Verzameld werk. Deel 3
(1953)–August Vermeylen– Auteursrecht onbekend
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aant.II. Premières impressionsMes premières impressions - qui furent d'ailleurs confirmées, en gros, par les suivantes - suffirent à faire chavirer dans mon esprit quelques bobards de grand calibre. On m'avait tant parlé de ‘l'enfer soviétique’!... Ces mots me hantaient, à mon premier contact avec une ville russe, ce soir de Léningrad. Mon Dieu! je dois à la vérité de reconnaître que cet enfer ne me semblait pas si inconfortable que cela! Les rues étaient pleines d'une foule assez animée. Les visages ne reflétaient guère l'abattement, et en tout cas n'étaient rien moins que faméliques. Etais-je victime d'une hallucination? M'avait-on potemkinisé à ce point? Quelque obscure puissance bolchévique avait-elle fait surgir ces masses, triées sur le volet, pour duper l'intellectuel belge qui venait de débarquer? Soyons sérieux: j'affirme que tous ces gens, à peu, très peu d'exceptions près, avaient l'air bien nourri, respiraient la santé, et étaient convenablement habillés,et même convenablement chaussés. Je pense que c'est Vandervelde, l'annèe dernière, qui me racontait que beaucoup portaient encore des godasses invraisemblables, et j'ai moi-même entendu quelques plaintes au sujet de la pénurie de chaussures. Mais si je n'en crois que mes | |
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aant.yeux, la situation a dû considérablement s'améliorer, du moins dans les villes. Certes, rien ne vient rappeler le moindre luxe. On se demande si les ‘bourgeois’ sont anéantis. On les cherche en vain: on ne voit plus que des ouvriers, ou des gens qui sont habillés comme des ouvriers. Ils sont maîtres de la rue. Pour l'aspect extérieur, égalit é absolue, plus de différence de classes. J'ai pu constater par la suite que le directeur d'usine, le juge ou le professeur d'Université ne présentaient aucun signe qui pût les distinguer d'un ‘prolétaire’. La garde-robe ne doit pas offrir une grande variété, la blouse ou le veston se portent généralement jusqu'à ce que l'etoffe défaille, souvent le col mou a lui-même disparu, et la chemise bâille sur le cou. Cela se voit jusque dans les restaurants d'hôtels plutôt chers. Mais quoi! on peut vivre très bien sans col. Et je le répète: il apparaît au spectateur dépourvu de prévention, même dans les quartiers suburbains, que tout ce monde ne vit pas mal du tout. Je me rappelais certains coins pauvres de Londres, ou ces effrayants ghettos de Varsovie, où je m'étais aventuré quelques jours auparavant: il n'y a pas de comparaison possible! Et l'on arrive à cette conviction: dans le temps, 95 p.c. peut-être étaient dans le besoin et 5 p.c. avaient trop; maintenant, presque plus personne ne peut se permettre deluxe, mais presque plus personne ne connaît la misère. Entendons-nous: ceci ne veut pas dire qu'on puisse mettre beaucoup de beurre dans ses épinards. Le beurre, précisément, est rare, et donc très cher. Le cheptel a diminué, par rapport à la période d'avant-guerre. Il y a | |
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aant.trop peu de viande, de graisse, de lait, de savon. De plus, l'Etat exporte beaucoup, pour vivre, et spécialement en ce moment, pour réaliser le plan quinquennal. Moins qu'avant la guerre, m'affirmait-on, mais je n'ai pu le contrôler. Le résultat, c'est que, pour certains articles, on en est encore réduit au rationnement. Et ils manquent parfois, du pétrole, par exemple; puis, quand on annonce qu'il en est arrivé, on voit de longues files stationner devant les coopératives. Cela nous rappelle de bien mauvais jours... Il me faut ajouter que tout ceci repose sur les observations que j'ai pu faire dans de grandes villes comme Léningrad, Moscou, Kiev. A Nijni-Nowgorod, où le commerce a fort rétrogradé, l'impression n'est guère réconfortante; et dans la campagne, spécialement le long du Volga, entre Nijni-Nowgorod et Saratov, nous eûmes souvent le spectacle de la pauvreté sale: je n'oublierai pas certains types hirsutes, breuguéeliens à l'excès, vêtus (si l'on peut dire ainsi!) d'une toile à sac en loques. En revanche, dans le Midi, - cela se constate déjà à Saratov, - on est immédiatement frappé par un air de bien-être et de propreté que n'offraient même pas Léningrad ou Moscou. Et à Rostov, - où, soit dit par parenthèse, il me semble bien qu'on ait laissé plus de latitude au commerce privé, - ou dans ces stations balnéaires de Crimée, Yalta ou Sotchi, où beaucoup d'ouvriers et d'employés viennent passer leur mois de vacances, et où la foule donne vraiment une impression de joie, on pourrait presque se croire dans l'un ou l'autre lieu de villégiature de l'Europe méridionale. Il va de soi qu'il ne faut pas entreprendre le voyage | |
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aant.de Russie pour admirer des étalages ou s'attabler dans des cafés élégants. Moscou, la nouvelle capitale, a exercé une grande force d'attraction, mais Léningrad, Odessa ou Kiev ont perdu leur lustre: les beaux magasins ont disparu, des hôtels de riches se dégradent et suintent l'abandon. Kiev fait sous ce rapport l'impression la plus triste: je ne connais pas de ville en Europe, où le mauvais goût prétentieux de commerçants parvenus ait atteint un tel degré d'infamie; et quand maintenant tout ce fauxsemblant se délabre, atteint d'une lèpre vengeresse, c'est à en frissonner. Evidemment, l'U.R.S.S. a des tâches plus urgentes que de rendre aux villes un aspect attrayant. On construit beaucoup. Mais l'activité dans ce domaine ne suffit pas encore aux besoins. D'abord, les institutions d'intérêt général, sanatoriums, clubs, etc., exigent beaucoup de place, sans compter l'innombrable bureaucratie. Mais encore, dans les dernières années, la population s'est accrue plus de trois fois plus rapidement que dans le reste de l'Europe. Le déficit occasionné depuis 1914 par la guerre mondiale, la guerre civile, les épidémies, la famine et l'emigration avait été regagné dès 1924, puis la population a augmenté en trois ans de 9½ millions, et les trois années suivantes (jusqu'au 1er avril 1930) de 11 millions, donc en moyenne de 3½ millions par an, ce qui représente 2,3 p.c. contre 0,7 p.c. en Europe. Il est remarquable (et ceci caractérise bien ‘l'enfer soviétique’) que cet accroissement n'est pas dû au nombre de naisances, mais à la diminution de la mortalité: 3,05 p.c. en 1911-1913; 1,74 p.c. en 1926-1928. J'emprunte ces données à l'étude Piatiletka (le plan quinquennal) de | |
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aant.l'Anglais Farbman, parue d'abord dans la grande revue financière The Economist (novembre 1930) et depuis en traduction française. Le problème du logement, malgré la nationalisation des palais et des grandes propriétés, reste donc assez cuisant. On me racontait qu'à Léningrad chaque personne n'avait droit qu'à 9 mètres carrés. Ça va déjà mieux, me disait-on, mais on est encore loin de compte. Ce qui prouve que l'U.R.S.S. n'est pas un enfer, mais que ce n'est pas non plus un paradis... |
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