Verzameld werk. Deel 4
(1955)–August Vermeylen– Auteursrechtelijk beschermd
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aant.ConstableMesdames, Messieurs, - Permettez-moi tout d'abord de vous avouer que je suis très embarrassé de mon sujet. Des personnes trop aimables m'ont affirmé que je pourrais bien donner une conférence sur Constable, et comme je ne peux pas refuser grand'chose à l'Université nouvelle, j'ai accepté, par une de ces légèretés qui émaillent la vie des hommes faibles. Mais après, j'ai bien dû reconnaître qu'il n'y a rien à dire de Constable. Il n'y a rien à en dire; ou du moins fort peu de chose. C'est un peintre. Voilà le seul point essentiel qu'il faille établir: Constable fut un peintre, rien de plus. Plus un peintre est peintre, moins il souffre les commentaires de la parole. Un peintre, au sens moderne du mot, est un homme qui pense par taches colorées. Les taches de couleur sont la nature intime et la forme même de sa pensée. II est aussi odieux de prétendre expliquer une bonne peinture à ceux qui ne l'ont pas vue, que de raconter une symphonie à ceux qui n'ont pu l'entendre. Il n'y aurait qu'une chose à faire: c'est de vous mener à Londres, et de vous placer devant les tableaux de Constable. Il est vrai que dans ce cas, je n'aurais plus qu'à me taire, et je resterais du moins fidèle à ma véritable vocation. Par surcroît de malheur, les projections dont je dispose sont insuffisantes, - d'abord parce que d'une façon générale la photographie est inapte à rendre la vraie peinture; ensuite parce que j'en ai très peu, de projections. C'est inouï comme il est difficile de se procurer des reproductions de Constable. Ce qui semble indiquer que même en Angleterre il est encore très loin d'être populaire. | |
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Ma tâche est rendue plus difficile encore par le fait que Constable est un paysagiste, et un paysagiste totalement exempt de préoccupations littéraires. Son amour et son respect de la nature sont tels, qu'il s'efface devant elle, ou du moins que devant elle il ne pense plus à lui-même: il cherche simplement et sincèrement à rendre ce qu'il voit. Très différent sous ce rapport de Turner, qui aimait son imagination propre plus que la nature qui n'en était qu'un instrument. Chez Constable, la personnalité est absorbée par le paysage: ce qu'il veut nous donner avant tout, ce sont des réalités objectives. Or, j'ai remarqué qu'il est très difficile de parler de la beauté impersonnelle des choses, - il y a plus à dire d'une scène, d'une action, d'un visage, qui reflète une psychologie, une émotion humaine, que d'un paysage, où l'on ne sent vivre que les forces naturelles inconscientes. Tout ceci pour m'excuser d'avance de vous donner une conférence trop peu substantielle: elle risque fort de n'être qu'une promenade autour de Constable. Je n'ai même pas la ressource de vous intéresser fortement à sa biographie. Elle manque totalement de pittoresque. Rien n'est plus éloigné de la conception romantique que le bon bourgeois se fait d'une vie d'artiste. Celle de Constable se déroula sans grandes agitations, - aussi simple, dirait-on parfois, que la vie d'un brave curé de campagne. Elle est aussi banale que celle d'un grand nombre d'artistes supérieurs, qui font de leur art toute leur vie, qui mettent au seul service de leur art toute la fantaisie et toute la passion que d'autres extériorisent en actions plus éphémères. - John Constable naquit en 1776 à East Bergholt dans le Suffolk, près du large | |
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estuaire de la Stour, au N.E. de Londres. Son père y possédait deux moulins, dans l'un desquels John fut mis au travail, à l'âge de dix-sept ans. Comme Rembrandt, autre fils de meunier, il dut donc s'intéresser très tôt à la vie des éléments, aux nuages, aux jeux de lumière sur la campagne. Cependant John avait un goût très prononcé pour la peinture, il en faisait à ses moments perdus avec le plombier et vitrier du village, et c'est ainsi qu'un seigneur des environs, sir George Beaumont, peintre médiocre mais fin connaisseur, s'intéresse à lui. Il lui montre sa collection, où il y avait des Claude Lorrain et des paysages à l'aquarelle du peintre anglais Girtin, qui excitent l'admiration du jeune meunier et décident de sa vocation. Vous devinez déjà, car la biographie de Constable est conforme à toutes les traditions, que son digne père se défiait de la carrière d'artiste, et cherchait à diriger John dans des voies plus profitables, tandis que sa non moins digne mère, très intelligente et très bonne, faisait plutôt ce qu'elle pouvait pour permettre à John de se livrer à ses goûuts favoris. Ce n'est qu'à l'âge de 23 ans qu'il obtient gain de cause et peut aller étudier à l'Académie de Londres. Pendant des années, il ne produit que des oeuvres plutôt lourdes, maladroites et généralement quelconques. Il copie sagement des maîtres anciens pour acquérir de la technique. Vers 30 ans, il rapporte d'un voyage dans la région des lacs quelques notations enfin justes, fraîches et personnelles. Mais il ne peut poursuivre aussi résolument qu'il aurait voulu la voie où il s'est engagé parce qu'il est amoureux, qu'il veut se marier, et qu'il n'a pas de position: ses paysages ne se vendent pas, alors il peint des portraits pendant | |
