Verzameld werk. Deel 4
(1955)–August Vermeylen– Auteursrechtelijk beschermdaant.Unité de l'art EuropéenPermettez-moi de vous dire tout d'abord à quel point j'apprécie l'honneur de pouvoir collaborer à l'oeuvre de compréhension internationale entreprise ici, et tout le plaisir de revenir dans ce milieu où la compréhension internationale est réalisée, dans une atmosphère de libre discussion. Je puis bien vous avouer que dans les quelques travaux qu'il m'a été donné de publier depuis une bonne trentaine d'années, le leitmotiv était les rapports entre le sens individualiste et le sens de la communauté, et tout spécialement de cette communauté que forment à mes yeux les civilisations européennes. J'ai essayé d'appliquer ces idées à l'histoire de l'activité esthétique. L'art de l'Europe, on le divise généralement en compartiments nationaux, que l'on juxtapose. Il me semblait cependant | |
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qu'il constituait un ensemble bien cohérent. Je voyais partout des traits-d'union. Ce qui nous frappe le plus directement, quand nous considérons les aspects internationaux de l'art, ce sont les relations évidentes de peuple à peuple. Il n'y a pas d'art national qui ait vécu uniquement sur son propre fond, il n'y en a pas qui n'ait subi dans une certaine mesure l'influence d'un art étranger. Certaines écoles ont eu une puissance d'expansion considérable, qui ne connaissait pas de frontières. Je crois inutile d'insister, tant les exemples se présentent naturellement à votre esprit. Les oeuvres ont toujours voyagé, non seulement celles de transport facile, les ornementations d'étoffes, les ivoires, les miniatures, les dessins, mais dès le XIVe siècle les tableaux ont fait l'objet d'un grand commerce international. Et les artistes aussi ont voyagé, non seulement depuis l'invention des chemins de fer, mais même au moyen-âge, et dans une mesure infiniment plus considérable qu'on ne l'admet généralement. C'est ainsi qu'au XIIIe siècle, on trouve des Français un peu partout. Dès le XIVe, des Italiens et des Flamands se répandent de la Castille jusqu'en Hongrie. Et tout cela, bien entendu, n'a cessé de se développer, au point qu'à l'heure actuelle, dans les ateliers de Montparnasse, des peintres finlandais et canadiens se mêlent à des Urugayens et des Japonais. Il serait trop facile de suivre tout au long de l'histoire ces communications et ces échanges artistiques entre peuples. Mais ce n'est là, après tout, qu'un des aspects les plus superficiels de la question qui nous occupe. Car il apparaît tout de suite que ces communications et | |
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ces échanges sont conditionnés en dernière analyse par certains parallélismes d'esprit et de sentiment. Quand des arts différents se touchent, ils ne s'influencent que dans la mesure où ils trouvent un terrain préparé, dans la mesure où les créations de telle école répondent dans une autre à des attitudes analogues de l'esprit et du sentiment. Les oeuvres ne sont que des traces de la vie secrète qui passe à travers les âmes, elles sont des manifestations qui, venues du fond, affleurent à la surface des courants; elles sont, si vous voulez, des résidus spirituels. Si nous voulons rattacher les phénomènes artistiques aux mouvements généraux d'idées et de sentiments qui les supportent, il est aisé de montrer qu'à toute époque il y eut de ces mouvements communs à des peuples différents. Pour ne citer que les exemples les plus évidents: l'inspiration chrétienne, l'esprit féodal et communal du moyen-âge, puis la Renaissance, le rationalisme du XVIIIe siècle, le romantisme, l'esprit scientifique du XIXe, etc.. Aujourd'hui, ces courants collectifs se sont multipliés et étendus, ils embrassent presque le monde entier, les pensées se transmettent instantanément aux antipodes, l'interprétation s'opère partout au point que nous pouvons parler déjà d'une certaine unification de la planète? C'est même parce que la conscience de cet internationalisme s'est tant accrue, que nous sommes plus attentifs à la découvrir dans le passé. Cependant ce n'est pas à cette face du problème que je désire m'attacher ici. Je voudrais plutôt vous faire saisir un aspect plus profond de l'internationalisme dans l'art. Je voudrais vous montrer que, indépendamment même de l'action d'un art sur un autre, la forme artistique | |
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évolue de la même façon dans des arts de peuples différents. Ceci demande quelques explications. On peut distinguer dans une oeuvre d'art deux ordres d'éléments: ceux qui tiennent à la psychologie collective, bref, aux influences du milieu; et d'autre part, ceux qui tiennent à la psychologie spécifiquement artistique. P.e., le sentiment religieux qui imprégnait l'art du moyen-âge, les artistes l'avaient en commun avec la masse qui les entourait. Mais ce qui leur appartenait en propre, c'était le problème de la forme qu'il leur fallait résoudre pour traduire le sentiment religieux. Ce problème de la forme, voilà ce que j'appelle l'élément spécifiquement artistique. Les sentiments que l'artiste partage avec son groupe social non artiste, apparaissent le mieux dans la conception des sujets. Les sentiments spécifiquement artistiques, au contraire apparaissent le mieux dans la conception de la forme, considérée indépendamment du sujet. P.e. le système de composition, l'ordonnance des lignes et des masses, le rapport des parties à l'ensemble, la façon de réduire les formes multiples à un tout organique, l'harmonisation des contrastes, l'orchestration de l'ombre et de la lumière, etc. Tout cela n'est pas strictement lié au sujet traité: les principes mêmes de la forme peuvent être identiques dans une Sainte Trinité du Greco et dans une nature-morte de Cézanne. Or, les différences de peuple à peuple, les différences de milieu, s'illustrent surtout par la conception des sujets. Mais si nous considérons la conception de la forme, abstraitement, nous constatons parfois qu'elle | |
