Les Bataves à la Nouvelle-Zemble, poème en deux chants, suivi de poésies diverses de Tollens, de Bilderdyk et du traducteur
(1828)–Willem Bilderdijk, Aug. J.Th.A. Clavareau, Hendrik Tollens– Auteursrechtvrij
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Chant second.
Mais à peine la nuit a vu pâlir ses feux,
Qu'un horrible spectacle épouvante leurs yeux:
Autour de leur abri, respirant le carnage,
Un nombreux troupeaud'ours rode écumant de rage.
D'affreux rugissemens, par l'écho redoublés,
Retentissent au loin dans les airs ébranlés.
Un sentiment d'horreur pénètre dans leur ame.
Mais le vaillant Barendz que ce danger enflamme,
Assemble, d'un coup-d'oeil, ses braves interdits:
‘Quel effroi, leur dit-il, a glacé vos esprits?
Devez-vous écouter ces honteuses alarmes?
Il nous reste du plomb, du salpêtre, des armes;
Suivez-moi.’ Sur ses pas, comme un trait élancés,
Au sommet de l'asile ils sont déjà placés.
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Par les ais séparés, plus rapide qu' Éole,
De leurs tubes tonnans le coup part, le plomb vole.
Des monstres renversés le sang coule à grands flots:
La balle meurtrière a fracassé leurs os.
Ceux qu'épargna le plomb, au bruit de ce tonnerre,
Regagnent effrayés leur ténébrenx repaire.
Les vainqueurs rassurés saisissent leur butin;
De ces vils alimens composent leur festin,
Revêtent en triomphe une épaisse fourrure,
Et vont braver du Nord la cuisante froidure.
Mais la nuit est plus lente; et le jour qui pâlit,
A leurs yeux inquiets par degrés s'affaiblit.
Hélas! souvent la nuit ajoutant à leur peine,
Enveloppe leurs pas dans sa marche soudaine.
Guidés par le hasard, incertains, chancelans,
Dans l'ombre solitaire ils s'avancent tremblans;
Heureux, quand la lueur d'un fanal qui vacille,
Après tant de dangers les rend à leur asile!
Tantôt, l'ours affamé, sur leurs traces conduit,
Chemine à la faveur des ombres de la nuit,
S'élance sur sa proie, et sa griffe tranchante
A déjà déchiré sa victime sanglante.
Tantôt: comme une mer, un immense brouillard,
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Sous l'horizon obscur s'étend de toute part.
Assaillis par les vents, las, et courbant leurs têtes,
Ils marchent, égarés, au fracas des tempêtes.
Leur haleine se glace; et, dans leur corps transi,
Dépourvu de chaleur, le sang s'est épaissi.
Tantôt, comme échappés de la nuit éternelle,
Dans leur hutte enfumé où la faim les rappelle,
Ils arrivent, hélas! engourdis, oppressés,
Et près d'un feu mourant s'étendent harassés.
Mais aux rigueurs de l'air, mais à l'âpre froidure,
Ils opposent en vain des amas de fourrare;
En vain de leur foyer réveillant la chaleur,
Ils repoussent du Nord le souffle destructeur:
Le sombre Hiver, armé de frimas qu'il amasse,
Jusques sous leur abri les assiége et les glace.
Le froid redouble encore; encor plus lentement
La nuit, l'épaisse nuit prolonge leur tourment.
Chaque fois plus tardive, une pâle lumière
Ne semble qu'à regret éclairer leur chaumière.
Elle descend; la nuit est déjà de retour.
L'heure se passe: en vain ils attendent le jour;
Le jour ne revient plus! Dieu! quel morne silence!
Tout est nuit! et la mort est leur seule espérance!
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Ne respirant qu'à peine, interdits, consternés,
Un long saisissement les retient enchaînés.
