Verzameld werk. Deel 4
(1955)–August Vermeylen– Auteursrechtelijk beschermdIPermettez-moi de vous dire tout d'abord combien je suis reconnaissant à la direction de cet Institut de me donner une fois de plus l'occasion, si agréable pour moi, de me retrouver dans ce milieu de large compréhension internationale. L'art est une des manifestations où s'affirme de la façon la plus nette, la plus tangible, la collaboration des peuples à un idéal commun. Et ceci est d'autant plus significatif, que l'art ne se nourrit pas avant tout d'idées clairement définies, mais qu'il exprime ce qui se passe obscurément au fond des âmes, les aspirations latentes, les volontés de l'inconscient. Il m'a été donné, les années précédentes, de montrer l'unité de l'art européen, dont l'évolution totale semble l'oeuvre d'un seul esprit, comme Goethe le disait de | |
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la littérature, esprit qui se manifeste tantôt ici, tantôt là, de la façon la plus complète et la plus typique, mais auquel toutes les provinces de l'Europe, quand elles sont à peu près au même stade de civilisation, participent également. J'ajoutais cependant que ce caractère international de l'art n'acquiert toute sa signification, que lorsqu'il est dû à une conjonction de nationalismes. C'est à dire, que le concert n'a toute sa plénitude symphonique que lorsque chaque nationalité y apporte ses qualités propres. Quand un peuple développe sa nature essentielle et foncière, c'est alors seulement que sa production a quelque intérêt, et qu'il enrichit vraiment le patrimoine de la communauté européenne. L'international suppose le national. Aujourd'hui, je puis illustrer cette thèse par un exemple bien délimité, que nous pourrons examiner un peu à loisir. Rembrandt, génie en qui l'esprit universel a trouvé une de ses expressions les plus fortes et les plus hautes, manifestation synthétique au même degré que Shakespeare et Beethoven. Mais en même temps, si Rembrandt a su devenir cette illustration éminente de l'âme moderne dans la peinture, c'est par son originalité même, c'est en restant fidèle à ce qu'il était au fond, c'est qu'il était enraciné dans son sol, dans son peuple, c'est qu'il tirait de là sa sève la plus riche. Rembrandt, phénomène international, non seulement par son ampleur et par son influence, mais même par ses origines. Comme il était intensément soi-même, il n'avait pas à craindre les influences extérieures. Il ne se confinait pas dans son milieu hollandais, il regardait au-delà des frontières, il a tiré profit des leçons de la | |
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peinture italienne et de la peinture flamande, il s'est même inspiré parfois de miniatures persanes. Mais ces influences, il en restait le maître, il se les assimilait, il les convertissait en son style à lui. C'est ce qui lui donna d'être le résumé d'une époque. Rembrandt se rattache au mouvement international de la peinture du commencement du 17e siècle et surtout à la peinture italienne, d'où ce mouvement était principalement parti. On n'a peut-être pas assez remarqué que, dans tous les domaines, l'époque où se forma Rembrandt, est prodigieuse. C'est celle des drames les plus profonds de Shakespeare, celle du Don Quichotte de Cervantes (1547-1616). C'est celle aussi des forces spirituelles qui allaient exercer l'action rénovatrice la plus originale sur les temps modernes, je veux dire la science expérimentale de la nature telle qu'elle date de Galilée (1564-1642), la philosophie rationnelle telle qu'elle date de Descartes (1596-1650), la musique instrumentale telle qu'elle date de Monteverde (1567-1643). Or, c'est aussi l'époque qui voit le triomphe de la transformation la plus radicale dans l'art de la peinture, et proprement la naissance de la peinture moderne. Cette transformation, préparée surtout par les Vénitiens dès le 16e siècle, mais qui règne victorieusement avec Rubens, Velasquez et Rembrandt, c'est celle qui dans le rendu des choses substitue à la forme plastique l'aspect optique. La peinture de la haute Renaissance se rattachait encore en quelque sorte à la sculpture, en ce sens qu'elle s'exprimait surtout par la ligne qui définit les volumes et traduisait des objets le volume tel que nous savons qu'il est parce que | |
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nous l'avons palpé. La peinture nouvelle au contraire, celle qu'on a appelée la peinture baroque (sans donner à ce mot le moindre sens désobligeant), la peinture nouvelle est purement picturale, ne s'exprime plus que par les moyens qui lui sont strictement propres, en ce sens qu'elle utilise non plus la ligne, mais les taches de couleur, pour ne plus rendre les choses telles que nous avons appris à les connaître par le toucher, mais plutôt leur apparence, telle que la reçoit notre rétine. L'équilibre de la composition n'est plus alors basé sur des combinaisons de lignes, mais sur des accords d'ombre et de lumière, soit que ces accords procèdent d'un éclairage où baignent les corps, soit qu'ils procèdent de la valeur des tons colorés, c'est-à-dire de la quantité de clair ou d'obscur que contiennent les diverses couleurs mêmes. Le résultat, c'est que le tableau n'est plus un ensemble de volumes délimités par des lignes et coordonnés, mais que les transitions infinies des tons lumineux qui remplacent la ligne nette est essentiellement du mouvement. Pour parler le langage aristotélicien, je dirais que la haute Renaissance voyait les choses sous la catégorie de l'être, tandis que la peinture baroque les voit dans leurs apparences mouvantes, sous la catégorie du devenir. Et vous comprenez alors en quoi cette conception de la peinture, au 17e siècle, répond à la conception moderne de la vie elle-même, et pourquoi, dans la formation spirituelle de notre âge, les noms de Rubens, Velasquez et Rembrandt peuvent figurer à côté de ceux de Monteverde, de Descartes et de Galilée. Voilà, en gros, et ceci à titre d'orientation générale, car je compte tout à l'heure commenter quelques exemples | |
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précis, voilà l'aspect international de Rembrandt. Mais encore une fois, si le monument de son art a pu s'élever si haut, c'est que la base était un terrain national extraordinairement ferme. Et ceci me permet de vous donner quelques indications sur le milieu où se déploya Rembrandt. La Hollande de Rembrandt, c'est à mon sens le théâtre de la civilisation la plus riche de l'époque. Nulle nation n'offre alors le spectacle d'une activité aussi formidable dans tous les domaines à la fois: esprit d'entreprise le plus audacieux, conquêtes coloniales, expansion commerciale, organisation politique d'esprit républicain, tolérance, respect de la personnalité humaine, c'est la Hollande où vivaient Descartes et Spinoza, c'est aussi la Hollande de Vondel et Bredero, de Grotius, de Christiaan Huyghens, celle qui brillait au premier rang pour l'extrême fécondité intellectuelle, dans le mouvement de la science comme dans celui de la littérature et de l'art, et dont la tête, Amsterdam, était la vraie Cosmopolis de ce temps-là. Ce qui est remarquable dans cette puissante république bourgeoise, c'est que cette floraison touffue n'est pas due à l'activité d'une classe, mais semble produite par le peuple tout entier, toute la société semble animée par des forces surgies des couches les plus profondes. Et c'est ce qui explique l'exceptionnelle ampleur et l'exceptionnelle variété de l'art hollandais au 17e siècle. La production est plus considérable qu'ailleurs. Nul pays n'offre alors en un demi-siècle un bouquet de noms comme Frans Hals, Seghers, Van Goyen, Ruysdael, Cuyp, Potter, Hobbema, Van Ostade, Terborgh, Jan | |
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Steen, Pieter de Hooch, Vermeer de Delft, pour ne citer que les plus grands. Cependant, ce n'est pas Rembrandt qui me paraît représenter le mieux les côtés caractéristiques de l'art hollandais de ce temps. L'art hollandais était un art de bourgeois commerçants, d'esprit très positif. Art de réalisme et de simplicité. Le calvinisme règnait: pas d'églises à orner comme dans les Pays-Bas du Sud où Rubens pouvait déployer son lyrisme décoratif et somptueux. Ni académisme, ni art d'idées. Pas de monarque, ni de cour: art démocratique, où le bourgeois veut pour les chambres qu'il habite son portrait, le portrait des paysages de son pays, le portrait de la vie sociale qui l'entoure. De ce réalisme-là, la plus haute expression n'est pas Rembrandt, c'est Vermeer de Delft, l'un des peintres les plus miraculeux qui soient, celui qui plus que tout autre a rendu cette réalité avec tant d'amour attentif, délicat, recueilli, l'a tellement imprégnée de la lumière limpide et tranquille et du bonheur serein qu'il y avait dans son âme, qu'il a fait de cette réalité vraie une chose de l'âme, et qu'il n'est peut-être pas d'artiste au monde qui ait jamais donné de façon plus grande et plus subtile cette transfiguration en pure beauté des choses simples et journalières. Mais si Vermeer est l'expression suprême des tendances propres à l'art hollandais, Rembrandt déborde cet art hollandais de toute l'envergure de son âme. Rembrandt est très hollandais en ce sens qu'il est fort réaliste, mais il n'est plus si hollandais quand il enveloppe cette réalité de mystère et de rêve. Il tient à son pays et à son temps par toutes ses racines, mais son art | |
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se développe bien au-dessus de l'esprit de son pays et de son temps. Vermeer est la perfection, la pure beauté dans un domaine assez restreint. On n'imagine pas qu'il pourrait transfigurer le spectacle de la douleur, du désespoir, de la mort, tout ce qui fait le drame intérieur, le tragique de la vie. Il écarte de lui tout ce qui pourrait blesser son goût de sagesse claire et calme. Rembrandt, au contraire, n'est limité par rien: il ne veut pas réduire la réalité à ce qu'on appelle communément la beauté, il veut la totalité de la vie. Nos sensations esthétiques impliquent deux concepts parfois fort différents: le concept de beauté et le concept de vie. La beauté émeut l'âme par les jouissances de nos sens. Mais une oeuvre peut aussi nous communiquer presque directement, au centre même de nos énergies, une impression de vie accrue, de mouvement, de rythme vital. La beauté s'adresse à notre sens de la mesure, de l'ordre, de l'harmonie; ce que l'idée de vie réalise dans l'oeuvre d'art s'adresse à notre être émotif, à notre sens de l'action, du drame dans l'âme humaine. L'idée de beauée recherche un accord parfait, l'idée de vie recherche l'expression. C'est par là que Rembrandt représente, au-delà de l'esprit spécifiquement hollandais de son temps, bien plutôt, de façon plus générale, l'esprit du Nord, opposé à l'esprit latin. Sans exagérer la différence, on peut dire que les oeuvres les plus significatives de l'esprit latin supposent qu'à l'image de la réalité préexiste une certaine conception de la forme ordonnée et belle, à quoi s'adapte cette image de la réalité. Tandis que dans les | |
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oeuvres les plus significatives de l'esprit du Nord, p.e. en littérature chez Shakespeare on chez Dostojevsky, cette idée préexistante de la forme est absente, la réalité crue agit en l'homme, et la forme est créée par l'intérieur, par le mouvement émotif. Sous ce rapport, Rembrandt a été le grand libérateur en peinture. Il a profité des leçons de l'art italien, mais son oeuvre est exactement le contraire de l'art italien, comme de tout art dit classique. Contrairement à l'usage, il n'a pas fait le voyage d'Italie, et en montrant le bric-à-brac d'étoffes, de défroques et d'objets bizarres qui encombrait son atelier, il disait: ‘Voilà mes antiques!’ Il ne cherche pas l'harmonie des formes pures, il veut exprimer la vie, qui modèle elle-même ses formes infiniment diversifiées. Mais plus que nul autre peintre de son temps, il a voulu, de la réalité, exprimer avant tout le contenu spirituel. Il est épris de la réalité, nue, brute, parce qu'elle est la vie, mais cette réalité, cette nature, il la voit toujours en fonction de quelque chose d'autre essence que cette réalité, en fonction du mystère partout présent, en fonction du rêve qui agrandit les choses par le pressentiment du mystère. C'est à cet effet surtout qu'il a utilisé toute la magie de la lumière, et ce clair-obscur dont il a fait un moyen d'expression comparable à la musique, et que j'essaierai bientôt d'expliquer plus précisément. On a pu appeler Rembrandt un réaliste mystique, et c'est peut-être le mot qui le définit le mieux. Evidemment, c'est un caractère qui se développe au long de sa carrière. Nous ne le saisirons bien qu'à partir de sa maturité. Je vous donne là une synthèse | |
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rapide. Il s'agit maintenant de suivre la genèse de cet art, de l'étudier dans son évolution. Je voudrais surtout laisser parler les oeuvres mêmes, me contenter de commenter quelques examples typiques. Je n'ai pas l'intention de vous en montrer un grand nombre: le temps nous est mesuré, et une oeuvre d'art ne doit pas être regardée trop rapidement. Je ne m'attacherai aux détails biographiques que lorsqu'ils contribuent à expliquer une oeuvre, c'est-à-dire très rarement. Je voudrais surtout vous aider à vous introduire dans l'esprit de l'art de Rembrandt. Quelques oeuvres choisies, considérées sans hâte, seront à ce sujet plus utiles qu'un grand nombre de projections. C'est pour cette raison que je me limiterai aux tableaux, en négligeant cette partie considérable de l'oeuvre rembranesque, les gravures et les dessins. Dans cette première conférence, je voudrais examiner avec vous quelques tableaux de Rembrandt qui appartiennent à sa période de formation, de 1626 à 1636, c'est-à-dire puisqu'il est né à Leyde en 1606, de sa vingtième à sa trentième année. Après quelques courtes années d'apprentissage à Amsterdam, il est revenu à Leyde et c'est là qu'il produit ses premières oeuvres marquantes. Ces oeuvres se rattachent très nettement à ce courant de la peinture italienne illustré par Caravage et à ses disciples hollandais. 1. Caravage, Mise au tombeau, Vatican. L'art de Caravage se caractérise par un réalisme systématique et la violence de l'expression dramatique, laquelle est accentuée par des contrastes brusques de lumière vive et d'ombre opaque, l'atmosphère d'une cave où tombe subitement | |