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est la même dans les arts très distants l'un de l'autre. Et ainsi nous apparaît un parallélisme international bien plus général, bien plus profond, que celui qui résulte des influences ambiantes, des courants communs de la pensée. Car ce qu'il importe de remarquer, c'est que ces conceptions de la forme évoluent selon des rythmes continus, et que cette évolution n'est pas déterminée au premier chef par les conditions du milieu, les circonstances locales, mais obéit à une loi de développement interne, qui est sensiblement la même dans les civilisations les plus différentes. - Deux civilisations contemporaines n'ont pas toujours la même chose à dire, le contenu de la pensée n'est pas le même, elles peuvent même parler des langages fort différents, mais, dans le même stade de développement, la syntaxe de ces langages différents est pareille. La syntaxe des formes a une évolution propre, qui se répète partout selon une même courbe. Dans un même stade de l'évolution, les principes du style sont analogues dans les différents arts: la peinture, la sculpture, l'architecture même participent à la même façon artistique de comprendre les formes. Et d'autre part, les différents stades de cette évolution sont communs aux arts des différents pays. Vous ne supposez pa, bien entendu, que je nie les distinctions nationales. Les peuples n'ont pas la même nature, cela crève les yeux. Et c'est chose fort heureuse que cette diversité, cette variété des manifestations de la vie spirituelle. Que chaque peuple reste fidèle à sa nature, comme chaque individu à la sienne, et c'est | |
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le meilleur moyen d'avoir une signification pour le monde. Mais ce que je tiens à mettre en lumière, c'est d'abord qu'on a souvent donné au caractère national des contours trop définis, et une permanence à travers les temps, une permanence trop absolue que les faits viennent contredire. Ensuite, c'est que dans tel art donné, la continuité des caractères nationaux est beaucoup moins nette que la continuité que présente l'évolution de la forme dans le domaine international. C'est-à-dire, qu'à un même stade de l'évolution, les problèmes artistiques que se posent les différents peuples sont plus semblables que les problèmes qu'un même peuple se pose à différentes époques. Je suis plus près de la vérité quand je découpe l'histoire de l'art en tranches horizontales (internationales) plutôt qu'en tranches verticales (nationales). Si je m'attache à l'esprit des sujets, aux influences du milieu, extérieures à l'art même, je suis frappé des distinctions nationales et régionales. Si je m'attache au contraire au principe inhérent à l'art, la conception de la forme, les nuances perdent beaucoup de leur signification, j'aperçois une solidarité, une unité de l'art européen, qui domine les variétés provinciales. Ceci ne revient pas d'ailleurs à mettre tous les peuples sur le même pied, à leur accorder la même importance. Comme Goethe le disait de la littérature, on peut concevoir l'art européen comme l'oeuvre d'un esprit unique, dans l'unité de son développement, mais selon les époques, cet esprit se manifeste tantôt ici, tantôt là, de la façon la plus caractéristique. Les circonstances historiques interviennent pour donner tantôt à l'un, | |
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tantôt à l'autre peuple, la direction du mouvement général. Si l'on veut scruter les causes plus profondément, on constate que parfois l'esprit d'un peuple correspond si nettement à l'esprit général d'une époque, que c'est alors ce peuple-là qui représentera le sommet de l'art d'une époque. Mais ce que je voudrais vous faire voir, c'est qu'à chaque àpoque le paysage que forment les arts des nations civilisées présente un ensemble, une unité essentielle, avec ses vallées, ses parties plus ou moins arides, ses côteaux fertiles et ses sommets imposants, un paysage plein de diversité, mais où tout se tient. Les quatre heures dont je dispose ne suffisent pas, vous l'entendez bien, à faire cette démonstration de façon convaincante. Je dois forcément me restreindre. Je voudrais limiter mon étude à la peinture de l'Europe occidentale et centrale depuis le XIIIe siècle, et me contenter dans ce domaine encore trop vaste de quelques exemples choisis. En somme, un résumé de l'histoire de la peinture. Au XIIIe siècle, la force unificatrice de la pensée chrétienne a atteint son maximum d'effet. L'art est essentiellement religieux, partout. Au point de vue du style, à voir les choses globalement, on peut constater deux tendances dominantes, qui parfois s'opposent, parfois se touchent, parfois se combinent. C'est d'une part un art vraiment primitif, d'inspiration populaire, art-enfant, qui balbutie encore, cherche les mots qui exprimeront ses sentiments. C'est d'autre part une forte tradition qui se ramène en dernière analyse à l'art de la Méditerranée orientale, ce qu'on est convenu | |
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d'appeler l'art byzantin, cet art complexe et varié, qui, dans son ensemble, peut être considéré comme le dernier prolongement de l'art grec hellénistique, imprégné de quantité d'éléments venus de l'Asie occidentale. Cet art-là a derrière lui une tradition presque millénaire. Il est loin d'être primitif, malhabile ou gauche: il est plutôt vieillot dans certaines de ses manifestations. Il est en tout cas extrêmement stylisé. Ces deux tendances, l'une d'un art déjà fort ancien, l'autre d'un art primitif, ce déclin et ce recommencement, ce produit d'une trop longue culture et cet afflux nouveau de nature, se mêlent de façon diverse, et donnent à la plus grande partie de la peinture du XIIIe siècle, dans tous les pays, cet aspect à la fois barbare et raffiné, qui fait son charme spécial.
