Verzameld werk. Deel 3
(1953)–August Vermeylen– Auteursrecht onbekend
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aant.II. La situation linguistique dans le passéGa naar voetnoot1Les partisans comme les adversaires du mouvement flamand ont invoqué la tradition historique. Je n'oserais affirmer que le problème s'en soit toujours trouvé fort éclairci. Les ‘leçons de l'histoire’ ont souvent une remar- | |
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quable facilité à se plier aux démonstrations les plus contradictoires. Il est une thèse qu'il nous faut rencontrer ici: dès le moyen âge, la langue française se serait acquis en pays flamand des droits imprescriptibles, et cela sans contrainte aucune, par la force même des choses. Dans son étude sur la Frontière linguistique (II, 31), M. Kurth affirmait notamment: ‘Dès le XIIIe siècle, le français était en Flandre comme une seconde langue maternelle, ou si l'on veut, une seconde langue nationale, d'ordre plus relevé que la première, et qui était considérée comme la vraie langue de la bonne société et des gens cultivés’. Et dans son Histoire de Belgique (I, 304), M. Pirenne, de son côté, écrivait: ‘Il s'y accomplit [en Flandre], de très bonne heure, une véritable francisation, qui n'atteignit pas, il est vrai, les masses profondes du peuple, mais qui n'en eut pas moins pour résultat de faire du français, pour les couches supérieures de la société, une seconde langue nationale. Il ne semble pas douteux que, dès le XIIIe siècle, la Flandre présentait, quant à l'emploi des langues, une situation tout à fait analogue à celle que l'on y constate encore aujourd'hui’. Je crois que c'est trop s'avancer. Il suffit de lire attentivement M. Kurth et M. Pirenne, en s'en tenant aux données qu'ils nous fournissent eux-mêmes, pour voir qu'elles ne justifient nullement des conclusions aussi larges. Qui plus est, ces conclusions se sont trouvées tout de suite amplifiées, accentuées, arrangées selon des vues politiques, par des publicistes que les scrupules de la critique scientifique n'embarrassent guère, et que ne requiert pas en premier lieu la vérité désintéressée. | |
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aant.Faut-il faire observer, au préalable, que nous ne sommes pas absolument liés par l'histoire? Elle est sans cesse transformée par la vie, et la tradition n'impose pas de limites strictes à l'action. Mais si l'on s'incline devant la tradition, encore faut-il se garder de transposer au passé l'image de nos divisions actuelles, et vice-versa. II n'y avait pas au moyen âge d'individualisme aussi conscient que de nos jours. Et un nationalisme linguistique ne s'est vraiment développé que dans nos états modernes, où se multipliaient les contacts d'une population imbue d'esprit démocratique avec une administration plus centralisée et plus ‘intrusive’, plus profondément ramifiée dans l'ensemble de la société. En tout cas, lorsqu'on parle du rôle que jouèrent autrefois dans nos provinces la langue flamande ou la langue française, il importe de distinguer les époques, de ne pas aller au delà des faits établis, de ne pas généraliser les constatations relatives à tel moment ou tel milieu. On voudra bien admettre que ce n'est pas ici la place d'un exposé méthodique et complet: je dois me contenter d'une mise aux points sommaire.
Et d'abord, l'influence française fut-elle pure de toute contrainte? Il serait puéril de nier que la diffusion plus ou moins grande de la langue française en pays flamand a toujours été due pour une fort bonne part à la puissance de rayonnement de la civilisation française. Aux époques où le monde occidental tout entier reconnaissait son hégémonie, il est évident que, de par notre situation géographique, nous devions l'accueillir de première main. | |
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Ce fut spécialement le cas au XIIe et au XIIIe siècle, quand la Flandre, dont les comtes étaient vassaux du roi de France, s'étendait jusqu'au delà de Douai et comprenait donc encore un vaste territoire gallicant. (On sait que ce n'est que sous Louis XIV que Lille et Douai passèrent définitivement à la France.) Mais d'un autre côté, il y aurait parti pris à nier que l'influence de la langue française ne fut pas toujours uniquement le résultat de ce rayonnement naturel. La Flandre ne fut guère régie par des princes flamands. A la fin du XIIe siècle, Philippe d'Alsace, fils de Sibylle d'Anjou, comte de Flandre et de Vermandois, était déjà un ‘prince tout français d'éducation’ (Pirenne, I, 396). Puis vinrent les princes de la maison de Hainaut, puis les Dampierre, de souche française. Rien d'étonnant à voir ces comtes, quand au cours du XIIIe siècle ils se mirent à abandonner le latin dans la rédaction de certains actes publics, le remplacer par le français, qui était d'ailleurs, à cette époque, beaucoup plus formé que le flamand par une déjà longue tradition littéraire. Cependant, le mouvement démocratique du XIVe siècle fit triompher partout la langue populaire. Mais bientôt les ducs de Bourgogne suivirent une politique d'unification, et ils n'usèrent point de ‘contrainte’, si l'on veut, ils ne prirent pas de mesures de répression contre le flamand - ils le parlèrent même parfois quand ils eurent à demander quelque service à leurs sujets de Flandre, - mais le français prévalut désormais dans les institutions centrales. Les Flamands et les Brabançons profitèrent d'ailleurs de plus d'une occasion favorable pour revendiquer leurs droits linguistiques, souvent avec une fierté assez crâne, et pendant | |
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longtemps avec succès. Au traité de Tournai, concluentre la ville de Gand et son vainqueur le duc Philippe le Hardi, les députés gantois, ces vaincus ‘qui ne daignèrent oncques plyer le genouil’ (Kurth, II, 43), exigèrent que la copie à remettre à leurs concitoyens fût écrite en flamand. Après la mort de Philippe le Hardi (1405), les communes flamandes réclamèrent de son successeur Jean sans Peur que le Conseil de justice de Flandre (établi à Lille en 1386) fût transféré en terre flamingante et que les affaires s'y traitassent ‘n vlaemscher tonghen’. Ils exigèrent que les réponses qui seraient envoyées à leurs requêtes par le prince, le chancelier ou les conseillers du prince, fussent rédigées ‘en flamand, la langue commune du pays’, sans quoi les échevins les considèreraient comme non avenues. ‘Il eût été étrange, et le serait encore aujourd'hui, qu'on eût répondu en flamand à ceux des pays de Bourgogne, d'Artois et de Nevers... et ceux de Flandre ne sont pas tenus de se soumettre à des conditions pires que les susdits de Bourgogne et d'Artois, ou encore que ceux de Brabant, de Hollande et de Zélande, qui n'usent que de leur langue maternelle...’Ga naar voetnoot1 Philippe le Bon, lors de sa Joyeuse Entrée en Brabant (1430) dut accorder que, des sept membres du Conseil de Brabant, cinq seraient Brabançons, et les deux autres, laissés au choix du duc, devraient savoir le flamand. De même, à la mort de Charles le Téméraire (1477), le Grand Privilège de Marie de Bourgogne dut déclarer ‘que tous les actes de l'autorité | |