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un éclairage artificiel. Ces trois éléments, réalisme, mouvenent dramatique, langage de l'ombre et de la lumière, vous les retrouverez chez Rembrandt. Les types de cette Mise au tombeau ont été pris à la rue, les saintes femmes sortent du faubourg populaire du Trastevere. Geste pathétique des bras levés de la Madeleine. Mais tout cela sent un peu le tableau vivant, parce qu'en somme cette peinture tient encore du hautrelief. Remarquez que ces oppositions d'ombre et de lumière, d'où sortira le clair-obscur de Rembrandt, n'ont pas seulement pour but d'intensifier l'expression dramatique (voyez la main de la Vierge), mais aussi de servir le modèle sculptural des corps. Les ombres sont attachées aux volumes, elles n'existent qu'en fonction des masses. Ce caractère plastique des formes reste un souvenir de la haute Renaissance. 2. Caravage, Reniement de Saint Pierre, Vatican. Même façon de concevoir les scènes religieuses. 3. Caravage, Jeunes lansquenets jouant aux cartes, Dresde. J'ajoute que ces procédés, Caravage ne les applique pas seulement aux scènes traditionnelles, mais qu'il innove aussi dans le sens du naturalisme en traitant certains de ces sujets de la vie familière, qui seraient repris si souvent dans la peinture hollaindaise. 4. Caravage, Homme au fiasco, Carlsruhe. Ressemble fort à des types de Frans Hals, du moins comme sujet et pour l'esprit dans lequel il est traité, - la technique picturale de Hals est évidemment très différente. 5. Honthorst, Sainte Famille avec anges, Florence. Un des imitateurs hollandais de Caravage, né en 1590, revient au pays en 1623. C'est exactement la même | |
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façon de composer et de modeler avec de la lumière. Et de même que Caravage, Honthorst (Gérard de la Nuit) applique ce procédé à des scènes vulgaires. 6. Honthorst, Le dentiste, Dresde. De sorte qu'il n'y a en somme pas de différence appréciable entre ces scènes vulgaires relevées dans la manière naturaliste. Un motif courant, c'est la chandelle éclairant le sujet de façon pittoresque, tandis que la main qui protège la flamme fait un écran d'ombre. 7. Rembrandt, Changeur, Berlin, 1627. A ses débuts, Rembrandt imite consciencieusement ces effets, et vous trouvez chez ce Changeur le même motif de la chandelle protégée de la main et éclairant vivement le centre du tableau. OEuvre d'une technique très serrée et prudente, Rembrandt ne cherche nullement à faire original, il nous apparaît plutôt comme un bon élève bien appliqué. Toutes ces premières oeuvres exécutées à Leyde, témoignent du même souci d'étude, du même effort attentif. Tout est traité dans la manière d'une naturemorte, genre spécialement en vogue à Leyde à cette époque. Le jeune peintre recherche les motifs où le caractère est fortement inscrit, tête ridée de vieillard, fouillis romantique de livres, liasses et paperasses, auquel (bien romantique cela aussi) il communique un mouvement inquiet: toutes les feuilles se recroquevillent et s'agitent. Ce n'est là qu'un point de départ, la personnalité ne perce pas encore; ce réalisme, qui se nourrira bientôt de l'amour de toute vie, n'est encore que goût du pittoresque; le clair-obscur à la Honthorst, avec source de lumière indiquée, n'est toujours qu'un moyen de faire valoir le modèle des volumes, non pas encore | |
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l'élément musical de la peinture, qui doit exprimer l'incorporel. 8. La trahison de Samson, Berlin, de l'année suivante (1628), nous montre déjà plus de souplesse dans les jeux de l'ombre. La composition est basée sur des recettes italiennes: disposition triangulaire, ordonnance construite sur des diagonales, l'une dominante formée par le corps de Samson et le Philistin qui s'approche, l'autre par Dalila et la tenture, tandis que l'oeil est mené de l'avant-plan vers le fond. 9. Disciples à Emmaüs, Paris, André, v. 1629. Mais voici soudain une audace où s'annonce déjà le grand maître. Variant sans cesse ses procédés de composition par la lumière, il abandonne ici les figures claires sur fond sombre, pour donner une éloquence singulière à des figures sombres sur fond clair. Pour la première fois, la lumière est le langage du miracle. Ou plutôt il y a deux sources de lumière, l'une naturelle, dans le fond, où une vieille femme s'occupe près de son feu, l'autre surnaturelle, émanant du Dieu tout à coup transfiguré, et nous voyons vraiment la transfiguration s'opérer, le corps devient immatériel. La composition est d'une simplicité savante: l'axe central qui sépare l'ombre de la lumière fortement marqué par les diagonales divergentes et superposées des deux pèlerins, la colonne et le sac suspendu; un rappel de flamme dans les ténèbres de gauche, et à droite, dans la lumière subite d'une révélation, la ligne monumentale, le profil grandiose du Christ, continuant dans la direction du pèlerin agenouillé. Pour la première fois, c'est le vrai Rembrandt qui se dégage, dans cette alliance d'un réalisme direct avec la | |
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magie du suprasensible. Et cela, l'essentiel du drame, c'est la lumière qui l'exprime. 10. Présentation au Temple, La Haye, 1631. Un premier point culminant, synthèse de beaucoup de tentatives antérieures. Ici, la lumière sert à la fois à manifester le miracle, à agrandir la scène par le décor d'une architecture vaguement gothique mais qui évoque dans son mystère somptueux des temples orientaux, et à réaliser la sensation de l'espace en profondeur. Cette lumière se concentre sur le groupe principal, mais au lieu de produire une opposition violente de clair et d'obscur, elle pénètre toute l'atmosphere, s'irradie doucement, rend l'espace sensible, va briller en reflets fugitifs sur les ornements dans la pénombre. La composition est solidement construite, le sujet encadré de la verticale du grand-prêtre soutenue encore par un pilier, et la verticale du personnage assis à droite, prolongée très haut par l'énorme baldaquin, tandis que le groupe central est accentué par le premier pilier. Là-dedans s'ordonnent des directions diagonales, l'une marquée par le sommet du baldaquin et la fuite perspective rapide des arcs qui s'enfoncent vers l'arrière-plan. Cette direction diagonale en profondeur, l'oeil est encore obligé de la suivre à cause de la bande de lumière qui part de l'homme assis dans l'angle de droite. L'autre diagonale est donnée par la main si expressive du grand-prêtre, le vieux Siméon portant l'Enfant Jésus, rejeté en arrière et tout illuminé, et la foule qui s'étage sur les degrés du trône. Le groupe central est un peu reculé au centre sur une plate-forme et semble une fleur de lumière qui envoie ses rayons tout autour d'elle, en modulations diversifiées. | |
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Orchestration riche et délicate qui s'accompagne d'un coloris à l'éclat précieux. Tout Rembrandt se découvre déjà dans cette imagination picturale, qui n'exclut pas le réalisme de personnages populaires et, l'ajoute encore, dans la finesse de pénétration psychologique. A ce moment, Rembrandt a 25 ans, les années d'apprentissage sont terminées, les souvenirs de l'école italianisante ont disparu. Le jeune peintre va alors se fixer à Amsterdam, où il passera sa vie. La grande ville cosmopolite de l'époque, avec son port ouvert sur le monde, où affluaient ces objets orientaux, étoffes et parures exotiques dont Rembrandt encombrait son atelier, - ville, en tout cas, où sa curiosité sans cesse en éveil trouvait un aliment suffisant. Il y est bientôt acclamé comme un maître, il y travaille avec une ardeur acharnée, les commandes, spécialement les commandes der portraits, se multiplient, il est le portraitiste à la mode, sans pourtant se plier à la mode. L'art du portrait devait avoir sur lui une excellente influence: il ne permet par les écarts d'imagination, il force à traiter le morceau d'une façon positive, serrée. Ces portraits, Rembrandt les présente dans la lumière ordinaire, s'appliquant à discerner l'expression psychologique, à faire d'un visage le résumé d'une vie. 11. Leçon d'anatomie, La Haye, 1632. Le tableau qui à Amsterdam consacre sa célébrité. Le portrait en groupe était une ancienne tradition spécialement hollandaise. Ici, c'est le professeur d'anatomie Tulp au milieu de ses élèves. Rembrandt le montre dans l'action, faisant sa leçon à la table de dissection. Pour établir la composition, Rembrandt est encore une fois parti du problème | |
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du clair-obscur, qui le préoccupait: relation du cadavre éclairé aux vêtements sombres qui l'entourent. Ce cadavre, placé un peu obliquement, est à la base de la construction. Le professeur, isolé, domine, tout en étant rattaché au groupe. A sa droite, quatre têtes étagées en triangle, ce triangle s'appuyant sur un profil à l'avantplan, qui fait pendant au professeur, tandis que la symétrie trop géométrique est corrigée par un second profit à gauche, et la tête qui établit le raccord entre le sommet du triangle et le docteur Tulp. Les expressions sont contrastées. L'attention la plus concentrée dans les deux têtes immédiatement derrière le cadavre, l'un suivant la démonstration, l'autre semblant méditer les paroles du professeur. Le troisième au-dessus d'eux compare avec la planche anatomique du livre ouvert. Mais tout est subordonné au cadavre et au personnage principal, qui est le centre spirituel du tableau. J'ai l'impression que cette oeuvre est fort surfaite. Elle manque de ce génie hardi qui distingue Rembrandt, il semble qu'ici il n'ait pas osé se laisser aller, la composition a quelque chose de doctrinaire. Mais l'important, c'est cette distribution de la lumière, qui donne à la scène un accent solennel, qui l'agrandit d'une signification supérieure, qui enveloppe une action ordinaire d'une atmosphère inoubliable. Et les figures ont quelque chose de vif et d'estompé à la fois, elles sont modelées par l'intérieur, elles ont cette vie particulière que Rembrandt découvre sous les surfaces de la réalité. 12. Philosophe, Louvre, 1633. Ces nombreuses commandes de portraits n'empêchent pas Rembrandt de s'abandonner à sa fantaisie créatrice. C'est toujours la poésie | |
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de la lumière qu'il poursuit, et dans le Philosophe du Louvre, cette lumière a vraiment pour fonction de dégager la signification spirituelle des choses. Les rayons ambrés se déversent de la fenêtre, vont éclairer les recoins de cet intérieur à la fois si grand et si intime qu'envahit l'obscurité du soir. Une femme attise le feu dans l'âtre. L'escalier tournant semble monter sans fin. Les lueurs attiédies, apaisées du couchant illuminent le front du vieillard en méditation. C'est l'âme même de cet espèce de Faust que la lumière exprime. 13. Saskia, Cassel, v. 1633-34. Mais je ne peux pas vous donner une idée de l'extraordinaire diversité qui règne dans l'oeuvre de ces années. Rembrandt est possédé par une fièvre de travail. Il va bientôt épouser, en 1634, une jeune fille de la bonne bourgeoisie, Saskia van Uylenburgh, qui lui servira souvent de modèle, et que voici, tenant la fleur de romarin, emblême des fiançailles. Il aime à l'orner des costumes les plus riches, des parures les plus précieuses. Elle n'était pas particulièrement jolie, mais Rembrandt la dote de tous les prestiges d'une couleur aux éclats harmonieusement assourdis. L'ensemble est d'une délicatesse pleine de sensibilité, on sent le mouvement gracieux de la figure par contraste avec le lourd manteau et les manches tombantes. L'expression est d'une noblesse un peu réservée et d'une grande séduction poétique. Il émane de ce profil une lumière étrange et douce d'une pureté qui ne manque pourtant pas de chaleur, et qui situe cette jeune femme dans une sphère différente de la nôtre. Il s'en dégage comme le rêve d'un bonheur à la fois intime et somptueux. | |
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14. Portrait du peintre, La Haye, v. 1634-45. Voici le peintre lui-même, avec ce goût très style baroque qu'il avait alors des accoutrements pittoresques et des contours tourmentés. Remarquez de même le mouvement dans la pose, assez caractéristique de ces années-là. Plus tard, il saura être infiniment plus simple. Mais l'expression est d'une décision, d'une fermeté, qui s'imposent, avec ce regard catégorique, et les lèvres ont le pli amer d'un homme habitué à confronter sa vie intérieure au spectacle du monde. 15. Descente de Croix, Munich, 1633. Elle procède assez nettement de celle de Rubens, qu'il a dû connaître par la gravure. Comme sa jeunesse était encore emportée dans le sillage du style baroque, il est naturel qu'à cette époque il ait parfois regardé du côté de la peinture flamande, plus pénétrée d'influences italiennes, de même que certains de ses portraits rappellent alors le grand style décoratif de Van Dyck. Mais il est d'autant plus remarquable qu'en s'appuyant sur Rubens, son oeuvre respire pourtant un esprit totalement différent, ef son originalité n'en saute que mieux aux yeux. Comme il le fait souvent, Rembrandt donne dans l'economie du tableau un accent tout spécial à une figure accessoire, Joseph d'Arimathée, par où il s'écarte des compositions classiques. Mais la différence éclate surtout dans ce naturalisme familier que Rembrandt introduit dans ses scènes religieuses. Rubens obéit à une conception idéale, italienne: le nu héroïque de son Christ semble encore triompher dans la mort. Mais le Christ de Rembrandt c'est toujours le Christ des pauvres. Rembrandt ne cherche qu'à rendre le drame tel qu'il a dû réellement se | |
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passer. Tous les gestes sont vrais, exigés par le mécanisme de l'action autour de ce corps qu'on a détaché, qui glisse dans ce drap. C'est cela qui détermine l'organisation du tableau, et non pas un schéma idéal. Aucune beauté de forme dans ce misérable corps humain qui s'abandonne, qui s'affale. 16. Capture de Samson, Francfort. 1636. Une oeuvre d'un caractère presque exceptionnel, mais typique comme expression extrême de ce romantisme violent auquel se livre parfois le jeune Rembrandt, de ce goût du baroque poussé jusqu'au mouvement forcené, à cette époque de son Sturm und Drang qui cherche dans toutes les directions. A côté de cet épisode sanglant, combien le Samson et Dalila de 8 ans auparavant paraît timide! Ici, c'est le moment le plus atroce du drame qui est représenté: Samson est aveuglé par les Philistins. Le géant écumant a été terrassé, l'adversaire que Samson a entraîné dans sa chute l'enserre de ses bras, un autre enchaîne son poignet droit, un troisième lui enfonce un poignard dans l'oeil. C'est un enchevêtrement fou dans un paroxysme de lutte où Samson se tord et crispe les pieds de douleur. Comme pendant, la figure fantastique du guerrier à la hallebarde. Dalila fuit vers l'entrée de la tente, en agitant la chevelure coupée de Samson comme un trophée de victoire et en jetant encore un regard en arrière vers sa victime. Drame d'une passion presque bestiale. Il semble que Rembrandt ait voulu dépasser le mouvement des scènes de supplice chez Rubens. Mais, encore une fois, l'héroîsme rubénien a fait place à un naturalisme outrancier et, encore une fois, ce naturalisme est magnifié par la lumière, ce flot de clarté | |
