Verzameld werk. Deel 3
(1953)–August Vermeylen– Auteursrecht onbekend
[pagina 410]
| |
aant.IV. Les conditions de vieL'ouvrier est-il plus heureux en Russie que chez nous? C'est une question à laquelle on ne peut répondre simplement par oui ou par non. Pour juger de la situation, il serait équitable de demander d'abord: est-il plus heureux qu'avant la guerre? Si l'on considère l'ensemble, sans aucun doute. Des adversaires du régime actuel le concédaient volontiers: selon eux, la fièvre du plan quinquennal rendait la vie plus dure qu'il y a deux ou trois ans, mais quelle différence pourtant avec le sort du peuple sous le tsarisme! Maintenant, la vraie misère était conjurèe. La baisse rapide de la mortalité en était l'indice le plus sûr. Car il faut toujours se représenter à quel abîme de détresse, d'ignorance, de saleté, de séculaire servitude, ce peuple a dû être arraché. Et se rappeler qu'après les calamités de la guerre mondiale il a fallu traverser encore plusieurs années de guerre civile, se défendre contre les armées blanches, le blocus, une terrible crise économique, la chute catastrophique de la production, les épidémies et la famine. Il importe de ne pas l'oublier, quand on veut juger les méthodes de la Révolution russe, - et c'est une raison | |
[pagina 411]
| |
aant.de plus pour admettre qu'elles ne sont pas faites pour être appliquées indifféremment partout... Des socialistes polonais nous disaient: nous nous y serions pris autrement. Ce sera aussi l'avis des camarades belges. Evidemment, puisque les circonstances historiques ne sont pas les mêmes. Cela n'empêche que, si l'ouvrier belge (quand il a du travail!) vit sous bien des rapports plus facilement que le russe, en revanche celui-ci est dans une situation autrement favorable que le polonais. Et en Pologne, la faute n'en est pas à un régime bolchévique! Sous le signe du capitalisme, nous aurions tort, dans notre Europe occidentale (je ne parle même pas de l'Allemagne), de nous enorgueillir outre mesure de nos conquêtes: la menace de crises meurtrières n'est jamais absente, et l'angoissante incertitude de ce que réserve demain. Dans l'U.R.S.S., il y a en tout cas une plaie sociale qui est actuellement guérie: le chômage. Audessous de 65 ans, il faut travailler, mais tout le monde peut gagner son pain. Ce pain est cher? Non, pas le pain. La pâtisserie est chère, - et hélas! mainte autre chose, le beurre par exemple. A mon premier contact avec un buffet russe, dans le wagon-restaurant, tout de suite après la frontière, je reculai devant un sandwich au fromage, coté 2 roubles! (Le rouble, ou 100 kopeks, vaut 18 francs belges.) Si le verre de bière coûte en général 80 kopeks, nous eûmes cependant une idée assez désobligeante de la littérature russe, le soir où, à Moscou, au Club des Poètes, nous nous laissâmes séduire par un ‘demi’ et dûmes le payer 63 francs (pourboire compris). Mais il n'y a pas grand | |
[pagina 412]
| |
aant.sens à évaluer le coût de la vie en notre monnaie: la mesure doit être donnée par les salaires. J'en suis arrivé à admettre que le budget d'un ménage ouvrier ne doit pas être très différent de ce qu'il est en Belgique, dans des conditions normales, et qu'au surplus il n'y a pas de disproportion entre le haut et le bas de l'échelle sociale. A ce sujet, j'ai interrogé un peu partout un très grand nombre de gens. Il y a, comme on sait, plusieurs catégories de travailleurs: l'ouvrier qualifié, l'ingénieur, le professeur gagnent plus que l'employé ou le manoeuvre. Mais j'ai dû constater que dans une même catégorie les salaires sont loin d'être unifiés. De plus, dans la plupart des usines, on travaille maintenant aux pièces: il y a donc un salaire fixe auquel viennent s'ajouter des primes variables. De tous les chiffres que j'ai recueillis, je puis conclure qu'un ouvrier gagne rarement moins de 120 roubles par mois et la moyenne me semble être aux environs de 160. La première catégorie oscille entre 200 et 300 et va parfois au delà. Un membre du parti communiste, fût-il commissaire du peuple (c'est-à-dire ministre), ne peut gagner plus de 300 roubles, excepté, depuis quelque temps, l'ingénieur. Celui-ci touche parfois 500 roubles, l'étranger plus encore. Le pain (du pain noir, que je n'ai apprécié que modérément) coûte 10 kopeks le kilo, un bon costume environ 40 roubles. A Moscou, trois chambres se louent de 20 à 30 roubles le mois. A Léningrad, on paie 42 kopeks au mètre carré, et trois fois plus au delà de neuf mètres carrés. On paie moins quand on ne touche qu'un bas salaire. | |
