Verzameld werk. Deel 3
(1953)–August Vermeylen– Auteursrecht onbekend
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aant.V. La dictature et la mécanisation de l'espritQuand on parle de la Russie, chez nous, c'est la question de la dictature qu'on agite le plus; et c'est celle dont, en Russie même, le voyageur se fait le plus difficilement une idée nette. Il n'en voit pas le mécanisme. Il ne peut dénombrer les condamnés politiques qui sont en prison. Il reste loin des lieux de déportations. Et quant à ce qu'on peut apprendre en causant, les gens qui n'aiment pas la dictature ont probablement des raisons suffisantes de se taire... Je dois donc me contenter de donner quelques impressions, sans en tirer de conclusions trop générales et qu'il faut toujours dater: été 1931. D'abord, j'ai pu constater que les travailleurs, fiers de leurs conseils d'usines et de leurs soviets, avaient vraiment l'illusion d'être l'Etat; mais il paraît bien évident qu'en dernière analyse, grâce au système établi, toute la puissance réelle est concentrée dans les mains des chefs communistes. Voilà pour le principe même. Quant aux conséquences des méthodes employées, on ne s'en aperçoit pas beaucoup dans la vie ordinaire. La foule qui circule est loin d'être déprimée. La dernière fois que j'étais en Italie, il y a six ans, c'était bien autre chose: à la moindre allusion poli- | |
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aant.tique, même les plus loquaces Napolitains avaient la bouche cousue. Dans l'U.R.S.S., nous pouvions entamer à tout moment, avec n'importe qui, un débat parfois fort vif sur le bolchévisme, sans être inquiétés. Des gens se plaignaient des difficultés de la vie actuelle, ou signalaient des défauts à corriger dans la machinerie de l'Etat. Bref, les Russes peuvent discuter ouvertement - et ne s'en font pas faute! - mais comme on discute dans le sein d'un parti où l'on est d'accord sur le fond. S'ils devaient s'attaquer aux bases du système ou à ‘la ligne générale’, je m'imagine qu'il pourrait leur en cuire. J'ai bien remarqué chez certains de singulières réticences. Et il y a un endroit qui m'a spécialement donné à réfléchir: à Tiflis, le bâtiment du Guépéou (la Sûreté politique) est gardé par deux soldats, qui vous tiennent à distance respectueuse, et sur le trottoir d'en face on ne peut pas s'arrêter. D'ailleurs, les bolchéviks croient fermement - ou feignent-ils parfois de le croire? - qu'on prépare la guerre contre l'U.R.S.S., et qu'en attendant la menace de sabotages est toujours présente. Quand le train va passer sur un pont, on ferme toutes les fenêtres; quand le bateau va passer sous un pont, vous devez rentrer dans les cabines. Je ne puis pas m'imaginer que pareilles mesures auraient d'autre utilité que d'agir sur l'imagination, de maintenir l'atmosphère de guerre, de montrer combien la dictature est encore nécessaire. Une autre raison qu'on invoque pour la justifier, c'est le plan quin-quennal. Et cela se tient: la réalisation du ‘Piatiletka’ exige le même esprit que la fabrication des munitions en temps de guerre. | |
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aant.J'avoue que les hordes de primitifs qui nous donnaient le spectacle d'indescriptibles bousculades à certains embarcadères du Volga ne me semblent vraiment pas mûres pour une vraie démocratie! Que l'on pense d'où tout ce peuple est venu, dans quel marécage il était embourbé sous le tsarisme. On travaille énergiquement aujourd'hui à relever son niveau intellectuel, le nombre des illettrés diminue rapidement. Et la façon dont on a remis en honneur l'idiome de chaque nationalité n'a pas peu contribué à l'oeuvre de culture. Mais que le but final est encore loin! Je puis donc admettre que toutes ces considérations militent en faveur d'un pouvoir central fort. Je vais même plus loin, et suis certain que la dictature était indispensable au triomphe de la Révolution et pouvait seule empêcher un nouvel asservissement au capitalisme. D'autre part, il n'est pas de gouvernement qui ne réprime avec fermeté les conspirations tendant à renverser l'Etat par la violence. Mais tout cela suffit-il à légitimer encore aujourd'hui la dictature de Staline? N'est-il pas révoltant que l'expression même de la pensée soit vinculée? Et l'arbitraire, l'injustice ne sont-ils pas inévitables, quand le droit de déterminer et de punir le ‘crime contre l'Etat’ est aux mains d'un pouvoir sans contrôle, servi par un espionnage partout aux aguets? Certes, pour juger froidement, en réaliste, la dictature actuelle, il faudrait savoir la vérité vraie sur ses actes répressifs, - ce qui est moins facile qu'on ne croit, - et peut-être aussi connaître mieux le peuple russe. Pour moi, je ne puis laisser parler que mon sentiment, qui continue à dire: non! | |