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qui frôle Dalila, se concentre sur Samson, et dans lequel les formes les plus éclairées perdent leur contour défini, où les couleurs ardentes chantent au diapason le plus élevé. Mais cette expansion formidable de force, cette oeuvre brutale comme un cri, semble l'avoir calmé. Et en cette même année, la trentième de sa vie, il peint: 17. Danaé, Leningrad, 1636. La première oeuvre de Rembrandt que je considère comme un chef d'oeuvre absolu, celle en tout cas où sa maîtrise s'affirme de la façon la plus décisive, celle qui ouvre sa période de pleine maturité. Désormais, Rembrandt sera le souverain de son empire à lui. C'est maintenant que nous pourrons lui demander le secret de l'art qui lui appartient en propre. Mais cela, si vous le voulez bien, ce sera le sujet de la conférence de demain. | |
IINous avons suivi Rembrandt pendant sa période de formation. Il a 30 ans en 1636. Les années d'étude attentive et scrupuleuse lui ont donné la maîtrise. Son génie visionnaire a désormais à sa disposition des moyens d'expression assouplis et dociles. On ne remarque plus aucune timidité, son métier a acquis une étonnante largeur. Il crée de son propre fond, on ne sent plus d'influences étrangères. Il vit à Amsterdam, à ce moment-là le plus actif centre artistique et l'un des plus grands foyers intellectuels. Il y est considéré comme le maître par excellence. De plus, marié, riche, il n'est plus lié | |
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à une production déterminée, il est libre de suivre son génie, et il peut amasser autour de lui ces collections d'art et d'objets exotiques qui perpétuent un rêve oriental dans sa maison. Libre, Rembrandt ne s'abandonne pas à la fantaisie désordonnée. Au contraire, son romantisme mouvementé s'élimine, les souvenirs du Sturm und Drang disparaissent, le calme s'établit dans la conception et la composition des oeuvres. C'est cette période que l'on peut appeler-classique, si l'on entend par là que l'artiste, maître de tous ses moyens, se sent dans la plénitude de sa maturiteé et réalise dans son art cette harmonie qui est dans son âme. Ce que l'on constate alors, c'est que Rembrandt abandonne les effets surprenants un peu extérieurs et où l'on sent le dessein de frapper le spectateur. Au contraire, il répudie l'accidentel, il recherche toujours plus profondément ce qui le rattache à tous les hommes et à la vie, il s'intéresse passionnément au mystère de la vie et à l'âme humaine, et ce que je vous disais de certains portraits est vrai de toute sa production: elle est toujours modelée par l'intérieur. Richard Wagner, dans une lettre à son ami Röckel, parle quelque part d'un sixième sens, le ‘sens humain’: chez Rembrandt, quoiqu'en vrai peintre il jouisse plus que quiconque de la forme et de la couleur, tous les autres sens sont dirigés par ce sens humain. Il ne m'est pas possible de vous faire voir la variété extraordinaire de son art à cette époque, - variété de sentiment, variété des préoccupations artistiques. Comme Shakespeare, il veut recréer tout un monde. Mais cette | |
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diversité se ramène à une unité foncière qui est l'âme de Rembrandt, et que nous devons essayer d'approcher. Le caractère le plus général de Rembrandt, je vous l'ai déjà dit, c'est d'être un réaliste mystique, c'est-à-dire de ne voir la spiritualité que dans le réel, mais aussi de ne voir le réel qu'en fonction de sa signification spirituelle. Mais voyons comment il réalise cette vision des choses dans sa vision artistique. Son moyen d'expression par excellence, c'est ce qu'on a appelé le clair-obscur. Le clair-obscur est chez Rembrandt l'atmosphère même de l'oeuvre, c'est-à-dire ce qu'elle a de plus important. Il devient chez Rembrandt quelque chose de très spécial, de particulièrement rembranesque. C'est le dernier mot de cet art qui faisait jouer aux contrastes des ombres et des lumières un rôle prépondérant dans la composition. Rembrandt réduit toute sa vision à de l'ombre et de la lumière: il assourdit, neutralise les tons locaux, les couleurs réelles des objets, pour composer des poèmes faits presque uniquement de clarté et d'obscurité. C'est du moins ce qu'il fait généralement. Il avait dans sa première période le goût de la couleur pour elle-même, puis il le soumet à sa poétique du clair-obscur qui absorbe et supprime presque l'élément couleur; mais cet élément couleur reparaîtra encore à deux moments, vers 1640-42, c'est-à-dire à l'époque de la Ronde de Nuit, puis encore une fois (20 ans après) dans les toutes dernières années de sa vie. Le clair-obscur est donc, dans la plus grande partie de son oeuvre, son mode d'expression essentiel. Si nous voulons en saisir la nature originale, nous dirons que ce | |
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n'est plus le dualisme de l'ombre et de la lumière, comme chez Caravage, mais une union mystérieuse des deux, l'ombre luttant avec la lumière, la lumière éclairant l'ombre, les deux se combinant en des gammes qui comprennent tous les degrés du jour à la nuit, mais les deux se compénétrant et formant une substance unique, laquelle constitue l'atmosphère même de l'oeuvre, parce que, ceci est important, elle ne sert plus à exprimer le modèle, la forme, mais à exprimer des valeurs spirituelles. Le clair-obscur joue des rôles complexes chez Rembrandt: il est parfois le champ de résonance d'une note de couleur, par où il obtient une orchestration, un jeu de valeurs puissant et sublimement nuancé, - le clairobscur peut servir aussi à laisser certaines parties dans l'ombre, à en mettre d'autres en clarté, et au lieu d'accuser la forme plastique totale, de réduire plutôt la réalité à ses aspects les plus caractéristiques. Mais sa fonction la plus générale chez Rembrandt est d'être proprement un accompagnement, qui, de même que la musique, transpose les choses en une atmosphère d'âme et en dégage pour l'esprit une autre signification que celle de l'objet vu seulement par nos yeux de chair. Et de plus, il constitue l'unité même de l'oeuvre. A cet effet, Rembrandt affectionne surtout un ton d'or roussâtre, la lumière du soir, plus calme et plus spirituelle que toute autre. Ce qui fait la vie intime d'une oeuvre de Rembrandt, c'est donc les relations entre les formes qui expriment la réalité, et cette orchestration d'ombre et de lumière qui est un élément spirituel. | |
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La réalité chez Rembrandt ne se présente jamais sans cette atmosphère immatérielle. Elle nous fait sentir la relativité de chaque chose prise isolément, chaque chose étant relative par rapport au principe de l'être, de la vie, par rapport au divin. Elle nous fait sentir en même temps le rapport secret des choses entre elles et avec notre âme, toutes choses étant liées entre elles par ce principe de l'être ou de la vie. Le clair-obscur de Rembrandt, c'est donc le moyen de saisir le monde physique dans son unité métaphysique. C'est une révélation du Logos. Comme on discutait sur le vrai sujet de la Ronde de Nuit, un écrivain hollandais a dit: ‘Le vrai sujet de la Ronde de Nuit, c'est la parole divine: Fiat lux! Que la lumière soit!’ L'impression de cet art de Rembrandt est si pénétrante, parce que sa vision métaphysique n'est pas celle d'un rêveur vague, qui voit en flou, mais celle d'un homme qui a le sens le plus aigu de la réalité. Aucune réalité ne lui semble indigne de compréhension et d'amour. Ceci encore contribue à la variété de son oeuvre: il a tout compris, le charme des classes aristocratiques, la grâce indéfinissable de la femme, l'enfant, tout, et la populace, qu'il aime aussi parce qu'elle est nature, simple, et parce qu'elle souffre, humiliée par le sort. Il la transfigure rien qu'en la montrant telle qu'elle est, mais saisie par son ‘sens humain’. C'est par là que, comme Schubert, il pourrait mettre en musique un acte de notaire. Il est à la fois le plus réaliste et le plus visionnaire des peintres: la réalité est toujours visionnaire, la vision est toujours réelle. Il ‘atteste l'authenticité du miracle’: la convention du clair-obscur cesse d'en | |
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être une: nous croyons à cette autre vie que suppose le sentiment religieux, l'autre vie, secrète, ineffable, qui se pressent sous les surfaces et les phénomènes. Chez Rembrandt, la forme réelle, qui tombe sous les sens, est toujours enveloppée d'un mystère, ou ce mystère en émane, ou elle en est un reflet: et l'union est telle, que nous ne pouvons plus concevoir la forme réelle sans l'atmosphère spirituelle qui l'accompagne: l'une est une fonction de l'autre et réciproquement. Le génie de Rembrandt consiste à nous imposer cette vision. 17. Danaé, Leningrad, 1636. Bien faite pour nous permettre d'étudier le clair-obscur de Rembrandt au point de vue matériel. C'est à mon sens l'oeuvre vraiment décisive où le peintre affirme toute sa maîtrise. Grand format. Il ne l'a pas appliquée ici à un sujet religieux, mais à un motif éminemment profane. C'est probablement à tort que ce tableau s'appelle Danaé, car si Rembrandt avait voulu peindre cette scène mythologique, il aurait représenté la pluie d'or d'une façon plus convaincante. On a proposé d'autres appellations, mythologiques ou bibliques, et dans tous les cas, hypothétiques. Je préfère m'en tenir au texte du catalogue du musée de l'Ermitage, qui dit simplement: ‘une femme jeune, mais non jolie, entièrement nue’. Cela nous suffit. Ici, la couleur et le clair-obscur se marient et se soutiennent mutuellement. Il est impossible de donner une idée de la richesse de ce coloris, une richesse sans éclat, infiniment nuancée. Les rideaux d'un vert froid, qui va du vert olive au vert réséda, ranimé par des reflets dorés; les ors du lit de parade brillent dans la pénombre, le tapis de table est d'un rouge déteint où palpite encore | |
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un peu d'or. Tout cela dans une instrumentation qui ramène les nuances à quelques larges accords, sans un détail qui vienne distraire l'attention. Et tout cela, surtout, mettant en pleine valeur, parmi la blancheur des lignes, les tons chauds et lumineux de la chair et animant de reflets les jeux d'ombre et de lumière sur cette carnation blonde. Le propre de cette technique, c'est que l'unité d'un tableau est constitutée par l'atmosphère où chantent les couleurs, c'est là la substance impalpable, mais la substance même qui fait l'unité de toute la surface. Une premiçre conséquence, c'est que ce corps de femme n'est pas conçu en lui-même, comme forme indépendante, mais seulement par rapport à tout ce qui l'entoure et fait avec lui une unité indissoluble. Voilà ce qui différencie la composition de n'importe quel tableau de la haute Renaissance, p.e. d'une Danaé ou d'une Vénus de Titien. Un nu de Titien, c'est-à-dire, un nu classique, se présente comme une forme parfaite en elle-même, une harmonie qui procède du rapport intérieur entre ses éléments. On peut découper un nu de Titien hors du tableau sans qu'il perde sa beauté essentielle, la ligne qui le délimite est une beauté. Impossible d'en agir ainsi avec le nu de Rembrandt. Non seulement les contours s'estompent dans l'ombre et la lumière, la ligne n'est donnée que par des juxtapositions de touches de couleur, de tons, elle n'est pas une limite nette, elle est le passage de plusieurs plans l'un dans l'autre, elle évoque la rondeur du volume dans l'air. Mais le corps tout entier n'existe qu'en fonction de l'ensemble fait de l'orchestration des valeurs. Dessinez-le à part, au | |
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trait, il perdra toute sa signification. Et voilà une autre conséquence: seule la magie de la lumière colorée permet un naturalisme aussi éloigné de tout idéal classique. ‘Une femme jeune, mais non jolie’, dit le catalogue: elle est un peu trapue, de chairs parfois un peu molles et entraînées par leur poids. Le bras qui s'appuie, l'attache de l'épaule et le sein gauche sont en particulier caractéristiques de ce réalisme radical, qui ne s'inspire pas d'un schéma préexistant, mais de la vie directement perçue. Remarquez la saillie brusque que fait la hanche sous le bras étendu, avec l'ombre qui l'accuse: rien du rythme classique de Titien, qui n'admet que la modulation douce liant toutes les parties de façon continue. Rembrandt ne veut pas un rythme idéal: il veut la vérité. Et c'est cette vérité même qui fait la grandeur de ce nu. Aucune indication de pudeur, parce que l'idée du péché est absente: ce corps humain est par là même chaste, car il est conçu comme un morceau de la nature universelle, de la nature partout sacrée pour Rembrandt, parce qu'elle est la nature, parce qu'elle est la vie. Et la recherche de la beauté des formes pures, qu'il néglige, il la remplace par cette chaude plénitude de vie. Il n'y a pas un point de ce corps qui ne soit de la chair élastique, palpitante, qui respire. Le respect scrupuleux de ce qui est lui donne une espèce de gravité, et la lumière lui confère une richesse de modelé d'une infinie délicatesse. La lumière apparaît comme l'âme sainte de la vie qui ennoblit toutes choses. 18. Ange quittant Tobie, Louvre, 1637. Il y a ici quelque chose encore du style de la période précédente, apparenté au baroque italien et flamand, dans ce goût du | |