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aant.publique relatifs à la Flandre se feront dans la langue du pays’. (Kurth, II, 49). Mais l'oeuvre de concentration s'acheva sous la maison de Habsbourg: sous Philippe le Beau, qui ne savait que le français, sous Charles-Quint et Philippe II, le français fut décidément la langue du gouvernement central et des juridictions supérieures, quoique les administrations locales, en pays flamand, restassent flamandes, et que jusqu'au milieu du XVIe siècle, les actes officiels qui leur étaient adressés fussent en général rédigés en flamand. Au Grand Conseil de Malines, la Cour souveraine d'appel, les procès se traitaient en français ou en flamand, mais la sentence était toujours rendue en français, ‘et la raison’, dit le jurisconsulte Philippe Wielant, qui y siégeait en qualité de conseiller dès 1473 et écrivait ceci vers 1519-1520, ‘est que franchois est le langage commun du prince dont il est usé partout qu'il soit’ (De Hoon, 690). A partir du duc d'Albe, les gouverneurs furent des étrangers qui ne comprenaient pas les idiomes germaniques, ‘et il est fort probable’, ajoute G. Kurth (II, 52) ‘que cette circonstance fut pour beaucoup dans la prédilection que les sphères officielles manifestèrent pour le français. Lorsque, au XVIIIe siècle, nos provinces passèrent sous le sceptre de la maison d'Autriche, l'usage était enraciné, et d'ailleurs on connait l'énorme influence dont jouissait à cette époque la langue française dans toutes les cours allemandes et dans toutes les relations diplomatiques.’ - ‘C'est, chose curieuse, le gouvernement autrichien qui va, le premier, rompre avec la tradition séculaire, en parlant français aux échevinages des grandes villes’ (Kurth, II, 54). | |
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Dès que nos provinces furent annexées à la France, la guerre au flamand fut menée de façon systématique. Un arrêté d'octobre 1795 ordonne que l'envoi officiel des lois et arrêtés se fera en français seulement. En décembre de la même année, il est décrété que devant les tribunaux civils tout document devra être produit en langue française, à peine de réjection. Le régime napoléonien n'était pas fait pour tempérer de telles measures. Un arrêté de juin 1803 décide que les actes publics devront tous être écrits en langue française; les officiers publics pourront écrire à mi-marge de la minute française la traduction en idiome du pays, lorsqu'ils en seront requis par les parties; les actes sous seing privé pourront être écrits dans l'idiome du pays, à la charge par les parties qui présentent des actes de cette espèce à la formalité de l'enregistrement, d'y joindre, à leurs frais, une traduction française desdits actes, certifiée par un traducteur juré. La langue populaire fut, dès avant Napoléon I, bannie de l'enseignement moyen. Les journaux flamands étaient interdits, ou obligés de paraître en français avec la traduction flamande en regard, même pour les annonces. En décembre 1812, cette mesure fut atténuée: seules les nouvelles politiques devaient paraître dans les deux langues. Un arrêté du maire de Gand (mars 1812) ordonnait que toute inscription d'enseigne ou d'écriteau devait être française; ‘il sera néanmoins permis de placer en regard l'inscription en langue flamande’.Ga naar voetnoot1 ‘Les administrateurs que nous envoyèrent successive- | |
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ment la République et l'Empire,’ écrit M. Kurth (II, 69), ‘travaillèrent a l'envi à l'oeuvre de la francisation des provinces belges’. Le plus coulant d'entre eux, le marquis Voyer d'Argenson, nommé préfet du département des Deux-Nèthes en 1809, était, dit un historien français, ‘aussi exact qu'aucun de ses collègues à poursuivre l'exécution des lois et la francisation définitive du pays, ardent notamment à interdire les publications périodiques en langue flamande’Ga naar voetnoot1. Le même historien, dont le témoignage ne sera pas suspecté, affirme encore que sous l'Empire ‘les agents du pouvoir mettaient un acharnement particulier à proscrire les livres et journaux flamands, sans comprendre qu'on n'a jamais aboli l'usage d'une langue pair la persécution’ (I, 435). Lorsque, après la chute de l'Empire, nos provinces furent réunies aux Pays-Bas du Nord, l'action gouvernementale tendit, pour la première fois, à renforcer le rôle de la langue populaire. Mais le flamand était déjà bien bas à ce moment-là, et le régime nouveau, qui ne s'adaptait pas suffisamment aux réalités existantes, échoua dans sa tentative maladroite. Le décret de 1819 instituait en somme la liberté des langues en pays flamand, avec déjà une certaine pression en faveur du néerlandais dans le domaine de la justice et de l'administration. A partir de 1823, le néerlandais devenait la seule langue admise légalement pour les affaires publiques en pays flamand. La même année, il fut décidé que dans l'enseignement moyen, où tous les cours, hors celui de néerlandais, se faisaient en français, les langues anciennes s'enseigne- | |
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aant.raient dorénavant à l'aide du néerlandais; réforme qui se fit graduellement, en montant chaque année d'une classe, et ne put donc être accomplie avant 1829. La politique de néerlandisation suivie par le roi Guillaume rencontra de telles oppositions qu'en 1829, il dut rétablir l'usage officiel du français en pays flamand. Ce qui, d'ailleurs, n'empêcha pas la révolution de 1830. Celle-ci donna le signal d'une réaction nette. La proclamation du français comme seule langue officielle fut un des premiers actes du gouvernement provisoire. En même temps disparaissait l'obligation pour les fonctionnaires de savoir la langue des populations qu'ils administraient. Puis ce fut tout de suite le refoulement méthodique du néerlandais dans l'enseignement, dans l'administration, à l'armée et en matière judiciaire. Toute la machine gouvernementale agit énergiquement dans le sens de la francisation, et il fallut attendre jusqu'en 1873 pour voir la loi commencer à mitiger ce régime. Peut-on après cela soutenir sérieusement que la contrainte n'est jamais intervenue pour appuyer l'expansion de la langue française en Flandre? Cette expansion n'est certes pas due uniquement au jeu de la liberté, - à moins de faire rentrer dans ‘la force naturelle des choses’ le fait que nous eûmes presque toujours des princes non flamands, qui, à partir du XVe siècle, travaillèrent sans trêve à la centralisation de l'Etat. Et si l'on prétend que la contrainte, immédiatement après 1830, s'explique par tout un ordre de circonstances ambiantes, encore faut-il avouer qu'à son tour elle influa singulièrement sur les circonstances. | |