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quelques années, et ce temps n'est pas perdu: il apprend pas mal de choses à faire des portraits, il apprend surtout à construire un tableau à l'huile, à combiner ses tons de façon à leur faire soutenir une composition très simple. Il se débarrasse des principes de composition linéaire qui régissaient le paysage pour s'attacher à la construction picturale des tons. Remarquez qu'il est parfois fort bon d'abandonner la ligne droite rigide et logique, en flânant à côté on peut faire des découvertes essentielles, et il n'est pas toujours mauvais de s'abandonner aux inconséquences de la vie, elles ont souvent une logique à elles, plus efficaces que celle de la conscience ordonnatrice. C'est pourquoi une société ne pourrait se passer de dilettantes, ils sont souvent le sel de la terre. Quoi qu'il en soit, je crois que c'est en faisant des portraits que Constable devint un grand paysagiste. Pendant toute cette période, il n'abandonne d'ailleurs pas le paysage, il y retourne de temps en temps, comme à ses vraies amours, chaque fois qu'il en a le loisir. Et puis tout finit par s'arranger: il peut se marier et se consacrer tout à fait à l'art qu'il préfère. Cela se passe exactement comme dans ces romans anglais que le docteur nous recommande, pendant les cures de repos à la mer, quand il veut nous éviter les lectures trop excitantes. Il y a évidemment de longues fiançailles, cela ne pouvait manquer. Miss Maria Bicknell est la fille d'un important avocat, qui répugne à la donner au fils du meunier, et la petite fille d'un clergyman plus rébarbatif encore que le papa, et par malheur fort riche, qui déclare qu'elle n'héritera pas un sou de lui si elle épouse le John Constable. Miss Maria aime bien son John, mais juge, dans | |
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son bon sens, qu'il ne serait pas convenable de bousculer toutes les traditions et de perdre le gros héritage. Donc on attend. Dans l'entretemps, on s'écrit, jusqu'au moment où lui a 40 ans, elle 30. Ils sont tendres, posément, sans aucun romantisme. Leurs lettres n'ouvrent pas devant nous des abîmes de passion: nous nous y promenons comme sur des pelouses unies, légèrement vallonnées. ‘Je crois que ce que nous avons de mieux à faire, écrit Constable, c'est de ne pas nous abandonner à une sensibilité inutile’. Après la mort du père de Constable, John, toujours comme dans les romans anglais, décide sa fiancée à un mariage secret, et le grand-papa, j'ai à peine besoin de vous le dire, leur accorde son pardon. Ils eurent plusieurs enfants, héritèrent, et furent heureux, - du moins pendant douze ans, au bout desquels Constable perdit sa compagne. Ces douze ans, de 1816 à 1828 (Constable avait donc de 40 à 52 ans) sont sa grande période de production: c'est alors qu'il peignit ses chefs-d'oeuvres incontestés. La mort de sa femme le plongea dans un chagrin dont il ne se releva plus tout à fait. Il mourut 9 ans après, en 1837, tout simplement, au milieu de l'inattention générale. La vente de son atelier produisit fort peu de chose, ses enfants achetèrent la plupart de ses oeuvres et les donnèrent plus tard à différents musées de Londres, C'est là seulement qu'on peut étudier Constable. Conformément aux règles suivies par tous les bons biographes, je devrais maintenant vous apitoyer sur le sort de ce grand peintre, le plus grand peut-être que l'Angleterre ait eu, méconnu par un monde incompréhensif. Je lis dans un ouvrage allemand qu'il mourut comme un | |
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pauvre diable: c'est une exagération manifeste. Après trois ans de mariage, Constable connut le bien-être et même la fortune. Et le grand public ne le comprit pas, mais il n'y a rien de plus naturel, je vous dirai pourquoi tout à l'heure, et je doute que Constable, qui travaillait dans le calme, bien en dehors du bruit des coteries et des cénacles, attachât grand prix à la faveur du public. Il était très sûr de lui-même et disait volontiers qu'il pouvait attendre. Il savait bien que son art finirait par triompher, plus tard. Er si le monde officiel anglais ne reconnut pas son génie, il eut du moins la satisfaction de s'entendre proclamer un maître par la jeune école romantique française, qui subit fortement son influence, et de trouver en Angleterre même quelques amis admirateurs et acheteurs très sympathiques. Un petit nombre d'amis qui vous comprennent console facilement du manque de popularité. Voilà donc la vie de Constable. Comme vous voyez, rien de bien saillant. A part les voluptés de la production, nous n'y trouvons rien que d'ordinaire, les espoirs et les déceptions, les joies et les douleurs que compte la vie de tout homme. Et pourtant, à l'examiner de près, nous découvrons dans le personnage qui se mouvait ainsi sur les ‘coteaux moyens’ de la vie, un caractère exceptionnel, dont l'étrangeté devait surprendre la masse des gens: il fut un homme sain, simple et sincère. La chose est plus rare que vous ne l'admettrez au premier abord: un grand homme foncièrement et tout à fait simple et sincère. Constable ne cherche que le vrai, il ne suit que ce qu'il reconnaît être le vrai. L'homme tout à fait sincère, qui est ce qu'il est et ne veut pas paraître | |
