de sa femme une prostituéeGa naar voetnoot(3). Pourvu que ses soupirants paient les bonnes grâces de son épouse, le terrible sire fera semblant de ne pas s'en apercevoir. Mais Hélène ayant un jour accordé gratuitement ses faveurs à un | |
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jeune homme malgré la défense formelle de son mari, celui-ci lui inflige un châtiment corporel exemplaire. Le poison auquel Hélène recourt pour se venger de son mari manque son effet, et Montufar, fou de colère, la poursuit, l'épée à la main, dans la chambre où elle a caché son amant. Celui-ci tue Montufar, et Hélène, sur l'ordre de la justice, sera étranglée, après quoi on jettera son corps à la rivière. La beauté d'Hélène aura donc contribué avec sa nature perverse à amener une fin des plus tragiques. Ce roman picaresque contient par conséquent une leçon pour quiconque serait tenté de marcher sur les traces de la jolie coquine. La Hija de Celestina est encore autobiographique en partie, mais, à l'inverse de la plupart des romans picaresques, cet ouvrage ne commence pas par la naissance de la pícara. Dans un voyage à Madrid, entrepris pour échapper aux poursuites de la justice, celle-ci fera à son fidèle compagnon le récit de sa vie et de son origine. Le troisième roman, La Garduña de SevillaGa naar voetnoot(1), publié en 1642Ga naar voetnoot(2), contient la relation de la vie de la belle GarduñaGa naar voetnoot(3), mais il n'a pas revêtu la forme autobiographique. L'adultère est le premier crime commis par Rufina, mariée très jeune à un homme beaucoup plus âgé qu'elle. Frappé au coeur de cette infidélité dont il a été informé par une conversation surprise entre deux rivaux qui se battaient pour Rufina, le pauvre mari, tout en formant ses projets de vengeance, tombe inanimé et meurt. C'est alors que se révèle pleinement la nature astucieuse et vile de la veuve assagie par l'expérience. Aidée par un ami de son père, Garay, elle vole d'abord un vieux ladre qui s'est amouraché d'elle, puis ce sera le tour d'un Génois crédule, s'occupant d'alchimie, à qui elle a su inspirer de l'amour; enfin, un faux ermite, Crispin, coquin tout consommé en fourberie, tombera dans le piège. Installée à Tolède, Rufina s'éprend, pour de bon cette fois, d'un jeune complice de Crispin, lequel, ayant su s'introduire chez elle tout en ayant des | |
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intentions hostiles, est aussi gagné par sa beauté. Désormais celui-ci l'assistera dans sa honteuse besogne. Rufina n'aura pas le même sort que la Hija de Celestina: c'est précisément sa beauté qui la sauvera en lui faisant trouver un protecteur au lieu d'un ennemi. Ce n'est donc pas en la Garduña que réside la partie moralisatrice de l'ouvrage. Elle est plutôt dans le personnage de Crispin, dont la pendaison sera un châtiment digne d'un vaurien qui sous des dehors pieux cache une âme pleine de bassesse. Dans la GitanillaGa naar voetnoot(1), une jeune fille, tout aussi belle que ses soeurs des romans picaresques, nous est présentée. Celle-ci, volée par une bohémienne, n'est pas héréditairement tarée. Née de parents haut placés, elle ne démentira point ses bonnes origines, et les vices du milieu où elle vit ne porteront point atteinte à sa vertu. Elevée par celle qui l'a dérobée à ses parents, elle attire, par ses charmes et ses talents, l'attention de quiconque l'approche. Un jeune homme appartenant à une des meilleures familles de Madrid est tellement ravi d'elle qu'il n'hésite pas à tout sacrifier pour s'associer à la bande dont elle fait partie, afin de la mériter après de longues épreuves. Une rivale de Preciosa - la Gitanilla - se trouve sur leur