L'art classique de la pleine Renaissance régnait encore que déjà des germes y apparaissaient de l'art qui le détruirait, qui lui succéderait, et qui atteindrait ses points culminants au XVIIe siècle. Encore une fois, cette transformation radicale, c'est surtout en Italie qu'elle se prépare, mais quand elle est accomplie, ses caractères essentiels, fondamentaux, se retrouvent dans tous les pays qui participent au mouvement artistique, - et ce n'est plus alors en Italie qu'ils atteignent leur expression la plus complète, mais en Flandre, en Hollande et en Espagne. La transformation qui s'opère au XVIe pour arriver à son plein développement au XVIIe est en somme l'une des plus profondes que l'on puisse signaler dans l'histoire de la peinture, peut-être la plus profonde. | |
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Je vous rappelle que le style classique obéissait surtout à une vision constructive, architectonique. Le raisonnement, la conscience y jouait un grand rôle: on sentait partout l'empreinte de l'esprit directeur, organisateur. La réalité était pliée à une discipline qui procédait de l'esprit, une sorte de raison qui se mariait et s'imposait à l'instinct, un principe d'organisation et d'ordre. Son mode d'expression essentiel était la ligne, nette, qui définit, qui marque de façon précise la limite des choses. Et comme dans cet art dominait la conscience, elle conférait au sentiment même de l'homme et de la vie une dignité, une noblesse toute nouvelle: l'homme voyant clair en lui-même, aimant à voir en sa conscience l'unité de toutes ses facultés, de sa personnalité humaine, se possédant pleinement, dans sa maturité tranquille, ne s'abandonnant pas au mouvement vif, à la passion qui entraîne, au geste rapide qui dérange. D'une façon générale, on peut dire que le style du XVIIe siècle est le contre-pied de ce style classique. A la clarté concentrée de l'ordonnance s'oppose l'asymétrique, l'instinctif et l'indéfini; à la dignité calme, le mouvement plus libre, allant souvent jusqu'au déséquilibre; é la noblesse de conception, un naturalisme englobant toutes les formes de la réalité; au langage de la ligne, celui des masses colorées. C'est là en somme le caractère le plus général de ce style dans tous les pays: à un style surtout linéaire il substitue un style purement pictural. Il inaugure une toute nouvelle façon de voir. En gros, nous pouvons dire que le style classique voyait surtout par lignes et le style pictural par masses | |
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colorées. Voir par lignes, cela veut dire que la signification et la beauté des choses est cherchée surtout dans le contour, - non seulement la silhouette, notez que les formes intérieures ont aussi leur contour, - l'oeil est invité surtout à suivre les limites des formes. Mais il y a vision par masses là où l'attention ne s'attache plus avant tout aux bords ou formes et de leurs détails internes, là où le contour devient plus ou moins indifférent au regard et où le caractère primaire de l'impression est constitué par la tache que font les choses. Les combinaisons qui doivent produire l'impression artistique sont alors basées avant tout sur le jeu des valeurs lumineuses. Dans le style pictural, les ombres et les lumières ne sont plus strictement liées aux formes, elles n'en dépendent pas, elles sont tout autre chose qu'un simple complément des formes, elles ne sont pas en fonction des formes. L'évolution est définitivement accomplie quand le clair et l'obscur sont incorporés aux couleurs mêmes, quand l'ensemble de l'oeuvre est une orchestration des valeurs lumineuses, c'est-à-dire de la quantité de clair ou d'obscur que contient la couleur même. La différence entre le style de la première moitié du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe peut encore s'exprimer comme ceci: le premier donnait les choses telles qu'elles sont, le style pictural les donne telles qu'elles semblent être. L'un donnait les choses dans leur être déterminé, senti plastiquement, telles que la main, en les palpant, a reconnu qu'elles étaient. Le style pictural ne donne plus l'être déterminé de cette chose, enfermée dans un contour continu, mais son apparence, telle que l'oeil la perçoit? Dans le style linéaire et plastique, | |
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l'action de l'oeil ressemble à celle de la main, qui tâte le corps. Dans le style pictural, il n'en est plus ainsi: il n'a pas d'autre source que l'oeil et ne s'adresse qu'à lui. Plus rien de commun avec la sculpture. Ceci vous explique pourquoi la conception linéaire et plastique précède la conception purement picturale: la compréhension tactile est une forme plus primitive de la connaissance. L'enfant se déshabitue petit à petit de toucher les choses pour les comprendre: de même, l'humanité s'est déshabituée petit à petit de saisir les formes par leur qualité palpable. Un art plus évolué a appris à s'abandonner à l'apparence des choses, sans avoir besoin de les palper pour les comprendre. L'art classique montrait tous les éléments, l'art pictural peut en laisser