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autre chose, qui est tout entier ce qu'il est au fond, cet homme-là a une unité intime que nul autre ne possède. Il a une unité et par suite une liberté que nul autre ne possède. C'est grâce à cette unité de son être que Constable se sentait en parfait équilibre avec tout ce qui l'avait formé: il ne recherche pas l'originalité, il n'a pas cette tension voulue vers le nouveau, il ne cultive pas seulement les côtés strictement individuels de sa nature: non, mais il y a en lui cette harmonie entre l'individuel et le général, qui fait qu'ils s'imprègnent l'un l'autre. Il se subordonne à la ‘nature’, d'une vérité supérieure à nos imaginations et nos théories. Constable ne veut pas exprimer avant tout ce qui le distingue de tous les autres, mais sa personnalité est comme une matière colorante que l'on retrouve dans ses moindres expressions. Même quand il dit les choses les plus ordinaires, que d'autres ont peut-être dites avant lui, on reconnaît à l'accent de sa voix qu'il les a senties par lui-même. Quand deux hommes disent la même chose, ce n'est pas toujours la même chose: la nature intime de ce qu'ils disent n'est donnée que par l'accent de la voix, auquel vous reconnaissez la sincérité et la vérité, et il peut y avoir un monde entre deux expressions en apparence similaires. Mais il est trop complet, trop sain et trop sincère pour vouloir étonner par un choix d'expressions inusitées. C'est pour cela qu'il se développa si lentement. Il poussa, il grandit comme une plante, comme un arbre, en parfaite harmonie avec le sol et l'atmosphère Mais des gens qui ont poussé comme cela détiennent, quand ils ont atteint leur complète maturité, une force calme contre laquelle rien ne prévaut. Quelque | |
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chose de la force de la nature. Il se dégage d'eux-mêmes quand ils ont les vues les plus sages, une force révolutionnaire profonde. Parce que le monde vit de conventions et d'habitudes, c'est là le ciment social par excellence. Mais l'homme qui est naturellement lui-même détruit les habitudes et les conventions, il apporte une vérité nue. Il est une force tranquille qui agit souvent plus profondément que celle des réformateurs bruyants. Les plus grandes révolutions se font en silence, dit Nietzsche: on n'entend pas tourner la terre. Il se trouve que le paisible Constable fut peut-être l'influence transformatrice la plus considérable qu'il y eut dans la peinture européenne de la première moitié du XIXe siècle, rien que parce qu'il sut être vrai. Ce fut un homme. Il eut sur la peinture l'action que Carlyle eut sur la pensée, - Carlyle, qui fut le plus grand prophète de cette époque, et dont toute la puissance procède de la même sincérité. L'humoriste anglais Chesterton disait dernièrement que l'héroïsme suprême, aujourd'hui, consisterait à aller proclamer sur la place publique que 2 + 2 = 4, - le croyant qui tenterait cette aventure serait crucifié par le suffrage universel. Constable eut un héroïsme du même genre. Il fut en effet le premier à oser dire que l'herbe était verte. C'est pourquoi on le considéra d'abord comme un hérétique de la pire espèce. - Avant lui, on ne voyait la nature qu'à travers les paysagistes hollandais, spécialement Ruysdael et Hobbema. Les paysages étaient des constructions très harmonieuses de bruns, de gris et d'ors, une convention picturale, décorative mais arbitraire. Devant un tableau inachevé de Constable, quelqu'un lui demanda avec surprise: | |
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Mais où allez-vous placer votre arbre brun? L'arbre brun était la coulisse nécessaire. Constable en vint à se passer de coulisses et autres trucs de composition, et comme il voyait que l'arbre n'était pas brun, mais vert, et non pas d'un vert uniforme, mais de verts variés, il le peignit tel qu'il le voyait. C'est de cette action si simple que sortit peut-on dire toute la peinture moderne. Constable n'y est pas arrivé du premier coup, et quelques peintres l'avaient très vaguement préparé. Il n'est pas inutile de jeter un coup d'oeil sur le paysage anglais avant Constable. Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Wilson, qui avait été à Rome l'élève de Joseph Vernet, traduisait Joseph Vernet lui-même, et les Hollandais italianisants, comme Both: c'est dire qu'il traduisait des traducteurs. Mais il montra pourtant le rôle de la lumière dans le paysage, et comment on organise les plans. - Son contemporain Gainsborough, infiniment plus célèbre comme portraitiste, peignit des paysages parfois bien sympathiques, surtout quand ils sont un peu maladroits. Il disait qu'il peignait des poitraits pour de l'argent, et des paysages pour son plaisir. Et j'aime voir l'étonnant et routiné virtuose qu'il était, quand il peignait les belles dames de son temps, lutter péniblement avec son sujet quand il s'agissait de rendre un coin du pays qu'il adorait. Il avait une affection plus sincère pour les vieux arbres que pour les belles dames. Elles me gâtent mes dernières bonnes années, disait-il, avec leurs potins et leurs tasses de thé. Je m'en suis toujours douté en voyant la moyenne de ses portraits, où l'art du grand couturier prime souvent celui du psychologue. Mais on sent parfois, dans ses paysages, | |
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une émotion qui balbutie, et qui nous touche plus que la belle phrase harmonieusement cadencée de ses portraits. Il a quelque chose de la mélancolie délicieuse de Watteau, et le paysage qu'il peint, ce n'est plus le paysage italianisé de Wilson, mais le petit coin d'Angleterre où il vivait, celui qu'il voyait autour de lui, celui précisément que peindra aussi Constable. Malheureusement, Gainsborough ne se dégage pas assez de ses modèles. Il imite le Hollandais Wynants, apprend de Rembrandt les grandes divisions par masses d'ombre, mais cette simplification sent trop la recette, et il s'abîme dans la sauce brune et l'asphalte. Le paysagiste de la génération suivante, Crome (le vieux Crome, comme on l'appelait: Old Crome) qui mourut en 1821, suit Wilson et Gainsborough en les accommodant autant que possible à Ruysdael et Hobbema, Il ne se posait pas la question: comment vais-je traduire dans toute sa fraîcheur telle ou telle impression de nature? Mais: comment parviendrai-je à fabriquer un aussi bon paysage que Hobbema? Ce qu'il fallait donc à ce moment, c'était enfin retourner à la personnalité, à la sincérité, au naturel. Ce fut le rôle de Constable, et les seuls peintres qui le préparèrent un peu sous ce rapport, ce furent les aquarellistes. Je vous ai dit que dans la collection de Sir George Beaumont, le jeune Constable avait été frappé entre autres par Girtin. C'est que les aquarellistes, précisément parce qu'ils ne croyaient pas faire du ‘grand art’, parce qu'ils s'approchaient de l'art en dilettantes, étaient moins liés par les traditions sacrosaintes. Pour faire leurs petites études, ils allaient plutôt dans la nature qu'au musée. Et dans les motifs qu'ils | |
