Verzameld werk. Deel 3
(1953)–August Vermeylen– Auteursrecht onbekend
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aant.III. PiatiletkaAujourd'hui, toute la vie russe est placée sous le signe de ce plan quinquennal, auquel j'ai déjà fait allusion. Il a accaparé tous les esprits. On ne voit que cela dans les journaux, et une réclame surabondante, dans la rue, partout, jusque dans les musées d'art, vous empêche d'oublier, à toute heure du jour, que Piatiletka est la grande idée, autour de quoi le reste gravite. Une idée dont on s'efforce de faire une réalité, avec une force impétueuse. On en riait d'abord à l'étranger: un rêve insensé, qui s'écroulerait bientôt! Aujourd'hui que nous nous trouvons déjà dans la troisième année de la réalisation, la position a changé: la raillerie a fait place à la crainte. Le Plan est une tentative de révolution industrielle, poursuivie dans des proportions formidables et avec une fantastique hardiesse. Une tentative de transformer dans le temps le plus court possible l'économie de la Russie; de faire de ce peuple, qui était avant tout agricole, une grande puissance industrielle; de lui faire produire tout ce dont il a besoin, de façon qu'il puisse se maintenir, indépendant, en face du reste'du monde. Il va de soi que cette révolution industrielle est en même temps une révolution de toute la culture: dans des | |
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aant.populations restées aussi primitives et incultes qu'il y a des siècles, surgissent de nouveaux besoins, de nouvelles aspirations, - un esprit nouveau naît dans des masses innombrables. L'U.R.S.S. s'enlisant dans un mortel marasme économique subissait le blocus financier; elle devait se sauver par elle-même, et toutes ses forces furent concentrées à cet effet: relever la production dans une mesure considérable et la multiplier si rapidement que le but serait atteint en quelques années. Le plan quinquennal n'est qu'une première tranche: d'autres plans doivent suivre, qu'on élabore déjà. Il s'agissait donc de mettre toutes les facultés intellectuelles et manuelles de la nation au service d'une production dirigée, rationalisée, systématique. Bref, instaurer l'ordre, opposé aux luttes, aux gaspillages, aux aléas du désordre capitaliste. Et non plus au plus grand profit de quelques-uns, mais au profit de toute la communauté. On peut se demander si l'événement n'a pas encore une plus large envergure que la Révolution française. C'est la première fois dans l'histoire du monde qu'une telle expérience est tentée sur cette échelle-là; et surtout si l'on se représente que presque tout était à créer, que pratiquement on partait à peu près de zéro, on ne peut qu' admirer l'énergie héroïque mise à réaliser cette ‘utopie’. Energie héroïque: je puis en témoigner, elle n'est plus seulement dans le cerveau de quelques constructeurs, ell a vraiment passé dans toute la partie vivante des masses. On constate tout de suite le culte de la machine: c'est d'elle que doit venir le salut! Des usines colossales surgissent partout: l'Elettrozavod de Moscou, avec ses | |
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4. HANS MEMLINC
Maria Portinari New York, Metropolitan Museum. Cliché W.B. | |
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13.000 ouvriers; la Dynamo de Moscou, avec ses 8.000 ouvriers; la fabrique de tracteurs de Karkhov, qui vient d'être achevée et où l'on, emploiera, paraît-il, 30.000 personnes; l'usine électro-mécanique de Karkhov, qui en occupe 16.500. Je ne les ai pas comptés, bien entendu. Mais même sans aller y voir partout, les photographies permettent de constater l'ampleur de ces entreprises, telles cette ‘ville d'usines’, Magnetigorsk, dans l'Oural, ou encore la fabrique de tracteurs de Tchéliabinsk en Sibérie. A Kiev, l'imposante fabrique de chaussures, qui le soir illuminait les alentours, fournit, me disait-on, 10.000 paires par jour. Et quels travaux gigantesques! Le chemin de fer Turksib qui relie le Turkestan à la Sibérie, et une autre ligne, parallèle au Transsibérien, qui va parcourir le Nord de l'Asie. Des territoires immenses passent du moyen âge à la civilisation industrielle. Le Dnieprostroj, l'un des plus puissants barrages du monde, qui rend le Dnieper navigable jusqu'à la Mer Noire, régularise l'irrigation, et doit fournir la force électrique à toute une partie de l'U.R.S.S. Près de Stalingrad (dont la population a doublé en quelques années) s'est élevée, dans la steppe, Tractorostroj, la ‘ville des tracteurs’, qui compte 11.500 ouvriers, et d'où sortent actuellement 85 tracteurs par jour, mais on compte bientôt en arriver à 100. Je ne veux que donner une idée de l'effort qui s'accomplit. Il est énorme, même si vous êtes tenté de tenir certains chiffres pour exagérés. J'ajoute que les grandes usines ont toujours leur restaurant, leurs douches, leur bibliothèque, leur salle de cours et conférences, leur | |
