Verzameld werk. Deel 4
(1955)–August Vermeylen– Auteursrechtelijk beschermd
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aant.GrecoQuand l'Université Nouvelle me demanda de participer à ses conférences sur l'art espagnol, et de m'intercaler ici entre des savants d'infiniment plus d'autorité, j'eus la faiblesse de ne pas décliner cet honneur, de ne pas renoncer à ce plaisir. Et pourtant, Dieu sait combien j'hésitai devant le sujet qui m'était proposé: non point que je n'aime beaucoup le Greco, mais précisément parce que je l'aime profondément, et qu'à l'heure actuelle trop de gens, à mon sens, se sont pris pour lui d'une admiration subite. Il n'y a plus à se faire d'illusions làdessus: le Greco est à la mode. Et la mode ne va pas sans un certain snobisme; et le snobisme est, en art, moins tolérable que l'incompréhension pure et simple: c'est une perversité, c'est un péché contre le Saint Esprit et il n'en est peut-être pas de plus grave. J'aurais préféré vous parler du Greco quand la mode serait passée et le peintre un peu débarrassé de toute la littérature qu'on fait en ce moment autour de lui. Je ne crois pas qu'on puisse l'aimer, à la première fois qu'on le voit, et si l'on n'écoute que ses impressions directes et franches. Ses portraits, oui: la maîtrise y est évidente, - ses tableaux religieux: j'en doute fort. A côté de Velasquez, il commence par étonner. Je généralise peut-être une impression personnelle: quand pour la première fois je me trouvai devant une collection importante de tableaux religieux du Greco, au Prado de Madrid, il me sembla un Tintoret maniériste, exacerbé, désorbité. Mais pour aller aux Velasquez, je passais tous les jours devant lui, et il me retenait malgré moi, il me prenait | |
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petit à petit, - au bout d'une semaine, il me possédait. Quand j'allai le voir chez lui, à Tolède, où il règne seul, c'était devenu une passion, je ne pouvais plus m'y arracher, je prolongeais mon séjour pour découvrir le moindre Greco enfoui dans tel ou tel petit sanctuaire presque inaccessible. Un classique dirait que j'étais infecté. Le fait est que ce qu'on appelle les excentricités du Greco étaient devenues pour moi quelque chose de très accessoire; ou plutôt, dès qu'on avait compris l'esprit essentiel de l'oeuvre, elles me semblaient logiques. Je prenais la personnalité en bloc. Je l'aimais comme on aime les gens de sa race, en entier, avec ce que d'autres appellent leurs défauts, parce que ces défauts ne sont qu'une autre face de leurs qualités, parce que ces défauts font autant que leurs qualités partie intégrante et nécessaire de leur nature intime. Eh bien, je ne crois pas qu'une heure de causerie sur le Greco puisse vous faire pénétrer assez avant dans sa nature intime pour que vous sympathisiez avec ses aspects les plus imprévus. Je n'ambitionne pour le moment que de vous y intéresser. D'ailleurs, peut-être faut-il l'atmosphère de Tolède pour préparer vraiment à sentir le Greco. C'est là qu'il vécut, et il y a une correspondance secrète entre cet art et cette ville. Tolède est âprement juchée sur un roc fauve, au-dessus de la tranchée du Tage. Elle est mystérieuse, avec ses ruelles en pente entre les hautes murailles à peine percées ci et là de petites fenêtres grillagées. Elle est très sombre le soir. Elle est silencieuse. Elle est triste, mais elle conserve l'orgueil de sa puissance passée, la volonté tenace de rester semblable à elle-même. Dans les regards couve encore le feu mauresque ou juif. | |
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On y est très loin du monde occidental, on peut s'y promener avec son rêve. Quand on débouche au-dessus du Tage, on voit toujours le grand ciel et un paysage d'une nudité grandiose (les gris et les fauves du Greco.) Partout des églises; on dirait que la pensée religieuse est la seule grande préoccupation; la cathédrale, énorme, est l'une des plus impressionnantes que je connaisse. Population en loques autour d'idoles habillées d'or. C'est une ville où l'on médite, - on s'harmonise avec la nudité du paysage séché par la fièvre,- on s'y souvient de Pascal, - elle est âpre, grave et ardente à la fois: et ce sont précisément les mots dont je caractériserais l'art du Greco: âpre, grave, ardent, avec des charmes mystérieux pourtant, toute une vie secrète d'où par moment jaillit un feu étrange. Tolède, c'est toute l'Espagne de ce temps-là: l'Espagne fervente, fanatique, volontaire, de Philippe II, de l'Inquisition, l'Espagne d'Ignace de Loyola, ce héros, l'Espagne du mysticisme brûlant de sainte Thérèse d'Avila et de Jean de la Croix, - c'est encore l'Espagne de Cervantes et de ce fou sublime de don Quichotte. Tous ceux-là précèdent de peu le Greco ou lui sont contemporains. Il y a quelque chose de leur esprit en lui, et il est vraiment en peinture le premier et le plus grand, qui exprima l'esprit de cette Espagne-là, qui vint le manifester pleinement, révéler l'âme espagnole à elle-même. Il y eut en Espagne, avant le Greco, des peintres très estimables, mais c'est lui qui ouvrit la série des grands maîtres. Ces peintres représentent plus ou moins l'âme espagnole, mais de façon infiniment moins puissante | |