[pagina 413]
| |
aant.Il faut dire que dans les usines (soyons prudent: dans celles que j'ai visitées...) l'ouvrier peut avoir un bon repas pour 40 à 50 kopeks, et les trois repas du jour pour une somme globale de 70 ou 75 kopeks. J'en ai goûté plusieurs fois: la nourriture est très satisfaisante. A Léningrad, la ‘fabrique-cuisine’, où la machine joue le grand rôle, fournit journellement, me disait-on là, 22.000 repas à consommer sur place ou à emporter. Les trois repas coûtent 1 rouble 12 kopeks. Il y a à Léningrad cinq cuisines géantes de ce genre, dont l'une, à ce qu'on prétendait, fournissait 45.000 repas par jour. En outre, les ouvriers ne manquent pas de vous énumérer les avantages dont ils jouissent: La journée de travail est de 7 heures, parfois 6½ heures; parfois moins encore, quand il s'agit d'un travail pénible. L'ouvrier travaille cinq jours sur six. Il a en général un mois de vacances payées par an (à la fabrique de chaussures de Kiev, seulement quinze jours). Outre le club du syndicat, il est reçu dans des ‘maisons de repos’, où il peut aller se refaire, pendant une ou deux semaines, en dehors des heures de travail. Près de Léningrad, il y en a une bonne centaine, installées dans des villas de ci-devant capitalistes, parmi la verdure de cette charmante région qu'on appelle ‘les Iles’. Celle que j'ai vue, ex-propriété d'un fabricant de caoutchouc, contenait à ce moment 225 pensionnaires. Il y a encore les ‘parcs de culture et de repos’, avec multiples attractions, plaines de jeux et de sport, bibliothèques, salles de cours, etc. Celui de Moscou est immense, et plein d'une foule animée. | |
[pagina 414]
| |
aant.Et puis, les garderies d'enfants et les colonies de vacances; et les sanatoriums, que l'on voit un peu partout, mais qui sont surtout nombreux en Crimée, où l'on a utilisé à cet effet les palais des tsars et de la famille impériale, - en attendant, car les nouveaux sanatoriums sont infiniment mieux aménagés, tel celui de Dalasi, qui a coûté deux millions de roubles et où l'homme du peuple est vraiment soigné comme seuls les malades très riches dans quelques établissements de Suisse. Les bolchéviks reconnaissent que tout cela ne répond pas encore aux besoins. La preuve en est que les malades peuvent rarement rester plus de deux mois au sanatorium. Mais il faut se demander si un seul pays a fait autant pour le peuple en si peu de temps. Et voilà le point le plus important, sur lequel ces ouvriers insistent le plus quand on discute: ils ont ce sentiment que, malgré les difficultés énormes où l'on se débat encore, la vie sociale est organisée pour eux. Ils ont l'orgueil de leur dignité reconquise. Ils font valoir qu'ils ont leur mot à dire dans les conseils d'usine et qu'ils interviennent dans le règlement du travail. Ils déclarent qu'ils étaient traités comme des bêtes, et que maintenant ils sont des hommes. Ils célèbrent l'effort fait en vue de l'instruction, dans ce pays d'illettrés. L'enseignement est obligatoire et gratuit. L'usine et l'école professionnelle (technicum) sont intimement unies. Les jeunes gens les plus aptes peuvent atteindre l'Université, où ils sont entretenus et payés pendant la durée de leurs études. Nous leur objectons les énormes sacrifices que l'exécution du plan quinquennal exige d'eux: ils répondent qu'ils | |
[pagina 415]
| |
aant.se passent volontiers du superflu, puisque c'est pour édifier le socialisme et préparer un avenir plus beau. Et ils nous invitent à revenir voir dans trois ou quatre ans! Qu'on ne dise pas que ceci est le langage de propagandistes professionels. Je répète que nous avons causé un peu partout avec les premiers venus. Que l'on abandonne enfin cette fiction de tout un peuple rongeant son frein et courbé en silence sous la main de fer de quelques communistes! Pour se détromper, il suffirait de voir l'interminable procession de milliers de personnes qui, cinq soirs sur six, pendant deux heures, défile devant ce Lénine embaumé, à l'énigmatique sourire. Certes, les gens âgés se plaignent souvent, ne parviennent pas à s'adapter au régime, - sans parler de ceux, bien entendu, qui avaient précédemment une situation privilégiée. Et il y a naturellement un certain pourcentage d'inertes, qui subissent leur sort, sans penser. Mais chez les autres, et c'est la majorité innombrable, dans les villes, tout au moins, j'ai toujours et partout vu briller dans leurs yeux calmes et francs la même fierté, la même conscience de leur dignité humaine, le même espoir, la même foi dans un idéal, et, disons-le: le même fanatisme. |
|