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aant.cinéma. Est-ce le cas partout? Mais non! Et les bolchéviks n'essaient pas de vous tromper sous ce rapport: il reste beaucoup de petites fabriques, et de grandes, que l'on continue à utiliser, et qui sont loin d'offrir les avantages que je viens d'énumérer. J'en ai visité qui n'étaient rien moins que modernes. On tire parti de tout ce qui existe, en ne dissimulant pas que l'oeuvre vient à peine de commencer. Mais telle quelle, dès à présent, cette oeuvre n'est vraiment pas peu de chose! Et il est ridicule de la faire passer pour une potemkinade. Les usines nouvelles sont toujours pourvues de laboratoires pour l'expérimentation, les recherches, l'analyse des huiles et autres produits. Car ce qui frappe dans toute cette organisation, c'est le rôle donné aux méthodes scientifiques. J'ai pu le constater spécialement dans le domaine de l'agriculture: elle est devenue pour une bonne part l'affaire des ingénieurs. A défaut de l'exploitation agricole ‘La Géante’, qui couvre 220.000 hectares (chiffre donné par l'économiste anglais Farbman), j'ai vu celle qu'on appelle plus modestement ‘la Ferme no 2’ ou Zernograd, la ‘Ville du Grain’, à une couple d'heures de Rostov, - un sovkhoz, ou exploitation d'Etat, de 112.000 hectares, créé en 1929 et dont les cultures s'étendent déjà sur 63.099 hectares. Il comporte aussi des champs d'expériences, et un institut formant des agronomes, et des ingénieurs spécialisés dans le machinisme agricole. Il y avait 634 étudiants, pour la plupart des ouvriers sortis des usines. On y emploie 123 tracteurs, 80 machines combinées pour faire toute la moisson, et 56 automobiles. Le personnel comprend environ 1.500 unités. | |
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aant.Le directeur nous affirmait qu'il y avait actuellement 197 fermes soviétiques, plus 26 pour la culture du riz, que l'on sème maintenant, paraît-il, par avion, au lieu de patauger dans les terrains marécageux. Et il ajoutait qu'en 1933 l'U.R.S.S. produirait plus de blé que la République Argentine. Illusion de mégalomane? Comment voulez-vous que je le sache? Mais je note que ces vastes espoirs sont entrés dans beaucoup d'esprits. Au jardin botanique de Batoum (qui, soit dit en passant, offre un des spectacles les plus merveilleux qu'on puisse voir, Batoum étant, dans notre vieux continent, la seule région qui jouisse, si l'on peut dire, d'un climat subtropical, humide et chaud), au jardin botanique de Batoum, la femme qui nous guidait et qu'on m'a dit être une savante célèbre, s'étendait avec toute la précision désirable sur les essais qui se poursuivaient là et qui permettraient bientôt d'obtenir sur les bords de la Caspienne des quantités de choses maintenant importées, le thé, par exemple. Quoi qu'il en soit, il est certain que devant les résultats dus aux procédés scientifiques et mécaniques appliqués à la culture, sur de vastes étendues, - et sans doute aussi sous une pression gouvernementale qui peut singulièrement accélérer le procès... - les paysans se défont de plus en plus de leurs traditions et de leurs préjugés, abandonnent la propriété individuelle de leurs terres et fondent des kolkhoz ou communautés agricoles. Environ un tiers de l'U.R.S.S. est actuellement collectivisé; dans certaines parties, spécialement en Ukraine, la propriété concédée à titre privé (il ne s'agit ici, bien entendu, que de la propriété de la terre) a presque | |