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et synthétique que le Greco. Dans la seconde moitié du XVe siècle, ils imitaient nos peintres d'ici, van Eyck, surtout van der Weyden, - au XVIe siècle, ils étaient à l'école des Italiens, Raphaël, Michel-Ange. Ils y mettaient évidemment quelque chose d'eux-mêmes: ils parlaient l'idiome étranger avec l'accent de chez eux. Il y a chez les portraitistes, ce côté cérémoniel et grave, ce flegme aristocratique et fermé de personnages pliés aux règles d'une étiquette rigide, ces types que vous allez retrouver chez le Greco et Velasquez. Il y a, dans leurs tableaux religieux, une emprise plus forte encore de l'esprit ecclésiastique et monacal, un désir d'exprimer plus encore la foi dogmatique que le sentiment humain et tendre de la religion, une dévotion plus dramatique, plus passionnée, avec une affection spéciale pour les scènes de martyre, qui nous rappelle que nous sommes au pays des courses de taureaux, et dans tout cela, un naturalisme plus catégorique, plus intransigeant que partout ailleurs. Ils ont beau s'inspirer de Raphaël et de Michel-Ange, ils n'ont rien de l'esprit antique. En Italie, l'antiquité s'imposait, le goût de la forme belle: en Espagne, elle manque totalement, elle ne vient jamais soumettre l'artiste à une norme, rien ne vient le contrecarrer dans son goût de la forme caractéristique, de la vérité crue. Mais tout cet esprit espagnol épars dans les oeuvres des peintres, et qui tend de plus en plus à percer sous les influences étrangères, le Greco va en donner soudain l'expression complète, définitive, avec toute l'originalité du génie. Il réalise l'âme de son pays de façon plus spéciale et plus nette encore que les maîtres qui le suivront, Velasquez, Murillo. Et il est | |
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intéressant de constater que le plus espagnol des peintres n'est pas né en Espagne et n'a pas fait son éducation en Espagne. Je signale le fait en passant à ceux de mes compatriotes, tant flamands que wallons, qui se mettent à attacher une importance énorme au lieu de naissance des artistes. Le Greco, comme son nom l'indique, était un Grec, il était né en Crète, à Candie, probablement en 1547 ou 1548. Son vrai nom est Domenicos Theotocopuli. Quand il signe ses tableaux, c'est de ce nom-là, en lettres grecques, et en y ajoutant sa qualité de Crétois. Il n'y a que le directeur d'un musée du Nord de la France qui ait pu s'y tromper et qui lui octroie le nom bien français de Théodore Capulet. Domenicos Theotocopuli vint assez jeune à Venise. Il eut la chance de pouvoir y travailler dans l'atelier du vieux Titien. Mais il subit plus encore l'influence de Véronèse, et surtout celle de Tintoret et des Bassano. Il ne reste pas longtemps dans la ville des lagunes: en passant par Parme, où il vit les oeuvres du Corrège, il se rend à Rome, où il étudie Raphaël et Michel-Ange. Il y a du succès. Il a des protecteurs haut placés. Sa carrière est faite. Il avait alors environ 28 ans. Cependant il quitte Rome, et va se fixer en une ville qui n'a rien de la joie brillante de Venise ni du faste romain: la sombre et escarpée Tolède, qui commençait déjà à déchoir, abandonnée pour la nouvelle capitale Madrid, mais toujours la métropole religieuse de l'Espagne. Pourquoi le Greco alla-t-il s'installer là? On ne le sait pas au juste. Lui-même ne voulait pas le dire: dans un procès, on lui posa la question, il refusa carrément de répondre. Une commande de tableaux pour le cloître de S. Domingo el | |
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Antiguo ne semble pas un motif suffisant. Peut-être aspirait-il à jouer un grand rôle sur une scène toute nouvelle, qu'il dominerait tout entière: c'est assez dans son caractère de vouloir être le premier en Espagne plutôt que le quatrième ou cinquième en Italie. Quoi qu'il en soit, l'occasion était favorable: on le présenterait à Philippe II, qui le chargerait de travaux à l'Escurial. Philippe II désirait vivement obtenir la collaboration d'artistes italiens pour la décoration de ce palais gigantesque, qu'on appelait la huitième merveille du monde. Mais Titien était trop vieux, Tintoret et Véronèse refusèrent aussi. Il y avait lè une superbe place à prendre, qui dut tenter le jeune Greco. Ses ambitions semblèrent d'abord se réaliser. Il fut chargé par Philippe II de peindre le Martyre de saint Maurice et de la légion thébaine, pour un des autels de l'église de l'Escurial. L'oeuvre achevée (elle était merveilleuse, vous en verrez une projection tout à l'heure), le roi ne la trouva pas à son goût, il fut probablement ahuri par cet impressionisme hardi, il ne voulut pas que le tableau fût mis à la place convenue et commanda pour le remplacer une composition sur le même sujet à un obscur maniériste florentin, Romulo Cincinnato. Rien ne manquait plus désormais au génie du Greco, pas même l'incompréhension officielle. Cependant, le Greco n'eut pas à se plaindre de Tolède: il y eut énormément de commandes, d'églises, de cloîtres, de particuliers. Son art était tenu là en très grand honneur. Et il resta toujours à Tolède, de 1576 jusqu'à sa mort, à l'âge de 66 ans environ, en 1614. L'oeuvre la plus célèbre et la plus considérable qu'il y | |