C'en est fait: tout est nuit! Par la lampe altérée,
Pour la seconde fois la mèche est dévorée;
Le jour ne revient plus!..... On dirait que le Temps,
Dans son vol ravageur, las du fardeau des ans,
Du globe qui s'écroule ouvrant le noir cratère,
Plonge ces malheureux dans le sein de la terre,
Et rendant la nature aux horreurs du chaos,
Les engloutit vivans dans d'immenses tombeaux!
Cependant de Phébé la consolante image
Dissipe les vapeurs et perce le nuage.
Elle règne immobile; et, versant tous ses feux,
Brille d'un doux éclat sur ces funestes lieux.
Nul matin désormais n'interrompt sa carrière;
Nul midi ne vient plus éclipser sa lumière.
Son sceptre, dispersant les nuages épars,
La maintient sur son trône au milieu des brouillards;
Et le flambeau du jour, dans sa marche obscurcie,
Demeure enseveli sans lumière et sans vie.
Mais Barendz étouffant un soupir douloureux:
‘Amis, depuis long-temps j'ai craint ce coup affreux;
Je l'ai prévu: long-temps ces profondes ténèbres
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Doivent régner encor sur ces rives funèbres;
Le pôle est près de nous. Dieu sait quand le soleil
Arrachera ces bords à leur fatal sommeil,
Et que de longs instans et que d'heures traînantes
Vont redoubler ici nos angoisses cuisantes!
Malheureux compagnons, Dieu sait si nul de nous
Reverra la lumière! Hommes, résignez-vous;
Et ne maudissez point, par un lâche murmure,
L'Être grand, infini, père de la nature!
Remettez-lui le soin de finir vos douleurs.
Voyez: l'astre des nuits, sensible à vos malheurs,
Atteste son amour au milieu de vos peines.
Ces clartés qui des cieux percent les vastes plaines,
Vont apaiser le trouble où s'égarent vos sens,
Et prêter à vos pas leurs rayons bienfaisans,
Jusqu'à l'heure où, levé sur les bornes du monde,
Sorti victorieux de cette nuit profonde,
Le Dieu du jour rendra, par ses feux créateurs,
La lumière à ces bords et l'espoir à vos coeurs.’
Il finit; tout se tait. Dans leur ame éperdue,
Rien ne peut réveiller leur audace abattue.
Assis prés du foyer, mornes, silencieux,
Et dévorant des pleurs qui roulent dans leurs yeux,
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Ils sondent l'avenir qu'ils tremblent de connaître.
Un invincible effroi s'empare de leur être:
Sous mille aspects hideux, le spectre de la mort
Vient accroître l'horreur de leur funeste sort.
Cependant le besoin, tyran impitoyable,
De ses vifs aiguillons les presse, les accable.
On s'assemble, on calcule, et, d'une avare main,
Tout ce qui peut servir à repousser la faim,
Avec des poids égaux se pèse, se partage.
Les débris du sapin, recueillis sur la plage,
Sont comptés chaque jour sur un âtre fumant;
Et d'un pâle flambeau l'onctueux aliment
N'entretient qu'à demi sa lueur solitaire.
Ainsi leurs longs travaux, leur prudence sévère,
Dans ce fatal exil réveillant tous leurs soins,
Ont prévu, pour un temps, d'impérieux besoins.
Accablés de misère, unis par l'infortune,
Ils font taire en leur ame une plainte importune.
D'un accord fraternel ils resserrent les noeuds;
L'ordre, la discipline habite au milieu d'eux,
Et la sobriété, richesse des Bataves,
Règne avec le malheur dans le coeur de ces braves.
Quelquefois, aux saints jours, ils préparent la chair
Que le sel préserva des outrages de l'air,
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Et dévorant des yeux le vase qui bouillonne,
Attendent un repas que la faim assaisonne.
Mais avant de toucher à leur frugal festin,
Ils bénissent en choeur l'arbitre du destin;
Pieux observateurs des coutumes antiques,
Ils entonnent de Dieu les sublimes cantiques,
Et l'écho des rochers, long-temps silencieux,
Répète de David les chants religieux!