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aant.Mais il est un point sur lequel je puis me permettre une vue plus motivée: c'est que le système amortit singulièrement la faculté critique, inséparable pour nous de la spontanéité individuelle. Un seul parti peut faire entendre sa voix, tient en mains tous les leviers de commande, sans aucun contrôle d'hétérodoxes. Il n'y a pas d'opposition: tous les journaux proclament les mêmes opinions. Censure impitoyable à la frontière: les publications étrangères ne se trouvent que dans des instituts à caractère scientifique. Aucun contact direct avec le monde de la pensée européenne: le public russe n'en apprend quelque chose que par les pauvres nouvelles que la presse lui sert, après les avoir ‘arrangées’ souvent de façon partiale ou mensongère, - ce que j'ai même constaté avec tristesse sous la plume d'un Maxime Gorky. Le peuple russe ne sait et ne comprend en fait rien de notre Occident. Il ne peut comparer; le choc, le frottement de conceptions opposées lui reste interdit; rien ne peut l'alimenter, rien ne peut germer en lui que l'idée communiste. Bref, il vit sous une cloche. Si vous objectez que le sens critique est étouffé, on vous répond qu'il s'exerce suffisamment dans la discussion des méthodes techniques... Oui, mais toujours dans le cadre du communisme! Et cela prouve précisément qu'ils ne comprennent même plus ce que nous entendons par libre sens critique. Certes, l'intellectuel est tenu en grand honneur. Il n'est pas de sacrifice qu'on ne s'impose pour l'avancement des sciences, même en dehors de toute visée pratique. Des savants belges et français, parmi les plus autorisés, me vantaient les travaux qui sortent des Uni- | |
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aant.versités russes. Mais je me demande si les disciplines qui touchent par quelque point à la vie sociale ne vont pas perdre leur dignité - le libre examen - pour s'appauvrir dans une sorte de scolastique marxiste. Et la littérature? On m'affirmait déjà que Pilniak était tombé en disgrâce, parce que son livre, Le Volga se jette dans la mer Caspienne, était empreint d'un réalisme trop pessimiste! Les artistes aussi sont embrigadés. Sans nul doute, les musées, enrichis par la nationalisation de collections privées, sont admirablement organisés (sauf que certains tableaux des plus précieux ont été vendus en Amérique), l'éducation esthétique prend une place remarquable, et j'aime à croire que de la société nouvelle peut naître un art collectif et monumental de grande envergure. Mais ce que j'en ai vu me semble déjà en régression: les peintres et les sculpteurs ne s'inspirent plus que de l'idée révolutionnaire; et, dans cet horizon restreint, l'idée révolutionnaire, par une déplorable confusion, tient trop souvent lieu de génie ou de talent. Considérez encore qu'une formidable propagande, à l'aide d'inscriptions, de diagrammes, d'images, vous poursuit partout et constamment. On tape sans cesse sur le même clou. Cela commence à l'école: elle prend l'enfant, lui imprime des opinions dans la tête avant qu'il puisse raisonner, et ne le lâche plus, contraint sa pensée et ses sentiments à se développer dans une direction unique. Je sais bien que, sous ce rapport, on peut reprocher aussi pas mal de chose à notre éducation; mais je ne la défends pas. Dans une classe de tout petits bambins, je lisais entre autres que ‘l'armée rouge est notre sauvegarde’. On les enrégimente dans une espèce de scoutisme | |
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aant.communiste, militarisant au possible: les plus petits s'appellent ‘les enfants d'octobre’, de huit à quinze ans ce sont ‘les pionniers’, puis ils entrent dans les ‘komsomols’ ou jeunesses communistes. Quoi d'étonnant, si tous les moins de trente-cinq ans avec qui j'ai pu causer étaient des bolchévistes ardents et généralement fanatiques? Un aspect spécial de cette implacable ‘formation’ nous est donné par la propagande menée contre la religion, ‘opium du peuple’. Oh! certes, la liberté des cultes est respectée... Mais l'Etat n'intervient pas pour un kopek. Si donc la population est trop pauvre pour entretenir une église, ou si les trois quarts de la paroisse demandent sa suppression, - quand ce n'est pas un monument historique, - cette église est démolie ou convertie à d'autres usages, par exemple l'installation d'un musée antireligieux. On peut s'y documenter notamment sur les aberrations des sectes étranges qui pullulaient en Russie. Nous ne combattons pas la foi, nous disait-on, mais la superstition. Subterfuge trop subtil! Quand la démarcation entre la superstition et la foi doit être faite par des athées!... Le résultat de toute cette action éducative, je ne puis l'appeler qu'une mécanisation de l'esprit. J'ai même été frappé du fait que pas mal de bolchévistes semblaient toujours tirer leurs arguments, dûment poinçonnés, d'une espèce de catéchisme. On me disait: ce que vous traitez de mécanisation de l'esprit n'est que la conséquence provisoire d'une nécessité actuelle, et disparaîtra avec la dictature, dès que les circonstances le permettront. | |
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aant.Espérons-le! Et peut-être tout cela est-il inévitable. Pour être juste, il faut le considérer en rapport avec la Révolution entière, ce qu'elle a construit et ce qu'elle doit défendre. Je crains seulement que, lorsque une couple de générations auront passé par ce laminoir, les traces n'en soient peut-être beaucoup plus durables que la dictature... Puissions-nous ne pas devoir attendre trop longtemps! Et quoi qu'il en soit, je ne pourrais guère souscrire à un socialisme qui ne mènerait pas à la libération de l'individualité. |
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