chemin et un moment l'heureuse union des deux aventuriers court risque d'être rompue. Andrés Caballero, l'amoureux de Preciosa, faussement accusé de vol par la machination de celle dont il a refusé les faveurs, sera traîné en prison après qu'il a tué le soldat qui a eu l'audace de le souffleter, et la mort l'attend probablement quand la Gitanilla, conduite devant le corrégidor, est reconnue pour sa fille et donnée en mariage à celui qui a soupiré si longtemps pour elle. Histoire en somme assez simple, mais surtout intéressante, parce qu'on y est renseigné sur la vie des bohémiens, qui, quels que puissent être leurs vices, respectent fortement les liens du mariageGa naar voetnoot(2). Dans son Prologo al LectorGa naar voetnoot(3), Cervantes dit par rapport à toutes ses Novelas Ejemplares: Heles dado nombre de Ejemplares, y si bien lo miras, no hay ninguna de quien no se pueda sacar algun ejemplo provechoso. | |
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Nous sommes d'avis que cet ejemplo provechoso consiste ici en ce que la vertu trouve toujours sa récompense. En effet, la jeune fille, par la vie chaste qu'elle mène, voit grandir l'amour d'Andrés, et celui-ci, dont la fidélité et l'honnêteté sont à toute épreuve, finira par goûter le bonheur de conduire à l'autel celle qui depuis bien des mois a été l'objet de ses rêves. Dans La ilustre FregonaGa naar voetnoot(1), autre nouvelle de Cervantes, deux jeunes gens de bonne maison, attirés par la vie aventureuse des pícaros, sous prétexte de suivre les cours de l'université de Salamanque, quittent la maison paternelle. Une conversation surprise entre deux conducteurs de mulets leur fait prendre le chemin de Tolède parce que là, dans l'auberge du Sevillano, habite une jeune fille très jolie et fort vertueuse. Il va de soi que la belle Costanza, la Fregona, n'a qu'à se montrer pour enflammer un des jeunes gens, Tomas, et dès lors son sort est décidé. Il restera à l'auberge, où il s'est fait placer comme domestique, tandis que son camarade, don Diego, sera aussi chargé de quelque emploi. La jeune fille cependant n'est pas du tout sensible, à ce qu'il paraît, aux avances de son amoureux, et ce dernier devra attendre le jour où il sera évident qu'elle est la fille du père de Diego et qu'elle est d'une famille de haute naissance pour pouvoir l'appeler son épouse. Si l'on excepte les deux dernières nouvelles, il est évident que le thème sur lequel les divers auteurs ont brodé leur histoire est identique. Dans La Pícara Justina, La Hija de Celestina et La Garduña de Sevilla, une fille, jolie et dévergondée, est lancée dans le monde et, à force de vols commis d'une façon plus ou moins raffinée, toutes les trois pourvoient à leur subsistance. Une telle dispose d'assez de finesse pour ne pas avoir besoin du secours d'autrui; telle autre, afin de pouvoir plus facilement se tirer d'affaire, se lie avec un mauvais sujet, souteneur ou amant, qui le plus souvent aura à compter, lui aussi, avec l'astuce de la terrible femme à laquelle il s'est associé. La plupart du temps la médisance, la trahison, le poison même, sont les moyens dont se sert la pícara pour arriver à ses fins. Rien ne la retient. Ni la crainte de DieuGa naar voetnoot(2) ni celle de la justice ne la font hésiter; elle a | |
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l'âme tellement abjecte qu'aucun sentiment meilleur ne pourra y entrer. Voilà pourquoi sa fin doit être misérable. Tôt ou tard le châtiment viendra pour les âmes corrompues, tandis que la récompense tombera en partage à celle dont la vertu a été à toute épreuve. Voilà la morale qui peut se dégager des ouvrages que nous venons de traiter.