Cependant, vers le soir, un rayon d'allégresse
Allége leurs douleurs et charme leur tristesse.
Dégagé de frimas, dans un vase brûlant,
Circule de Bacchus le nectar consolant.
L'un boit à son épouse, et l'autre à sa patrie.
Un amer souvenir, à leur ame attendrie,
Vient alors rappeler des objets douloureux,
Et des pleurs de regrets s'échappent de leurs yeux.
L'un d'eux (dans ses regards quelle allégresse brille!)
Se transporte, en idée, au sein de sa famille,
Redit à ses amis le nom de ses enfans,
L'amour de sa compagne et ses soins si touchans.
Oublieux de son sort, dans l'excès de sa joie,
Il savoure l'ivresse où son ame se noie;
Il songe à ce départ, il songe à ces momens
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Où son coeur s'échappait à leurs embrassemens,
Où son fils, d'une ardeur qui devançait son âge,
Brûlait de partager les périls du voyage,
Tandis que son épouse, en proie à ses douleurs,
Mêlait, en l'écoutant, un sourire à ses pleurs.
Il croit revoir encor cette rive chérie,
Où se leva pour lui l'aurore de la vie,
Gette rive, témoin de ses derniers adieux.
Trop chère illusion! momens délicieux!
Sa femme, ses enfans, objets de ses tendresses,
Lui prodiguent encor leurs dernières caresses;
Il entend leurs soupirs, redit leurs derniers mots;
Mais sa tremblante voix se perd dans les sanglots.
Un autre, moins sensible, et méprisant les larmes,
De ses frères émus gourmande les alarmes.
Il saisit ces cartons et ces dés hasardeux
Qu'agite la fortune en ses aveugles jeux:
A l'appât séduisant d'une chance inutile,
Sous leurs rapides mains circule un or stérile.
Pour des temps plus heureux, l'un ourdit ces réseaux
Que le pêcheur étend sous la voûte des flots.
Il pense à son voyage..... aux douceurs de la vie!
Celui-là, de son coeur chassant la rêverie,
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A l'Arbitre suprême a remis son destin,
Et de son chant natal entonne le refrain.
Du belliqueux Maurice il chante la vaillance,
Et l'intrépide audace et la rare prudence.
Ainsi passent les soirs; ainsi de nombreux jours
S'écoulent lentement...... la nuit règne toujours!
Que souvent, le matin, leur avide paupière
Cherche vers l'orient un rayon de lumière!
Vain désir! faux espoir! plus de matin pour eux:
Toujours la même nuit enveloppe les cieux!
Quelquefois, ô surprise! un brillant phénomène
Reflète sur la neige une clarté lointaine.
L'air s'embrase; et soudain, en faisceaux radieux,
L'aurore boréale apparaît à leurs yeux.
Sur lepenchant des rocs, dans le creux des vallées,
Jaillissent, par torrens, ses flammes redoublées:
Ils regardent muets. Prodige éblouissant,
La lumière s'élance et monte en grandissant,
Inonde l'horizon des feux qu'elle déploie,
Et dans leur coeurtroublé fait rentrer quelque joie.
Tantôt, majestueuse, en arc aux sept couleurs,
On la voit nuancer ses magiques lueurs;
Tantôt, de son foyer, mille rayons superbes
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Serpentent en éclairs, ou s'élèvent en gerbes;
Tantôt, riche d'éclat, comme une masse d'or,
Elle brille, s'efface, et resplendit encor;
Mer de saphir, d'azur, de pourpre étincelante,
Elle roule, à grand bruit, son écume flottante,
Ou, telle que la foudre, assemblage orageux,
S'allume, se disperse en débris sulfurenx,
Remonte en sillonnant les voûtes éternelles,
Reprend sa force, éclate et tombe en étincelles.
