Bossuet en Hollande
(1949)–J.A.G. Tans– Auteursrecht onbekend
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VII. Conclusion.Nulle pensée que pour convertir.‘Nulle pensée que pour convertir’. Ces quelques mots écrits un jour par Bossuet en marge d'un sermon résument admirablement les efforts de sa vie entièreGa naar voetnoot569). L'apostolat qui a été l'unique ressort de son activité religieuse et littéraire, a déterminé aussi le rayonnement de ses idées à l'étranger. Voilà l'impression qui domine toutes les autres au moment où nous entreprenons de dresser le bilan pour la Hollande. Il n'entre pas dans nos intentions de rappeler tous les noms et tous les faits que nous avons pu rencontrer le long de notre route, ni de suivre une fois encore les traces nombreuses, et souvent très nettes, que nous avons pu relever de l'influence exercée par ses ouvrages en Hollande. Qu'il nous suffise de faire observer qu'elles convergent toutes vers un point central: la défense du catholicisme contre les doctrines et sectes hétérodoxes. Ses ouvrages de controverse que le vicaire apostolique Néercassel a introduits dans la Mission hollandaise, ont eu un succès éclatant et durable. Depuis la première traduction de son Exposition de la doctrine de l'Eglise catholique, en 1678, jusqu'en plein dix-neuvième siècle, l'évêque de Meaux a été pour les habitants catholiques des Pays-Bas une autorité hors de pair. Ils se sont approprié sa méthode de controverse qui continuait les traditions historiques des polémistes jansénistes en même temps que les tendances iréniques de l'école véronienne. De van Heussen, le confident de l'évêque de Castorie, à Le Sage ten Broek, on n'a cessé d'exploiter ses oeuvres, rendues accessibles à tous par de nombreuses traductions en langue vulgaire. Pour les protestants il a été tout aussi longtemps le grand porteparole de l'Eglise de Rome qu'ils se sont acharnés à combattre, passionnément tout d'abord, sans même craindre de recourir, pour miner son autorité, à des armes telles que la médisance et la calomnie, plus honnêtement et plus posément ensuite, mais se refusant toujours à admettre ses intentions iréniques, et se méfiant de lui au point de mettre en doute jusqu'à la véracité de son explication de la doctrine catholique. Les vieux-catholiques enfin, longtemps après leur rupture avec leurs frères, au creux de cette impasse étroite d'une secte qu'ils avaient préférée à l'espace ouvert de | |
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l'Eglise romaine, ont continué de jurer par son nom. Chose importante, pour ces adeptes hollandais de Port-Royal, Bossuet n'a pas été en premier lieu le champion des droits et des libertés de l'Eglise nationaleGa naar voetnoot570), ni le docteur de la grâce. L'histoire de leur schisme fournit des preuves indubitables qu'ils se sont nourris avant tout de quelques éléments détachés de ses ouvrages de controverse. Mais l'arme qu'il avait maniée avec une grande sûreté contre les protestants s'est trouvée être un jouet dangereux entre les mains de gens querelleurs et séditieux, qui l'ont retournée vers le coeur même de l'Eglise catholique. Ils se sont touchés eux-mêmes à mort, et le Corps mystique du Christ saigne d'une blessure douloureuse. Seulement si ce coup fatal est parti, ce n'est sûrement pas de la faute de Bossuet. Cette triple courbe de son influence illustre la valeur permanente de ses ouvrages de controverse, notamment des deux plus importants, l'Exposition et l'Histoire des Variations: plus d'un siècle après leur apparition ils ont été pour une large part dans les conversions éclatantes de Le Sage ten Broek et de Herman Des Amorie van der Hoeven. Cette courbe nous montre en même temps à merveille les défauts de sa méthode et révèle le côté faible de son esprit. Bossuet possède cette objectivité qui fait l'éclat de son siècle: mais il faut reconnaître qu'il s'en dégage quelquefois un air d'intellectualisme trop exclusif. Les polémiques qui ont gravité autour de son oeuvre sont captivantes, mais on a trop souvent la sensation de voir à l'oeuvre des adversaires qui, sans être enclins à prêter l'oreille aux arguments des autres, n'écrivent que pour leur propre public. Sur les traces des Arnauld et des Nicole, Bossuet avait réduit la contre-réforme à un pur débat théologique. En négligeant ainsi les facteurs sociaux et sentimentaux de la Réforme, il a restreint considérablement les possibilités de se faire écouter. La sympathie beaucoup plus grande que les protestants du dix-huitième siècle ont éprouvée pour Fénelon - et que ne saurait expliquer exclusivement le fait qu'il était ‘victime de Rome’ - est