Le moment est maintenant venu de parler de romans ou de nouvelles picaresques dont le personnage principal est un homme. En suivant l'ordre chronologique dans lequel ils ont paru, nous parlerons d'abord de cinq nouvelles de Cervantes, savoir: Rinconete y Cortadillo, El licenciado Vidriera, El coloquio de los perros, El casamiento engaõso et El celoso extremeño, puis d'un roman: El diablo cojuelo. Des cinq nouvelles de Cervantes la première nous semble la plus importante, parce que l'auteur nous y transporte au beau milieu du monde picaresque. Rinconete et CortadilloGa naar voetnoot(1) sont deux jeunes bandits, associés dans le but unique de voler ensemble. Ils s'acquittent on ne peut mieux de la tâche qu'ils se sont imposée. Tantôt c'est un muletier qui en jouant aux cartes avec les perfides compagnons en est pour son argent, tantôt ce sont des cavaliers qui leur permettent gracieusement de partager leur monture pour leur épargner la peine d'un voyage pénible à Séville et que volent les jeunes escrocs. Cependant, dans cette ville, où ils continuent avec une dextérité fort rare leur vile besogne, ils trouvent leur maître. C'est Monipodio, le chef de la picarería, qui, quoique illettré, n'en jouit pas moins d'une autorité absolue sur tous les larrons de la cité. A des jours fixés par le chef des bandits ils ont à se rendre chez celui-ci qui indique à tous ses vassaux leur terrain d'opérations, et malheur à quiconque oserait avoir des secrets pour lui ou essaierait de le tromper. Quelle âpre satire que celle où Cervantes nous montre que ces bandits, qui se moquent de toutes les lois, sont pourtant tenus à obéir servilement aux ordres de Monipodio! Cette nouvelle est étonnante et amusante à la fois. Etonnante en ce que les coquins semblent croire que Dieu aussi est dupe de | |
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leurs procédés. Dans la maison de Monipodio il y a une image de la Vierge; il s'y trouve aussi de l'eau bénite; et une vieille larronne, avant d'informer le chef du vol qu'elle a commis, se prosterne devant l'image et s'écrie qu'il lui faut quelques cierges pour faire ses dévotions! En parlant de quelques-uns de la bande, Monipodio dit: ... y que, con todo esto, eran hombres de mucha verdad, y muy honrados, y de buena vida y fama, temerosos de Dios y de sus conciencias, que cada día oían misa con extraña devociónGa naar voetnoot(1). Aussi Rinconete est fort surpris de tout ce qu'il a entendu: ... y, sobre todo, le admiraba la seguridad que tenían, y la confianza de irse al cielo con no faltar a sus devociones, estando tan llenos de hurtos, y de homicidios, y de ofensas de DiosGa naar voetnoot(2). La nouvelle est amusante sous plusieurs rapports. Citons, par exemple, la joie causée par la réconciliation d'un bandit et de sa concubine, joie que les pícaros manifestent par la musique qu'ils exécutent et qu'ils font accompagner de vers de circonstanceGa naar voetnoot(3). Si Cervantes a réussi à donner une description bien vive de la vilenie de toute une classe de gens, il faut aussi signaler qu'il a touché du doigt une autre plaie de son époque, savoir la corruption des gens de justice: Estando en esto, entró un muchacho corriendo y desalentado, y dijo: El alguacil de los vagabundos viene encaminado a esta casa, pero no trae consigo gurullada. - Nadie se alborete - dijo Monipodio; que es amigo (sic!) y nunca viene por nuestro daño. Sosiéguense; que yo le saldré a hablarGa naar voetnoot(4). Une autre nouvelle, surtout remarquable pour l'acuité avec laquelle diverses conditions sociales sont critiquées par un dément, c'est | |
El licenciado VidrieraGa naar voetnoot(5).Un étudiant fort pauvre et très intelligent qui refuse les bonnes grâces d'une jeune fille amoureuse de lui saura qu'une femme ne pardonne pas aisément à quiconque dédaigne ses faveurs. La belle amoureuse lui fait remettre un coing empoisonné. Le pauvre licencié, après l'avoir mangé, tombe gravement malade et quand ses souffrances | |
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physiques sont finies, il lui reste une maladie du cerveau qui lui fait croire qu'il est fait de verre. Un religieux parvient à le guérir de sa folie, mais, persécuté par tout le monde, il part pour la Flandre, où il entre comme soldat dans la compagnie de son ami, le capitaine Valdivia. Dans El licenciado Vidriera, ce n'est pas lui le pícaro, mais plutôt la femme qui se venge de son amour dédaigné et ceux qui continuent à taquiner l'infortuné licencié, même quand il est entièrement rétabli. | |
El Casamiento EngañosoGa naar voetnoot(1) et El Coloquio de los PerrosGa naar voetnoot(2)ne forment au fond qu'une seule nouvelle.