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traduisent, il y a souvent des choses simples et intimes, un sentiment plus moderne de la nature, plus nerveux et plus tendre que celui des classiques. Si je n'avais peur de formules un peu trop schématiques, je dirais que Constable réalise, dans la grande peinture à l'huile, ce que les aquarellistes avaient pressenti dans leurs pochades. Prenons maintenant Constable à l'époque de sa pleine maturité, entre 40 et 50 ans, et essayons de le définir. Tout d'abord, j'insiste encore sur sa sincérité. La peinture est pour lui une activité instinctive. Aucun Anglais, pas même Hogarth, n'avait été aussi naturel dans son art. Son art est sa vie même: painting is with me but another word for feeling. L'art de cette époque avait en général le caractère factice des civilisations aristocratiques et brillantes: il était fait pour flatter les illusions, pour faire oublier le sérieux de la vie: c'était un luxe, à l'usage des riches, un masque derrière lequel on cachait les graves réalités. Constable, lui, aime la réalité pour elle-même. Il respecte la nature, qui est plus grande que notre être éphémère, et il s'y subordonne. Il veut dire ce qui est. Il croit fermement que la réalité vaut toujours mieux que notre fantaisie. Non point qu'il manque de fantaisie, ce serait dire qu'il n'était pas artiste, et ne croyez pas qu'il fût indifférent au style, à la composition décorative: bien au contraire, il la recherchait. Mais il ne prétend rien sacrifier du caractère intime de la réalité, le réel doit être élevé au style sans rien perdre de sa nature essentielle, le style n'est qu'une forme supérieure de la réalité objective, et de la réalité tout entière. C'est en somme l'esprit du XIXe siècle, l'esprit démocratique, | |
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et l'esprit scientifique à la fois, la curiosité de connaître. A part quelques grandes exceptions, c'est un trait que vous ne trouvez pas dans le paysage antérieur à Constable (certains dessins de Bruegel, certains de Claude, les dessins de Rembrandt). Constable ne peint pas avant tout par amour de la belle peinture, ni même par amour de la belle nature. Il dit: quand je m'installe pour faire une esquisse d'après nature, la première chose que j'essaie de faire, c'est d'oublier que j'aie jamais vu un tableau (When I sit down to make a sketch from nature, the first thing I try to do is to forget that I have ever seen a picture). Et le but qu'il se propose, il le définit ainsi: atteindre la nature avec simplicité et vérité (the attainment of nature with simplicity and truth). Et comme ‘painting is with me but another word for feeling’, il ne veut imposer aucune contrainte à son art. Cet art est profondément vrai, d'une part parce qu'il respecte la nature, et d'autre part parce que Constable se respecte lui-même, est fidèle à lui-même, veut sa peinture en parfaite conformité avec lui-même. Ne croyez pas que ce sentiment de la vérité ne s'attache qu'au côté extérieur des choses. Bien au contraire. Le réalisme de Constable cherche en tout l'essentiel. La construction interne et organique, le caractère intime qui ne se dévoile qu'à la contemplation longue et amoureuse. On pourrait s'y tromper, parce qu'il nous donne souvent, dans ses esquisses, la vision du fugitif, p.e. la lumière glissante dans un ciel mouvementé qui se transforme constamment, mais même dans la vision du fugitif, il ne nous donne jamais une vision fugitive, mais toujours la vision assez complète pour pouvoir | |
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recréer l'objet intérieurement, pour le saisir dans son caractère fondamental, sa structure, son être essentiel. Il le voit au fond de lui-même. C'est pourquoi la simplicité de Constable est d'une telle richesse intérieure. Il n'a peint que le petit coin de pays anglais où il vivait; tous ses paysages tiennent dans un périmètre de quelques milles. Il ne cherche pas sans cesse de nouveaux sujets, mais il cherche de nouvelles expressions. Il reprend les mêmes motifs sans jamais se répéter. Je le trouve même moins monotone que Turner, l'inquiet, toujours en quête de nouveaux prétextes à paysages. Il suffit d'aimer et de bien regarder une chose pour en faire un cosmos. Constable peint la vallée de la Stour et la bruyère de Hampstead comme un portraitiste qui adorerait son modèle. Il parle quelque part d'un frêne comme si c'était une personne vivante et un ami. Il connaissait chaque tronc. C'est pourquoi les paysages de Constable ont parfois une physionomie, un vrai visage, ce qui manque à pas mal de portraits de Reynolds et de Gainsborough. Et c'est pourquoi les plus sympathiques des paysages de Constable ont ce caractère intime qui est tout moderne. C'est le coin de pays que l'on connaît bien, où l'on se sent bien, - pas la nature sauvage, mais la nature qui est tout près de nous, avec des champs, des fermes et des moulins, la nature humanisée par l'affection que nous avons pour ses aspects familiers. Le paysage où se sont déroulés certains moments de votre vie intérieure, mettons de votre vie sentimentale, certains moments dont vous aimez à vous souvenir, ce paysage, que vous aimez à revoir, prend à vos yeux un charme que n'ont point les autres, si réputés soient-ils. | |