deviner, peut les suggérer. Une autre conséquence, quand les formes particulières ne sont plus strictement délimitées par des lignes, c'est que des dégradations de qualités lumineuses mènent de l'une à l'autre. L'oeil n'est plus arrêté, il passe d'une forme à l'autre en s'abandonnant aux jeux de la couleur, à toutes ses modulations sans fin. C'est le propre de la couleur ainsi comprise d'être du mouvement. Par là, le style pictural s'adapte parfaitement à la vision du phénomène transitoire: non pas l'être solide, tel que la main le connaît, mais le deviner, tel que l'oeil le voit changer. C'est toute la conception moderne de la vie qui apparaît ici: non plus la forme permanente, mesurable, délimitée, mais le mouvement, et la forme en fonction du mouvement. Non plus les choses en elles-mêmes, mais les choses dans le flux incessant de la vie. La vie n'est plus un principe ordonnateur, qui règle, qui dirige, | |
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un équilibre intelligent, qui correspond en nous à l'esprit conscient: la vie devient plutôt une force naturelle, organique, irréductible à la raison, - force qui, en nous, se manifeste par l'instinct. De cette conception, Rubens est l'expression la plus forte: il peint la poussée instinctive de la force vitale. Et voici encore un corollaire: le fait de rendre le nonfini, le transitoire, le devenir, éveille l'idée de l'illimité, de l'indéfini, de ce qui se perd dans l'infini. Les formes individuelles se noient dans un clair-obscur ou dans des jeux de valeurs lumineuses d'où elles émergent plus ou moins. L'esprit est entraîné au-delà de ces formes individuelles. Chez Rembrandt, toute forme participe du rêve, du mystère infini de la vie. Les moyens purement picturaux sont de plus en plus destinés à traduire ce monde intérieur qui est le royaume par excellence de la musique. Même dans la peinture française, qui par certains côtés reste si fidèle au classicisme, un paysage de Claude Lorrain, tout entier baigné d'une lumière solaire blonde et dorée, est essentiellement un état d'âme. Et il apparaît comme tout naturel qu'après Rembrandt, peut-être la plus haute expression de l'âme moderne en peinture, les plus hautes expressions de cette âme moderne dans l'art ont été désormais données par la musique. Les principaux artisans de la grande transformation sont dès le XVIe sèecle, Corrège, Tintoret, Véronèse. Mais il ne me sera pas difficile de vous montrer, à la même époque, des tendances analogues au Nord des Alpes. | |
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Nous voici arrivés à la dernière étape de cette marche rapide à travers sept siècles d'art européen. Au point de vue de la conception des formes, la peinture du XVIIIe et du XIXe siècle ne sera, prise en bloc, que le prolongement, le développement de la grande révolution picturale d'où était sorti l'art du XVIIe. Il y aura bien encore des réactions, des retours à l'art classique, plasticolinéaire, mais ce n'est là qu'un phénomène accessoire; vue dans son ensemble et sous son aspect essentiel, l'évolution consistera en ceci, que l'art tirera des conséquences nouvelles, et finalement les dernières conséquences, des principes posés par Rubens, Frans Hals et Rembrandt, Velasquez et le Greco. Cette évolution, encore une fois, se trouvera nuancée différemment selon l'esprit des temps, nuancée différemment selon le caractère des nations diverses et de leur civilisation propre, mais à la considérer dans l'enchaînement de ses stades principaux, spécialement au point de vue du style, de la conception des formes, elle présente un caractère international qui me paraît indéniable. Jamais la solidarité artistique des peuples qui constituent la civilisation européenne n'a été plus grande. Elle s'est accrue de nos jours au point que les particularités nationales ont bien souvent disparu. Au XVIIIe siècle, la peinture flamande et hollandaise se contentent de végéter, l'Italie elle-même est presque épuisée de toute la sève qu'elle a dépensée depuis cinq cents ans, et se réduit en somme à Venise. Mais la France et bientôt l'Angleterre prennent la tête du mouvement. L'influence intellectuelle de la France, qui rayonne alors sur toute l'Europe, et jusqu'en Russie, contribue grande- | |
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ment à créer l'unité artistique. Des peintres français répandent les principes de leur art à travers l'Allemagne, la Scandinavie, la Pologne, la Russie. Mais il est cependant impossible d'écrire l'histoire de n'importe quel art national, même de l'art français, sans tenir compte de la production d'autres nations. Pour ne parler que des chefs de file, le Français Watteau procède de Rubens et va travailler quelque temps en Angleterre. Chardin procède des petits maîtres hollandais. L'Anglais Hogarth procède de Rubens; Reynolds, Gainsborough et leur école du Flamand Van Dijck. Les Vénitiens Canaletto et Tiepolo vont travailler en Allemagne, et Tiepolo encore à Madrid, où il se rencontre avec l'Allemand Mengs, qui venait de Rome. C'est un véritable chassécroisé où les influences se mêlent et se combinent.