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mouvement rapide et des fortes expressions dramatiques, diversifiées chez les différents personnages et se traduisant par des gestes éloquents. De même que dans la construction, la famille de Tobie massée à gauche tandis que la droite reste vide, pour donner l'impression du mouvement soudain de l'Ange qui vient de quitter la terre et s'enlève en diagonale vers la profondeur, mouvement accentué encore par le raccourci violent de la jambe droite et par le fait qu'il croise le nuage. Cette fois, voici la lumière surnaturelle, celle du miracle, celle qui donne au miracle toute sa réalité. 19. Sainte Famille, Louvre, 1640. On peut comparer avec celle de 1631. Voici maintenant le clair-obscur utilisé comme moyen d'exprimer le sentiment intime d'une scène. De la représentation de la Sainte Famille, Rembrandt, très éloigné de la conception décorative des Italiens, fait une idylle familière, dans un intérieur hollandais. La Vierge allaite l'Enfant, la grand'mère Anne, un gros type populaire, interrompt sa lecture pour regarder l'Enfant avec un intérêt plein de bonhomie, tandis que la Vierge révèle une distinction naturelle dans le charmant visage et l'attitude. Joseph, vu de dos, se livre près de la fenêtre à son métier de charpentier. La chambre rustique est encombrée d'outils, d'ustensiles. Le chat qui ronronne près de la cheminée ajoute à l'impression de quiétude. Mais tout est unifié par la grâce de la lumière. Elle se déverse claire et chaude par la partie inférieure ouverte de la fenêtre, et tamisée plus haut par les petits carreaux et le feuillage d'un arbre, glisse sur le dos de Joseph, s'établit sur le groupe maternel, qui est mis ainsi en relief, et prolonge la direction | |
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par une tache claire sur le pavement. Comme dans le Philosophe du Louvre, le feu dans la cheminée constitue un second foyer, dont les lueurs rougeâtres vont se mêler dans le fond à la lumière du jour. Tout respire le calme, la paix, la douceur du silence, la sérénité heureuse. Les formes du décor donnent une singulière grandeur à l'intimité délicieuse de cette scène dont tous les éléments sont vus de façon réaliste, mais que la lumière surtout magnifie de son charme poétique et de sa musicalité. 20. Visitation, Londres (Duc de Westminster), 1640. Sujet tout à fait inusité dans la Hollande calviniste, mais Rembrandt en traitant souvent des motifs catholiques témoigne de la même liberté d'allures qu'en toute autre chose. Il n'est jamais prisonnier des limitations de son milieu. Exemple d'une tout autre conception que celle de la Sainte Famille: ici, la fantaisie de Rembrandt nous transporte de la sphère bourgeoise dans une atmosphère de conte oriental. Les costumes sont riches, la Vierge est une dame aristocratique qui tient son mouchoir d'un geste élégant. Une esclave nègre lui enlève son manteau. Elisabeth, une digne matrone, embrasse avec effusion la Vierge plus réservée. Nuance d'humilité vis à vis de la Vierge, toute droite. Le patriarche Zacharie, vieillard imposant, descend les marches du palais de son pas tâtonnant, en s'appuyant sur l'épaule d'un petit garçon. Au loin, une ville fantastique. La Vierge n'est plus la pauvre servante du Seigneur, mais une princesse de légende. Un paon étale au premier plan à gauche ses couleurs chatoyantes, que nous retrouvons partout dans ce tableau orfévré comme un joyau, sans pourtant rien | |
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de petit dans le détail. Plus de mouvements brusques: un grand apaisement. Le mystère d'un conte de rêve, enveloppé d'une somptuosité calme et je dirais, intérieure, sacrée par sa majesté discrète. 21. Sacrifice de Manoé, Dresde, 1641. A peu près le même motif que dans l'Ange et la famille de Tobie, exécuté quatre ans plus tôt. Vous saisissez ici l'évolution qui s'est produite chez Rembrandt. L'Ange a annoicé la naissance de leur fils Samson et disparaît dans l'air, dans la fumée du sacrifice allumé par Manoé et sa femme. Plus rien que recueillement, humilité prosternée devant le divin qui s'est révélé. La femme, en profil pur, d'une dignité immobile. Concentration sur la prière au fond des âmes. Les costumes violet sombre, jaune et rouge. Plus rien d'extérieur dans cette richesse. Rembrandt atteint maintenant la plus grande simplicité dans la composition, image d'un sentiment religieux tout intime. 22. David et Absalon, Leningrad, 1642. Le même sentiment d'apaisement, de tendresse. David pardonne au fils qui s'est révolté contre lui et se réconcilie avec lui. Pompe orientale des costumes et des architectures. La figure de David, debout et de face, pleine d'une majestueuse dignité, tempérée par une bonté active. Absalon est prostré contre sa poitrine, se cache le visage dans les mains en pleurant. La Bible ne fournit aucun détail, tout est dû ici à la fantaisie imaginative de Rembrandt. Le père tient affectueusement le fils rebelle dans ses bras, et domine sa propre émotion. Le dos d'Absalon est singulièrement expressif: on croit entendre les sanglots qui le secouent. OEuvre tout empreinte de ce sentiment qui fait de Rembrandt le plus humain des | |
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peintres, non seulement un artiste mais un homme chez qui l'on sent qu'il a fait l'expérience de la vie, qu'il a aimé, qu'il a souffert. Mais le clair-obscur et le coloris du grand peintre transposent à ce moment de son évolution le drame dans une sphère poétique, presque éleégiaque. La couleur elle aussi est ici une expression du spirituel par elle-même, elle symbolise la tendresse calme qui émane du tableau par un accord argenté de bleu clair (vêtement de David), de blanc (manteau de David) et de rose (robe d'Absalon). 23. Paysage avec pont, Amsterdam, v. 1637-38. Avec cette réconciliation de David et d'Absalon, nous sommes arrivés à l'année de la Ronde de Nuit. Mais je désirerais retourner un peu en arrière pour vous indiquer quelques autres aspects de l'art infiniment varié de Rembrandt. Un paysage: rien ici qui, dans ses éléments, ne puisse s'expliquer par l'observation de la nature réelle. Mais le clair-obscur régit l'ensemble, lui communique cette grandeur et ce drame fantastique qui est dans l'âme de Rembrandt. Le ciel domine. Il y a de Rembrandt d'innombrables dessins où il fixe la nature des environs d'Amsterdam avec cette liberté, cet amour de la vérité vraie et de la lumière que nous ne retrouverons qu'au XIXe siècle. Mais dans ses tableaux, il organise ces études en larges poèmes dramatiques, qui lui servent aussi à exprimer sa vie intérieure. 24. La mère de Rembrandt, Vienne, 1639. Et des portraits! Les vieillards l'attirent spécialement, pour la somme de vie vécue qu'ils gardent amassée en eux. Mais il n'a jamais atteint un accent plus émouvant que dans ce portrait de sa mère. (?) Que nous sommes loin ici | |
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des portraits bourgeois qu'on lui commandait au début des années 1630! Le costume et la physionomie s'accordent merveilleusement. Vieille prophétesse, d'une noblesse de patriarche, usée, les mains fatiguées appuyées sur le bâton, les yeux qui se détournent du monde et ne regardent plus le spectateur. Aucun ton brillant, le tout tenu en un simple et profond accord brun-noir-jaune. Sur le visage, le clair-obscur est expressif de sentiment (Stimmung). La partie droite fortement éclairée, avec l'oeil retiré dans une petite ombre, les taches de lumière sur la joue gauche, le triangle de clarté que laisse la coiffure sur le front: je ne sais pourquoi l'on pense à une vieille femme dont l'être est déjà rempli du pressentiment d'une autre vie. Cette figure ridée est illuminée d'une étrange douceur. L'un des exemples les plus prenants de cette caractéristique du Rembrandt de la maturité: l'alliance de la grandeur dans la forme avec un accent humain, simple et profond. 25. Portrait du peintre, Londres, 1640. Le Rembrandt de ces années de gloire, tel qu'il se voyait lui-même au sommet de la célébrité. Ce n'est plus l'arrangement plus ou moins romantique des années de jeunesse: tout s'est pacifié dans le calme de la maîtrise. Le Rembrandt classique. Il s'est inspiré, pour la présentation générale, du Castiglione de Raphaël, qui avait passé dans une vente à Amsterdam et dont il avait pris un croquis. C'est un Rembrandt très sûr de lui, qui pose tranquillement dans son costume de grand seigneur, avec la force consciente de ce bras appuyé, la main qui a exécuté tant de chefs-d'oeuvre. Un peu trop fini à mon sens, un peu trop Rembrandt du dimanche, auquel je préfère | |
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de beaucoup ceux de la période suivante, d'une psychologie plus familière et bien plus pénétrante. Mais quelle grandeur, et la puissance calme de ce regard qui constate et qui scrute! Et quelle façon de suggérer les détails par quelques traits sommaires de couleur: l'oreille n'est pas dessinée, il en indique l'ensemble de telle façon que nous croyons voir les détails. Et ceci est vrai de tout le reste: chaque forme est prise dans sa relation à la lumière et à la couleur du tout. Il ne faut pas y regarder de près, analytiquement: nous saisissons l'ensemble comme d'instinct. C'est la nuance du ton qui donne cette totalité et c'est cette totalité qui donne l'impression de la vie. Un exemple de cette totalité nous est fourni dans les portraits de Rembrandt par les mains. Chez Van Dyck, elles se ressemblent toutes, ou se ramènent en tout cas à deux ou trois types. Dans les portraits de Rembrandt, où chaque détail est toujours vu par rapport à l'ensemble, la main a toujours un caractère individuel, autant de physionomie que la figure. 26. La Ronde de Nuit, Amsterdam, 1642. Nous voici arrivés à la plus célèbre des OEuvres de Rembrandt, ce qui ne veut pas dire qu'il faille la considérer comme la plus haute. Je juge au contraire que Rembrandt n'a fait que grandir, jusqu'à l'année même de sa mort, et que ses derniers tableaux sont les plus prodigieux. Mais la Ronde de Nuit a sans conteste une situation centrale dans son oeuvre. C'est le point culminant de la courte période de clair-obscur coloré. OEuvre qui frappe fortement l'imagination, parce que, dans un tableau de très grandes dimensions, c'est le triomphe absolu du clairobscur rembranesque, et puis aussi parce qu'elle est | |
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étonnamment étrange. On ne comprend même pas tout de suite le sujet, et même quand on l'a compris, on ne s'explique guère certaines particularités. De quoi s'agit-il? Le sujet, on ne s'en douterait pas au premier abord, est un de ces portraits de groupe qui étaient traditionnels dans la peinture hollandaise, et dont vous avez vu un exemple dans la Leçon d'anatomie du docteur Tulp. Celui-ci, c'est la Corporation des Arquebusiers qui l'avait commandé. Mais il n'y a que quelques physionomies un peu poussées, et la plupart des portraiturés furent loin d'être satisfaits. On avait coutume, comme cela se constate p.e. chez Frans Hals, d'aligner les personnages de façon à les mettre tous en relief. Mais Rembrandt bouscule délibérément l'usage, il n'en fait qu'à sa guise, il mêle ses personnages dans une action mouvementée qui en laisse beaucoup dans l'ombre, et qui, il faut bien le dire, ressemble plus à une mascarade fantastique qu'au portrait d'un groupe de gens sérieux. Notez tout d'abord que le vaste tableau a été recoupé des quatre côtés, surtout à gauche. La composition originale, qui nous est connue par une copie réduite, était plus large et cette mutilation nuit certainement à l'économie générale de la composition. De plus, mal conservé: le fond est perdu, la cartouche ajoutée, la toile s'est assombrie, et le titre qu'on lui a donné au XIXe siècle, la Ronde de Nuit, est une erreur. La scène se passe dans la lumière du jour, au soleil, comme il est facile de s'en rendre compte par les ombres portées, p.e. celle de la main gauche du capitaine sur le pourpoint du lieutenant. | |
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En somme, que font ces personnages? Est-ce simplement la sortie d'une garde civique? Mais on semble assister à un évènement légendaire, d'importance mondiale. Les costumes les plus disparates et les plus imprévus se coudoient. Aucun ordre dans ce cortège tumultueux qui paraît avoir bien peu de discipline! Qu'est-ce que ce bonhomme qu'on ne voit pas bien et qui décharge son mousquet? Et qu'est-ce dans cette soldatesque que cette petite fille fée blonde toute de lumière avec une coupe et portant un coq à sa ceinture? On a proposé bien des explications. La plus raisonnable, à mon sens, c'est que Rembrandt a pris prétexte d'une sortie spéciale de cette milice, peut-être à l'occasion de la visite de la reine Marie de Médicis à Amsterdam en 1639. Il s'agissait donc d'un cortège de fête, qui s'organise. Devant la porte de la ville, le capitaine donne l'ordre de marcher, la petite fille au coq et à la coupe offrira le vin d'honneur aux hôtes. La milice s'amène de divers côtés, l'un des gardes lâche déjà un coup de feu, tandis qu'un autre relève le canon du mousquet pour éviter les accidents. Mais je n'insiste pas, car pour Rembrandt tout cela n'est qu'un prétexte, sans quoi il n'aurait pas costumé certains de ses personnages d'une façon aussi insolite. Prétexte à développer un poème de clair-obscur, ou plutôt une symphonie de clair-obscur, et d'y combiner tout ce que son art pouvait alors réaliser, une synthèse de tout ce qu'il avait tenté jusque là. Il est évident qu'il n'a pas voulu dresser une espèce d'inventaire des différentes têtes, mais que c'était l'image d'ensemble qui l'intéressait. | |
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Rappelez-vous ce que je vous disais de son portrait: il ne faisait pas les yeux, le nez, la bouche, en coordonnant ces éléments entre eux, mais il donnait la vie profonde du tout, où les éléments sont unis magnétiquement par la vie de l'ensemble. Il en fait de même quand il s'agit d'une troupe. Ce qu'il veut rendre, c'est la masse agitée, dans un espace qu'animent les jeux de l'ombre et des rayons ambrés. La structure est basée sur des mouvements. Le capitaine, en rouge, domine, le lieutenant en jaune lui est subordonné. D'autres points d'appui sont à droite, le sergent au bras étendu qui se retourne vers sa troupe (il relie au centre les figures qui l'entourent) et l'homme à l'énorme tambour, - à gauche, le lancier assis sur la balustrade du pont et l'homme au mousquet devant lui. Le groupe central est flanqué d'un homme qui souffle la poudre restée dans son arquebuse, et de celui qui décharge son arme et établit une direction contraire à celle du courant général. Sur les marches, au dessous de l'arc de la porte, on remarque surtout le porteur du grand drapeau, figure soutenue encore par les lignes parallèles, d'une arquebuse et d'une lance, tandis qu'à droite se croisent avec elles des lignes parallèles. Il serait pédant de pousser cette analyse plus loin, ceci suffit à indiquer que ce désordre apparant déguise une architecture très raisonnée. Mais cette architecture des formes reste accessoire à côté de l'architecture aérienne que fait la lumière. C'est la lumière, en somme, le sujet du tableau. Une lumiàre réelle et irréelle à la fois, qui donne aux personnages principaux la solidité d'une plastique très matérielle | |