Tous alors, à genoux, dans un trouble pieux,
Adorent, en tremblant, le souverain des cieux.
Curieux d'observer ces sublimes merveilles,
Au milieu des soucis et des pénibles veilles,
De leur triste séjour ils franchissent le seuil,
Et, sondant les horreurs de ce vaste cercueil,
Aux clartés de la lune, égarés sur ces rives,
Reprennent leurs travaux et leurs coursescraintives.
Mais le froid les saisit; du haut des cieux glacés,
Des globules pesans tombent à coups pressés.
L'éther n'est plus que glace et les vapeurs se gèlent;
Balayés par les vents, les frimas s'amoncèlent.
La fraycur, les dangers ralentissent leurs pas;
Leur courage succombe: à travers le verglas,
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Et les monceaux de glace et les gouffres de neige,
Ils rentrent sous leur toit que l'aquilon assiége.
Tout se roidit: captif, le liquide métal
Déjà ne se meut plus dans son étroit cristal,
Et l'airain qui du temps compte les pas agiles,
A cessé d'obéir aux ressorts immobiles.
Par les soins de Barendz habilement construit,
Un sablier plus lent a divisé la nuit,
Et renversé deux fois, dans leur triste demeure,
A leur regard trompé deux fois a marqué l'heure.
Mais la lampe s'épuise; et ses mourans reflets
S'éteignent, par degré, sur leurs livides traits;
Elle meurt!.... Qui peindra les troubles de leur ame?
Assis à la lueur d'un chêne qui s'enflamme,
Rassemblés en silence, ils écoutent les vents
Qui livrent leur asile à d'affreux tremblemens.
Nul d'entre eux n'ose plus affronter la trempête;
A ses coups meurtriers ils dérobent leur tête,
Et, d'un air corrompu respirant le poison,
Ferment de tous côtés leur obscure prison.
Mais l'ours reste caché dans son profond repaire.
Le renard vagabond, dans l'ombre solitaire,
Avec des cris aigus, rode et vient, en fureur,
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Déchirer de ses dents leur abri protecteur.
Des piéges sont tendus: une amorce perfide
Par les ais entr'ouverts prend l'animal avide,
Dont les fumans débris aussitôt dépecés,
Pour assouvir leur faim sur le feu sont placés;
Et, dans ce grand besoin, leur sage économie
Craint encor d'attiser une flamme endormie.
Un soir que du foyer les nouveaux alimens
Avaient bravé du Nord les fougueux sifflemens;
Une douce chaleur échauffait leur asile,
Et semblait leur promettre une nuit plus tranquille.
Au sommet des parois leurs hamacs suspendus
Balançaient mollement leurs membres étendus.
Mais l'air devient plus rare; et leur brûlante haleine
De leur sein oppressé ne sort plus qu'avec peine;
Leur cerveau s'embarrasse; un nuage confus
Se répand sur leurs yeux et leur pouls ne bat plus.
Le râle de la mort s'exhale de leur bouche.
Un d'entre eux, ô bonheur! s'élance de sa couche,
D'une main empressée ouvre les abat-vents,
Et rend l'air et la vie à ses frères mourans.
Le froid rentre; soudain leur haleine plus libre,
Du fluide vital a repris l'équilibre.
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Sur le hamac fatal où, d'un pesant sommeil,
Ils allaient tous, hélas! s'endormir sans réveil,
Déjà l'éther glacé pénètre leur fourrure:
Arrachés aux tourmens d'une horrible torture,
Ils se lèvent; sans force, agités, haletans,
Ils traînent, effrayés, leurs membres languissans.
Sur le seuil du tombeau, leur ame encor tremblante
A reconnu de Dieu la main toute-puissante,
Qui, par un soin visible, en ce péril affreux,
Vient, avec tant d'amour, de s'étendre sur eux,
Et, par ce même froid dont l'atteinte est mortelle,
Sut de leurs faibles jours rallumer l'étincelle.