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aant.disparu. Au nord du Caucase, on a la surprise de découvrir de très beaux villages neufs, dont certains s'étendent sur une longueur de six kilomètres. Le drapeau rouge y flottait sur les meules. Et la population avait l'air florissant. Pour avoir une idée complète de ce qui se réalise dans l'U.R.S.S., il faut ajouter aux effets du plan quinquennal tout ce qui se fait de façon également systématique pour transformer les conditions de vie et la mentalité même: installations d'hygiène et de prévoyance sociale, propagande incessante en faveur de l'action rationnelle et concertée, lutte contre la saleté, développement rapide de l'enseignement, etc. Si l'on se représente, en outre, que dans la plupart des usines (même à la Ferme no 2!) on travaille nuit et jour, en trois équipes, on se rend compte de l'intensité du mouvement, de la fièvre de production qui a saisi la Russie. A première vue, le plan quinquennal - et ce qui doit suivre, - semble une entreprise folle, disproportionnée aux forces d'une Russie arriérée, anémiée et financièrement bloquée. Et pourtant, il réussit! La question n'est pas de savoir s'il réussira complètement, si dans tous les domaines il atteindra le chiffre de production qu'on lui a fixé. Mais plutôt si dans l'ensemble il réussira dans des proportions suffisantes. Et sur ce point, les résultats déjà obtenus semblent concluants. Depuis 1927, les Commissaires des Plans d'Etat ont à plusieurs reprises corrigé leurs évaluations, en relevant les pourcentages d'accroissement que l'on comptait | |
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aant.atteindre: la réalisation acquise allait au delà des prévisions. D'après des renseignements assez dignes de foi que j'ai pu recueillir, on serait en retard pour le fer, les transports et l'industrie du bâtiment. Les kolkhoz aussi n'auraient pas donné tout ce qu'on en espérait, tandis que les sovkhoz marcheraient très bien. Mais pour le reste, on estimait que le plan quinquennal serait accompli en quatre ans, c'est-à-dire vers la fin de 1932. A Moscou, j'ai pu constater que le syndicat des industries chimiques avait donné aux ouvriers du caoutchouc de quoi construire leur club, parce qu'ils avaient réalisé le plan quinquennal em deux ans et demi. Et des bolchéviks avouaient: nous-mêmes avons parfois le vertige, en voyant comme on va vite! Plus vite, certes, qu'on ne l'avait calculé au début. Qu'est-ce donc qui a pu rendre possible cette formidable et chimérique aventure? Tenons compte des conditions matérielles. D'abord ce projet d'économie fermée n'est concevable que dans un empire aussi vaste, celui qui possède au monde le plus grand territoire d'un seul tenant, et dont les réserves en richesses naturelles sont incommensurables. Ensuite, considérez que toute l'organisation de la production est unifiée aux mains de l'Etat; qu'il détient seul le commerce extérieur: et que la finance, c'est lui seul. A l'interieur, tout se règle en roubles. Le rouble est stabilisé par l'Etat à un cours forcé. Il n'est pas influencé par le marché international. Et l'on ne manque pas de papier pour faire des billets de banque... Mais la Russie ne peut se suffire à elle-même: il lui faut encore importer | |
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aant.toutes sortes de choses, et spécialement des machines (américaines et allemandes), en attendant qu'elle puisse les fabriquer toutes chez elle; et il lui faut aussi faire venir des ingénieurs étrangers, qui veulent être payés en dollars. Elle ne peut s'en tirer avec ses roubles: elle a besoin de devises étrangères. Alors, elle doit bien réduire les importations au strict minimum, - ce qui rend évidemment la vie moins charmante, car le superflu fait pour une bonne part le petit bonheur quotidien, - et d'un autre côté exporter le plus possible, ce qui ne contribue pas non plus à multiplier les agréments de l'existence. Aussi, pour juger la vie russe d'aujourd'hui, faut-il toujours la voir en fonction du Plan. Pour assurer le salut aux générations prochaines, le Plan sacrifie dans une certaine mesure cette génération-ci, - laquelle accepte bravement le sacrifice. Et ceci m'amène aux conditions psychologiques. On ne peut expliquer le succès du Plan sans tenir compte de la véritable ‘atmosphère de guerre’ qui règne en Russie. Ou si l'on préfère une image qui prête moins à malentendu: c'est l'etat d'esprit d'un équipage quand le navire fait eau, - le premier devoir est d'unir'tous les efforts et de les porter au maximum. La Russie isolée, sans crédits, s'est engagée dans une lutte à outrance pour se sauver. Sa vie même dépend du Plan. Tout est donc subordonné à cette révolution économique, de même qu'en état de guerre tous les moyens disponibles sont mis en oeuvre afin de remporter la victoire. Cette nécessité essentielle est même la principale raison qu'on invoque pour justifier encore le maintien de la dictature. Après cela, tous les moyens utilisés ne satisfont pas | |