1. Watteau, Société dans un Parc, Louvre. Le paysage poétique, décoratif, musical, où se joue une société galante, dérive des Jardins d'Amour de Rubens et trouve des imitateurs un peu partout, mais sans cette grâce supérieure et cette qualité de rêve qui font des décors 'd'opéra, du rococo, chez Watteau, l'image d'une illusion à la fois tendrement joyeuse et mélancolique. 2. Chodowiecki, Colin-maillard, Berlin. Mêmes arbres stylisés, mêmes feuillages aux silhouettes décorativement capricieuses, mêmes tonalités bleuâtres et vaporeuses chez ce peintre de Berlin, dont les parents étaient polonais et la grand'mère française. 3. Goya, Pique-nique, National Gallery. L'Espagnol Goya s'en souviendra encore, malgré le caractère très national de ses personnages. | |
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4. Gainsborough, Un jeune Couple, Collection Groult. Et l'Anglais Gainsborough reprendra exactement ce décor plus ou moins opéra, avec les mêmes feuillages bleuâtres dont le maniérisme léger s'accorde si bien avec l'affinement des figures aux tons frais et clairs. La vie semble un joli rêve de plaisir relevé d'une pointe de douce mélancolie. 5. Watteau, Gilles, Louvre. L'harmonie de blanc et de gris léger, cette harmonie de tons froids, a grandi ici jusqu'à un accord d'une rare puissance. La blancheur du satin, dorée par un soleil tamisé, et adoucie dans les ombres jusqu'au gris argenté, est reliée par de subtils réflexes de lumière au paysage et au ciel. 6. Gainsborough, Duc de Westminster. Le ‘Blue Boy’ n'est pas autre chose: tour de force de construire une harmonie solide, rien qu'en tons froids, à cette différence près que les blancs sont remplacés ici par des bleus. Au surplus, la même façon d'envelopper la figure de lumière vaporeuse. Prenons des exemples du rococo européen dans la grande décoration: 7. Tiepolo, La Justice et la Paix, palais Labbia. Figures à l'arrangement capricieux, aux dispositions plafonnantes, de teintes légères et transparentes, et perdues dans l'air, flottant dans l'atmosphère. Plus rien qui pèse. L'air prend plus de place que les figures. C'est que la lumière n'est plus en fonction des figures, mais les figures sont en fonction de la lumière, ce qui permet toutes les libertés d'attitudes et de composition, et une couleur elle-même imprégnée d'air, dégagée de la matière et des solides sonorités. | |
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8. Boucher, Triomphe de Venus, Rothschild. Le peintre de Louis XV et de la Pompadour en fait une joyeuse féerie sensuelle, mais l'esthétique est exactement pareille. L'Allemand l'appliquera avec moins de verve facile et de grâce aisée. 9. Zick, Repas des Dieux, Coblence. Les figures naissent littéralement des nuages lumineux. Comparons des portraits: 10. Nattier, Jeune Femme, Londres. Les visages reflètent toujours la même joie de vivre, d'ailleurs assez superficielle et un peu factice. Jamais ces portraits ne révèlent une âme dramatique, une profonde vie intérieure. Les femmes ont toujours l'air d'actrices sur la scène ou de grandes dames en représentation. Couleurs tendres, chatoyantes, claires, des roses et des bleus (le bleu Nattier!). L'éternel sourire spirituel et le point de lumière dans l'oeil malicieux. 11. Greuse, Madame Porcin, Angers. Beaucoup de blanc laiteux, des voiles transparents, une charmante douceur, de petits nez drôles. La peinture de salon est complétée par le petit chien d'étagère orné de rubans et de fleurs, que caresse une main à la fois fine et gentiment potelée. Les molosses que vous avez vus chez Antonio Moro et Velasquez seraient ici bien déplacés. 12. Gainsborough, Mrs. Siddons, National Gallery. Les grands portraitistes anglais, pour être d'une grâce plus subtile et plus vraiment aristocratique, n'en obéissent pas moins aux mêmes conceptions et aux mêmes préoccupations de style. Les mains ont le même caractère, teint de lys et de roses. Les tonalités claires et chantantes des satins et des soies, des fichus, rubans et fanfreluches | |
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ne sont pas différentes. Remarquez le goût rococo dans l'arrangement des étoffes. Et que le costume a au moins autant d'importance que la physionomie, sinon plus. Des esprits chagrins ont pu dire que ces portraitistes anglais, tout grands peintres qu'ils fussent, étaient plutôt de grands couturiers que de grands portraitistes. C'est exagéré, surtout pour Gainsborough, mais devant certains Reynolds on n'est pas loin de souscrire à cette appréciation désobligeante. Elle s'applique en somme à toute l'époque, et partout. 13. Reynolds, Vicomtesse Crosbie. Exemple du portrait de parade; on peut vraiment parler de mise-en-scèene. La Vicomtesse fait son entrée et l'on sent que le public va l'applaudir. Comme facture, vous voyez la parenté de style avec les peintres français, dans ce mouvement vif et flottant qui anime le vêtement de façon piquante, dans ces gammes de couleurs légères et froides. 14. Angelica Kaufmann, Portrait de l'Artiste. La distance n'est pas grande, au point de vue de la conception générale, quoique la bonne Angelica n'ait point la finesse aristocratique des beautés londoniennes. C'est le mouvement de la Vicomtesse Crosbie, mais plus poussé, et qu'on ne s'explique pas bien devant cette table de toilette. Nous sommes ici encore plus près du théâtre. 15. Rosalba Carriera, Portrait de Jeune Femme. Le sein dévoilé, très Greuse, très Boucher, très Louis XV, se retrouve d'ailleurs chez l'Italienne qui portait si justement le nom de Rosalba, et cette Carriera fit une carrière triomphale comme pastelliste. Rien d'étonnant à ce que le XVIIIe siècle ait été par excellence le siècle du pastel, | |