La dernière est le récit rédigé par un soldat soigné à l'hôpital de la Resurreción à Valladolid, récit de deux chiens qui ont reçu tout à coup le don de la parole. Dans la première il s'agit d'un soldat qui, croyant s'enrichir par un mariage, est déçu dans son attente, et qui pour tout bien attrape une maladie de la peau. A un ami qu'il informe de ses déboires il remet aussi la rédaction écrite du colloque des deux chiens, bien plus intéressant que le récit des infortunes de son mariage. En effet, dans cette conversation entre les deux chiens, Cipion et Berganza, le dernier fait passer en revue les divers maîtres qu'il a servis. Il raconte comment ils le traitaient et quelle était leur probité. Le récit constitue une verte critique de plusieurs classes d'Espagnols de l'époque. Le vol, le meurtre, la fourberie, voilà autant de moyens dont elles se servaient pour subsister. D'abord ce sont les bouchers de l'abattoir qui volent à qui mieux mieux, soit pour s'enrichir euxmêmes, soit pour régaler leurs maîtresses; ensuite ce sont des bergers qui tuent les moutons pour les manger et qui, quand leur maître les prie de leur rendre compte de tant de brebis disparues, font passer le loup pour le vrai coupableGa naar voetnoot(3). De la vie des Maures et des bohémiens, Berganza fait aussi la description d'après nature. Si les premiers ne songent qu'à amasser de l'argent, en grands avares qu'ils sont, les derniers s'approprient | |
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sans cesse le bien d'autrui. Ici encore, comme dans La Gitanilla, l'auteur parle de la foi conjugale chez les bohémiens, foi que ne souille jamais l'adultère. La pénible existence des poètes et la sottise de certains d'entre eux, la superstition, sur toutes ces choses le chien disserte; si ses paroles, ou plutôt les paroles de l'auteur, sont un reflet des moeurs espagnoles de ce temps-là, le colloque forme un document très précieux pour la connaissance des us et coutumes au début du XVIIe siècle. Le chien attaque aussi les romans pastoraux, parce que la vie des bergers est bien différente de celle qui s'y trouve décrite; la société de même est critiquée: hoy se hace una ley, y mañana se rompeGa naar voetnoot(1); enfin il parle longuement de la sorcellerie et de celles qui s'en occupent. La dernière nouvelle à traiter, c'est | |
El Celoso ExtremeñoGa naar voetnoot(2).Il s'agit d'une jeune fille, une enfant presque, mariée à un vieillard très jaloux qui, quoiqu'il ait fait de sa maison une prison par l'étroite surveillance qu'il y exerce, ne pourra pourtant empêcher qu'un séducteur y entre et que son honneur soit entaché. Comme dans La Garduña de Sevilla, le coup qui lui a été porté amènera la mort du pauvre époux. Comme dans le roman de Solórzano, on usera d'une poudre soporifique pour rendre impuissant l'ennemi que l'on craintGa naar voetnoot(3); mais tandis que dans cet ouvrage la femme trompe son mari de propos délibéré, Leonora, l'épouse du celoso, aura assez de force morale pour lutter jusqu'à la fin et triompher de son séducteur. Celui-ci, Loaysa, sous le déguisement d'un pauvre musicien infirme, a su se procurer l'entrée de la maison du vieillard et, grâce à l'entremise d'une duène malhonnête et lascive, il est parvenu à partager la couche de Leonora, mais non pas à la déshonorer. El celoso extremeño appartient aussi au genre picaresque par ce que le bonheur du vieil époux est complètement détruit par la perversité d'un fainéant et d'une duègne dont l'unique but est d'assouvir leur passion charnelle. | |
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En jetant un coup d'oeil d'ensemble sur les cinq nouvelles que nous venons de traiter, on ne saurait découvrir un lien très grand entre elles. Toutes, plus ou moins, parlent des faits et gestes des pícaros, c'est sûr, mais il serait difficile de trouver d'autres rapports. Cependant dans chacune de ces nouvelles la satire est bien évidente. Satire et réalisme, voilà les deux éléments qui caractérisent ces contes, écrits avec beaucoup de clarté et de simplicité. Il est évident aussi que l'auteur a tenu parole quand dans le Prologue il dit: no hay ninguna de quien no se pueda sacar algún ejemplo provechosoGa naar voetnoot(1). Passons maintenant à l'examen de | |