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Examinons maintenant l'autre aspect de la question: dans quelle mesure le français fut-il, en pays flamand, ‘une seconde langue nationale’? Notons d'abord que l'influence française, contrairement à l'affirmation d'auteurs mal informés, ne fut pas, même au XIIIe siècle, la seule à se faire sentir chez nous. L'histoire de l'art, de la littérature, de la pensée religieuse, au moyen âge et aux temps modernes, offre assez de traces d'importations allemandes. Mais enfin, pour nous en tenir au pays flamand, il est bien certain que d'une façon générale l'influence française y fut plus forte que toute autre influence étrangère. C'est un fait devant quoi l'on s'incline bien volontiers. Nous devons à cette influence française d'inappréciables avantages, - dans la mesure (mais c'est là le point important) dans la mesure où elle n'alla pas jusqu'à comprimer l'originalité flamande. Elle ne peut avoir d'heureux résultats que si elle ne contrecarre pas le libre développement de notre être foncier, national. C'est en gardant ce principe en vue qu'il faudrait juger de la vertu qu'elle a pu avoir chez nous en tel ou tel siècle. Mais ce n'est pas ainsi qu'on procède d'habitude: on grossit le rôle du français, on rapetisse celui du flamand, certains se complaisent même - attidude médiocrement patriotique! - à reléguer dans l'ombre la plus épaisse un passé littéraire glorieux, qui est bien à nous, pour projeter toute la lumière sur les seules manifestations ‘d'expression française’, - les seules vraiment ‘belges’, semble-t-il. Il s'agit moins là d'évaluer exactement les bienfaits de l'influence française, que de ravaler tout ce qui n'est pas inféodé catégoriquement à elle. Même sous une forme | |
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moins extrême, la thèse ne perd pas grand chose de sa malice: on prétend que le français fut toujours en pays flamand la langue de l'élite, et l'on se base sur cette contre-vérité historique pour assurer aujourd'hui la suprématie du français. Mais il faudrait pour cela établir, en suivant le cours des temps, dans quelle mesure notre noblesse ou notre bourgeoisie fut vraiment ‘francisée’, - et prouver ensuite que là où elle se produisit, cette francisation fut d'une importance capitale pour notre civilisation et sa productivité. Examinons. Nous avons vu que, depuis Philippe d'Alsace (1168-1191) et pendant tout le XIIIe siècle, la cour de Flandre fut française. C'est à Philippe d'Alsace que Chrétien de Troyes dédia son ‘Perceval’ vers 1175-1180: à cette époque, le flamand n'était pas encore né à la vie littéraire. Du moins en Flandre: dans le Limbourg, le chevalier Heinric van Veldeke rimait déjà en son dialecte. Pour le Brabant, nous n'avons pas à nous arrêter au fait qu'Aélis de Louvain accepta la dédicace de quelques poèmes français, quand, par son mariage avec le roi anglo-normand Henri Ier Beauclerc, fils de Guillaume le Conquérant, elle eut été transportée dans un milieu où fleurissaient les lettres françaises (1121-1135): ceci ‘permet de croire, dit M. Pirenne (I, 313) qu'elle avait appris à les estimer déjà auparavant dans sa patrie’. Nous n'en savons rien: forse che si, forse che noGa naar voetnoot1. Et | |
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M. Pirenne se hâte de nous signaler lui-même (I, 313) que, à la fin du XIIe siècle, Albert de Louvain, qui fut évêque de Liège, ‘nous apparaît encore dans sa biographie comme tout à fait flamand de langue’. Au XIIIe siècle se continuent, à la Cour de Flandre, les traditions de Philippe d'Alsace, et la noblesse subit sans doute, dans une certaine mesure, l'influence de la cour. Les besoins du commerce avaient même dû répandre quelque connaissance du français parmi les marchands: ‘il leur fut aussi indispensable que l'anglais peut l'être aujourd'hui pour les grandes maisons continentales d'exportation qui trafiquent avec les pays d'Outre-mer’ (Pirenne, I, 308). Dois-je faire remarquer que l'anglais ne devient pas pour cela ‘une seconde langue nationale’? On peut admettre, d'autre part, que parfois, dans la confection de quelques actes publics, le français sembla tout d'abord une langue d'ordre plus relevé que le flamand. Ce fut spécialement le cas à Ypres: cette ville située près de la frontière linguistique et entretenant de constantes relations avec les villes du Sud et les foires de Champagne, remplace, dans la seconde moitié du siècle, le latin par le français dans les actes de l'échevinage. Et à Bruges, qui était alors le centre commercial et la cité la plus cosmopolite de la Flandre, les notables signèrent en français un statut de 1298 relatif au renouvellement annuel des bourgmestres et des conseillersGa naar voetnoot1. Dans le Brabant, qui, comme la Flandre, comprenait un territoire wallon, les ducs, alliés des rois de France, aiment à parler français, ils ne l'ont pourtant employé que ‘pour | |
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leur correspondance et leurs affaires domestiques, mais ne s'en sont guère servis pour communiquer avec leurs sujets’ (Pirenne I, 313). Le trouvère wallon Adenès li Rois fut protégé par Henri III (1248-1261), et il nous reste de ce prince même trois chansons françaises. Son fils Jean Ier (1267-1294) accorda ses faveurs au poète flamand Jan van Heelu, et les historiens les plus autorisés lui attribuent quelques chansons flamandes. Il semble donc probable que la cour de Brabant fut bilingue. Et l'on peut admettre qu'en Brabant comme en Flandre, la connaissance du français faisait partie d'une éducation soignée. Mais rien ne nous autorise à affirmer qu'une portion considérable des classes supérieures fût ‘francisée’, comme elle l'est aujourd'hui, c'est-è-dire eût substitué le français à l'idiome national. De quelles pauvres raisons ne se contente-t-on pas souvent, quand on veut prouver le contraire! Nous voyons par exemple que le roi de France Philippe le Bel s'arrogea le droit, en 1289, de faire surveiller par un de ses agents l'administration de la justice du comte de Flandre Gui de Dampierre, et que, pour que cet agent pût comprendre la procédure, elle se ferait en français. M. Kurth ajoute (II. 29): ‘Cette prescription suffit pour attester de quelle diffusion la langue française jouissait dans le pays’. Il faut y mettre vraiment beaucoup de bonne volonté, surtout quand on constate que dès la même année la mesure dut être rapportée et que le parlement de Paris ‘reconnut formellement le droit des échevins de se servir de leur langue maternelle’ (Kurth, ib.). On se base vraiment trop ici, comme pour les siècles | |