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Eh bien, je n'ai pas l'impression que Ruysdael ou Hobbema p.e. aient jamais regardé la nature de cette façon-là. Ils voient la nature de façon plus grave, austère, - je deviens presque protestant devant certaines toiles de Ruysdael. Chez ses grands contemporains francoitaliens, Claude, Poussin, le souci du style ne nous permet pas non plus ce délicieux abandon à la bonne nature amie. Bref, à voir les choses par grands plans, c'est en somme à un sentiment nouveau que répond le paysage intime, que nous trouvons souvent chez Constable, et après lui chez tous les paysagistes modernes. Donc, le réalisme de Constable cherche l'essentiel, et répond à une conception toute moderne de la nature, - et ceci se remarque encore à autre chose: Constable voit la nature comme un ensemble de forces en mouvement. Idée moderne: le devenir, non l'être. Encore une fois, je ne parle ici que de ses oeuvres les plus caractéristiques. Il voit la nature comme un ensemble de forces en mouvement. Quand il peint un arbre, il ne s'attache pas avant tout à en donner la silhouette exacte, et à accommoder cette silhouette aux lignes générales de son tableau, mais il donne l'impression de la vie qui a fait pousser cet arbre, de la sève qui au printemps gonfle ses artères, de l'agitation du feuillage qui respire, où se jouent l'air et la lumière. Il exprime fortement la poussée de la vie, non point la vie comme une chose ordonnée et réglée, selon la conception classique, mais la vie comme force intérieure, instinctive, se transformant toujours, un perpétuel devenir, selon la conception romantique qui est encore la nôtre. Il peint souvent la lutte des éléments, les transformations incessantes des | |
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choses sous l'influence des lumières changeantes. De là le caractère dramatique interne que prennent parfois des oeuvres de composition générale fort paisible. De là aussi l'importance du ciel. Constable est par excellence le peintre des ciels du Nord, agités, brouillés par la chasse des nuages. En Italie, où l'air est brillant et clair, les paysagistes étaient portés surtout aux effets de masses et de lignes, mais dans un pays où le soleil est relativement rare, Constable en apprécie toute la valeur, le charme subtil de ses rayons fugitifs qui percent le nuage et étincellent sur l'herbe et le feuillage. Le ciel n'est pas étendu comme un plafond uniforme de lumière, mais construit de nuages, qui glissent et changent, et portent à observer la lumière instable de l'atmosphère, à étudier l'infinie variété de ses manifestations, la façon dont elle sature plus ou moins l'air, et dont elle colore les objets. Constable est le premier paysagiste de plein air. Et sa technique, il l'approprie exactement à ce qu'il veut exprimer. D'abord, il voit les couleurs réelles, les tons locaux. Devant beaucoup de Ruysdael, on se dit qu'il ne cherchait pas tant à traduire fortement et sans ambages ses impressions, qu'à accorder son brun et son rouge-brun de la façon la plus avantageuse au gris du ciel. Constable a un coloris plus vrai, plus riche. Non seulement il voit que les feuillages sont d'un vert humide et savoureux, mais il y a plus: là où ses prédécesseurs avaient vu un ton unique ou une surface unique, il découvre d'innombrables différences, dont l'harmonie donne des résonances encore plus riches. C'est même là toute son évolution: au début, il use de bruns et de | |
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verts trop généralisateurs, puis il emploie de plus en plus la couleur, et des couleurs de plus en plus divisées. Il en arrive à ne plus avoir dans un tableau un seul point mort, qui serait noyé dans l'asphalte. Même ses noirs sont une couleur vivante, qui chante, associée au rouge ardent ou au blanc pur. Et puis il y a la touche. Dans ses oeuvres suprêmes, Constable n'emploie plus que les moyens picturaux purs: dessin remplacé par tache de couleur; c'est le coup de brosse, c'est la tache de couleur qui modèle. Chez ses prédécesseurs, on sent le dessin qui a précédé, la couleur n'est qu'un moyen de coloration. Chez Constable, la couleur est la substance même du tableau, - la couleur: j'entends la tache colorée. C'est à l'aide de taches colorées qu'il édifie ses oeuvres; il montre carrément ses matériaux, et construit l'ensemble avec les mêmes matériaux. L'unité de l'oeuvre n'est plus dans la ligne, mais dans la touche, qui exprime à la fois ou plutôt suggère à la fois la couleur, la substance et la vie. Cette technique lui permet de rendre le mouvement (non défini) inhérent à toute forme, la division des tons donne une grande richesse de dégradations, - l'esprit de vie qui anime chaque touche anime par là l'ensemble, anime également la terre, les arbres, le ciel, enlève toute sécheresse aux contours, donne à tout cette fluidité où l'on sent vraiment la force unique, universelle, panthéistique de la nature: on pense au παντα ρεί d'Héraclite. Fuseli, un artiste ami de Constable, disait qu'il fallait regarder certains de ses paysages avec un parapluie et un waterproof. - C'est surtout dans les esquisses de Constable que ce procédé s'affirme avec une hardiesse | |