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exécuta fut l'Enterrement du Comte d'Orgaz, à l'église de San Tomé, de 1584 à '86. Il n'était pas seulement peintre: comme les grands créateurs de la Renaissance, il se distingua aussi comme sculpteur et comme architecte. Il avait une très haute idée de son art et exigeait des prix relativement élevés, ce qui entraîna pas mal de procès. Quand il eut achevé l'Enterrement du Comte d'Orgaz, on trouva la note à payer un peu salée, et l'on procéda à une contre-expertise: Les nouveaux experts jugèrent que l'oeuvre valait plus que la somme fixée. Son élève préféré, Luis Tristan, ayant demandé 200 ducats d'un tableau pour les moines de S. Maria de la Sisla, ceux-ci recoururent à l'arbitrage du Greco. A peine le maître eut-il vu le tableau qu'il se jeta, la canne levée, sur son élève, en l'appelant ‘vaurien et déshonneur de la peinture’. Les moines s'interposèrent, en excusant le jeune homme, qui ne connaissait pas la valeur de l'argent. Mais la colère du Greco avait une tout autre cause: ce mauvais fils me trahit, dit-il, en lâchant une si belle toile à moins de 500 ducats; si vous ne le payez à l'instant, j'emporte la toile chez moi. - Ce singulier homme employait d'ailleurs avec ses clients un système original: il n'aimait pas à se séparer pour toujours de ses oeuvres; il ne les vendait pas, il les prêtait, il les donnait en gage, contre une somme d'argent, sous réserve de les reprendre s'il lui convenait de rembourser. Quand il mourut, son atelier renfermait encore plus de cent tableaux achevés. Le Greco vivait d'ailleurs en grand seigneur. Il habitait un appartement de 24 pièces dans le palais d'un de ses amis, le marquis de Villena, disparu aujourd'hui, | |
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qui dominait le Tage, dans le quartier juif. Il eut, peu après s'être fixé à Tolède, un fils, qui fut, lui aussi, peintre et architecte, fruit d'une liaison avec une certaine Da. Jeronima de Las Cuebas, que Greco n'épousa probablement jamais. L'élite intellectuelle de Tolède fréquentait chez le Greco, des théologiens, des poètes, des artistes, des hellénistes. Il nous apparaît comme un homme de très haute culture. Sa bibliothèque renfermait, outre un grand nombre d'ouvrages sur l'architecture, les pères de l'Eglise, et tous les poètes et philosophes classiques grecs, latins et italiens. Le beau-père de Velasquez, Fr. Pacheco, alla faire visite au Greco, peu avant la mort de celui-ci, et nota leur conversation. Il vante la culture philosophique de son hôte. Et ils traitèrent naturellement de questions d'esthétique: quoi donc avait le plus d'importance, la couleur ou le dessin? Naturellement, la couleur, dit Greco. Mais, dit Pacheco, et Michel-Ange? Mon Dieu! répond Greco, Michel-Ange était un homme excellent, mais il n'avait pas la moindre idée de ce que c'est que la peinture. - Nous comprenons bien ce qu'il entendait par là: Michel-Ange avait une vision plutôt statuaire que purement picturale. Mais le bon Pacheco resta un peu ébaubi devant une opinion aussi catégorique. C'est bien le Greco, cette façon de parler autoritaire et tranquillement tranchante: l'homme qui puise le droit de juger sans réticences dans sa foi entière et sûre à son idéal. Rien d'étonnant à ce que cet artiste, qui prisait surtout, dans l'art de la peinture, l'orchestration des valeurs et des tons, aimât ardemment la musique. On raconte qu'il faisait venir des musiciens de Venise à Tolède. Tous ces renseignements | |
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concordant: c'est un homme qui a une grande passion, l'art, et ne vit que pour elle. Et tout ceci explique suffisamment que les esprits dits positifs le considéraient comme fou. Les esprits positifs qui veulent se donner l'air de marcher avec le progrès ont aujourd'hui une façon plus correcte de s'exprimer: ils disent que le Greco est un artiste ‘d'exception’. Il faudrait s'entendre. Tout grand créateur de caractère très personnel commence par être un artiste d'exception, il ne s'accorde pas avec les goûts de la masse. Mais il arrive un moment où ce n'est plus le jugement de la grande masse qui prévaut. Je me rappelle avoir entendu, dans le temps, une conférence de M.E. Picard, qu'il intitulait: Trois poètes d'exception; c'était Van Lerberghe, Verhaeren, et si je ne me trompe, Maeterlinck. Je crois bien que le titre, aujourd'hui, serait considéré comme un anachronisme. J'aime mieux qu'on dise que Greco était fou, tout comme Rembrandt d'ailleurs, ou comme Delacroix, et bien d'autres. Mais, à étudier son oeuvre de près, on est frappé de trouver dans cette folie tant d'esprit de suite, tant de calcul, tant de logique, et tranchons le mot, tant de pondération. Son instinct ne va pas sans raison. Sa composition, malgré des inspirations d'aspect fantasque, est construite comme une architecture; des gestes qui, pris à part, sont exorbitants, font contraste et équilibre à d'autres; et tout se tient si bien qu'il est impossible d'enlever une partie sans détruire l'ensemble.Ga naar voetnoot* Ce que | |
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l'on constate, c'est qu'un même esprit anime toute l'oeuvre ou, si vous voulez, la folie est répartie d'une façon si égale dans toute l'oeuvre qu'elle apparaît comme parfaitement organique. Des hommes possédés d'un idéal, et qui font de leur vision intérieure le principe même de leur vie, passent facilement pour excentriques, parce que la liaison naturelle de leurs actes reste cachée à celui qui n'en voit que quelques manifestations extérieures; mais remarquez qu'ils sont généralement les moins ‘excentriques’ des hommes, au sens propre du mot, que ces fous ont la force d'ordonner toute leur vie selon leur idée, qu'ils ont la force de se créer, au milieu d'un monde toujours hostile, leur atmosphère naturelle, celle qu'il faut à leur art, et qu'ils ont la force d'ériger cet art, tel qu'ils le rêvaient, jusqu'au bout, sans défaillances. Ce sont eux, les forts, qui construisent leur oeuvre sur une réalité indéfectible, leur âme. Les vrais excentriques, ce sont les faibles, qui n'ont pas cet appui intérieur, cette unité de l'être, cette fidélité à eux-mêmes, et qui suivent le monde et ses goûts variables. C'est entendu, Greco apparaît parfois comme un illuminé. Comment cela cadre-t-il avec ce que je vous disais tantôt du naturalisme espagnol? Greco n'a-t-il donc rien de ce naturalisme? Mais si, pourvu qu'on ne cherche pas le naturalisme dans le choix des sujets, mais dans la sincérité, le souci de vérité directe que l'artiste mettra à traduire le sujet, quel qu'il soit. Il n'acceptera pas l'intermédiaire d'une convention entre le sujet et la réalisation artistique. Quand le Greco peint un portrait, il le fait exact, d'une ressemblance physionomique textuelle, il ne triche pas, il n'a rien de théâtral, aucune | |