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aant.postérieurs, sur quelques documents ‘officiels’, sans tenir suffisamment compte des multiples manifestations de la vie dans l'ensemble de la société. Où sont d'ailleurs, à cette époque, les poètes flamands, rimant en français pour cette noblesse ou cette bourgeoisie? Où est cette ‘élite’ francisée, et quelle influence eut-elle? Nous trouvons le nom d'un certain ‘Matthieu de Gand’ qui participa au pui d'Arras et qu'Arthur Dinaux identifie avec Matthieu le Clerc, né à Tournai; l'on nous signale encore un ‘Jocelin de Bruges’,Ga naar voetnoot1 sur lequel je ne suis parvenu à trouver aucun renseignement. C'est tout. Ils ne semblent pas avoir laissé une trace bien glorieuseGa naar voetnoot2. Quelle minime importance une couple de trouvères de cour n'ont-ils pas, quand nous voyons, au cours du XIIIe siècle, le développement de la vie urbaine s'accompagner de la magnifique floraison d'une littérature flamande très touffue, très colorée, pleine de suc, une littéerature où revivent avec un singulier relief tous les aspects si divers de l'esprit médiéval, qui embrasse les genres les plus variés, et présente le caractère complet de ce qui a poussé en pleine terre, de la vie sociale tout entière. Car cette littérature n'est pas seulement l'oeuvre de jongleurs populaires, et elle va du fabliau saupoudré de gros sel jusqu'au poème délicatement ciselé, des légendes pieuses coloriées comme une image d'Epinal ou enluminées comme les plus exquises miniatures, jusqu'aux sommets presque inaccessibles de l'inspiration mystique. Dans cette masse énorme, difficile | |
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aant.à dénombrer, il y a des romans de chevalerie comme Carel ende Elegast , ou Walewein , qui peuvent se placer à côté des meilleures productions françaises de l'époque, ou le Moriaen dont Gaston Paris lui-même parle en termes fort élogieux. Il y a la prose mystique et les vers de soeur Hadewych, qui comptent parmi les pièces lyriques les plus personnelles d'accent que nous fournisse la littérature occidentale d'alors. Il y a la version flamande du roman de Renard, dont Pirenne a pu dire qu'elle ‘reste le chef-d'oeuvre de l'épopée animale du moyen âge’ (I, 323). Il n'est pas certain que la légende de Béatrice soit de cette époque; elle sort en tout cas du même esprit, et les interprétations modernes de Charles Nodier, de Villiers de l'Isle-Adam, de Maeterlinck, du conteur suisse Gottfried Keller et du poète hollandais Boutens ne font que mieux ressortir l'inaltérable jeunesse de l'original, d'un art si naturel, mais d'une mise en valeur, d'un rendu parfait, je dirais volontiers classique, d'une poésie si délicieuse et d'un accent d'humanité si largement et profondément émouvant. Je citerais encore la Vie de sainte Lutgarde , qui séduit par le tour aisé, la simplicité gracieuse du récit, traversé, d'un courant d'amour divin tout blanc et lumineux. Et comme Maerlant représente bien le bourgeois d'alors, avec son goût des connaissances positives et son solide idéalisme! Si ses vastes oeuvres didactiques ne sont pas d'une lecture bien attrayante, il a su enfermer dans les rimes presque acrobatiques de ses poèmes strophiques une passion au mouvement superbe et aux images frappantes, et l'on y sent chanter l'âme même de la commune, comme une cloche de beffroi. Certes, une bonne partie de cette littéra- | |
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aant.ture dérive de l'inspiration française, tout comme en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en Espagne: mais, le compte fait des traductions et des imitations, il reste dans ces monuments assez de franche et savoureuse originalité pour que nous n'ayons pas à en rougir. Comme valeur d'art, cette littérature tient très bien à côté de celle de la France au XIIIe siècle. Et l'on y rencontre quelques manifestations ‘irremplaçables’ de l'esprit médiéval: c'est-à-dire que si l'on voulait écrire l'histoire de la littérature européenne au moyen âge, vue dans son unité organique, il faudrait y faire une place à certains poèmes flamands, qui nous donnent de l'esprit médiéval quelquesunes des expressions les plus typiques, les plus essentielles. Ah! comme nous nous entendrions facilement avec les glorificateurs de l'influence française, si, en nous montrant ce que nous devons à la grande civilisation voisine, ils ne dédaignaient pas souvent toute cette beauté surgie du coeur et du sang même de la race! Je ne vois vraiment pas la nécessite d'amoindrir ainsi notre patrimoine belge. Est-il possible que la noblesse flamande et une notable partie de la bourgeoisie aient été ‘francisées’, quand nous considérons cette production intense, souvent d'un caractère aristocratique nettement déterminé, - les traductions flamandes parfois bien imparfaites de romans français, lesquelles s'adressent manifestement à un public aristocratique, - la terminologie flamande des termes de chevalerie, - l'immense quantité de manuscrits, objets de luxe que seuls les riches pouvaient s'offrir, - la littérature flamande pratiquée dans des cloîtres, où ne manquaient pas les religieux et religieuses issus de la noblesse, - certains poèmes dus à des seigneurs, tant | |