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et une maîtrise incomparables. Ces esquisses ne sont en général pas des préparations à des oeuvres plus importantes, elles ont leur but en elles-mêmes. Elles forment une espèce de journal où Constable donne les événements instantantés de l'atmosphère et de la lumière. Il fallait recourir là à une facture large et rapide, et Constable se servait même plus du couteau à palette et des doigts que de la brosse, pour fixer une perception si intense de la nature qu'elle n'a en somme pas été dépassée depuis. En même temps la couleur prend un éclat si vif qu'elle en devient décorative; l'aspect décoratif que d'autres cherchaient dans la ligne, Constable l'obtient en magnifiant les choses par une splendeur de pierre précieuse, qui spiritualise la matière pour mieux faire sentir les forces intimes de la vie et l'éternel devenir, célébrer le mariage mystique avec le sang et l'esprit de la terre et du ciel, avec l'âme en mouvement de la nature. Cette technique si libre et si téméraire, où intervient même le pointillé, ne procède pas chez Constable du désir d'être original, mais il y est amené d'une façon toute naturelle et nécessaire par la qualité même du sentiment qu'il voulait exprimer. Il serait intéressant de rechercher les éléments qui ont contribué à former Constable, ce qu'il doit à ses prédécesseurs anglais, ce qu'il doit à Claude Lorrain, aux Hollandais. J'abuserais de votre patience si je me livrais ici à cette étude. Après ce que je viens de dire de son sentiment lyrique et dramatique de la nature et de la technique que ce sentiment exigeait, vous devinez pourtant que le génie qui eut sur Constable l'influence vitale la plus féconde fut Rubens. L'homme qui donna de la campagne | |
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d'Elewyt des visions si largement émouvantes est l'ancêtre direct de Constable, et c'est en grande partie par Constable que Rubens eut une action régénératrice si profonde sur la peinture du XIXe siècle. Je désirerais maintenant vous montrer quelques reproductions de paysages de Constable. J'ai bien peur qu'elles ne vous donnent de lui qu'une idée très imparfaite, et même fausse. Parce qu'elles font abstraction de l'élément essentiel de son art, qui est la couleur, et la façon dont la touche de couleur est posée. Et par là même, elles donnent trop d'importance à un caractère fort accessoirre, la composition générale par lignes et par masses. C'est-àdire que précisément le côté novateur de Constable vous échappera, tandis que le côté vieux-jeu, la tradition, ce que Constable doit au XVIIe siècle, sera par trop souligné.
1) Dedham Vale, 1811 (Agnews): ce paysage marque une date: c'est la première oeuvre importante où Constable affirme sa personnalité. Il avait à ce moment 35 ans. Jusqu'alors, il avait conservé dans ses grandes toiles les tons chauds et profonds mais conventionnels des vieux maîtres, pour ne donner les couleur fraîches et lumineuses de la nature que dans quelques esquisses de plein-air. Dans Dedham Vale, il reproduit sur une large échelle le caractère et la qualité des études faites d'après nature. C'est la toute première fois que quelqu'un peignit un paysage de cette importance imitant de façon réelle et juste les verts et les bleus frais d'un jour d'été à la campagne. Cette grande toile est peinte assez rapidement sur des dessous rougeâtres, qui empâchent les | |
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verts crus d'être acides. La partie de droite est encore trop unifiée par des glacis, selon la méthode traditionnelle que Constable tenait de Gainsborough. Le fond, d'une technique minutieuse, et d'aspect plus solide que l'avant-plan, qui est fait plus largement à tons plus rompus, semble un peu froid et monotone. Mais malgré ces hésitations et ces inexpériences, ce tableau montre l'acte décisif accompli: la couleur vraie remplaçant la cuisine habituelle, l'air et la lumière refoulant les bitumes, la nature sans phrases tiomphant des compositions académiques. Même sur cette reproduction, vous pouvez juger à l'arbre de gauche, un frène, avec quel souci de vérité Constable étudiait les formes naturelles, et sans rien sacrifier de cette vérité, faisait pourtant du style. Quelques années passent, de tâtonnements, de tracas, les années de ses fiançailles où il se remet à peindre des portraits, puis voici une série d'oeuvres qui marquent la pleine maturité de son génie et s'espacent dans les douze ans de son mariage, de 40 à 52 ans. 2) Flatford Mill, 1817 (N. Gall.) C'est ici que l'on sent à quel point Rubens fut pour Constable la force qui délivre. C'est lui qui lui montra les blondeurs de la lumière, qui le fit sortir des fourrés sombres de Gainsborough vers le grand air. La touche est aussi celle de Rubens, souple, donnant d'un petit trait courbe la forme d'un détail, dans sa couleur et sa valeur lumineuse. Ces combinaisons de petites touches souples et fluides ont une tendresse duvetée qui plus tard fera place à des traits droits plus catégoriques. On sent aussi Rubens dans la composition, avec ses grandes silhouettes, avec | |
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sa richesse de diagonales, ses premiers plans détaillés et ses perspectives lointaines de facture moins appuyée, avec ce ciel qui est une chose aussi vivante que la terre et les arbres. L'analogie que je signale avec Rubens n'est pas dans tel ou tel détail, mais dans l'esprit même de la technique, dans cette légèreté et cette clarté des motifs rubéniens, cette vie qui anime également chaque parcelle de la matière et de l'atmosphère. Constable parle lui-même à propos d'un de ses tableaux, de l' ‘absence of every stagnant’. C'est en somme la fluidité de Rubens, qui ne l'empêche cependant pas de définir nettement les substances, le bois, l'eau, la feuille tendre, le nuage humide. Il y a chez Rubens un enthousiasme plus lyrique: Rubens élargit en se jouant le tableau jusqu'à la grandeur de la fresque décorative, il est plus subjectif, il s'impose en despote à la nature, tandis que Constable s'en approche en fils respectueux, pour qui chaque objet a sa valeur propre. 3) Weymouth Bay - La Marine du Louvre est apparentée à Rubens comme touche et comme coloris. Date incertaine. La plupart des Constable du Louvre sont faux. Celui-ci est accepté par les connaisseurs les plus autorisés, mais son authenticité n'est pourtant pas indiscutée. Coucher de soleil rouge. A comparer aux Rubens qui se trouvent à proximité. 4) The Hay Wain (Le Chariot à Foin) (N.G. 1821). L'une des oeuvres les plus célèbres de Constable, un de ses tableaux classiques. Le métier est devenu plus libre. Plus de Rubens; l'ensemble est d'une belle puissance décorative, obtenue par une construction de grands plans et de masses simples, mais tout ceci, la ferme | |