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pose dans l'attitude. C'est la nature même, seulement la nature vue à travers un tempérament, éclairée par ce fluide mystérieux que l'artiste communique à tout ce qu'il fait. Mais que le Greco ait à peindre une scène jaillie de l'imagination mystique, il observera vis-à-vis d'elle la même sincérité, j'oserais dire la même objectivité. Il la donnera telle qu'il l'a vue en lui-même, sans y changer un iota. Ses hommes sont des hommes, mais en vertu du même principe de vérité, ses créatures célestes seront avant tout des forces spirituelles, plutôt que des êtres appartenant à notre humanité, comme ces anges de la Renaissance italienne, qui sont des petits amours d'enfants ou de belles grandes filles avec des ailes attachées dans le dos. Disons que Greco applique le souci absolu du vrai à la vision intérieure. - Et voici un point dont il faut bien se pénétrer avant d'aborder Greco: l'art exprime toujours, à un certain degré, une image intérieure. Il n'est pas le rendu photographique de la réalité telle qu'un oeil quelconque peut la percevoir, - il est plutôt la forme réalisée de la parole intérieure. Mais chez Greco, chez un contemporain de sainte Thérèse, la vision intérieure est purement spirituelle, elle tend à se dégager autant que possible de la matérialité, à se dépouiller de la matérialité. Il est le mystique pour qui la nature n'est que le moyen d'une expression artistique. C'est de là qu'il faut le juger. On se récrie devant son dessin souvent incorrect, il a par exemple une manière d'allonger extraordinairement les corps. Mais Michel-Ange, à qui on ne reprochera pas un manque de science anatomique ni une inexpérience de dessin, Mchel-Ange n'avait-il pas des parti-pris analogues, | |
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quand il voulait que la forme artistique répondît à la vérité de sa vision intérieure, à la nécessité artistique, plutôt qu'à la réalité objective? Le Greco ne fait pas autre chose, et si ses déformations semblent à première vue plus arbitraires, c'est qu'elles devaient traduire des faits situés plus haut dans le suprasensible. Voilà le point cardinal, ce qui fait comprendre le caractère essentiel de l'art du Greco: dans ses tableaux religieux il est, sans réticences et sans compromis, le peintre de sa vision intérieure. Et c'est assez dire qu'il ne faut pas le comparer à Velasquez: ce sont des grandeurs différentes. Et maintenant que voilà établi le caractère primordial, la prémisse majeure de son art, qui doit vous faire passer sur l'aspect étrange que certains de ses tableaux présentent au premier abord, essayons de déterminer les caractères de sa réalisation artistique, en fixant la place du Greco dans le développement général de la peinture européenne. Vous savez que la source de la peinture moderne doit se chercher en Italie. Une évolution de plus de 200 ans aboutit à la période classique de la peinture florentine et romaine, l'âge du Vinci, de Raphaël et du jeune Michel-Ange, au commencement du XVIe siècle. Cet art s'intéressait surtout à la forme plastique, et ce que j'appelle sa période classique représente le triomphe complet de la conscience artistique, le triomphe d'un principe d'organisation, d'ordonnance, d'unité dans la composition, la subordination stricte de l'accessoire au principal, la parfaite économie des moyens, bref, un principe de raison organisant l'instinct. Mais à peine cette période de perfection atteinte, d'autres principes | |
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se font jour, des éléments nouveaux qui se développent au XVIe siècle non plus à Florence ou à Rome, mais plutôt dans le Nord de l'Italie, à Parme, à Ferrare, par exemple, et tout spécialement à Venise. Entre cet art nouveau et le précédent, il y a à peu près la même différence qu'entre le romantique et le classique. Au lieu de la belle ordonnance claire et réglée, qui s'exprime surtout par la ligne nettement dessinée, les forces obscures et instinctives reprennent leur droit, les sentiments inconscients de l'âme, et la vie conçue comme une force intérieure irraisonnée, avec tout ce qu'elle contient de sentiments et de passions qui ne s'enferment plus dans les contours nets de l'idée, tout cela s'exprime avant tout non point par la ligne mais par les jeux et les conflits de l'ombre et de la lumière, qui font chanter les couleurs. La plastique des lignes est supplantée par la plastique du clair-obscur et des couleurs. La couleur devient un moyen d'expression musical, qui a son orchestration propre; cela correspond à la floraison de la musique. Tel est en dernière analyse le principe de cet art nouveau qui est à proprement parler la peinture moderne: celle qui s'épanouit d'abord en Italie avec Titien, le Corrège, le Tintoret, trouve déjà une expression extrême avec le Greco, rayonne ensuite à travers l'Europe avec Rubens, Velasquez et Rembrandt, pour se prolonger par Watteau, Fragonard, Constable, Delacroix, etc. jusqu'aux impressionnistes. Eh bien, de toute cette évolution en dehors de l'Italie, le Greco est dès la fin du XVIe siècle une expression tellement poussée, tellement concentrée, il a si bien dès les débuts su tirer certaines des conséquences dernières du principe | |