El Diablo CojueloGa naar voetnoot(2).L'ouvrage doit son titre au fait que le principal personnage, le diable Asmodée, dans une lutte avec un autre diable, est tombé et devenu boiteux. C'est à Zambullo, l'étudiant, qui l'a délivré de sa prison étroite - une fiole, où l'a enfermé un astrologue -, qu'il montre sa reconnaissance en lui permettant de pouvoir jeter la nuit un coup d'oeil dans les différents ménages de Madrid et d'autres villes. A cet effet il le guide à travers les airs et, en enlevant les toits des maisons, il offre au jeune homme le triste spectacle des intérieurs: la convoitise, l'infidélité, l'amour des richesses, voilà ce que l'étudiant peut observer dans les demeures où pénètre son regard indiscret. Tantôt c'est la maison d'un noble dont la fille a été séduite grâce à la cupidité d'une duègne perfide et d'une entremetteuse avide de gain, tantôt nous nous trouvons dans la maison d'un usurier qui, tout en approuvant un sermon sur l'usure qu'il vient d'écouter, n'en manque pas moins de voler un capitaine qui a des embarras d'argent. Dans la prison où Asmodée conduit son compagnon, celui-ci peut se faire une idée de l'injustice humaine en considérant que tel criminel sera élargi grâce à de secrètes intrigues, tandis que tel autre attend la potence pour avoir préféré la mort plutôt que de nuire à la réputation d'une femme. L'hospice des aliénés aura aussi sa visite. Là sont réunis beau- | |
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coup de malheureux qui doivent, entre autres, leur infortune, soit à l'infidélité d'une épouse, soit à la cupidité d'un tuteur. Si l'intérieur de la plupart des habitations est on ne peut plus triste, si, grâce au diable boiteux, nous sommes renseignés sur la perversité des basses couches de la société, il y a cependant, et heureusement, de belles choses aussi à enregistrer. Telle, par exemple, l'amitié profonde de deux hommes qui se sacrifient l'un pour l'autre à tour de rôle sans hésitation aucune. El diablo cojuelo est une oeuvre très originale et très curieuse. Originale, en ce que jamais auparavant nul auteur ne s'était avisé de nous faire assister de cette façon au spectacle des joies et des peines du genre humain. Cependant de Guevara ne se contente pas de nous exposer les choses réelles, de temps à autre il ajoute à ce qu'il met à nu des réflexions fort judicieuses et, en outre, il se moque de plusieurs conditions sociales, tout en en critiquant âprement bien d'autres. Plus d'une fois il parle de la corruptibilité des gens de justice, bien que parfois il cite aussi l'exemple d'un homme de loi plus honnête. Il va de soi que les médecins auront aussi à subir les attaques de son humeur railleuse: Este señor, el mas querido de la corte, va á parecer al comenzar su edad florida, á pezar del médico afamado que le asiste, ó tal vez porque está asistido por el tal DoctorGa naar voetnoot(1). Plus loin on lit: Entretanto no te den pena sus enfermos, que ninguno tiene y aun cuando los tuviese, los ratos que gasta en jugar no serian los peores para ellosGa naar voetnoot(2). Les auteurs et les libraires ne sont pas ménagés non plusGa naar voetnoot(3), tandis qu'il n'oublie pas non plus de signaler l'influence pernicieuse des romans de chevalerieGa naar voetnoot(4).
En comparant le roman où figure comme personnage principal un homme avec ceux décrits plus haut où une femme occupe cette place, une très grande différence saute aux yeux. Dans ces derniers nous n'avons à proprement parler que l'histoire de coquines, qui avec plus ou moins de vilenie exercent leur métier de pícara, tandis que dans l'autre, l'essentiel est la peinture de certains milieux critiqués par un des héros du roman. | |
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Voilà pourquoi la valeur de ce roman et de tant d'autresGa naar voetnoot(1) est bien supérieure à celle des ouvrages où les aventures d'une pícara sont décrites. En terminant ce chapitre sur les romans et les nouvelles picaresques, qui est loin d'être complet, nous pouvons encore relever que toute étude psychologique fait défaut dans ces ouvrages. |
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