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pittoresquement sise parmi ses arbres, l'avant-plan animé par le frémissement de l'eau et le chariot, tout ceci n'est pourtant que de la nature. C'est une des merveilles de Constable, à quel point il allie la nature et l'art. L'art, le style de ceci, me fait même penser à Claude Lorrain, - dans sa largeur paisible, son sentiment à la fois idyllique et puissant. On peut entrer à la Galerie Nationale dans les dispositions d'esprit les plus revêches, une station de cinq minutes devant le Hay Wain suffit à vous reposer. Quand je nomme Claude Lorrain, entendons-nous bien: il n'y a aucune ressemblance formelle; c'est l'organisme de l'ensemble, c'est l'esprit qui est apparenté. Le fait que là où Claude aurait peint une nymphe, Constable peint une vache, ne concerne qu'une différence toute extérieure. Constable parlait souvent de Claude, qu'il avait vu dans la collection de son ami Beaumont, et s'inspire de son esprit plutôt que des accessoires par lesquels Claude s'exprimait. Le propre de Claude, c'est de dématérialiser, de spiritualiser le paysage, au point d'en faire non telle ou telle réunion d'objets, mais un état d'âme. Je retrouve, c'est paradoxal à dire, quelque chose du même idéalisme chez Constable, et comme les paradoxes sont souvent plus vrais que les banalités, et qu'il ne faut d'ailleurs jamais reculer devant un paradoxe, j'avouerai que Constable me semble au fond plus près de Claude que Turner qui s'ingénia à rivaliser avec Claude en reprenant ses motifs. Constable disait que certain paysage de Poussin était ‘full of religion and moral feeling’. Bazalgette, qui traduisit les souvenirs de Leslie sur Constable, se demande à ce propos: Que peut bien être un paysage moral? | |
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Il n'a évidemment rien compris à la pensée de Constable. Un paysage de Poussin ou de Claude n'est en réalité plus un paysage, c'est un état moral. Devant Claude ou Poussin, nous devons nous faire une âme sans rides, pour pouvoir refléter sa calme beauté. Eh bien, ce qui rapproche Constable de Claude, parfois, c'est cela-même: il déverse de la grandeur, de la noblesse et de la paix dans notre âme. Seulement, il le fait en ne nous donnant que la réalité, et même la réalité coutumière, quotidienne. Il ne nous transporte pas dans un monde différent du monde ordinaire, ou sur une scène de théâtre, parmi les feux de Bengale de Turner. Il ne veut pas tromper nos sens par des illusions, il les plonge au contraire dans la forte et saine réalité, et son idéalisme ne m'en semble que plus riche, plus complet et plus vraiment efficace. 5) Hampstead Heath (Glasgow). Autre aspect de Constable. Il a repris très souvent cette bruyère, ne se lasse pas d'en noter le modelé et les ciels qui roulent sur elle et semblent la respiration même de la terre. Parfois l'ensemble est d'une tonalité argentine, d'autres fois la nature prend un caractère plus agressif, comme dans une esquisse de la collection Chéramy, où le soleil brûle et la terre et l'homme semblent saigner sous la chaleur. La robustesse de ce grand aspect simple de nature nue se sent même dans la reproduction. 6) The Cornfield, 1826 (N.G.) La nature que Constable peint généralement est la nature paisible, cultivée, amie de l'homme. C'est devant des oeuvres comme celle-ci qu'il n'y a plus grand chose à dire, parce que toute la beauté en réside dans la vie des touches de couleur, qui ne font plus qu'un avec la lumière multiple, infiniment | |
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nuancée. Il est certain que les arbres sont impressionnants, même dans cette projection, - on a parlé à propos de Rousseau de la ‘formidable cathédrale des constructions végétatives’. On se rappelle volontiers ce mot ici. Mais ce n'est pourtant qu'à la vue des matériaux mêmes dont ceci est fait, c'est-à-dire ces touches de couleur vive, fractionnée, nerveuse, forme et lumière en même temps, que vous pouvez sentir à quel point Constable réussit à suggérer la force vitale de la nature, le battement du pouls de la nature dans chaque tronc, chaque feuille, et jusque dans le ciel. 7) The Glebe Farm, 1827 (N.G.) (La Ferme dépendant du presbytère). Les mêmes observations peuvent s'appliquer à ce paysage, je n'insiste pas. Et préfère vous montrer deux esquisses, qui sont en réalité des tableaux complets, et qui vous permettront d'apprécier la technique hardie à laquelle Constable recourt dans ses visions les plus intenses. 8) The Spring (Chéramy). C'est le moulin, dit-on, où Constable travailla. Il y en a une petite esquisse plus ancienne à South Kensington. Tout entier exécuté au couteau à palette: le ciel d'orage établi par grandes masses, des lambeaux d'un blanc pur entourés de nuages sombres, un ciel qui à gauche devient de plus en plus bas. Même dans la reproduction et malgré la fougue avec laquelle ceci est enlevé, on distingue la matière du ciel, des arbres et du champ. La terre est d'un grain plus serré que le ciel tout déchiré. Les petites parcelles de couleur donnent l'impression de la terre respirant péniblement par ses pores, et attendant la décharge de l'orage. Les morceaux de terre sont d'un noir de poix, éventrés | |