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de la peinture nouvelle, qu'il nous apparaît en certaines oeuvres comme l'ancêtre direct, je ne dirai pas des impressionnistes, mais de ce qu'on est convenu d'appeler les néo-impressionnistes; ou ne tenons pas compte des étiquettes, et disons qu'il est parfois très près de certaines expressions extrêmes de l'art de ce temps-ci: très près de ce maître admirable, l'Allemand Hans von Marées, très près de Cézanne et de Vincent van Gogh. Il a leur ligne à la fois frissonnante et monumentale. C'est même l'évolution naturelle de l'art contemporain qui nous a amenés au point où nous pouvions de nouveau admirer, comprendre et aimer Greco. Parti des hardiesses du vieux Titien et surtout de Tintoret, le Greco ne donne plus la forme que par la couleur: c'est uniquement par des juxtapositions de tons qu'il donne la profondeur, le relief. Il aime des couleurs présentées à l'état pur et franc, réussit parfois à modeler par tons en pleine lumière, clair sur clair, - d'autres fois ses harmonies de rose et gris (ce rose et gris qu'on retrouvera chez Velasquez), ses noirs, ses bleus fins, ses jaunes extraordinaires flottent dans une atmosphère blafarde. Souvent il divise ses tons, étudie les réflexes, les influences qu'ont l'une sur l'autre les valeurs lumineuses. Et il aime les grands partis, il a un métier à la fois très raffiné et très large, savant et très direct pourtant, très spontané et très tenu: il aime la forme résumée, synthétique, vue par grands plans, et se rapproche par là de certains des maîtres les plus modernes. Quelques traits de brosse en apparence négligemment jetés sur la toile donnent toute la structure organique d'une articulation, d'une main. C'est un des charmes les plus savoureux du Greco | |
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que ce mélange constant de fièvre et de pondération, de spontanéité et de style; et s'il nous donne cette vision impressionniste et monumentale à la fois, c'est en dernière analyse parce qu'il exprime avec la témérité de la maîtrise des images longtemps portées en lui-même, des images qui ont pris à son âme leur unité, leur intensité et leur grandeur, - c'est en somme parce que le Greco a créé le monde de son oeuvre du fond de son être intime. Mais l'une de ses conquêtes, qui avait été préparée par Tintoret, c'est qu'il sut donner à la couleur toute sa valeur spirituelle. Ceux qui ont vu la Fiancée juive de Rembrandt au Rijksmuseum d'Amsterdam comprendront ce que j'entends par là. De même qu'en littérature les mots n'ont pas le sens littéral du dictionnaire, mais chacun est comme chargé d'une atmosphère psychique spéciale, de même, un rouge, un jaune peut avoir la valeur d'une phrase musicale, parler directement à notre âme, indépendamment de la forme qu'il révèle. Eh bien, chez le Greco, l'esprit a complètement imprégné tous les moyens de réalisation. Il confère par moments à la couleur une qualité... comment dirais-je? presque démoniaque. La couleur, elle aussi est devenue chez lui une chose de l'âme, un instrument de la spiritualité. Nul n'est allé plus loin dans la dématérialisation de la couleur. Peut-être pourrai-je vous faire sentir mieux certains côtés du Greco en commentant des exemples concrets. Je vais faire passer quelques projections devant vos yeux. Elles sont peu nombreuses, et quelques oeuvres des plus caractéristiques manquent, parce qu'il n'est pas facile d'en obtenir de bonnes photographies. Et je | |
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ne peux malheureusement pas vous en montrer la couleur, qui est pourtant essentielle. Je ne demanderais pas mieux que de me trouver en ce moment à Tolède avec vous tous, mais il faut bien vous contenter ce soir d'un pis-aller. Il est vrai que devant les originaux, je n'aurais plus qu'à me taire. | |
Projections1. Guérison de l'Aveugle (Parme). Vers 1571. Une des premières oeuvres de Greco, exécutée en Italie. Je vous la montre pour que vous voyiez son point de départ. Tout rappelle Venise. En somme, rien du Titien, mais la composition, ces architectures, les gestes, les physionomies (la tête de femme à côté du Christ, le vieillard chauve), la coloration, le modèle, l'atmosphère, tout cela est de Tintoret, avec des souvenirs évidents de Véronèse. Le Christ encore assez banal, non exempt d'affectation. La figure de jeune homme è l'extrême gauche, au-dessus de la signature, peut être considérée à bon droit comme un portrait du peintre. 2. La Trinité (Prado). Vers l'époque où il va partir pour l'Espagne, la personnalité du Greco se dégage. Il y a au musée de Naples un jeune homme allumant une chandelle à un tison, qui fait penser plutôt à James Ensor qu'à Tintoret. Et voici l'une des premières oeuvres exécutées à Tolède, vers 1577-79, pour le grand autel de S. Domingo. - Il a vu Michel-Ange: il devait sympathiser avec ce tempérament violent et concentré. L'anatomie du Christ, avec sa pose puissante et contournée, procède de l'art michel-angelesque. Comparez les | |