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et confère aux autres un aspect visionnaire, comme s'ils apparaissaient au fond du souvenir. C'est une réalité qui participe de toute la féerie rêvée par le peintre le plus phénoménal. C'est capricieux et pourtant admirablement tenu, oeuvre infiniment riche des résonnances les plus profondes et les plus étendues, apothéose de toutes ces qualités d'espace, de mouvement, de couleur, d'instrumentation, de mystère, qui sont éparses dans les oeuvres antérieures de Rembrandt, - apothéose qui resplendit d'un éclat fastueux, miraculeux, dans ces jeux de crépuscules tendres, de reflets dorés, d'ombres voloutées qui semblent encore animées d'une impalpable poussière d'or. C'est tout Rembrandt, - ou plutôt, c'est presque tout Rembrandt, car dans les oeuvres qui vont suivre, il dépassera souvent la Ronde de Nuit, avec une égale magie de sonorités, par une émotion humaine qui approfondira encore son art prestigieux. Mais ceci, c'est une autre histoire, que nous remettrons, si vous le voulez bien, jusque demain. | |
IIILa Ronde de Nuit était achevée dans les premiers mois de 1642. Rembrandt avait alors à peu près 36 ans. Peu de temps après, sa jeune femme Saskia mourait, lui laissant un fils de 9 mois. Ses deux autres enfants, des filles, étaient déjà mortes précédemment. Nous ne savons pas grand' chose des années qui suivent, c'est-à-dire que nous savons seulement ce que son oeuvre nous apprend. Elle atteste qu'en cette période, l'être | |
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intime de Rembrandt s'approfondit, se déploie dans le silence. Dans les drames qu'il interprète, chaque figure révèle le reflet d'une action intérieure. L'art de Rembrandt gagne en beauté intime, d'une émotion toute musicale, sans gestes en dehors. La couleur se laisse presque entièrement absorber par le clair-obscur. Le résumé de cette beauté intime, c'est la figure du Christ, qui prend maintenant une plus grande place qu'auparavant, et à laquelle Rembrandt revient sans cesse. Le décor, ce sont généralement des chambres bien closes, familières, où l'on entend le silence, avec le crépitement léger du feu et le ronronnement du chat, et où, dans la tendresse des tons fondus, les ombres sont comme des murmures mystérieux. Tout respire le calme d'une oeuvre mûrie et réalisée avec soin, d'une grande pureté. Après la symphonie glorieuse de la Ronde de Nuit, c'est plutôt la période de la musique de chambre. Cette période-là va jusque vers 1650, quoique dans une vie aussi riche et multiple, on ne puisse établir de délimitations trop nettes. Mais bientôt nous le voyons pris dans des difficultés financières. Il dépensait facilement. Il ne regardait pas au prix, quand il s'agissait d'acheter une parure pour Saskia, ou une oeuvre d'art, ou l'un de ces objets exotiques qu'aimait son imagination. On raconte qu'aux ventes artistiques, il haussait très fort, d'un bond, pour décourager les autres amateurs et défendre le prestige du tableau qu'il convoitait. Il était d'ailleurs très généreux. Il gagnait beaucoup mais se laissait entraîner à dépenser plus encore. En 1639, il avait acheté une maison à crédit, et le voilà déjà endetté. En somme, il n'était pas orné | |
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de toutes les vertus des bonnes gens pratiques. Il vivait dans son art et pour son rêve. L'argent ne lui servait qu'à servir ce rêve. C'était pour lui le grand intérêt, auquel les intérêts étaient subordonnçs. C'est ce qui lui donnait aussi la force de résister aux adversités. Il faut admirer qu'il ait su tenir son art bien au-dessus de toutes les crises qu'il dut traverser. Son esprit restait toujours plus haut que ces agitations dont la vie est généralement encombrée, et auxquelles elle est trop souvent soumise. Il n'avait en vue que son idéal. Un de ses élèves a dit, qu'une fois au travail, il ne se serait pas dérangé pour recevoir un monarque. Ce qui préoccupe la plupart des gens n'était pour lui qu'illusion. Il n'a pas les mêmes ambitions que les autres, ne se soucie nullement de sa place dans le monde. Il a dit: quand mon esprit veut se distraire, je ne cherche pas les honneurs, mais la liberté. Il mène d'ailleurs la vie la plus sobre. Au travail, il déjeunait de fromage ou d'un hareng. A cette époque, il aime d'ailleurs à se retirer. Il pouvait s'appliquer la fière parole du poète anglais William Blake: Mes montagnes sont à moi, et je veux les garder pour moi. Mais en 1653, la situation s'aggrave, les créanciers deviennent menaçants. D'ailleurs les Pays-Bas traversent une crise générate après 1651, la guerre avec l'Angleterre entraîne une décadence économique, Amsterdam surtout est très éprouvée, la vie renchérit dans des proportions considérables. Rembrandt essaie de couvrir la dette contractée pour l'achat de sa maison par d'autres dettes. Il ne se laisse pas abattre, il garde son orgueil. Mais en 1656 il est déclaré en faillite. Il n'était pas seul à supporter ces coups: vers 1649 | |
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nous voyons apparaître dans sa vie une jeune servante, Hendrickje Stoffels, qui avait alors 24 ans et qui élève Titus, le petit garçon de Rembrandt. Elle lui fut une compagne d'un dévouement attentif, intelligent et absolu. Mais il ne pouvait l'épouser, parce que par un second mariage il aurait perdu l'héritage de Saskia, sa première femme. D'ailleurs, il n'était pas homme à se laisser arrêter par des conventions, malgré l'indignation des puritains. En 1651 ou '52 il eut de Hendrickje Stoffels une fille. L'amour de Hendrickje et l'appui avisé qu'elle lui prêta dans la lutte contre la misère, ont dû contribuer à soutenir Rembrandt. Mais la faillite fut un coup terrible. Car en 1657, on vend presque tout ce que le peintre possède. En 1658, on vend même ses oeuvres d'art qu'il avait amassées au prix de tant d'efforts, et auxquelles il devait tenir comme à la chair de sa chair. A ce moment, Rembrandt n'a plus rien. Et par surcroît de malheur, toutes ses dettes ne sont pas encore payées, il n'est pas encore libéré, l'état de faillite est considéré comme persistant. Et il semble même (je dis: il semble, - car la situation est fort embrouillée) il semble même que les oeuvres qu'il produira ne seront plus à lui, et qu'il devra user de subterfuges pour en vendre directement à l'amateur. Malgré tout cela, Rembrandt affirme dans son oeuvre le même équilibre supérieur. Avec Titus et Hendrickje apparaît même une nouvelle note de jeunesse dans son art. Il vit toujours dans le monde de sa fantaisie: certains de ses tableaux respirent le charme poétique d'une imagination à la fois discrète et splendide. Mais vers | |
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1655, quand s'ouvrent les années catastrophiques, s'accentue, spécialement dans des scènes de la passion du Christ, le caractère mélancolique et sombre. On sent une souffrance cachée dans des portraits de vieillards et de vieilles femmes. Mais l'énergie de Rembrandt n'est pas entamée: les portraits qu'il exécute de lui-même ont encore ce sourire hautain d'un homme qui se sait maître de son empire à lui, qui ne méprise pas le monde, mais le domine. 27. Homme au faucon, Londres, Duc de Westminster, 1643. Vous sentez tout de suite, dans les portraits de cette époque, celle qui suit immédiatement la Ronde de Nuit, un élément lyrique, de grande distinction, qui rapproche le portrait proprement dit du portrait de fantaisie. Le caractère aristocratique affiné de ce jeune homme au faucon rappelle les oeuvres les plus délicates de Van Dyck, mais l'atmosphère poétique l'ennoblit de ce charme bien plus profond dont on ne trouve l'égal que chez Giorgione ou dans certains Titien. 28. Femme à l'éventail, Londres, Duc de Westminster, 1643. Pendant du précédent. J'ai lu quelque part que Rembrandt n'avait jamais vu la beauté de la femme. Ah certes, il fait toujours vrai, et ce modèle n'avait rien de l'idéal classique. Mais Rembrandt sent si bien tout le charme et le mystère féminin, qu'il a su donner à celle-ci quelque chose de l'esprit de la Joconde, - mais d'une vie profonde, moins purement intellectuelle et participant plus du coeur, du Gemüt: Rembrandt, quoiqu'on en dise, avait aussi l'amour de la distinction, s'est complu à rendre la richesse de ce costume, tout en lui imposant l'harmonie la plus simple, mais ce qui domine, c'est | |
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pourtant l'âame de la physionomie. On n'oublie plus ce qu'il y a de mystérieux dans la tranquille lumièere atténuée et blonde de ce grand front. 29. Adoration des bergers, Londres, 1646. Exemple de ce style apaisé de Rembrandt qui, sans rien perdre de sa grandeur, a gagné en délicatesse de touche et de sentiment. Presque plus de gestes, et ceux-là des plus réservés, - le berger agenouillé devant l'Enfant, image expressive de l'adoration humble et muette, de la prière repliée sur elle-même: c'est la note émotive la plus accentuée, et Rembrandt a repris ici le procédé de la silhouette sombre se découpant sur la lumière, qu'il utilisait déjà dans des oeuvres de début. Mais comme il est appliqué ici d'une façon autrement discrète, sans qu'on sente le moins du monde la recherche d'un effet. Il n'y a plus ce qu'on appelle des ‘effets’ tant il y a d'harmonie dans cette peinture presque monochrome. L'homme à genoux, l'Enfant divin et la Vierge forment une diagonale, mais les mouvements de direction des masses sont très atténués, à peine contrastés. Le groupe principal non pas au milieu, mais un peu reculé vers la gauche, forme un triangle accusé par le montant de bois et le panier qui y est suspendu. Le berger à la lanterne, en profil pur, domine la partie droite du tableau, comme angle d'un mouvement qui vient du fond, tandis que sa direction à lui est soutenue par le petit garçon au chien. L'architecture de la chaumière est admirablement adaptée à tout cet organisme de la composition. Le style le plus mûr des années 1640. L'introduction de motifs de genre, comme le petit garçon au chien, renforce le caractère populaire de la narration, l'humble réalité de | |
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ces gens qui se penchent sur le miracle. Le miracle nous est révélé, nous aussi, par la lumière. La lurmière naturelle de la lanterne ne peut lutter contre la lumière surnaturelle qui émane de l'Enfant. Cette lumière-là, son éclat mystérieux, la façon dont elle glisse partout, dans le silence, nous la fait pressentir comme sacrée. OEuvre parfaite, d'une étrange et profonde douceur. 30. Famille du bûcheron, Cassel, 1646. L'intimité, si prenante déjà dans la Sainte Famille du Louvre (1640), est devenue ici encore plus subtile. La scène réduite à ses éléments les plus simples, et ces éléments présentés de la façon la plus simple, dans le plan même du tableau. Mais le fond a une fantaisie de rêve, avec ce morceau de nature où Joseph fend du bois. Image du bonheur maternel. Un petit feu est allumé au centre, la petite casserole avec a panade attend, et le chat contemplateur s'est pelotonné tout contre. OEuvre bien caractéristique de ce que j'appelais la musique de chambre de Rembrandt, après la mort de Saskia. La flamme de la Ronde de Nuit est devenue une douce, chaleur tout intérieure. Rembrandt a souffert, et dans ce qu'il peint alors, on devine souvent, sans qu'on sache dire pourquoi, un ton de douleur assourdie, qui devient une magnificence de plus, - une magnificence secrète, dans des ombres qui semblent chuchoter. La réalité et le rêve sont tout à fait fondus. Rembrandt, solitaire, évoque la poésie du foyer domestique, poésie tendre et grandiose, avec cet amour maternel dans lequel il y a de la paix, de l'affection, de la crainte aussi: amour maternel, riche de voluptés inexprimées et de douleurs. - Le rideau tiré est une manieère presque naïve de nous | |
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faire sentir que c'est um poème de vie secrète qui nous est dévoilé là. Il y a je ne sais quel mystère qui oppresse un peu, et malgré cela, comme l'oeuvre est près de nous, prèes de notre coeur, par l'émotion qui s'en dégage! C'est bien du Rembrandt, cette union intime de la réalité et de la vision, dans une musique en sourdine qui exprime en même temps ce qu'il y a tout près de nous, et un reve qui nous entraîne loin de nous. C'est pourquoi cette oeuvre, faite d'un sentiment profond d'humanité et d'une fantaisie imaginative délicate, nous donne à la fois la mélancolie de la pauvreté humaine et la richesse de ce qu'on pourrait appeler le rêve du coeur. 31. Le Bon Samaritain, Louvre, 1648. Remarquez encore la tranquillité toute simple et classique de la composition, les personnages présentés dans le plan du tableau. Mais la science la plus subtile a été mise au service de ce sentiment de la mesure. Il suffit de suivre le rythme que font ces groupes, depuis le garçon qui se dresse derrière le cheval pour observer la scène, jusqu'au Samaritain qui se retourne pour voir comment on amène le blessé, tout en donnant les indications nécessaires à l'aubergiste. Au milieu, la césure faite par le blessé qu'on porte, et cette ligne continuée par la rampe de l'escalier. La lumière qui éclaire surtout le mur donne de l'espace en profondeur. Cette image de l'amour du prochain, conçue dans un sentiment vraiment évangélique, tout empreint de bonté, de résignation et d'humilité, est rendue plus saisissante encore par la lumière tiède du soir tombant. Rembrandt en a varié les interprétations, dans des | |