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par la charrue rouge comme du sang. Les chevaux et l'homme, même le moulin, sont petits dans ce drame imminent de l'orage qui surplombe, qui semble devoir ouvrir la terre plus profondément encore, et règnera bientôt seul sur un monde d'où l'homme sera balayé. L'impression qui reste est celle de ce ciel qui domine tout, la toute-puissance de l'élément qui emplit l'espace. 9) Stoke Church (Chéramy). Dans certaines de ces esquisses, le ciel est peut-être trop matérialisé (dernière période). L'église blanche semble sortir de la masse blanche des nuages, n'être plus qu'une concentration de l'élément sauvage du ciel. Le ton local n'a que des nuances différentielles minimes. Ceci est fait presque tout entier au couteau à palette, la pâte est presque maçonnée en relief, et nous sommes loin de la souplesse de facture de Rubens. Et pourtant ici même, où le pinceau a perdu presque tous ses droits, le brun savoureux bordé de vert du groupe d'arbres, les ombres flottantes, animées dans leurs parties les plus sombres de points rouges, tout cela a encore malgré tout la fluidité de Rubens, alors que la technique menaçait l'oeuvre d'une rigidité bien difficile à éviter. Dans de tels tableaux, l'accentuation du ciel entraînait une accentuation plus forte encore de la terre et l'ensemble devient trop robuste. Mais it est impossible de ne pas l'aimer pour son énergie simple. 10) The Valley Farm (1835) (N.G.) Les dernières années n'apportent rien de neuf. Il me semble même que la technique perd de sa fraîcheur, - certains procédés, le pointillé par ex., semblent employés pour eux-mémes, et non plus comme moyens, - l'usage n'en est plus réglé par une sage économie. | |
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11) Le Cénotaphe 1836 (N.G.) Ceci apparaît peut-être plus encore ici: les pointes brillantes des feuilles deviennent trop le motif même. Le sentiment, où l'on retrouve le côté idyllique et intime, teinté de mélancolie, qui fait la psychologie de certaines des oeuvres les plus attachantes de Constable, me semble pourtant un peu manquer de puissance. Les dernières années de Constable n'ont en somme rien ajouté à ses conquêtes.
Constable mort laisse peu de traces en Angleterre. Il est là un réformateur sans réformés. Mais sur le continent son influence fut considérable. D'abord les Français vinrent en Angleterre. L'Anglais Bonington, ami de Géricault et de Delacroix, fut le principal intermédiaire. Géricault fit le premier le voyage (1821) et à la vue des Constable ne cacha pas son enthousiasme débordant. On en sent l'influence immédiate sur son tableau des courses d'Epsom qui est au Louvre (fraîcheur de couleur et de touche). Le Hay Wain, acheté par un Français, fut exposé au Louvre en 1823. La critique pas très encourageante: on lui sert déjà la plaisanterie de l'éponge trempée dans la couleur et jetée sur la toile. Stendhal déplore l'absence d'idéal. Constable s'en amuse beaucoup: ils savent aussi peu de la nature qu'un cheval de fiacre du pâturage. Mais impression profonde sur quelques artistes. Delacroix, qui commençait précisément à ce moment son Massacre de Scio profite de la division des tons colorés qu'il apprend de Constable. En 1825, il va lui-même en Angleterre et ne ménage pas son admiration au grand paysagiste. Il aime aussi Turner et Bonington, mais son admiration pour | |
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Constable fut la plus durable. A propos du Hay Wain, Delacroix écrivait: ‘Constable dit que la supériorité du vert de ses prairies tient à ce qu'il est un composé d'une multitude de verts différents. Ce qui donne le défaut d'intensité et de vie à la verdure du commun des paysages, c'est qu'ils la font ordinairement d'une teinte uniforme... Ce qu'il dit ici du vert des prairies peut s'appliquer à tous les autres tons.’ Vous voyez ici que l'esprit même de la technique de Delacroix fut singulièrement fécondé par Constable. Et ceci revient à dire que Constable est en quelque sorte le père de la peinture moderne. La grande école de paysage français procède en dernière analyse de lui. Le premier qui s'en inspira fut Paul Huet, vers 1830; il était lié depuis 1822 avec Géricault et Bonington. Théodore Rousseau expose en 1831 le premier résultat de ses études de la nature, il avait alors 19 ans, mais l'année suivante il voit Constable et subit aussitôt son influence, ainsi qu'on pouvait le constater dans le paysage de la collection Van Eeghen qui faisait encore partie il y a peu d'années du musée communal d'Amsterdam. Mais c'est surtout Daubigny, le plus jeune de cette pléïade, qui reprend Constable au point de vue de la liberté de la brosse. On peut dire que l'art de Daubigny a consisté à développer les esquisses de Constable, et c'est encore le programme de Constable qui est à la base même de l'impressionnisme de Monet et de Manet. Et ceci revient à affirmer en fin de compte qu'il n'y a pas eu, au XIXe siècle, en Europe, de peinture vraiment sérieuse qui ne soit rattachée par quelque lien à Constable. Mesdames et Messieurs, j'avais commencé par vous | |
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certifier, en toute bonne foi, que je n'avais rien à dire. Vous voyez comme il faut se défier de moi: malgré tout, j'ai bavardé au delà de toute mesure. Je vous prie de m'en excuser et je vous remercie de la bienveillance que vous avez mise à me suivre.
1914 |
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