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bras avec celui du Penseur, mais nous pensons tout naturellement à la page héroïque de Michel-Ange à la Galerie nationale de Londres (Christ au Sépulcre). Le Greco sentait à l'unisson avec cette gravité grandiose, qui sera désormais dans toute son oeuvre. Cependant, c'est à un autre maître qu'il doit l'idée générale de sa composition: au maître germanique ardent et grave, lui aussi, qui créa la Mélancolie et dont les gravures circulaient en Italie (Dürer: Trinité). Ce qui est bien du Greco, ici, c'est ce faire large et hardi, qui donne partout la grande forme, ce modelé vigoureux obtenu de la façon la plus économique, par quelques coups de pinceau qui sculptent la forme. Er c'est la couleur, répartie en grandes masses non rompues, les couleurs violentes de certains Tintorets, mais plus pures, plus lumineuses, avec des légèretés et des transparences de lumière, - des couleurs atteignant leur maximum d'effet parce qu'elles sont employées le plus naturellement du monde. Et ces couleurs ont déjà cette force d'expression immatérielle dont je vous parlais tout à l'heure, elles sont spiritualisées: elles ne caractérisent pas les substances, mais sont les accords musicaux d'une sorte d'hymne lumineux. 3. Le Saint Maurice de l'Escurial, ce tableau qui fut commandé par Philippe II, me semble un des sommets de cette première période espagnole, avec L'Enterrement du Comte d'Orgaz, qui suivra. L'oeuvre a dû être exécutée entre 1580-84. St. Maurice exhorte ses compagnons de la légion thébaine à mourir pour leur foi; le cortège marchant au supplice, et le martyre même, sont relégués au second plan. Du ciel se précipitent les anges fulgurants, avec les palmes et les couronnes du | |
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martyre. Tintoret aurait donné toute l'importance à la représentation dramatique du supplice: Greco rejette tout arrangement théâtral, nous donne une scéne toute naturelle, des personnages héroïques, mais vus, dirais-je, selon la réalité quotidienne (l'homme de dos). Vous saisissez ici, pour la première fois, son art sur le vif: cet accord intime de la réalité et du rêve, de la simplicité matérielle et de la vision surnaturelle, - ce qui se retrouve dans le faire même du tableau, plein d'élan et de fougue, et pourtant très tenu, très pondéré. Plus rien des règles de la composition italienne, les types sont d'un réalisme tout espagnol. Et tout cela est chargé d'une intensité nerveuse (asymétrie: Japonais, Degas) (les anges) toute nouvelle, la forme et la couleur, qui ici ne font plus qu'un. Les corps commencent à s'allonger, toutes les jambes sont tordues. Les couleurs sont crues et froides, jaune de chrome (tournesol) et outremer que le Greco affectionne tout spécialement. Une lumière blanche inonde le tout. Et pourtant, calme étrange. (Presque pas de couleurs: fonction synthétique). C'est devenu une symphonie inouïe, avec des envolées et des sonorités terribles, qui s'harmonisent pourtant par on ne sait quel miracle, et qui sont accompagnées de délicatesses infinies de roses et d'azur froids, spécialement dans les scènes du fond. C'est de la peinture pure: il y a là, même en pleine lumière, ce que Rembrandt plus tard réalisera dans le clair-obscur. On peut dire que ce que Michel-Ange avait fait pour la forme plastique, cette façon dominatrice d'imposer son esprit à la matière, cette force secrète, cette énergie intérieure, surhumaine, qui va animer, du fond de son âme à lui, tout son monde, | |
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bref, tout ce qui fait de Michel-Ange le premier prophète de l'esprit moderne si grandiosement héroïque et douloureux, - tout cela, que Michel-Ange avait réalisé dans la forme plastique, Greco le réalise dans la couleur, à l'aide de la couleur: il est la transfiguration purement picturale de Michel-Ange. Songez qu'il est venu une génération avant Rubens, deux générations avant Rembrandt. On dirait que c'est d'eux qu'il procède, en tirant les dernières conséquences des principes qu'ils avaient posés (tout ce qu'il y a de Rubens à Cézanne). Quel mystère que ce Greco! Et on ne l'atteint pas en analysant ses moyens, - quand on a cru comprendre tous ses moyens, on n'a pas épuisé le sujet, on se trouve toujours au bord d'un absolu incompréhensible. C'est que ses moyens sont eux-mêmes transfigurés par son esprit, qu'on n'explique pas. 4. Enterrement du Comte d'Orgaz. Il nous faut passer plus rapidement: page plus classique, qui étonne mais n'effraie pas. Il y a là le naturalisme espagnol dans cette assemblée de portraits, qui assistent aux funérailles du Comte d'Orgaz par St. Etienne et St. Augustin: ils sont calmes et flegmatiques, comme dans un tableau de régents du XVIIe siècle hollandais (Cf. Enterr. à Ornans). Ce réalisme touche directement à la scène miraculeuse, comme il touche sans transition à l'apparition visionnaire du haut. Le tout est empreint de cet accent nerveux et de cette force expressive propres à Greco. Mais la couleur est très différente de ce qu'elle était dans le Martyre de St. Maurice: des blancs, des noirs, des jaunes, assourdis par une sorte de voile grisâtre qui s'étend sur toute l'immense toile: une palette très | |