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de poèmes dédiés à des seigneurs? Et n'est-il pas remarquable qu'un minnesinger bavarois, Neidhart von Reuenthal, protégé des ducs d'Autriche vers 1217-1240, nous raconte que là-bas, des chevaliers, pour se donner un vernis de distinction, usent de termes flamands (‘mit der rede vlaemen’)?Ga naar voetnoot1 Au XIIIe siècle, la langue cultivée se forme en même temps que la littérature: elle tend à s'élever au-dessus des dialectes. Maerlant surtout joua un rôle important dans cette oeuvre d'unification. Le ‘Diets’ (thiois, ou moyen-néerlandais) est alors une langue littéraire très affinée et parfaitement distincte. Aussi la voyons-nous supplanter le latin et le français dans les diplômes: la première charte flamande est celle de Bouchout (entre Gand et Audenarde) en 1249, puis les diplômes flamands deviennent de plus en plus nombreux, et l'on peut dire que dans le dernier quart du siècle le flamand a presque complètement remplacé le latin en Flandre, - du moins chez les laïques, et exception faite pour les actes émanant du comte. La lutte des communes contre le roi de France n'est probablement pas étrangère à cet usage plus étendu de la langue nationale. Dans le duché de Brabant, on s'en tint plus longtemps au latin; on signale aussi quelques chartes françaises, mais dans le dernier quart du siècle, les actes flamands se multiplient. Le XIVe siècle, le siècle des Artevelde, qui s'ouvre par les Matines brugeoises et la bataille des Eperons d'or, marque l'avènement de la démocratie. Les liens qui rattachaient la Flandre à la France se détendent. Et nous | |
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assistons partout à la montée victorieuse du flamand. Dès 1302, il remplace le latin dans les comptes communaux de Bruges. Ypres seul reste en général fidèle à l'usage du français dans ses diplômes, mais le rôle de cette langue y diminue visiblement, surtout dans la seconde moitié du siècle. On ne relève que quelques actes français dans des échevinages de petites villes: partout, presque tous les documents publics sont rédigés en flamand. ‘Les souverains eux-mêmes se décident de temps à autre à employer la langue nationale dans leurs relations avec leurs sujets flamingants; nous rencontrons des diplômes en flamand émanés de Robert de Béthune, de Louis de Nevers et de Louis de Maele, connus pour la chaleur de leurs prédilections françaises’ (Kurth, II, 38). D'ailleurs, aucune trace d'antagonisme entre Flamands et Wallons: dans le pays de Tournai, on échangeait les enfants ‘de la langue d'oyl à celle de Flandre et de celle de Flandre à celle d'oyl, pour apprendre les langaiges’ (Kurth, II, 18). La connaissance du français était le complément d'une bonne éducation, mais on ne pouvait guère l'acquérir sur place: il fallait se rendre en pays roman (voir Pirenne, II, 413, note 1). Les foires de Champagne sont abandonnées, les relations des marchands avec la Hanse font du flamand la langue des affaires. En Brabant, la langue populaire triomphe également: si Bruxelles n'abandonne pas le latin, à Malines quelques chartes seulement sont françaises, à Louvain l'emploi du flamand ne souffre que de fort rares exceptions, à Anvers il n'en souffre aucune. Dans les comptes du duché de Brabant, le latin est remplacé par le flamand en 1376. | |
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Je ne trouve pas trace, à cette époque, de production littéraire de langue française en pays flamand. Quant à la littérature flamande, pour être fort copieuse, elle ne mérite pas alors, dans son ensemble, de bien chaleureuses épithètes; avec les vulgarisateurs de l'école de Maerlant, les compilateurs, les chroniqueurs, à part quelques poèmes où s'exprime avec passion le patriotisme municipal, elle s'est embourgeoisée, ne connaît plus les grandes envolées. Il convient pourtant de citer de fort belles chansons, et quelques délicieux petits drames romantiques, les premiers de ce genre qu'on puisse signaler dans la littérature européenne; et surtout, l'oeuvre de Ruusbroec, l'un des plus grands mystiques chrétiens qu'il y eut jamais, le plus synthétique peut-être, celui qui est allé le plus haut dans l'infini et aussi le moins spécialisé, unissant en lui plus qu'aucun autre la contemplation pure et les vues de la vie pratique, la spéculation intellectuelle et les ardeurs de l'amour divin; d'ailleurs artiste merveilleux, écrivant une prose très substancielle et très spirituelle en même temps, pleine et subtilement nuancée, rendant sensibles les abstractions les plus fuyantes. On le traduisit en latin, en français, en allemand, en espagnol, et son influence fut considérable. Telle était la situation lors de l'avènement de la maison de Bourgogne. La fin du XIVe siècle et le commencement du XVe furent marqués par les luttes que plusieurs de nos provinces soutinrent contre les tentatives d'unification de ces princes étrangers, et le flamand devint en Flandre ‘comme le signe de ralliement du patriotisme et de l'esprit de liberté’ (Kurth, II, 42). Ypres fut même complètement repris par l'idiome populaire. Nous obser- | |
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vons que d'après un règlement de 1434, le pensionnaire de Bruxelles, n'était pas tenu de savoir le françaisGa naar voetnoot1. Mais comme je l'indiquais plus haut, le français passa au premier rang dans les institutions centrales, surtout à partir de Charles le Téméraire, dont les tendances absolutistes sont bien connues. Les ducs de Bourgogne s'entouraient de bon nombre de dignitaires français. Et ceci, faut-il le dire, profita à son expansion dans les ‘classes dirigeantes’ d'alors. La pureté du vocabulaire flamand en fut même plus ou moins altérée. D'autre part, les débuts de l'humanisme profitèrent à un renouveau de la littérature latine. Et sauf un trésor de chansons, qui présentent cet indice d'une vraie ‘culture’ d'être à la fois très simples, sincèrement émues et pourtant d'une rare délicatesse de goût, ou peut-être la moralité Elckerlyc , dont la version anglaise se joue encore de nos jours en Angleterre et aux Etats-Unis, je ne découvre pas, malgré le développement du théâtre, d'oeuvre indiscutablement éminente dans la production flamande du XVe siècle: elle gagne plutôt en étendue qu'en profondeur, de plus larges couches de la population y participent, mais au détriment de l'idéal artistique. Il est remarquable d'ailleurs que la littérature de l'époque, dans toute l'Europe, - quelques traités mystiques de l'école de Ruusbroec dans les Pays-Bas du Nord, entre autres l'Imitation de Jésus-Christ, et le seul François Villon mis hors pair - soit si pauvre en oeuvres fortes, faites pour tous les temps. Et il est non moins remarquable que la littérature française qui fleurit autour des ducs de | |
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Bourgogne soit si peu intéressante. Je n'y distingue qu'un seul flamand, Georges Chastellain, l'historiographe qui, attaché à la personne de Philippe le Bon, se fit le panégyriste de ce princeGa naar voetnoot1. Je ne sais si l'on peut classer parmi les Flamands Philippe de Commynes, né sur la frontière linguistique, qui paraît tout jeune encore à la cour de Charles le Téméraire, passe bientôt au service de Louis XI, et écrit en France ses fameux Mémoires. En somme, une littérature française ne se rencontre que dans l'entourage immédiat des ducs. Tout au plus peut-on relever encore, pour être complet, la représentation d'un mystère français à Grammont, très près de la frontière linguistique, en 1450Ga naar voetnoot2. Au XVIe siècle, le rôle du gouvernement central s'accroissant, on peut dire que le français est la langue des | |