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peint comme avec la poussière impalpable des ailes du papillon. J'ajoute que Rosalba Carriera aussi bien que Angelica Kaufmann furent en elles-mêmes des phénomènes internationaux: elles se répandirent en personne à travers presque toutes les cours européennes. Mais à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe, un mouvement de régénération se produit, un sang nouveau et plus rouge vient affluer dans une peinture affadie, pâlie et anémiée, - une réaction violente bouscule le rococo. Deux hommes surtout apparaissent comme les véritables initiateurs de la peinture du XIXe siècle, de la peinture moderne. L'un, qui n'eut d'influence que beaucoup plus tard, c'est l'Espagnol Goya, un météore. L'autre, dont l'action sur d'autres écoles fut presque immédiate, c'est l'Anglais Constable. Pour renouer la grande et saine tradition purement picturale, Goya repart de Velasquez, Constable des Hollandais et surtout de Rubens. 16. Goya, Porteuse d'Eau. C'est la peinture franche, large, solide, riche de résonance, à grands traits synthétiques, en pleine lumière, qui sera plus tard l'idéal des impressionnistes. 17. Constable, The Valley Farm, National Gallery. Constable est un paysagiste, le père du paysage moderne. A la vision stylisée du XVIIIe siècle, il substitue l'impression directe de la nature, rendue de façon directe. Il la conçoit comme le lien des forces universelles, partout présentes, et spécialement dans les jeux de la lumière atmosphérique, qui est l'âme du paysage. Alors, le moindre coin de nature devient intéressant, un fragment de monde. Le moindre coin de nature peut nous | |
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intéresser par ce conflit éternel des nuages, des vents, des sèves vivantes. De là, un réalisme plein de grandeur et d'intimité à la fois. L'amour de la nature brute, pour elle-même, en fait aimer toutes les manifestations les plus diverses, porte à rendre tous ses aspects sous toutes les lumières. La vérité nue fait irruption dans le paysage. Pour la première fois depuis des temps et des temps, Constable voit que les arbres sont verts. Et de plus, il voit que ce vert n'est pas uniforme, mais que pour obtenir toute l'intensité et toute la vie changeante qu'il y a dans le vert du feuillage, il faut avoir vu que ce vert est composé de cent verts différents, et qu'il convient de placer ces cent nuances de vert l'une à côté de l'autre sur la toile, de façon que, à quelque distance, toutes ces nuances juxtaposées se fondent sur la rétine du spectateur et donnent l'impression d'un vert lumineux, puissant et frémissant. C'est la division du ton qui sera chère aux impressionnistes. 18. Constable, L'Arc-en-Ciel, Louvre. D'ailleurs, dans sa technique, il est souvent déjà très impressionniste, travaillant à grands coups de brosse ou même avec le couteau à palette, résumant les choses, les suggérant plutôt qu'il ne les reproduit exactement, cherchant avant tout à donner fortement, directement, rapidement, l'impression du drame toujours changeant des forces naturelles. Ce caractère direct, cette liberté de facture, et cette façon de ne peindre qu'avec les moyens strictement picturaux, avec des touches colorées, bref toute cette manière de Goya et de Constable, s'impose au XIXe siècle à la peinture européenne dans son ensemble. | |
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Constable influence tout d'abord la peinture française par Géricault, qui va travailler quelque temps en Angleterre, tandis que l'Anglais Bonington vient travailler en France. Puis, en 1824, Constable et Bonington exposent à Paris. Aussitôt, Delacroix, le chef de l'école romantique, repeint son tableau du salon: 19. Delacroix, Massacre de Scio. La décomposition du ton, que Constable avait commencé à pratiquer, Delacroix l'applique à toutes ses couleurs. Et c'est un nouveau colorisme qui est né, sous les influences combinées de Rubens et de Constable. Ceci, bientôt, s'incorpore si bien à toute la peinture moderne, que nous ne le discernons presque plus, tant il nous est devenu naturel. Un peu plus tard, influence de Constable sur Menzel. 20. Constable, The Hay Wain, National Gallery. Il va sans dire que l'influence de Constable se fait sentir surtout sur le paysage. En somme, toute l'école de Barbizon sort de là, et puis les nombreuses écoles de Barbizon qui se fondent dans les autres pays. 21. Rousseau, Sortie de Forêt à Fontainebleau, Louvre. Cet exemple suffira pour faire sentir la similitude du caractère épique. Ce sont deux voix un peu différentes qui chantent le même grand hymne à la nature. 22. Turner, Environs de Venise, National Gallery. Cependant, une autre tradition se développe à côté de celle de Constable. C'est la tradition de Turner, qui reste encore attachée un peu aux conceptions décoratives du XVIIIe siècle, mais tend à peindre la lumière solaire pour elle-même. Il n'y a plus qu'un seul sujet dans les paysages de Turner: c'est la lumière. Elle s'accompagne chez lui d'une magie de couleurs toute romantique. | |