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pauvre, presque monochrome. L'impressionisme, la froideur de la gamme, les délicatesses des gris, les accords sobres et riches du noir et du blanc, agrémentés de jaune, ce sont des traits qui reparaîtront chez certains Velasquez et certains Frans Hals, puis se retrouveront sporadiquement chez Goya avant de passer à Manet et à Whistler. Je ne connais pas de tableau qui soit plus caractéristique de l'Espagne vers la fin du XVIe siècle, dans son mélange de mélancolie et d'ardeur mystique. C'est peut-être la plus grande affirmation de la race. Le comte d'Orgaz, reçu au ciel: la scène est vraiment vue, d'une façon surnaturelle, apocalyptique. Les figures semblent naître des nuages. C'est bien ainsi qu'elle devait vivre dans l'imagination contemplative des graves et ascétiques personnages qui entourent le mort. Elle en a l'âcreté, l'atmosphère à la fois glorieuse et lugubre. Et il est frappant à quel point l'unité de l'ensemble s'impose, à quel point la partie naturaliste et la partie visionnaire et mystique, la terre et le ciel, s'accordent, sont liées, pénétrées toutes deux par le même esprit. Le tout a vécu, comme ensemble, dans la fantaisie de l'artiste. 5. La partie inférieure. - Il y a d'ailleurs, dans la partie inférieure, les mêmes contrastes qu'entre les deux moitiés du tableau. Devant la grande ligne sobre de ces visages pensifs, l'or et les brocarts des deux saints, la cuirasse du comte d'Orgaz, la merveille de peinture qu'est le surplis blanc du prêtre, tout cela soutient par un accord fort et riche les lumières diffuses et lointaines de la partie supérieure. Tout cela, d'une grande force et d'une grande douceur en même temps, comme des paroles qui prendraient au silence qui les environne | |
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toute leur intensité d'expression, - tout cela d'un raffinement pourtant naturel, très largement fait, solidement campé. Rien ne sent la formule (asymétrie), mais la composition très simple et très riche, entre les deux grandes verticales qui l'enferment, masses simples, solides comme bronze, est très construite, trè symphonique. Les lumières des torches, et même ces mains qui se détachent en clair, ces mains fines qui sont toutes en nerfs, ces mains qui parlent, s'accordent merveilleusement avec la vision mystique. 6. Saint Augustin & le Comte d'Orgaz. - Toute la mélancolie obsédante du tableau est dans ces deux têtes. Il y a une très grande douceur dans ce corps qui s'abandonne tendrement comme celui d'un enfant (cf. la douceur accueillante du Christ), qui semble plutôt assoupi que mort. Et quelle grâce chevaleresque que la mort ne peut vaincre, dans ce corps! Et quel accent humain, simple et profond, dans tout cela, - il y a du Rembrandt dans le St. Augustin. 7. Trois têtes au centre. - D'une légèreté de facture d'un Fr. Hals, mais d'une solidité de structure obtenue du premier coup. Visages modelés par l'intérieur. C'est toute l'Espagne d'alors qui passe dans cette série de portraits, l'Espagne croyante, fanatique, chevaleresque, si finement aristocratique, - et triste, de cette tristesse qui devait marquer la fin du XVIe siècle, quand le pays allait s'appauvrissant, perdant son empire dans le monde, mais conservant dans sa déchéance tout l'orgueil de son idéal. Les deux plus grands témoignages de l'âme espagnole à ce moment sont le don Quichotte de Cervantes et l'Enterrement du comte d'Orgaz. La tristesse | |
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est restée (dans la peinture espagnole, rien de l'allégresse italienne, de la saine satisfaction de vivre des Flamands et des Hollandais, de la joie française (depuis les cathédrales). La peinture moderne y est funèbre. 8. Trois têtes à droite. - Voici d'autres types de la même race, (non seulement le type physique, l'ossature sèche, le teint), avec cette suprême distinction, dignité, cette retenue discrète, qui est la marque d'une race affinée par une longue culture. On les rencontre encore à chaque pas en Espagne. On les sent calmes, fiers, mais violents parfois, couvant un feu intérieur. Je crois décidément que l'Enterrement du Comte d'Orgaz est le document le plus complet que nous ayons sur l'âme espagnole. Le vieillard de droite est Ant. Covarrubias, un grand helléniste; il était sourd, et il me semble qu'on s'en aperçoit, tant il y a là de vérité atteinte par les moyens les plus simples. Il a vraiment la tête d'un sourd. 9. Deux têtes à gauche. - Il y a tout lieu de supposer que le personnage de gauche, est le Greco lui-même. Il n'y a pourtant là rien de certain. 10. Le page qui passe pour être le fils du Greco, probablement à tort, est aussi intensément espagnol que ses aînés, avec sa délicatesse frêle et cette physionomie comme pâlie déjà par le rêve. 11. L'homme à l'épée. - On peut rattacher à cette suite d'effigie celle de ce Castillan du Prado, de la même époque. La même noble élégance, distinction, mains fines, mélancolie. Elle aussi chargée de vie intérieure. Type du ‘gentleman’ espagnol (hidalgo): caballerosidad. Toute la personnalité est dans la main, dont la phy- | |
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sionomie est singulièrement éloquente. Il a le charme intime d'une confidence. 12. Un inconnu. - La technique devient plus libre encore dans les oeuvres de l'époque moyenne du Greco, (les 10 années qui suivent l'Enterrement). Les touches du pinceau deviennent plus indépendantes, moins reliées entre elles. La couleur se dématérialise, ou plutôt la matière n'est plus que l'expression de l'esprit. Dans cette physionomie sévère, qui révèle une telle intensité de tristesse et de foi profonde, il n'y a plus que l'essentiel qui parle, nous nous trouvons face è face avec l'esprit. Ces portraits font du silence autour d'eux. 13. Christ en Croix. - Dorénavant, le Greco va accentuer sa manière propre. Il ne donne plus que sa vision intérieure, sacrifiant délibérément la vérité littérale des formes à son vouloir artistique. Les corps s'allongent de plus en plus, ils semblent comme aspirés par le ciel, les tons deviennent de plus en plus monochromes et sourds, l'atmosphère lourde et lugubre d'orage de plus en plus irréelle. Et pourtant ce cauchemar, malgré toutes les déformations arbitraires des détails, est dans son ensemble très solidement construit. La couleur et la forme plastique sont ici si unies qu'elles semblent avoir été jetées sur la toile du premier coup, sans dessin préalable. Et pourtant le tout est lié par un rythme presque mathématique, l'axe de la croix et l'ellipse qui relie les têtes, avec comme base et sommet l'inscription et la main de la Madeleine, - les tangentes fortement accusées. Les têtes qui soutiennent tout le schema, sont aussi les plus expressives. Depuis la base de la croix, où les formes sont comme des racines tourmentées, | |