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tableaux, des eaux-fortes, des dessins: c'est un sujet qui le requérait spécialement. Je me contente de comparer avec un tableau de la première période, 32, Londres, Wallance, vers 1632-33: composition qui se rattache au goût style baroque de ce moment-là, mouvements plus actifs, diagonales contrastées. Mais combien le poème de 1648 est plus pénétrant, combien la lumière est plus musicalement expressive, combien la narration est plus complète, plus simple, plus émue et d'une gravité plus calme! Expressions psychologiques. Dans cette Hollande riche, Rembrandt est vraiment l'homme qui se penche avec amour sur le pauvre, le meurtri, celui qui souffre, l'humble et l'abandonné. Aucun éclat dans cette harmonieuse douceur. 33. Pélerins à Emmaüs, Louvre, 1648. Ici, le Christ lui-même; l'emotion est plus haute encore, parce que d'une simplicité encore plus grande. Rappelez-vous comment il avait traité le sujet vers 1629 (Musée André). Maintenant, la composition est, d'un calme souverain, vraiment classique. Une énorme niche arrondit son arc derrière les figures et les agrandit par un cadre monumental. Le Christ est dans l'axe de cette niche, mais la niche n'est pas dans l'axe médian du tableau pour éviter une symétrie trop géométrique. Les personnages sont encore une fois dans le plan du tableau, le Christ complètement de face, la table vue de front. Peu de profondeur, la niche est assez plate; le décor est nu. Il n'est que le coeffcient du sentiment concentré dans les figures. Tout est calculé en vue d'une impression de calme, de sérénite, de majesté sainte, vue sous un aspect d'éternité. Le sentiment est très différent de celui qui frappait | |
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dans le tableau du musée André, qui visait à l'effet. Ici, Rembrandt traduit la poésie intime du sujet. Tout est devenu intérieur. Quelle foi, quelle respectueuse adoration dans l'attitude de ce disciple, qui, le coeur embrasé par les paroles de son maître, vient de le reconnaître à la fraction du pain et le prie avec ferveur, tandis qu'accoudé à sa chaise, son compagnon, encore indécis peut-être, en tout cas sous le coup de l'étonnement, attache sur le Christ ses yeux interrogateurs. Le jeune serviteur est saisi lui-même par ce trouble qu'il cherche à comprendre et manifeste une surprise naïve mais grave. Le Christ, le regard levé, se transfigure, avec son pâle visage rayonnant, avec ses lèvres entr'ouvertes et ses grands yeux vitreux qui ont vu la mort et qui voient encore on ne sait quel mystère de souffrance et de gloire, ces yeux tout éclairés d'humilité, de mélancolie, de divinité, d'une bonté infinie qui nous va droit au coeur. La réalisation définitive du sujet. 34. Tobie et sa femme, Richmond, Cook, 1650. La même tendance à la simplification monumentale. Les deux vieillards pensent avec tristesse au fils qui ne revient pas de son voyage. Le père aveugle est assis le dos courbé au fond de la chambre près de l'âtre, fatigué, perdu dans sa méditation douloureuse. La femme, vue de dos, file au rouet près de la fenêtre. Tout est pauvre et nu autour d'eux. De même que l'ensemble, chaque objet est vu sous sa forme la plus élémentaire, les accessoires réduits au minimum (combien la composition est déjà différente en cela de la Sainte Famille du Louvre de 1640!) Ici le grand calme a quelque chose d'oppressant. Les deux figures sont sans relation l'une avec l'autre, le vieillard | |
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s'est détourné de la femme, on le sent solitaire et abandonné. Toute l'atmosphère est imprégnée d'une mélancolie poignante. Cette mélancolie est rendue plus intime encore par le contraste avec l'air ensoleillé du dehors, et l'oiseau qui chante dans sa cage à la fenêtre. Le silence dramatique n'en est que plus pesant. Au point de vue purement artistique, c'est un des chefs-d'oeuvre les plus confondants qu'il y ait au monde. La lumière chaude et douce du couchant se répand dans la chambre (ce cliché n'en donne aucune idée) et la façon dont cette lumière et la couleur sont indissolublement liées, c'est la réalisation la plus haute, le dernier mot de Rembrandt dans ce domaine, avant que l'intérieur réaliste disparaisse complètement de son oeuvre. Jamais le langage du clair-obscur n'a été plus noble, plus merveilleux, plus solennel, comme jamais on n'a créé un symbole plus émouvant de la tristesse de l'homme ployé sous le destin. 35. Le Moulin, Philadelphie, Widener, vers 1650. Dans le paysage de cette époque se marque la même tendance à la synthèse grandiose que dans les scènes bibliques. Le Moulin est un tableau de grandes dimensions. Le motif est prist à la réalité probablement près de Nimègue, mais transposé par une poésie intense et imposante. Construction réduite à quelques grands accords de masses tenues par un rythme unique. Le tableau est presque monochrome, mais d'une plénitude de ton que nul n'a atteinte. Tous ces plans fondus sont très travaillés, mais ramenés à une unité, à une totalité d'une grandeur impressionnante. Les derniers rayons du soleil frappent les ailes du moulin d'une lumière étrange, et il n'y a que Rembrandt qui rien que par un jeu de clarté brusque, | |
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d'une clarté de miracle, sur les ailes d'un moulin, puisse nous faire penser à une autre vie que celle dans laquelle nous nous mouvons. La splendeur solennelle du couchant, dans la vaste étendue, est unie au crépuscule hésitant qui monte des choses. La rivière qui s'endort en retient un reflet. C'est l'atmosphère reposée de la nuit naissante dans laquelle chantent encore les dernières gloires du jour qui s'éteint. Plus que jamais, des comparaisons musicales s'imposent: ce paysage est vraiment un état de l'âme. (On peut comparer avec le paysage romantique d'Amsterdam, vers 1637-38, pour mesurer le chemin parcouru par l'évolution de Rembrandt). 36. Le Christ apparaissant à Madeleine, Brunswick, 1651. Je puis être plus sobre de commentaires. Comparez à une interprétation antérieure du même sujet: 37. Noli me tangere, Londres, Buckingham, 1638. Nous constatons la même transformation du style. Là, c'était une scène assez fantastique, dans un décor d'un romantisme encore un peu théâtral. Tout y était réglé en vue du moment dramatique, la Madeleine se retournant brusquement et reconnaissant le Christ derrière elle, dans son costume de jardinier qui sent trop l'opéra. L'un des anges a pris une pose plutôt bizarre. Dans le tableau de Brunswick, tout cet arrangement a fait place au sentiment le plus concentré. Les anges ont disparu. Le Christ, une figure d'une douceur presque timide, fait le geste qui l'écarte de Madeleine et qui lui dit de ne pas le toucher, - apparition fragile où semble frissonner encore le froid de la mort. Tout ce que Madeleine ressent en cet instant divin vit dans son expression et son attitude: étonnement, amour, tristesse, extase. Son regard | |
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ineffable rencontre le regard baissé du Christ, comme si un fluide magnétique les unissait, et ce mouvement est accompagné par le bras légèrement levé, dont le geste est animé de la même ferveur intime. Quelle simplicité, quel apaisement, quelle tendresse, quelle qualité tout intérieure, quand on se reporte au mouvement dramatique du tableau de 1638! Le clair-obscur du paysage enveloppe la scène d'un mystérieux silence, l'enclôt d'un accompagnement à peine murmuré. 38. Nicolas Bruyningh, Cassel, 1652. A cette époque, les commandes de portraits se sont faites plus rares, soit à cause de la crise économique, soit aussi parce que, à la suite de ses revers financiers, la situation sociale de Rembrandt a reçu un choc, soit encore parce que sa peinture plus large, à juxtaposition de coups de pinceau non reliés, déplaisait aux bons bourgeois qui appréciaient une facture lisse et lêchée et jugeaient que les tableaux de Rembrandt n'étaient pas achevés. L'ami d'un de ses élèves donne encore comme raison qu'il exigeait trop de séances de pose et retenait ses modèles pendant deux ou trois mois. Il ajoute, et ceci est intéressant, que malgré la brusquerie apparente de la touche, Rembrandt travaillait lentement et attentivement, ne posant jamais un ton à la légère. Ses portraits n'ont plus jamais l'aspect représentatif et arrangé, disons l'aspect photographique, qu'ils avaient souvent à l'époque de sa grande vogue. Le décor disparaît. Cf. par exemple: 39. Un portrait d'homme de 1639, à Cassel, qui, au point de vue de la composition, n'est pas très éloigné de Van Dyck. Maintenant (Bruyningh) il ne donne plus que | |
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l'essentiel, mais avec quelle intense totalité de vie, et comme cette vie est la forme de l'homme intérieur! Bruyningh, habillé d'un vêtement assez lâche, où il est bien à l'aise, est assis avec nonchalance, obliquement, dans un fauteuil. Des yeux pensifs et rêveurs, un sourire ironique et résigné. Je ne connais pas de portrait plus expressif comme rendu physionomique. On sent un homme habitué à méditer sur le monde, à douter, mais dont la sagesse est toute éclairée de bonté. Toute son âme est dans ce sourire sympathique et désabusé. Figure à expression complexe, estompée, un peu flottante, qui ne se livre pas tout entière, qui a son secret, et que nous comprenons pourtant, comme nous comprenons un ami. Rembrandt a-t-il mis là quelque chose de lui-même? Le portrait est d'une telle intimité qu'on prendrait volontiers ce Bruyningh pour un des amis les plus fidèles du peintre. Mais on ne sait pas qui est ce Bruyningh. Je ne connais pas de portrait plus indéfinissablement merveilleux, de plus mystérieux, et - j'en reviens toujours au même mot - de plus musical. Il est d'une tendresse toute en nuances, et l'on ne comprend pas qu'une telle intensité, et si pleine, puisse émaner d'un portrait exécuté avec une pareille sobriété de moyens, des noirs et des lueurs. Il n'y a pas de vie plus profonde dans le sourire de la Joconde. Au point de vue pure peinture, la Joconde est d'ailleurs très. inférieure. Il n'y a pas de portrait qui soit à la fois aussi monumental et de résonnance aussi intime, qui soit à la fois aussi réel et aussi enveloppé de rêve, comme vu dans la buée d'un beau souvenir. Il est magique! 40. Portrait de Jan Six, Amsterdam, Six, 1654. Celui-ci | |
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est peut-être plus extraordinaire encore, parce que encore plus naturel, sans aucun apprêt. Un ami du peintre, homme riche et distingué, qui deviendrait bientôt bourgmestre d'Amsterdam. Il sort de chez lui, en mettant ses gants, et une pensée l'occupe. Tel qu'il nous apparaît encore aujourd'hui dans le salon de la maison qu'il habitait, nous croyons qu'il va entrer dans la chambre. C'est la vie même. Peinture sobre, qui n'a jamais été dépassée par Velasquez même, Le manteau de cinabre assourdi, aux ganses d'or, jeté sur le costume brunâtre aux boutons jaunes. Dans les formes comme dans le coloris, le goût caractéristique de cette période de Rembrandt pour la grandeur simple. Une facture impressionniste, à tons mis directement l'un à côté de l'autre (voyez la main droite, le gant:) tout se résume à l'essentiel, indiqué, suggéré dans l'ensemble plutôt que montré analytiquement. Tout est dit exactement comme il le fallait, d'un faire large et contenu, direct et étudié, plein de laisser-aller et de concentration, délicat et décisif, naturel et fixé à jamais, inoubliable, respirant une clarté calme, dans l'air même de la vie qui circule autour de lui. Nous le voyons dans l'atmosphère. Fromentin en a dit: ‘Cette manière d'interpréter la vie n'appartient qu'aux penseurs rompus à de plus hauts problèmes.’ Et ceci peut s'appliquer à tous les tableaux de Rembrandt à ce moment -là. 41. Toilette de Bethsabée, Louvre, 1654. Je n'ai pris pour exemple que ce sujet, qui, tout biblique qu'il soit, n'en est pas moins traité dans un esprit profane: étude de nu, grandeur nature. L'espace réduit au minimum, tout l'intérêt reporté sur la figure. Il n'y a pas de nu plus | |
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organique, où chaque partie, chaque fonction des membres est née de l'ensemble, soutenue par un rythme unique. Naturalisme absolu, mais d'une grandeur de formes imposante. La chair est élastique et vivante, la clarté plastique et la souplesse picturale sont admirablement unies. 42. Boeuf écorché, Louvre, 1655. Ou ceci: sujet carrément répugnant. Il semblerait qu'en Rembrandt le peintre seul, tout à coup repris par la couleur chaude, ait été attiré par cette réalité crue, brutale, l'artiste avide d'en extraire toute la richesse picturale. Chef d'oeuvre d'impressionnisme hardi, d'une merveilleuse liberté, établi en taches de couleur, l'ensemble vu à distance, embrassé d'un coup d'oeil dans sa totalité, sous une lumière ambiante qui ajoute à l'illusion. Peinture de premier jet, solide, où l'art, par sa décision même, a quelque chose d'exaltant. Sur le fond brun fauve chantent les rouges du sang, les blancs et les jaunes de la graisse. Il semble qu'on sente la substance autant de la main que des yeux. Un seul coup de pinceau donne à la fois la matière, la structure, le mécanisme, la vie organique. Ces tons, qui ont une force d'expression propre et que la lumière irise, prennent une magnificence triomphale. Et l'on comprend alors que Rembrandt puisse faire d'une nature morte quelque chose de grandiose, parce qu'on y sent passer le même souffle puissant que dans ses compositions dramatiques, parce qu'il nous entraîne toujours au-delà du sujet, parce que ce boeuf écorché nous apparaît comme un morceau de la vie universelle. 43. Bénédiction de Jacob, Cassel, 1656. L'oeuvre culmi- | |
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nante de cette époque (cliché trop sombre), l'année où Rembrandt est déclaré en faillite. Tout est concentré sur les expressions. Joseph apporte au lit de mort de Jacob, presque aveugle, ses enfants Ephraïm et Manassé, que le grand-père veut bénir. La scène est remplie de toute la grandeur de l'Ancien Testament. Jacob a redressé avec un grand effort son vieux corps fatigué. Dans les traits de ce visage largement taillé, assyrien, il y a encore toute la puissance sévère du patriarche, contrastant avec la figure de Joseph, qui a l'air intelligent d'un homme de bonne société qui a vu le monde. Joseph conduit la main du vieillard, en le soutenant dans le dos. L'enfant cadet regarde avec une franchise naïve, tandis que l'autre semble éclairé par la grâce de la bénédiction. La mère, Asnath, dont il n'est pas question dans la Bible, est toute amour maternel, bonheur et gratitude. Les sentiments sont rendus avec les nuances psychologiques les plus subtiles. De l'ensemble émane une impression de bonté, de douceur, d'une étrange solennité. La bénédiction biblique a la grandeur d'un sacrement. Je ne puis dire comment le tableau est peint. De même que Jacob avait lutté avec l'Ange (‘Je ne te lâcherai que lorsque tu m'auras béni!’), de même Rembrandt a lutté furieusement avec son sujet, il a dû se répéter les paroles de Jacob, devant sa toile, et dans cette oeuvre qui semble faite avec autre chose que de la couleur et des pinceaux, il y a une atmosphère tragique illuminée par on ne sait quelle grâce divine, quelle bénédiction. Asnath, perdue en une songerie grave, regarde, au-delà de ses enfants, dans le lointain, vers les générations à venir. Elle est comme le symbole même de l'art de | |