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L'amour ardent de la nature, tel que nous l'avons constaté chez Constable, est ici l'amour ardent de la lumièere, amour qui va jusqu'à l'extase, lumière où les choses se noient au point de n'être plus que des apparences fugitives. Nous pouvons remonter aux sources de cette peinture: c'est le Francçis Claude Lorrain et le Hollandais Vermeer, dont la Vue de Delft est à mon sens le plus beau paysage du monde, puis, au XVIIIe siècle, c'est le Vénitien Guardi. (Cf. Friedrich et Runge.) Peinture dont le caractère essentiellement lyrique se retrouve chez Corot, le contemporain de Rousseau. 23. Corot, Le Passeur. Là aussi, la présence éeternelle est la lumière, où les formes se résorbent, l'âme qui fait l'unité de la nature, - une lumière adoucie, gris-perle, argentée, qui donne aux choses une fraîcheur de rêve pur. Or, la peinture de paysage qui en dernière analyse se ramène à Constable, mais en étudiant de plus en plus les réactions de la couleur et de la lumière atmosphérique, elle se développe bientôt dans tous les pays. Je ne veux en donner que deux exemples, un tableau allemand et un tableau hollandais: 24. Blechen, Vue de Village. Ce Karl Blechen est un contemporain de Delacroix. C'est bien le coin de nature, indifférent en soi, mais magnifié par les prestiges de la couleur et de la lumière, et traité de façon directe et large. 25. Jacob Maris, Vue de Village. Sous le ciel brumeux de la Hollande, ce ciel qui s'impose au pays plat, cette peinture devait trouver des adeptes nombreux, la fameuse école de La Haye, souvent déjà très près de l'impressionnisme. | |
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26. Monet, Printemps. Et l'impressionnisme lui-même ne sera que le développement de cette esthétique. Et cet impressionnisme, à son tour, conquerra tous les pays d'Europe dès les vingt dernières années du XIXe siècle. Vous voyez l'unité du développement. Cependant, il est encore une autre tendance, qui naît du fond même du romantisme, c'est le réalisme de la figure, parallèle au réalisme du paysage. D'abord encore teinté de romantisme, chez Millet, dont l'influence se retrouvera chez l'Allemand von Uhde, le Hollandais Joseph Israëls, le Belge, Constantin Meunier. D'autre part, réalisme plus mordant, n'ayant conservé du romantisme que sa fougue dramatique, chez Honoré Daumier, longtemps méconnu, mais qui apparaît décidément comme un des plus grands et des plus audacieux peintres du siècle. 27. Daumier, Le Drame, Munich. Peinture de plus en plus résumée, aux accents essentiels. Non pas précisément comme esprit, mais comme composition et comme facture, Menzel n'est-il pas très près de ceci: 28. Menzel, Le Théâtre du Gymnase, Berlin. Je vous rappelle qu'il avait subi fortement l'influence de Constable. Ce qui apparaît nettement, si l'on ne s'attache pas au sujet, mais au style. Moins romantique que Daumier: cf. Courbet. Puis, Courbet est l'apôtre du réalisme intégral, hostile à tout souvenir du romantisme. 29. Courbet, Les Cribleuses de Blè. Ce réalisme-là, infiniment plus libre que celui de Millet, se répand bientôt chez une multitude de peintres flamands, hollandais et allemands, surtout depuis la grande exposition Courbet à Munich. | |
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30. Max Liebermann, Mère et Enfant. Mais de plus en plus près de l'impressionnisme, de plus en plus dégagé de la pâte un peu lourde et trop matérielle de Courbet. 31. Leibl, Parisienne, collection Simon. Ceci se constate surtout chez Leibl, qui, au point de vue pure peinture, est à mon sens le plus grand peintre allemand du siècle. C'est du super-Courbet, un Courbet à qui Manet n'aurait plus rien à apprendre. Le faire résumé, synthétique et précis, la vision lumineuse, la couleur spiritualisée, tout cela est en somme déjà du Manet. 32. Manet, Un Bar aux Folies-Bergère. Avec Manet, ce réalisme impressionniste ne se restreint plus à la réalité naturelle, mais à tous les aspects de la vie moderne dans la grande ville. Et c'est ainsi que peindront alors les Allemands Liebermann et Trübner, les Hollandais Breitner et Isaac Israëls, le Belge Ch. Hermans, etc. 33. Manet, L'Artiste, Collection Arnhold. Il suffit de le comparer à un Leibl, qui est de la même génération: 34. Leibl, Portrait de Szinyei, Budapest. 35. Monet, St. Germain l'Auxerrois, Berlin. Le grouillement de la foule moderne, où l'individu ne se distingue plus, dans le chatoiement de la lumière. 36. Liebermann, Jardin de Brasserie. On pourrait trouver des exemples analogues un peu partout, mais je n'insiste pas. - Il est pourtant un tout autre mouvement parallèle à la grande évolution du style pictural, un mouvement qui dans la plupart de ses manifestations s'oppose même radicalement au style pictural. C'est ce retour au classicisme, à la ligne dessinée et pure, qui fut illustré dès le dernier quart du XVIIIe siècle par le Français David, | |