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aant.hommes d'Etat. Déjà Philippe Wielant, que je citais plus haut, et qui fut président du Grand Conseil de Malines, écrivait en français son Recueil des Antiquités de Flandre (1519-1520): rien d'étonnant, puisque c'était la langue de l'administration centrale et des juridictions supérieures. Mais la vie sociale dans son ensemble reste flamande. L'instruction se répandant, on apprend le français, mais on ne le substitue pas au flamand. Les jeunes gens de famille aisée qui désirent une connaissance plus sérieuse du français doivent encore toujours aller l'acquérir en France (Pirenne, III, 316). La ville de Bruxelles, qui abandonne définitivement le latin, emploie désormais le flamand. Les actes des Etats de Brabant sont en flamand, le chancelier de Brabant ne leur parlait pas d'autre langue lorsqu'il leur adressait la parole au nom du souverain (Kurth, II, 57). C'est en flamand que sont rédigés la plupart des arrêts du Conseil de Brabant (De Hoon, 687). Le Conseil de Flandre use du flamand en dehors de ses communications avec le gouvernement central et les populations wallonnes (Vl. Commissie, 96). Le texte de la Pacification de Gand, à laquelle participent pourtant des Wallons, est flamand. La noblesse est-elle francisée? Parle-t-elle exclusivement le français, comme le prétend Pirenne (III, 318)? Mais en 1508, le couvent des Riches-Claires à Gand, peuplé de filles de patriciens, ne possède que des livres de dévotion flamandsGa naar voetnoot1. Mais des nobles comme Marnix, Houwaert, Jan van der Noot, Jan van Utenhove, Marcus van Vaernewijck, Nicolas Despars, écrivent en flamand. Presque toute la littérature | |
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est flamande, flamande est la surabondante production poétique et dramatique des innombrables chambres de rhétorique; les poèmes où s'agite l'âme passionnée de l'époque, comme ceux d'Anna Bijns, la plupart des pamphlets politiques et religieux sont flamands. Marnix, né d'un père franc-comtois et d'une mère wallonne, écrit en français des lettres politiques et son savant ouvrage intitulé Tableau des différens de la religion, qui, célèbre à cette époque, ne lui assura pourtant pas la gloire, puisque - et c'est peut-être bien injuste - M. Lanson, dans son histoire de la littérature française, ne cite même pas le nom de Marnix, et M. Petit de Julleville se contente de le classer en passant parmi les polémistes qui n'ont pas laissé un seul ouvrage durableGa naar voetnoot1; mais il écrit en flamand ses libelles contre les anabaptistes, ses sonnets, la traduction des psaumes, le Wilhelmus , et son chefd'oeuvre, ce monument d'érudition et d'extraordinaire verve caustique, le Biencorf , qui eut un immense succès et fut traduit immédiatement en français, en anglais et en allemand. Marnix lui-même avance qu'il est honteux (dat wij ons schamen) des Flamands qui renient leur langue. Voulons-nous faire le bilan de la production française en pays flamand? Le très remarquable lyrique flamand Jan van der Noot, qui, vers le déclin du siècle, mendiait à Anvers les faveurs des hommes en place, Belges ou Espagnols, leur adressait parfois des vers français, d'ailleurs parfaitement insignifiants, et très inférieurs au reste de son oeuvre poétique. Une Prosopopée d'un certain Léon de Meyere souhaite la bienvenue au gouverneur | |
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général Ernest d'Autriche, lors de son entrée à Anvers, en 1594: pièce de circonstance. Philippe de Maldeghem traduit Pétrarque en français. M. Lanson, dans son Manuel bibliographique de l'histoire de la littérature française, signale des comédies d'un Gérard de Vivre. Faut-il faire état des poèmes de Sylvain de Flandre (de son vrai nom Van den Bussche), qui s'expatria très jeune, vécut à la cour de Ferrare, puis à celle de Charles IX et de Henri III en FranceGa naar voetnoot1? Voilà tout ce que j'ai pu découvrir. Rien qui ait laissé un sillage dans l'histoire. Si l'on voulait placer en regard la production flamande, il faudrait un gros volume. Où voit-on que le français ait été alors, en pays flamand, la langue de la civilisation? Qu'il y ait joué un rôle comparable à celui qu'il y joue aujourd'hui? M. Pirenne ne nous dit-il pas lui-même (III, 314): ‘Le français des Pays-Bas devint, au cours du XVIe siècle, incapable d'expression littéraire. Sans doute on ne parle que lui à la cour, et les rederijkers, tels par exemple Herpener en 1556, ne laissent pas de s'en plaindre; mais pour la plupart de ceux qui le parlent, il n'est qu'une langue apprise, substituée artificiellement à la langue maternelle’. Même à la cour! Et en présence de cet amas de faits, ne faut-il pas, avec M. Pirenne (III, 318), considérer comme entachés d'‘exagération évidente’ les dires de l'Italien Guicciardini et de l'Espagnol Enzinas, qui, illusion fréquente chez des voyageurs étrangers, croient que presque tout le monde chez nous savait parler le français. Mettons sur le même plan le témoignage du lexicographe hollandais Mellema (cité par M. Wil- | |
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motte, p. 35), qui, en tête de son dictionnaire flamand-français, publié à Anvers vers la fin du siècle, prétend ‘que tous les Flamands, avec leurs seize provinces nommées le Pays-Bas [les Pays-Bas du Nord y compris, par conséquent!] s'en servent quasi [du français], comme les Valons et Français mesmes...’ Ce serait trop beau! Mais si la connaissance du français était assez répandue, constatons qu'on ne s'en servait guère pour l'expression de la pensée. Et il est remarquable que Mellema lui-même écrivit ses autres ouvrages, des traités philologiques et mathématiques, en néerlandais. Mais la fin du XVIe siècle marque le commencement de la décadence politique pour ce peuple qui avait toujours si vaillamment défendu ses libertés. La noblesse catholique du Hainaut et de l'Artois fait défection à la Flandre protestante, dans la lutte contre l'Espagne. Puis les armées de Farnèse finissent par nous réduire. Anvers tombe en 1585, après une héroïque défense: il faut retourner sous le joug. Tous ceux qui faisaient la pensée indépendante et l'énergie vive du milieu flamand émigrent, ils vont contribuer à fonder l'admirable civilisation hollandaise du XVIIe siècle, mais nos provinces sont vidées. Albert et Isabelle les cléricalisent, la fermeture de l'Escaut les réduit à végéter péniblement. Rubens et son école sont la suprême et dernière incandescence de notre gloire, mais l'esprit public est mort. Et cependant, il y a toujours une littérature flamande assez florissante, malgré la censure ecclésiastique qui pèse sur tout développement intellectuel spontané. M. Pirenne y signale ‘quelques oeuvres vigoureuses’ (IV, 456). Elle pâlit devant l'éclat de la poésie dans les Pays-Bas du Nord, et c'est pourquoi | |