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Rembrandt, qui voit plus loin que nos yeux humains, et dont la vision est toute éclairée d'une sagesse faite de souffrance, de pardon, de bonté profonde et magnifiée par la magie sublime du mystère. 44. Anatomie du Dr. Deyman, Amsterdam, 1656. Mais cette année est celle où le malheur s'abat de tout son poids sur Rembrandt, et voici une oeuvre où nous pressentons le drame de cette âme ravagée et hautaine. Une leçon d'anatomie: la toile a péri en grande partie dans un incendie, il n'en reste qu'un fragment, dont voici un morceau. Un croquis nous permet seul de juger de ce qu'était l'ensemble. Est-il bien nécessaire de comparer avec l'Anatomie du Dr. Tulp, de 1632? Maintenant, le sujet a pris une âpreté terrible. Le cadavre est un des morceaux de peinture les plus inouïs que nous ayons de Rembrandt. Ce raccourci violent crie le tragique de la mort, tel qu'il est affalé là, les pieds tournés vers nous, le ventre ouvert, le cerveau mis à nu, les bras de plomb retombés, les lourdes mains crispées. Remarquez la différence physionomique entre ces mains et les mains légères et sensibles de l'opérateur. Les yeux du cadavre ne sont que deux grands trous d'ombre. Et c'est une chose incompréhensible, que cette tête morte, fixée en quelques tons, sans couleur, sans regard, sans souffle, nous révèle mieux que les visages vivants, une énigme douloureuse où l'on se perd comme dans un abîme sans fond. C'est là que commencent les années les plus sombres de Rembrandt vieilli, mais toujours invaincu, et qui se vengera du malheur par des oeuvres plus hautes et plus glorieuses encore. C'est ce que je voudrais vous faire sentir demain. | |
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IVNous avons encore à suivre Rembrandt pendant les treize dernières années de sa vie, les plus sombres et les plus glorieuses. Je vous rappelle qu'en 1656, il est déclaré en faillite, en 1657 on vend tout ce qu'il possède, en 1658 ses collections artistiques sont dispersées aux enchères. Il est dépouillé de tout. En 1660, sa fidèle compagne, Hendrickje Stoffels, et son fils Titus, alors âgé de 19 ans, s'associent pour entreprendre un commerce d'art. Ils peuvent ainsi secourir le vieux maître. Celui-ci vit chez eux, il est en somme mis sous tutelle. Mais le malheur continue à s'abattre sur lui. Hendrickje meurt peu après, à l'âge de 36 ou 37 ans, Titus continue seul le commerce d'art, mais lui-même meurt à 27 ans, en 1668. Son père, désormais complètement seul, n'a survécu qu'un peu plus d'une année à cette amère douleur: il meurt en 1669, à l'âge de 63 ans. Dans ces dix dernières années, il est vaincu, on lui a tout pris. Mais son âme ne fléchit pas, son art ne déchoit pas. Malgré la destinée qui s'acharne sur lui, il suit sa propre destinée, qui est de devenir toujours plus grand, plus passionné, plus pur. Le chant de ses oeuvres monte plus haut, surgi d'abîmes plus profonds, dans un sentiment encore plus large et plus intense de la vie et du divin. C'est comme un soir splendide, sanglant, sombre et lumineux. Son atelier est vide d'accessoires: il s'en passe. Il ne peint plus que l'homme. Sa technique se simplifie, comme ses grandes compositions, réduites à l'essentiel. Il a un coup de brosse terrible et fougueux. Les bons bourgeois disaient qu'il peignait avec une | |
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brosse à goudron. Il répondait, lui, et ce sont ses propres paroles: une oeuvre est achevée quand le maître a atteint ce qu'il avait en vue. Tant pis si on ne le comprenait pas, à cette époque où l'école hollandaise glissait rapidement vers la décadence et devenait un art de salon. L'art de Rembrandt a d'ailleurs de plus en plus un fond mystérieux, qui étonne et éloigne le bourgeois. On se moque des empâtements furieux de ses toiles, on raconte d'un de ses portraits de femme qu'on pourrait le soulever par le nez, tant la couche de couleur y était épaisse. Rembrandt laisse dire, travaille comme il lui plaît et n'écoute que sa parole intérieure, celle qui brûle au fond de lui-même. Ses tableaux ne sont plus faits pour être vus de près: quand un visiteur s'approche trop de la toile, il l'écarte en lui disant que l'odeur de la couleur est malsaine. A ce moment, son moyen expressif par excellence, ce n'est plus la lumière, c'est la couleur. Son instinct coloriste, si souvent contenu, éclate. Il avait reparu quelquefois, par exemple à l'époque de la Ronde de Nuit, mais alors en liaison avec le clair-obscur, le clair-obscur servant de champ de résonance aux notes colorées. Mais voici maintenant que la couleur elle-même se déchaîne comme une formidable symphonie, dans des fleuves de lumière, de flamme, de pierres précieuses en fusion. Cette couleur a par elle-même une valeur musicale, spirituelle, analogue à celle du clair-obscur. Ce que Rembrandt avait exprimé par le jeu des ombres et des clartés, il l'exprime maintenant par la couleur pure, aussi mystérieuse et parfois chargée d'une force vraiment démoniaque. Cette couleur, ces taches de couleur, dans | |
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sa volonté d'expression intense et essentielle, il ne les fond plus, il les étale parfois crûment avec le couteau à palette, il les écrase du pouce. Métier d'une audace et d'une liberté extraordinaires! Tous les autres moyens sont subordonnés à celui-là, ou même négligés. Rembrandt ne demande plus rien au geste, plus rien même à la psychologie des visages, à la physionomie, qui semble se pétrifier, dans un aspect d'éternité. C'est du moins le dernier mot de Rembrandt, le style des toutes dernières oeuvres. Son art, ainsi simplifié, n'a jamais été plus chargé d'âme. Chez Rembrandt, tout procède désormais de sa vision intérieure, qui ne s'intéresse qu'aux valeurs éternelles, qui sent l'homme comme on sent la mer, le ciel. Mais l'éternel, il ne le cherche plus que dans l'homme. Ce n'est plus la lutte des ombres et de la lumière, les ombres terrestres où la lumière surgit, comme une force mystique d'un autre monde, comme une révélation divine: ce dualisme a disparu. Il n'y a plus de révélation divine autour de l'homme. Le tragique n'est plus dans un conflit, il est dans l'homme seul, un tragique inhérent à la vie même. La vraie dignité humaine, c'est de reconnaître ce caractère tragique de la vie sans faiblesse, sans se raccrocher à des illusions, de regarder fièrement, orgueilleusement le destin dans les yeux. Oh! tout cela, je le lis dans les portraits que Rembrandt a faits alors de lui-même, où l'on comprend comme il domine toute agitation superficielle, comme il s'appuie sur une vérité qu'il sent profondément en lui. Mais cette fierté qu'il met à accepter le destin, elle ne se fige pas en un dédain stérile, elle est toute illuminée | |
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de compassion, de bonté miséricordieuse. Et en même temps, et malgré tout, et plus ardent que jamais, brûle en lui le désir, le désir fou qui ne croit plus à la révélation divine de la lumière, mais veut pourtant dépasser l'homme, et que Rembrandt verse dans sa couleur incandescente. Car c'est en elle que nous devons le comprendre maintenant. Jamais la matérialité de la couleur n'a parlé plus directement à l'âme. Aussi, je dois bien vous en avertir, la photographie est impuissante à vous introduire dans ce monde magique. 45. Portrait du peintre, Vienne, vers 1657. Ce que j'ai de mieux à faire, c'est de vous montrer les portraits de Rembrandt par lui-même. Il en a fait beaucoup dans cette dernière période. Il ne songe plus à se costumer; il se peint dans sa blouse de travail. Plus d'accessoires: la figure seule importe, tout se concentre sur elle. (Les mains ne jouent plus aucun rôle). Il monumentalise son propre moi, en une puissante synthèse des formes. Rien n'est calculé en vue d'un public, la vie psychique se réfléchit en elle-même. Ces portraits sont des monologues. Dans ce portrait-ci, la tranquille assurance s'accorde à la simplicité des moyens. C'est large et magistral. On sent l'homme qui a fait l'expérience de la vie, le front s'est creusé de rides, assombri, le regard et la bouche sont d'une fermeté grave, mais sans aucune dureté. 46. Portrait du peintre, New York, Frick, 1658. Plus grand que nature. Le masque a été modelé par toutes les années vécues. On dirait un patriarche, ou le monarque de la peinture. Son empire est bien à lui. Ses yeux un peu plissés, regardent à peine, bien au-dessous de lui, l'agitation du petit monde hostile. Il y a quelque tristesse | |
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dans son expression, mais nulle amertume. Il pense: que voulez-vous, c'est ainsi, les hommes sont comme cela. Dans son calme souverain, le vieux lion sait bien ce qu'il est. Aucune raideur hautaine, il est nonchalamment assis, la main gauche tient négligemment une canne, qui pourrait être un sceptre. Mais la conscience de soi lui donne un aspect grandiose. La couleur se résume en larges accords: manteau rouge, robe jaune, chemise blanche. 47. Portrait du peintre, Londres, Duc de Bucclench 1659. Ici, la tête ardente surgit tout à coup de l'ombre, pleinement éclairée. D'un accent plus aigu, plus violent, presque misanthropique. On devine une souffrance cachée, qu'il domine. Portrait étrangement pénétrant et émouvant. Plus rien qui rappelle l'orgueil du conquérant. Le destin a labouré ce visage, l'a brûlé de son feu, mais n'a pas brisé l'homme. La bouche résignée se retire entre les joues molles, le nez curieux semble flairer, et sous le front anxieux porté en avant, deux petits yeux comme des charbons ardents nous regardent du fond de leurs orbites sombres. Mais la fièvre, il l'enferme en lui-même. Il a scruté toutes les apparences, et le trésor amassé dans ses explorations incessantes, c'est en lui qu'il le garde. Cet original, cet avide pécheur de perles, ce gaillard à l'aspect fruste et qui a des côtés si affinés, cet indomptable solitaire a vu le fond de la vie, et dans son cerveau de titan il en concentre une image unique, sub specie aeternitatis. 48. Portrait du peintre, Londres, vers 1659. Les traits commencent à s'empâter avec l'âge, les joues deviennent flasques, le nez s'arrondit, les cheveux blanchissent. On | |
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ne croirait pas que ce Rembrandt n'a que 53 ou 54 ans. Ici, il est d'une bonhomie presque joviale, sans aigreur, les yeux ont un regard amical, où pétille un peu d'ironie, tout juste ce qu'il faut de scepticisme et d'ironie pour que la sagesse soit complète. 49. Portrait du peintre, Aix-en-Provence, vers 1659. Mais le voici tel qu'il nous apparaît encore vers le même moment, dans une étude brossée de façon sommaire mais décisive. Il nous regarde avec des yeux mornes qui donnent le frisson. C'est comme un drapeau déchiré. Il est tout à coup devenu un vieillard. 50. Portrait du peintre, Louvre, 1660. C'est au plus profond de sa détresse qu'il a fixé cette face ravagée: une expression momentanée. Mais il se surmonte. Dans ce Rembrandt non rasé, enveloppé de sa large robe d'atelier, un bonnet blanc sur le crâne chauve, au travail devant son chevalet, le calme est revenu, la douleur s'est tassée en lui, comme la lie se dépose au fond du verre. Un géant sombre, un somnambule, une partie seule du visage d'ombre baignée d'un flot de lumière. Il est tout rempli de son empire, qui n'est pas de ce monde. Il n'entend pas les murmures autour de lui. Il ne reste qu'une grande tristesse, dans ce coeur violent et doux, mais comme il est maître de lui, sûr de lui, ferme comme un roc, malgré l'âge qui bouffit ses chairs. Le front s'est contracté, la bouche garde ce pli de sagesse un peu amère et ironique, où il y a aussi de la résignation et de la bonté. Et le regard, qui a l'air de voir du fond de la nuit, a toujours la même acuité, la même décision, un regard qui constate et qui pense. 51. Portrait du peintre, Londres, Lord Iveagh, vers 1663. | |
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Le portrait le plus tranquillement fier et le plus naturellement imposant que nous ayons de lui. Il tient en main les attributs de son art, mais les yeux crépusculaires n'observent pas. Portrait méditatif, avec le reflet de la pensée, de la vie intérieure, sur cette face calme. Il vous impose le silence, par ce silence qui l'enveloppe et la sérénité de ce visage, le visage d'un homme qui a beaucoup vu, beaucoup aimé, beaucoup souffert, et en qui la volonté toujours droite, indéfectible, a conquis la paix. La solitude l'entoure d'une sorte d'atmosphère sacrée. Il faut aimer le silence et la solitude pour l'exprimer ainsi. La silhouette est d'une simplicité grandiose. C'est plus que jamais le vieux lion. Après une existence de lutte, mûrie et puissante, il se sent vainqueur: la richesse extérieure ne le séduit plus, il est riche de sa vie intime où il voit la beauté des choses dans leur unité même, non plus dans leurs apparences. Il sait. Ainsi, quand il a tout perdu, quand on lui a tout pris, jusqu'à son bonheur, mais que le renoncement à toute illusion l'a rendu plus héroïque encore, ainsi était le Rembrandt qui peignait ses oeuvres les plus hautes, le Rembrandt qui venait d'achever le tableau des Syndics des Drapiers, l'Olympien à l'âme purifiée et claire malgré tout. 52. Titus lisant, Vienne, vers 1656. Retournons un peu en arrière pour reprendre l'ordre chronologique. Ce Titus est l'un des portraits les plus impressionnistes que nous ayons de sa main. Le sujet le plus ordinaire, un jeune garçon lisant, prend une grandeur mystérieuse, les reflets d'une lumière d'extase en font une image de vie intérieure. Alors que généralement la lumière et l'ombre partagent la figure, ici une clarté flottante | |