Mais à peine échappés à la faux de la mort,
Déjà fondent sur eux de nouveaux coups du sort.
Le courageux Barendz, leur appui tutélaire,
Languit et sent venir la fin de sa carrière.
Son heure va sonner..... Il demande l'écrit
Où de tant de malheurs il traça le récit,
Fait approcher Heemskerk, baigne sa main delarmes
Et d'un dernier adieu veut savourer les charmes:
‘Ami, dit-il, voilà cet écrit précieux
Que tu dois attacher en ces funestes lieux.
Peut-être, quelque jour, d'autres coeurs intrépides
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Descendront après nous sur ces bords homicides;
Moins malheureux peut-être, après de longstravaux,
Vainqueurs des ouragans, de l'hiver et des flots,
Fuyant épouvantés cette plage ignorée,
Ils reverront encor la rive désirée!
Que nos fils étonnés apprennent nos revers,
Et les maux inouis que nous avons soufferts!
Et vous, mes compagnons, qu'à regret je délaisse,
Jurez-moi d'obéir aux voeux de ma tendresse:
Si vous foulez encor le sol de nos aïeux,
Où votre oeil s'est ouvert à la clarté des cieux,
Embrassez mes enfans, consolez mon épouse;
Ah! dites-leur combien la fortune jalouse,
En m'arrachant, hélas! à leurs embrassemens,
M'a ravi de bonheur à mes derniers momens....’
Il soupire; et tourné vers sa chère patrie,
Exhale, sur leur sein, le souffle de la vie.
Leur malheur est au comble: abattus, éplorés,
ils regardent long-temps ces yeux décolorés,
Que la mort a couverts de son crêpe d'ébène;
Ces lèvres qui naguère adoucissaient leur peine,
Tout humides encor de ses derniers sanglots,
Et qui ne s'ouvrent plus pour consoler leurs maux!
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Plus d'ami! plus d'espoir! La hideuse misère
Dévore lentement leur existence amère.
On épargne, on oublie un indigent repas.
Le foyer languissant ne se rallume pas;
Et la nuit règne encore! et chaque instant redouble
Le besoin qui les presse et l'effroi qui les trouble!
Déjà du désespoir les farouches accès
Ont égaré leurs sens, ont altéré leurs traits.
La misère, le froid s'unissent pour détruire;
Sur le corps de Barendz déjà plus d'un expire;
Et l'heure n'est pas loin, effroyable destin!
Où le dernier, luttant contre une longue faim,
Tombé sur ces débris avec des dents avides,
Essaîra de ronger ces cadavres livides!
Les bras levés au ciel, ils appellent la mort.
Sur un projet horrible ils sont déjà d'accord.
Un d'eux, (ô dévoûment dont frémit la nature!)
A ces coeurs affamés doit servir de pâture.
Déjà les dés sont prêts. Mais grand Dien! quel rayon
Semble dans le lointain colorer l'horizon?
O ciel! est-il possible? oui! des jets de lumière
Frappent vers l'orient leur débile paupière.
O joie inattendue! ô délire!....... Soudain,
Tout annonce à leurs yeux le retour du matin.
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Ils regardent: la nuit détend ses voiles sombres;
Les rochers, par degré, sortent du sein des ombres;
Le Nord ne lance plus ses traits impétueux;
L'air s'épure; les vents soufflent moins furieux.
L'astre des nuits s'efface; et, vainqueur des nuages,
Le soleil, de ses feux, inonde ces rivages.
Tous, d'un bruyant essor, vers I'issue ont volé,
Et la porte, en criant, sur ses gonds a roulé.
Mais quel nouveau malheur sur le seuil les arrête?
De leur hutte, la neige a surpassé le faîte!
A l'instant, pleins d'ardeur, et la bêche à la main,
Dans la glace entassée ils creusent un chemin.