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les Allemands Mengs et Tischbein, le Danois Carstens, l'Anglais Flaxman. Puis, cet art, qui tendait à tomber parfois dans l'académisme, fut en quelque sorte spiritualisé par le très grand artiste qu'était Dominique Ingres, l'adversaire de Delacroix puis de Courbet, le père Ingres, qui opposait, avec génie d'ailleurs, à l'esthétique de la tache colorée celle de la ligne impeccable, qui opposait encore aux tendances impressionnistes des théories constructivistes. 37. Ingres, La Vierge à l'Hostie, Louvre. Cet art de pensée, où domine la ligne, est apparenté à des manifestations du même genre en Allemagne et en Angleterre, sans y atteindre pourtant à l'imposante originalité du père Ingres. 38. Schorr von Carolsfeld, Annonciation. En Allemagne, c'est Cornelius, Overbeck, Schorr von Carolsfeld, d'autres encore. 39. Ingres, Jupiter et Thétis, Aix. Ingres, avant de suivre surtout Raphaël, s'inspirait souvent des Italiens du XVe siècle, comme devaient le faire bientôt les préraphaélites anglais. Il ne serait pas difficile de trouver chez les préraphaélites anglais ce maniérisme archaïque très pur qui distingue ici la figure de Thétis. 40. Rossetti, Annonciation. Voici un exemple anglais de cet art de pensée et de ligne qui se retrempe au primitivisme des anciens Italiens. 41. Burne Jones, L'Aurore. Et qui, chez Burne Jones, tourne au maniérisme le plus stylisé. 42. Watts, La Douleur et l'Amour, Londres. Cet art prend tout naturellement un caractère allégorique et littéraire, et les analogies les plus évidentes se retrouvent | |
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en Allemagne, chez Böcklin et Feuerbach, en France plus manifestes encore, chez Chassériau, élève de Delacroix et d'Ingres, et chez Gustave Moreau: 43. Gustave Moreau, Le Jeune Homme et la Mort. Allégorie sur la mort de Chassériau. Au temps même de l'impressionnisme, ce mouvement aboutit en France à la grande peinture monumentale de: 44. Puvis de Chavanne, Doux Pays, Bonnet, qui se rattache à Ingres par ses qualités constructives et son langage de ligne dépouillée et décorative, mais qui a pourtant en commun avec l'impressionnisme son goût de l'espace empli de claire lumière. 45. Hans von Marées, Les Hespérides, Munich. En Allemagne, c'est von Marées, le plus grand peintre monumental du siècle, qui poursuit le même idéal que Puvis, mais avec une tout autre richesse de résonances et une plus grande pureté encore. Et ces préoccupations constructivistes nous mènent très près de Cézanne, qui est en France la réaction la plus victorieuse contre l'impressionnisme et inaugure la peinture contemporaine. 46. Cézanne, Baigneuses. Pour Cézanne, les formes ne sont plus qu'un moyen de construire la symphonie de l'espace par des rapports de formes qui sont à la fois volume, couleur et lumière. Là où régnait le flux mobile des apparences, il réinstaure la loi de l'harmonie stable. C'est le contraire de l'impressionnisme. Von Marées et Cézanne, sans se connaïtre, cherchent tous deux la solution du même problème. L'oeuvre d'art n'est plus un dérivé de la nature, mais elle a sa loi en elle-même, comme création parfaitement indépendante de l'esprit humain. Voilà l'évangile de l'art d'aujourd'hui. | |
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47. Vincent Van Gogh, Paysage, Tate Gallery. Il est remarquable qu'en marchant dans la même direction que Cézanne et en s'inspirant de la peinture française, ce soit des hommes du Nord germanique qui ont introduit de nouveau dans cet art plutôt intellectuel la passion et le drame humain et le sens du mystère intèrieur. 48. Munch, Maison au Bord de la Route. Van Gogh était Hollandais, Munch est Danois, on pourrait encore y ajouter le Suisse allemand Hodler. 49. Matisse, Nu. Dans la génération suivante, cet art a subi encore une simplification plus grande, de caractère nettement décoratif. 50. Aeckel, Nu. Prouve que cet art est identique en Allemagne. Je dois bien arrêter ici mon exposé. Il est facile de constater que les dernières expressions de cet art, dont les principales sont le futurisme italien, le cubisme français, l'expressionnisme allemand et enfin le surréalisme, ont, tout autant que l'ont des générations précédentes, un caractère international.
Résumons-nous et concluons. L'art de la peinture en Europe a passé par quelques grands stades d'évolution: un art primitif, tâtonnant, d'où est sortie la peinture classique du moyen-âge, collective et monumentale, illustrée surtout par Giotto et comparable à la sculpture française et allemande du XIIIe siècle, - puis une période d'étude analytique de la nature et des moyens de la reproduire, période dont les points culminants sont au XVe siècle, et d'où est sortie la peinture classique de la première moitié du XVIe, - puis la révolution | |
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qui instaure enfin un art purement pictural, qui produit ses expressions complètes au XVIIe siècle, et se développe encore aux siècles suivants, en passant par les étapes dénommées baroque, rococo, nouveau classicisme et romantisme, réalisme, naturalisme, impressionnisme, constructivisme et les nombreux ismes qui se pressent autour de nous depuis une vingtaine d'années. Si nous nous attachons non pas aux sujets traités mais au style des formes artistiques, nous constatons, par-dessus les variétés nationales, que je suis loin de nier, un parallélisme international. En tout cas, plusieurs nations participent à chaque mouvement. Cette solidarité de l'esprit européen serait encore plus évidente si j'avais pu établir chaque fois les analogies avec les autres arts. J'ajoute qu'aujourd'hui on pourrait étendre au monde entier ce que j'ai dit de l'Europe. C'est sur cette pensée fraternelle que je veux terminer, en vous remerciant de l'attention que vous avez bien voulu m'accorder jusqu'au bout.
1929 |
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