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disperse ses taches mobiles, et dans une facture de la franchise la plus hardie, le clair-obscur est d'une extrême délicatesse. (Ceci est encore antérieur à la période où Rembrandt s'exprime surtout par la couleur). 53. Le Christ, Philadelphie, Johnson, vers 1656-58. Le Christ est toujours présent dans l'imagination du Rembrandt d'alors, il y revient constamment: un Christ purement homme, sans attributs divins, incarnant l'idéal évangélique du vieux peintre. Il semble bien qu'il se soit inspiré de la réalité, qu'il ait pris comme modèle un Juif de son voisinage, qu'il a élevé jusqu'au type. Ce n'est plus un type schématique, comme dans les oeuvres de début, mais un individu, dont il a fait une synthèse d'humilité, de tendresse, de compassion, de tristesse spirituelle, d'amour. 54. Vieille femme se coupant les ongles, New York (Altmann), 1658. Dans un fauteuil, devant son lit. Pour l'extraordinaire grandeur de conception qui distingue les oeuvres de cette époque, il suffit de se reporter à ceci: un sujet quelconque, et même trivial, mais comme le sujet importe peu! Rembrandt a toujours eu une prédilection pour les figures de vieillards. Il les charge maintenant d'une étrange gravité, comme si c'était des images du destin. Pensez à ce que faisaient les autres Hollandais d'une pareille scène de genre, de petits tableaux de salon. Ici, par la façon dont la vieille est assise et par le traitement large des plis de la robe et de la coiffure, Rembrandt atteint un effet monumental, héroïque, qui fait penser à Michel-Ange. On croirait voir une sibylle. Elle est d'une noblesse biblique. Le visage songeur, solidement établi à grands coups de | |
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brosse, semble éclairé par le dedans. Le coloris est d'une richesse et d'un éclat merveilleux. 55. Hendrickje Stoffels, Berlin, vers 1658-59. Pour sentir l'évolution de Rembrandt, comparez à un portrait de Saskia: plus de parures, le costume, n'est pas détaillé soigneusement, le peintre évite les formes capricieuses, mouvementées. Les plis tombent en larges masses, très simples. Appuyée à la fenêtre, elle nous regarde avec un sourire amical, où il y a une nuance de mélancolie paisible. La robe est indiquée à grandes touches non fondues, ce qui fait ressortir mieux encore la plastique de la tête. 56. Saint-Mathieu l'Evangéliste, Louvre, 1661. Une des expressions les plus prenantes du sentiment religieux. L'ange, sans ailes, a doucement posé une main sur l'épaule de l'Evangéliste, et lui murmure les paroles divines. Mais tandis que dans la tradition l'acte de l'inspiration par l'Ange était représenté de façon matérielle, Rembrandt a spiritualisé, sublimé le motif: Saint Mathieu ne semble pas recevoir de l'extérieur le message qu'il fixe dans son évangile, il n'a pas l'air de se douter de la présence de l'Ange, il écoute la voix au fond de lui-même. Les yeux voient un autre monde. Le geste de la main sur la poitrine a une force expressive très individuelle. Jamais peut-être Rembrandt n'a peint des mains qui aient plus de caractère, dans une technique impressionniste. Tout le tableau d'ailleurs est peint en pleine pâte. 57. Les syndics des drapiers, Amsterdam, vers 1661-62. J'en arrive aux oeuvres capitales des dernières années. Un tableau de régents, portrait de groupe. Mais cette | |
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fois, Rembrandt ne s'est pas abandonné à sa fantaisie, il a accepté la tradition hollandaise du portrait collectif dans tout ce qu'elle a de plus positif. Plus rien du fantastique de la Ronde de Nuit. Pas autre chose que les portraits. La donnée a été traitée de la façon la plus simple, dans une composition qu'on ne pourrait imaginer plus naturelle. Les syndics sont assis derrière une table au tapis rouge, cinq personnes respectables, pareillement habillées, en noir, coiffées de chapeaux noirs à larges bords. Les cols sont d'un blanc uni, sans dentelles. A l'arrière-plan, moins en évidence, et tête nue, se tient le commis. Une lumière ambrée et chaude d'automne tombe de gauche. Il semble qu'ils doivent trancher un litige, et que les comparants sont dans la salle. Le plus âgé des syndics s'est à demi redressé, la main dans un livre, le président appuie sa démonstration d'un geste très mesuré, du dos de la main sur le livre ouvert devant lui. Les autres syndics, avec des expressions finement nuancées, jugent de l'effet de ses paroles sur les comparants, expressions où domine, comme chez Rembrandt lui-même, une bonté tempérée par une légère pointe d'ironie. Physionomies ouvertes et sympathiques, toutes également mises en valeur, sans aucun parti pris. La mise en page et l'ordonnance de la composition, présentée de front, sont d'une sûreté de structure large et solide, avec ces têtes qui se penchent insensiblement vers le centre, les deux figures de coin et celle du fond, au milieu, plus droites. Rien n'est appuyé, la mimique est on ne peut plus sobre. Les personnages nous regardent sans nous fixer. Nulle emphase, rien | |
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d'énigmatique, pas plus dans l'arrangement que dans l'emploi des moyens picturaux. Et pourtant, le développement des valeurs tonales du coloris est d'un art prodigieux. On ne comprend pas comment ces blancs (ivoire fondu!) et ces noirs puissent être aussi riches, aussi nourris, aussi savoureux, aussi sonores, mais toujours tenus par l'ensemble, sans qu'une note trop forte parle pour elle-même. Et tout s'harmonise dans la lumière et dans l'air sensible, tout est peint dans l'atmosphère, sur le fond bronzé des boiseries. L'accent de lumière plus vif tombe sur le tapis rouge au coin de la table. Des gammes insaisissables de gris chauds, parfois un peu roussis ou tournant au gris-vert, relient les tons les plus chantants. D'ailleurs, la facture du tableau échappe à l'analyse. Elle tient de la magie. - Ce qu'on voit bien, c'est que la couleur est travaillée en pleine pâte, avec une décision, une maîtrise inouïe, mais sans que le peintre se laisse entraîner, il n'a rien d'un improvisateur, d'un ‘fa presto’, chaque coup de pinceau est médité, chaque touche à la fois large et concentrée. Les mains par exemple, ne sont pas strictement dessinées, leur structure n'est pas nettement, patiemment analysée, et cependant, on voit leur structure, leur relief. Il en va tout autrement que chez beaucoup d'impressionnistes: ici, le ton a toujours son volume, ses dessous, ses résonances en profondeur. Et les tons les plus sombres, ou ceux qu'on croirait neutres, sont aussi splendides que les plus lumineux. La force et la délicatesse sont unies. On a une impression directe de vie, - cette chose indéfinissable: la vie! Et c'est pourquoi il y a tout de | |
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même du mystère dans cette oeuvre où rien n'est laissé dans l'ombre et qui n'est cette fois qu'une réalité sans phrases, sans sous-entendus. Ce n'est peut-être pas l'oeuvre la plus géniale de Rembrandt, si l'on entend par là une oeuvre qui nous frappe par quelque trait tout à fait inédit et surprenant, mais je crois bien que c'est son oeuvre la plus parfaite. Tous les problèmes qui l'avaient préoccupé au cours de sa carrière, ils sont ici résolus, jusqu'aux plus difficiles, mais résolus dans la synthèse la plus naturelle. Elle a le même caractère impérial que le portrait chez Lord Iveagh, qu'il peignait peu après. C'est bien le couronnement de toute une oeuvre. Comme art de peindre, il n'y a qu'un tableau ou deux de Velasquez qui soient comparables à ceci. Mais chez Rembrandt il y a tout de même une plus grande richesse de ce sens humain, qui laisse en nous des échos intimes plus étendus. Comme le peintre hollandais Joseph Israëls revenait d'Espagne et ne pouvait parler qu'avec enthousiasme de Velasquez, quelqu'un lui demanda: Est-il donc plus grand que Rembrandt? Et Joseph Israëls, dardant sur lui son petit oeil rond, répondit: N'en croyez rien, il n'avait pas en lui toutes ces montagnes et ces vallées! - Et c'est bien cela. La différence qu'il y a entre les Syndics des Drapiers et les Méninas ou les Fileuses de Velasquez, je ne saurais point l'expliquer, pas plus que je ne saurais expliquer pourquoi un quatuor de Beethoven me prend plus que telle ou telle autre oeuvre musicale. Mais je sens bien ceci: c'est qu'il n'émanerait pas une grandeur aussi mystérieuse des Syndics des Drapiers, si Rembrandt n'avait pas | |
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parcouru auparavant toutes les montagnes et les vallées, toutes les régions du drame humain, de l'amour, de la souffrance et du rêve. 58. La fiancée juive, Amsterdam, vers 1668. Et cependant, je me demande si les oeuvres des toutes dernières années ne sont pas plus géniales. En tout cas, ici, je me trouve devant l'inexprimable, et vous m'excuserez si je me montre fort sobre de commentaires. Que représente ce tableau, qu'on a appelé ‘La Fiancée juive’? On en a donné diverses explications, les uns y ont vu tel ou tel sujet biblique, d'autres des portraits. Cela nous importe en somme assez peu. C'est un homme qui se penche avec amour vers une jeune femme et lui pose doucement une main sur l'épaule, une autre sur la poitrine. La femme touche timidement cette main de la sienne. Ils sont tous deux habillés très richement. Le sujet n'est rien moins que religieux, mais l'immobilité des figures donne à la scène une sorte de solennité sacrée. Cette immobilité est caractéristique des toutes dernières oeuvres de Rembrandt: les personnages semblent se pétrifier comme des symboles. Ici, leurs regards ne se rencontrent même pas. Nulle indication d'espace. Le groupe, de grandes dimensions, s'ordonne dans une forme pyramidale. Chez la femme, une expression voilée, rêveuse, et confiante. L'homme, plus âgé, la regarde avec une tendresse mêlée de mélancolie. Cette femme, à la robe éclatante, il la tient précieusement comme un trésor. Le visage respire la sagesse calme d'un homme qui a fait l'épreuve de la vie et qui porte en lui le poids de la pensée. Le trésor qu'il trouve maintenant, loin de toute lumière mystique, c'est la nature instinctive, ignorante, spontanée. | |
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Mais l'essentiel dans ce tableau, c'est la couleur. Je devrais pouvoir vous placer devant l'original, - il est vrai qu'alors je n'aurais plus qu'à me taire. Les formes sont accessoires, la lumière est accessoire, c'est la couleur qui dit tout. Elle a, par elle-même, une puissance d'évocation spirituelle vraiment formidable. De même qu'on parle de poésie pure, on peut parler ici de la couleur absolue. Elle ne sert même plus à rendre les substances, à spécifier les étoffes. Elle n'a pas d'autre rôle que celui dévolu à la musique. La robe de la femme est rouge, celle de l'homme verte, ses manches sont jaunes. Mais ce sont des couleurs comme on n'en avait jamais vues, des coulées d'un émail cuit, des rubis et des topazes, de l'ambre fondu, des tons de vieux cuir doré, tout cela brûlant de passion, avec des ruissellements de reflets magiques, des nacrures de perles, et comme palpitant d'un feu mystérieux qui serait sous les couleurs. Je le répète, c'est une des oeuvres les plus indescriptibles qui soient. 59. L'enfant prodigue, Leningrad, vers 1668-69. Je termine par cette oeuvre, peut-être la dernière que nous ayons de Rembrandt, et peut-être la plus prodigieuse de toutes. Un très grand tableau, où la couleur est comme maçonnée, à surface rugueuse, étalée parfois par le couteau à palette. Rembrandt avait déjè traité plusieurs fois le sujet. Ici, il s'est écarté du texte de la Bible, qui raconte que le père avait vu venir son fils de loin. Il a imaginé aussi ce motif nouveau: que le vieillard est aveugle. Il accueille son fils repenti à la porte de sa maison. Il est vu de face, la plus forte lumière tombant sur son front et sa barbe | |
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blanche. Il est vêtu d'un manteau rouge d'où. dépassent les manches jaunes. Le fils prodigue, qui a gardé les pourceaux, qui a touché le fond de la misère humaine, s'est abattu sur les genoux avec un repentir farouche, et cache sa tête rasée et comme rongée, sa tête de forçat pouilleux dans le sein de son père, comme la brebis égarée qui aurait retrouvé son étable. Sous son lamentable vêtement en lambeaux, on voit saillir ses pieds boueux, déchirés par la route. Et le père aveugle, dans un magnifique mouvement de bonté qui pardonne et bénit, tâte de ses vieilles mains raidies le pauvre dos de son fils. La composition est en dehors de toute règle. Le groupe principal est reculé à gauche, et forme un bloc, de contour tout uni. L'autre partie du tableau est occupée par trois personnages, deux verticales rigides et un homme assis au mileu. Aucune connexion ne les relie entre eux. Chacun regarde le groupe du père et du fils, et concentre l'attention sur lui. Ils forment un choeur immobile, à moitié dans l'ombre. Les regards mêmes sont immobiles Aucun geste dans le silence de cette atmosphère tragique. La femme appuie la tête à la porte, et l'on ne voit d'elle que cela. Le frère est assis. L'homme tout droit debout à droite, dans un manteau rouge qui rappelle celui du père, témoin muet lui aussi, semble un sage qui médite, qui voit le passé et l'avenir, une espèce de mage. Ces figures ont aussi un contour très simple, des blocs. Cette pétrification leur donne quelque chose d'abstrait, de supérieur à l'individuel. Encore une fois, l'éloquence du tableau réside surtout dans sa couleur. Il faut s'imaginer par exemple l'opposition des haillons du fils prodigue avec le rouge du manteau, | |
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un rouge splendide, non rompu, d'une seule masse. Remarquez que les yeux mêmes semblent morts: tout est intérieur, tout se passe au fond des coeurs, et la couleur seule chante ce que les mots ne pourraient exprimer. La couleur est devenue de l'âme. La peinture n'est jamais allée au-delà. Ce qu'elle chante, cette couleur, c'est la beauté de la miséricorde, ce que Rembrandt devait trouver de plus divin dans l'homme. C'est là la dernière parole de Rembrandt. Après lui il n'y a plus eu, dans l'art de la peinture, une révélation humaine aussi complète. Dans les générations qui suivirent, il n'a été donné de la prolonger qu'à la musique. Je ne sais pas ce que je pourrais encore ajouter. Ce qui importait surtout, c'était les oeuvres qui ont passé sous vos yeux. J'ai essayé simplement de vous faciliter quelque peu l'accès de leur esprit. Je me rends bien compte de mon impuissance à traduire en mes discours l'art de Rembrandt. Mais si je me suis hasardé à vous parler de lui, c'est que je crois, sans aucune fatuité, que quand on parle d'un sujet qu'on aime, il peut arriver qu'on apprenne quelque chose aux autres. Quelqu'un a dit que la vraie culture, c'est ce qui reste quand on a oublié la matière des leçons. Le seul souhait que je forme, c'est que lorsque vous aurez oublié tout ce que j'ai raconté ici, il vous en reste pourtant quelque chose, qui revivra en vous quand vous serez devant un tableau de Rembrandt. C'est tout ce que je désirais atteindre, et il ne me reste qu'à vous remercier de votre attention si bienveillante.
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