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l'oeil est attiré vers le haut par les deux longues figures de côté, vers le Christ, soutenu par la légèreté magique des anges; ce n'est plus qu'un élan religieux. La chair crucifiée luit dans un crépuscule surnaturel, et toute la lumière, toutes les couleurs qu'il y a dans le tableau semblent émaner du Dieu, dont la chair est peinte avec tous les carmins, les orangés et les bleux épars dans les draperies et dans les nuages nocturnes. 14. La Résurrection est d'une hardiesse encore plus surprenante, farouche: fantaisie de l'artiste est pouvoir absolu. C'est une vision qui semble se passer au-delà de la vie, dans les limbes. Le miracle y a une force éruptive. Comme contraste au Christ dans un halo de lumière, il y a au premier plan le raccourci violent de l'homme renversé: l'ascension du Christ en devient plus légère, plus élastique. Il semble attiré magnétiquement par le ciel, et les corps, les gestes peuvent encore s'allonger tant et plus, on sent qu'ils ne pourront arrêter cette force, qui a la puissance d'un ressort qui se détend. Les corps ne sont plus des corps, ce sont des larves, des apparitions fantomatiques. La couleur n'a plus besoin de la chair pour vivre. Les coups de pinceau modèlent à l'aide de couleurs qui ont toute la liberté de la flamme et tiennent pourtant un dessin précis. Remarquez qu'il n'y a pas moyen d'enlever un seul détail de la composition, de changer un geste: la composition se détraquerait, tant elle est bien construite sur un système de contrastes et de mélodies simultanées, une sorte de contrepoint pictural. 15. Portrait d'inconnu. - Je vous montre encore deux exemples de sa toute dernière manière: un portrait et | |
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une scène religieuse de ses dernières années. Je n'ai plus guère envie de commenter le portrait: ce sont des oeuvres qu'on n'analyse pas, leur génialité grandiose est manifeste. Il est monumental et ardent d'un tragique très calme, pas en dehors, plutôt une tristesse immense. Il est évocateur, inoubliable à l'égal des plus beaux et des plus pénétrants portraits de Rembrandt. Et le métier n'existe plus, il est lui-même devenu de l'esprit, tant il est simple et mystérieux. Les plans se tiennent admirablement, modelés par touches indépendantes, il n'est pas un coup de pinceau qui n'ait la spontanéité de l'inspiration, on penserait aux plus beaux Frans Hals, si nous n'étions ici dans une sphère terriblement supérieure à Frans Hals. 16. La Pentecôte. - Je ne puis distinguer entre l'auteur de ce portrait, si maître de lui, et l'auteur de cette révélation mystique: on voudrait discuter, préférer l'un à l'autre: c'est impossible, pour peu qu'on l'étudie de près, on voit trop que c'est le même homme. Il n'a jamais été plus grand peintre, mais il est sur les frontières du pays de la quatrième dimension. Toutes ses qualités se sont exacerbées (un paroxysme de tension). Exécution furieuse. Un seul élan vers l'Esprit Saint: Les corps ne sont plus que des âmes, les couleurs ne sont plus que des flammes brûlant dans un crépuscule surnaturel, dans le mystère, avec des crispations et des extases. C'est d'un peintre pour qui le monde, le public n'existent plus: il peint l'exaltation, la folie clairvoyante et lucide de son âme, pour lui, pour le divin qui le transfigure. Je n'ai plus rien à ajouter... - Si, pourtant, j'ajouterai quelques mots encore. | |
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Il est des peintres qui promènent comme un rayon de soleil sur la vie réelle, qui illuminent notre existence quotidienne, peintres de la santé calme qui font émaner de la beauté des choses les plus humbles qui nous entourent. Ils sont en harmonie parfaite avec le monde des réalités sensibles. Ils nous reposent, ils épandent en nous une lumière tranquille, ils transforment notre journée habituelle en un beau dimanche ensoleillé. Ils nous réconcilient avec la vie. Vermeer de Delft p.e. Mais il est des moments où nous les trouvons trop calmes, trop satisfaits, où nous voulons être plongés aux profondeurs tragiques, respirer l'infini, la mort, - où notre âme est tourmentée de désirs plus héroïques, où elle voudrait se cabrer au-dessus de la vie plate qui l'enserre, où elle tend vers une forte passion qui l'élèverait audessus d'elle-mâme, qui la multiplierait, - je dirais presque: il y a des jours où notre âme a besoin d'un alcool spirituel, qui la brûle un peu. C'est à ces jours-là que le Greco convient parfaitement. Et croyez-moi, c'est une excellente hygiène de l'âme que de s'enivrer de temps en temps à ce vin fort et pur que les imbéciles raisonnables appellent la folie d'un Greco. Je m'excuse, Mesdames et Messieurs, d'avoir été assez long, - long comme une figure du Greco, et je vous remercie de votre attention bienveillante.
1913
Note de 1942: il faudrait compléter, en indiquant les origines byzantines de Greco, - en le situant mieux dans la tradition générale du maniérisme (Parmeggianino, etc.), - en choisissant des exemples extrêmes de sa dernière période (p.e. la Rupture du 5e sceau). |
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