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aant.également notre sens moral. L'emploi de prisonniers dans les forêts du Nord peut se défendre, mais qu'on leur adjoigne des koulaks (paysans riches) rebelles à la collectivisation, voilà des procédés qui rappellent trop les pratiques coloniales... Il n'est pas facile de savoir la vérité, et l'on doit se défier de tant de nouvelles qui nous arrivent de Riga ou de Paris, mais certains entretiens m'ont donné l'impression que ces déportations n'étaient pas une légende. Par contre, l'histoire des usines gardées militairement et des ouvriers travaillant sous la menace des baïonnettes, celle-là ne tient pas debout. Dans ces grandes entreprises d'Etat, comparables à nos arsenaux, on voit une couple de soldats qui, là comme ailleurs, font office d'agents de police. Non, la coercition est vraiment superflue! On agit d'autre manière: la propagande pour le plan quinquennal ne vous lâche pas un instant; inlassablement, le zèle des fidèles est excité. Dans chaque usine, des ‘brigades de choc’, troupes d'élite, donnent l'exemple d'un travail plus intense et d'un dévouement plus fervent. ‘Dépasser’, tel est le mot qui revient sans cesse. Le résultat est manifeste: on est frappé du courage qui anime les masses ouvrières. Elles ont bien, en général, ce sentiment de lutter pour un idéal et que, si elles subissent des privations, c'est pour faire triompher la cause sainte. Cependant, l'esprit impartial ne peut écarter certains points d'interrogation. Les difficultés à surmonter sont encore énormes. Les transports laissent beaucoup à désirer, et sur les routes russes, telles qu'elles sont actuellement, les tracteurs et les autos ne résisteront pas long- | |
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aant.temps. N'importe! répond-on, quand il y aura des tracteurs dans chaque village, les communes comprendront bien la nécessité de bonnes routes et se mettront elles-mêmes à l'oeuvre. Le chômage a disparu, - mais il manque encore des bras pour la tâche immense, et il faudrait surtout plus d'ouvriers qualifiés et plus d'ingénieurs expérimentés. On s'efforce de fabriquer les uns et les autres à toute vapeur. Car, en ce qui concerne les ingénieurs, on veut arriver à éliminer petit à petit les étrangers, et d'ailleurs ceux-ci se montrent moins empressés à venir gagner des banknotes dans l'U.R.S.S. depuis qu'il peut coûter fort cher d'être soupçonné de sabotage. Des hommes compétents ne cachaient pas qu'il y avait bien des inconvénients à cette formation rapide et à la spécialisation trop stricte qu'elle entraînait. Et c'est la question qu'on est amené à se poser constamment: ne va-t-on pas trop vite? Certains bâtiments neufs de la ‘Ferme no 2’ me semblaient déjà en mauvais état. Cette hâte ne comporte-t-elle pas beaucoup de gaspillage, des improvisations, des modifications trop répétées aux programmes? La qualité ne souffre-t-elle pas de la quantité? Certains bolchéviks ne se le dissimulaient pas et se contentaient de répondre que dans les circonstances données il n'y avait pas moyen de faire autrement. Et puis, on se demande encore à quel point les nerfs peuvent résister à cette fièvre. Ce ‘tempo’ accéléré me semble bousculer assez le tempérament russe. Je m'effraie de ces méthodes ‘rationalisées’, avec leurs détestables expédients: le travail aux pièces et le travail ‘à la chaîne’. | |
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aant.N'exige-t-on pas trop de la génération présente? Un homme qui ne travaillait que six heures et demie disait qu'il en était ‘abruti’... Et un médecin autrichien hochait la tête à la vue de toutes ces femmes et ces jeunes filles entraînées dans les rouages de la formidable machine. On lui rétorquait: ce sont les plus solides qui se présentent pour être embauchées. Et j'avoue qu'en effet elles faisaient penser au style dorique! Mais il faudra voir les conséquences, demain... Quoi qu'il en soit, je répète que la plupart de ces gens étaient animés d'une vaillance endiablée, et nous faisaient toujours la même réponse: ça nous est égal, - cette guerre, nous voulons la gagner! |
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