Tous les bras sont armés de courage et d'audace:
On enfonce, à grands coups, cette effrayante masse;
On comptechaque pas. En vain de prompts efforts,
Après tant de douleurs, font chanceler leurs corps;
En vain, depuis long-temps privés de nourriture,
Les besoins ont en eux épuisé la nature;
Ils avancent. Ce jour va décider leur sort.
Ils n'ontplus d'autre choix: un passage ou la mort!
Et ces infortunés, dans leur lente agonie,
Disputent, courageux, les restes de leur vie.
Ils marchent vers l'esquif, leur unique salut.
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Leur chemin y conduit; ils approchent du but.
C'en est fait: les frimas s'écroulent sous la bêche;
Leur avide regard plonge à travers la brèche,
Et découvre l'esquif dans la neige enfoncé,
Battu par la tempête, à demi fracassé.
On l'arrache au rivage; on s'empresse, on répare
La barque tutélaire. Avec un soin avare,
Quelque peu d'alimens, non sans peine amassé,
Faible et dernier secours, dans l'esquif est placé,
Et la voile, attachée à ses longues antennes,
Va recevoir des vents les propices haleines.
Mais avant de quitter ce séjour de douleurs,
Ils veulent rendre aux morts les suprêmes honneurs.
Hélas! un sol de fer, à celui qui succombe,
Sur ces funestes bords n'accorde point de tombe:
Dans le creux des rochers ils posent ces débris,
Sous un linceul de glace à jamais endormis.
Aux parois de la hutte aujourd'hui solitaire,
Ils suspendent l'écrit qu'à son heure dernière,
A leurs tremblantes mains Barendz a confié;
Et, remplis des regrets d'une tendre amitié,
Recommandant à Dieu leur nouvelle fortune,
Vont affronter encor les écueils de Neptune.
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Adieu, fatal climat, abandonné du ciel!
Ton rivage hideux ne porte aucun mortel.
Reste inconnu, sauvage, et séparé du monde;
Adieu, climat maudit, où l'aquilon qui gronde,
Sans cesse de la vie engourdit les ressorts:
Les malheurs de Barendz ont illustré tes bords.
Ils partent: les rochers, les rives disparaissent.
La misère les suit et les périls renaissent.
Égarés, incertains où la rame et les vents
Guideront leur courage et leurs destins errans,
Sur des plaines de glace ils poussent leur nacelle.
Dans ces âpres déserts où leur force chancèle,
Quel spectacle terrible enchaîne leurs regards!
Là, des pics effrayans, d'audacieux remparts,
Élancés dans les airs, échappent à la vue;
Ici, perdus au loin dans l'immense étendue,
Brillent, en blocs d'argent, ces antiques glaçons
Dont les flancs sillonnés bravent les aquilons;
Sur le penchant des roes, ailleurs d'énormes glaces
Roulent en dispersant leurs formidables masses,
Se heurtent dans leur chute, et vont, avec fracas,
Dans des gouffres sans fond engloutir leurs éclats.
De frimas, de rochers quel vaste amphithéâtre!
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Quel informe chaos! Ici, sombre et marâtre,
La nature se plaît aux horreurs des hivers.
Que de roes escarpés, que d'abîmes ouverts,
De monstres dévorans redoutables asiles!......
Là-bas, l'oeil aperçoit des scènes plus tranquilles:
Des palais de cristal, édifices pompeux,
Du monarque du jour réfléchissent les feux;
Tantôt, la glace monte en riches colonnades;
Se transforme en jardins, en vergers, en cascades;
Tantôt, ce sont des tours, des fleuves, des cités.
L'imagination, à leurs sens agités,
Dérobant tout-à-coup ces sauvages contrées,
Leur trace de l'Amstel les rives adorées.
O surprise! un moment ces magiques lableaux
Trompent leur infortune etsuspendent leurs maux.
Mais l'erreur se dissipe; ils marchent; et la crainte
Les frappe, à chaque pas, d'une mortelle atteinte.