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aant.l'on en a un peu trop négligé l'étude: en somme, elle apparaît comme plus riche et plus intéressante qu'on ne l'admet communément. Je n'aperçois pas chez nous de littérature française à cette époque. M. Wilmotte non plus, mais comme l'idée qu'il n'y en aurait pas eu lui est intolérable, il suppose qu'il y en eut une tout de même; après avoir signalé à Liége quelques ‘obscurs rimeurs’, dont certains étaient venus du Midi, il ajoute: ‘Le cas ne fut pas plus rare à Bruxelles sans doute et dans les villes flamandes, où une ancienne tradition, qui n'est pas éteinte, favorisait la seule culture qui fut nationale’ (p. 47). Ceci est assez clair, et je n'insiste pasGa naar voetnoot1. S'il est vrai, comme le prétend le Père Bouhours vers 1670, cité par M. Pirenne (IV, 458) et M. Wilmotte (45) - l'affirmation d'un bel esprit étranger, qui n'a fait que passer chez nous, m'est toujours un peu suspecte - s'il est vrai que nous eussions une élite francisée, elle est parfaitement stérile. M. Pirenne (IV, 456) nous dit que la petite bourgeoisie n'éprouve guère le besoin d'apprendre le français; ‘en pays flamand, les administrations communales, les Etats provinciaux et les Conseils de justice délibèrent et correspondent en flamand. On y plaide en flamand devant les tribunaux... Le français n'est la langue officielle que du gouvernement central, du Grand Conseil de Malines, des Chambres des Comptes, lesquelles d'ailleurs n'ont aucun rapport avec le public. Quant à l'armée, elle ne se sert du français qu'à défaut de | |
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l'espagnol’. A Bruxelles, les actes de l'échevinage, à part ceux relatifs au ‘roman pays’ et la correspondance avec l'autorité supérieure, sont flamands. Le Conseil de Brabant, en 1651, réprimande le magistrat de Bruxelles qui lui a envoyé un rapport en français (Pirenne, IV, 456, n. 2). Il faut donc bien croire que les progrès de la langue française, en dehors de la sphère de l'administration centrale, furent limités à ‘la noblesse’ et aux ‘familles parvenues qui aspirent à la noblesse’ (ib. 457). Mais quel rôle eurent cette noblesse et cette haute bourgeoisie? Quelle put être l'influence de quelques ‘snobs’ (le mot est de M. Pirenne) qui poussèrent ‘même la francisation au point de feindre d'ignorer la langue populaire’? (ib. 458) Quand le fameux Cartésien Gulinx (cité par M. Pirenne, p. 453, et M. Wilmotte, p. 45) déclare en 1653 que la langue flamande, en ce pays, ‘n'y est plus que servante, elle retentit dans les cuisines et les cabarets de la plèbe; à la cour fréquente la langue française, à l'université la latine,’Ga naar voetnoot1 voyons-y le dédain de l'humaniste, à qui le latin seul, dit M. Pirenne, ‘paraît digne de la majesté de la pensée’. La langue de la culture était le latin, mais ce qui s'en communiquait aux populations se communiquait en flamand. Les jésuites, qui furent ‘les grands éducateurs des Pays-Bas catholiques’ et y dirigèrent ‘le mouvement littéraire et scientifique’ (Pirenne, IV, 452), prêchaient presque toujours en flamand. M. Pirenne a noté des exceptions: à | |
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Bruxelles, nous constatons que pendant le carême de 1638, il y avait par semaine trois sermons flamands et deux sermons français. La même année, le jour de la Saint-Ignace, les bourgeois de Courtrai vont écouter l'éloquence français d'un personnage considérable, Mathieu de Morgues, aumônier et prédicateur de Marie de Médicis. Peut-on se baser là-dessus, comme M. Pirenne (IV, 458), pour avancer que ‘le français achève de conquérir, dans la Belgique flamande, et la classe noble et la classe riche qui se rattache à elle’Ga naar voetnoot1? Un historien contemporain ajoute que les jésuites font chaque année plus de quinze mille sermons en flamand (Stracke, p. 8). Les écoles françaises des Ursulines attirent les jeunes filles de la bourgeoisie (Pirenne, IV, 458). Mais quand, dans les collèges des jésuités, fréquentes par de très nombreux jeunes gens de la noblesse et de la bourgeoisie riche, on organise des représentations théâtrales, par exemple aux distributions des prix, c'est en latin ou en flamand qu'elles se donnent, une pièce française n'est jouée que dans des circonstances exceptionnelles: nous relevons une vingtaine de pièces françaises pour environ 300 flamandesGa naar voetnoot2. Au XVIIe siècle, la torpeur nous envahissait. Au XVIIIe, la censure cléricale, le recul économique, les conflits européens dont notre sol fut le champ de bataille, devaient achever notre déchéance matérielle et moraleGa naar voetnoot3. | |
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aant.Le XVIIIe siècle est pour nous une période de quasi léthargie. Or, c'est alors que la pensée française, sous la forme universelle que lui a donnée l'esprit classique, rayonne à travers l'Europe. Le français est la langue officielle du gouvernement autrichien auquel nous sommes soumis, ce qui suscite d'ailleurs quelques protestations des villes flamandesGa naar voetnoot1. Pour les classes supérieures, | |
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il est décidément la langue polie par excellence. Le flamand est la langue des administrations locales, mais, par manque de culture, il tombe au rang d'idiome populaire, il tourne au patois. C'est là une manifestation de l'appauvrissement de l'esprit public dans tout le pays, et elle va à son tour accentuer la décadence intellectuelle des provinces flamandes. Faut-il remarquer que si la pensée flamande ne produit rien, la pensée française est en Flandre tout aussi impuissante? C'est de là surtout que date cet état de civilisation inférieure, contre lequel le mouvement flamand réagit encore aujourd'hui. Le flamand avait perdu tout ressort, - la domination française fit le reste. Après cela, le régime hollandais se heurta à des situations de fait que les gouvernants ne comprirent pas suffisamment, et il fut trop court pour amener des résultats décisifs. Ce n'est pas en quelques années qu'on rend sa fécondité à un terrain longtemps en friche, et les beaux arbres poussent lentement. On s'explique donc la politique anti-flamande de 1830, et que, après le long engourdissement du peuple de Flandre, elle ait pu réussir tout d'abord. S'inspirant des idées du libéralisme français, elle voulait constituer fortement l'unité de l'Etat. Elle le tenta de la façon la plus résolue, en refoulant violemment le flamand. Mais cette oppression linguistique fut presque accessoire à côté du fléau que devint alors pour la Flandre la révolution industrielle, l'application de la vapeur à la production. Elle déplaça le centre de gravité de la Belgique | |