Nul guide! nul abri dans cette immensité!
Partout d'un sol de fer l'aride nudité!
De la nature en deuil la sombre léthargie
N'offre à leurs yeux éteints aucun signe de vie:
Il leur semble, entourés de ces monts de f'rimas,
Que l'univers se borne à ces affreux climats.
Plus d'un, en murmurant le doux nom de patrie,
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Exhale, sur la neige, une mourante vie,
Et, le coeur agité par d'amers souvenirs,
Mêle de longs regrets à ses derniers soupirs!
Mais la mobile mer, terrible, menaçante,
S'élève devant eux en montagne bruyante.
L'onde reçoit l'esquif. Sur les gouffres mouvans,
Ils voguent emportés par les flots et les vents.
Chaque jour qui se lève apaise leur souffrance;
Chaque jour qui finit leur ravit l'espérance.
Quelquefois, dans le creux des rochers entr'ouverts,
Leur faim va dérober aux oiseaux des déserts,
Ces germes endormis dans leur coque arrondie,
Que les feux de l'amour destinaient à la vie,
Ou recueille avec soin, par l'hiver desséchés,
D'arides végétaux sous la glace cachés.
Cependant ces héros, ballotés sur les ondes,
Déjà de l'Archangel fendent les mers profondes;
Et vainqueurs du trépas, dans leur tombeau flottant,
Des bords de Laponie approchent en luttant.
L'ombre fuit: revêtu de sa robe vermeille,
Sur les flots apaisés le matin se réveille;
L'horizon s'éclaircit; et de vives lueurs,
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De la voûte céleste ellacent les vapeurs.
Tandis que leur regard parcourt l'humide plaine,
Uu point noir se découvre à leur vue incertaine.
‘Un rivage’!.... - Un rivage! ont redit les échos.
O ciel! est-ce une erreur?.... Sur l'abîme des flots,
Quel objet tout-à-coup sort de l'onde aplanie?
Un pavillon!..... Grand Dieu! celui de la patrie!
Quelle ivresse a passé dans leurs coeurs éperdus!
Où sont-ils? à quels bords sont-ils enfin rendus?
Oui, voilà cette flamme et ces couleurs chéries,
Tant de fois leur signal dans leurs courses hardies!
Les voilà!... Transportés, doutant de leur bonheur,
Ils dévorent de loin le sol libérateur.
On rame à coups pressés; on arrive.... O merveilles!
Quels accens, quelles voix ont frappé leurs oreilles?
On s'élance; à l'instant les sabords sont franchis,
Et Ryp contre son coeur a serré ses amis.
C'est lui-même! c'est Ryp qui, cédant à l'orage,
Chercha, dans ses revers, l'abri de ce rivage,
Et qui, pleurant Heemskerk englouti dans les eaux,
Va conter à l'État la perte d'un héros.
L'air au loin retentit, dans leur commune ivresse,
De cris d'étonnement et de chants d'allégresse.
Jeunes et vieux long-temps se tiennent embrassés.
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Leurs malheurs sont finis; leurs maux sont effacés.
On part; et le récit de leur mâle courage
Vient souvent abréger la longueur du voyage.
Mais déjà du Texel apparaissent les bords.
Le rivage s'approche; on redouble d'efforts.
L'ancre plonge; et chassé par des rames actives,
L'esquif, d'un vol rapide, enfin touche les rives.
Délicieux momens! retour tant désiré!
Ils tombent à genoux sur le sol adoré.
La foule les reçoit: on entoure, on admire,
Ces illustres vainqueurs de l'orageux empire,
Prodiges de constance et d'intrépidité,
Et l'éternel honneur de la postérité;
Tandis que la Patrie, avec reconnaissance,
Prépare de ses fils la noble récompense,
Applaudit leur audace, et sème devant eux,
De l'arbre triomphal les rameaux glorieux.
fin. |
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