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vers les provinces wallonnes. L'hégémonie de fait qui avait appartenu pendant des siècles à la Flandre et au Brabant passa aux régions moins fertiles et auparavant relativement peu peuplées de la Wallonie. C'est là que le machinisme fixa la grande industrie. Il exigeait une abondante consommation de charbon et de fer. Les usines s'installèrent donc à proximité des charbonnages. Ceux-ci prirent un développement considérable qui consacra définitivement leur organisation capitaliste. Une région presque purement agricole quelques années plus tôt était devenue un centre industriel d'une intense activité, autour duquel une population extrêmement dense s'était aggloméréeGa naar voetnoot1. En Flandre, les effets de la révolution industrielle furent exactement opposés. La Flandre était une région d'agriculture et de petite industrie; l'industrie linière notamment constituait une des principales sources de richesse: industrie en somme agricole, à ce moment-là, de caractère rural, vivant du travail à domicile; il y avait seulement à Gand quelques manufactures, qui avaient d'ailleurs beaucoup souffert, après 1830, de la perte des marchés en Hollande et dans les colonies néerlandaises. Mais la concurrence de la grande industrie anglaise vint consommer sa ruineGa naar voetnoot2. Notre fil, que nous ne pouvions produire à aussi bon marché que l'Angleterre, ne trouvait plus de débouché: d'innombrables ouvrières n'avaient plus de travail, d'autres gagnaient de 10 à 25 centimes par jour en travaillant de 5 heures du | |
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matin à 9 heures du soirGa naar voetnoot1. En 1829, la Belgique vendait 770.000 kilos de fil à la France, l'Angleterre seulement 512: dix ans plus tard, la Belgique en vendait à la France 400.000, l'Angleterre 6.000.000. Le tissage fut atteint en même temps que le filage. L'industrie flamande était de plus ‘entravée par un tarif douanier, auquel le gouvernement avait consenti afin d'obtenir des conditions plus favorables pour l'industrie wallonne’Ga naar voetnoot2. Une affreuse misère s'abattit sur les campagnes. Pour comble de malheur, de mauvaises récoltes se succédèrent. Les populations flamandes se virent réduites à la famine. Surtout les années 1845-1847 furent d'une détresse inénarrable. Au 1er janvier 1847, 226.180 personnes sur 642.661 dans la Flandre occidental étaient assistées par la bienfaisance publiqueGa naar voetnoot3; dans les arrondissements de Thielt et Roulers, ce chiffre montait même à 42%Ga naar voetnoot4. La population baissa dans des proportions effrayantes. Bien que dans l'ensemble du royaume, elle eût augmenté de 4,44% de 1846 à 1856, la diminution atteignait dans les arrondissements d'Audenarde 10,53%, de Roulers et de Thielt 7,60%, de Dixmude 4,68%Ga naar voetnoot5. Les décès excédaient les naissances. En 1846, il y eut dans les deux Flandres 45.000 décès pour 6.000 naissancesGa naar voetnoot6. On comparait couramment le sort des Flandres à celui de l'Ir- | |
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landeGa naar voetnoot1. La race même s'étiola, se dégrada: cinquante ans plus tard, le Dr Houzé, étudiant l'évolution de la taille en Belgique, pouvait prolonger jusqu'alors les effets déprimants de cette convulsion économiqueGa naar voetnoot2. Qu'on juge de son influence sur l'état moral! Tristes générations, grandies dans le besoin et la maladie, matées par la misère, d'une soumission d'esclaves! Nous souffrons encore aujourd'hui des conséquences de cette terrible crise, à laquelle nous devons l'état arriéré des masses flamandes. Rien d'étonnant qu'elles ne se soient pas insurgées contre l'action du gouvernement, qui francisait tous les organes officiels de la vie sociale. Mais cette francisation même, en sevrant le peuple de toute culture sérieuse, dans la seule langue qu'il comprît, vint aggraver encore son infériorité. Le mouvement flamand fut la réaction nécessaire contre cet état de choses intolérable.
Concluons. Il n'est pas exact que la francisation de nos classes supérieures se soit effectuée en dehors de toute pression des princes qui nous régirent ou du pouvoir administratif central. Il n'est pas exact que la situation des langues en pays flamand ait été, dès le moyen âge, ‘tout à fait analogue’ à ce qu'elle est aujourd'hui. Il n'est pas exact que la Flandre ait, de tout temps, été ‘bilingue’ dans le sens où on voudrait l'entendre actuellement. Il n'est pas exact que le français ait joué le rôle d'une ‘seconde | |
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langue nationale’, à peu près sur le même pied que le flamand. Les hommes cultivés apprenaient le français, c'est évident, et accueillaient volontiers l'influence de la civilisation française, qui a pour une bonne part, et nous nous en félicitons, contribué à faire de nous ce que nous sommes. Mais aussi longtemps que nous eûmes vraiment une civilisation, cette civilisation était flamande et s'exprimait en flamand. L'élite n'était pas ‘francisée’, n'avait pas substitué le français à sa langue maternelle. Et si, à certains moments, apparaît un petit clan d'aristocrates francisés, ils restent parfaitement improductifs, n'ont aucune action féconde. Ils ne prennent d'ailleurs pas, vis-à-vis de la langue nationale, l'attitude méprisante, agressive et haineuse qui nous révolte si souvent aujourd'hui chez leurs descendants. En somme, la francisation que combat le mouvement flamand est surtout un résultat de la politique belge qui suivit 1830, politique qui fit violence à la nature intime de tout un peuple, et ne fut rendue possible que par les circonstances historiques qui avaient engourdi l'esprit public pendant deux siècles, et consommaient la ruine du pays flamand dans une épouvantable crise économique. |
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