là pour nous le prouver. D'autre part Bossuet semble avoir voulu surpasser les protestants en rigorisme moral et en immobilité biblique. Comme saint Augustin, l'apologiste risque de se laisser pousser vers les extrêmes. Accablant les réformés sous le poids de leurs variations éternelles il a voulu figer le catholicisme dans une invariabilité sans vie. Réagissant contre le libertinage de la cour et de ‘la ville’, il s'est montré presque aussi sévère que Calvin. Cette évolution théologique a été accélérée par les tendances absolutistes du siècle qui ont contribué à diriger l'esprit systématique de Bossuet vers l'absolu dans des rapports qui sont relatifs de leur nature. Or nous assistons en Hollande au résultat paradoxal, et qui semble venger l'outrance de ses idées, que ses oeuvres les plus rigoristes, telles que les | |
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Maximes et Réflexions sur la Comédie et le Traité de la Concupiscence ont eu le moins de succès auprès des calvinistes hollandais qui, dans ce domaine, dédaignaient l'apport d'un évêque catholique. Une des conséquences de sa conception statique de la tradition, comme de son désir d'aplanir tous les obstacles possibles sur la route qui devait ramener les réformés à Rome, a été qu'il a sous-estimé le sens de l'infaillibilité du Souverain Pontife. Les protestants ne se sont pas laissés convaincre, mais en Hollande les adeptes du schisme d'Utrecht, vivant dans une atmosphère port-royaliste et s'hypnotisant sur le passé, se sont saisis de cet élément de son oeuvre et l'ont isolé de l'ensemble pour en donner plus de force à leurs tendances séparatistes, qui ont fini par prendre des proportions dramatiques. N'est-ce pas aussi en dernière analyse l'esprit statique de Bossuet qui explique son malentendu sur Grotius? Le langage du savant de Delft, comme celui du poète hollandais Vondel, préludait déjà aux idées de de Maistre et de Newman. La notion romantique de l'élément organique de la vie a été nécessaire pour approfondir et rendre plus vive la conception de la tradition. On ne peut pas reprocher à Bossuet que cette notion lui ait manqué, pas plus qu'à Racine de ne pas avoir connu le lyrisme moderne. Il n'en reste pas moins vrai qu'on touche là une des raisons qui ont diminué l'actualité de son oeuvre. Jusque dans la première moitié du dix-neuvième siècle Bossuet a continué à vivre dans les esprits comme une sorte de contemporain. Ce n'est que dès lors qu'il devient ‘historique’, malgré la pérennité de son message, et son classicisme éternel. N'est-il pas significatif que parmi les protestants ce changement commence avec Allard Pierson qui a consacré un livre à Newman? Sous l'influence des premiers émancipateurs, les catholiques persévèrent plus longtemps dans leur amour, leur connaissance, et leur ‘emploi’ polémique de Bossuet. Mais ce n'est qu'un délai de grâce: dans la seconde moitié du siècle - avec Lodewijk van Deyssel - le changement s'accomplit chez eux-aussi. Le dégoût de l'homme moderne pour tout ce qui approche de la rhétorique, et sa prédilection pour le subjectivisme ont fait tomber l'oeuvre trop harmonique et trop objective de l'évêque de Meaux dans l'oubli. L'ardeur apostolique a incité encore Bossuet à publier son Discours sur l'Histoire Universelle dans lequel il opposait sa théorie de la Providence au doute systématique semé par les ‘critiques’, et à la négation du surnaturel qui, sous l'influence des philosophes cartésiens, gagnait chaque jour du terrain. Aussi en Hollande, où il y eut des querelles très graves dans les facultés de théologie au sujet de la philosophie cartésienne, son livre eut-il un très grand retentissement. Défenseurs et adversaires de Descartes s'en emparaient avidement, ceux-ci pour en forger une arme contre leurs adversaires, ceux-là pour combler l'abîme que leur maître | |
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préféré creusait entre la foi et la science. La fin de la longue guerre entre Voetiens et Coceïens n'arrêta pas encore le succès du Discours. Il ne fut relégué au second plan que lorsque l'exégèse, réduite à sa propre compétence, parut beaucoup moins dangereuse qu'au temps mouvementé où elle commençait à prendre son essor. Il va sans dire que plus qu'aucun autre de ses ouvrages ses sermons étaient nés du besoin de faire résonner la parole de Dieu dans les âmes. En traits sublimes il y expose les mystères de la religion pour nourrir les fidèles des trésors infinis qu'ils renferment. C'est dire qu'ils ne devaient pas trop attirer les Hollandais du dix-huitième siècle qui, en parfaits bourgeois, se contentaient d'une vie bien réglée plutôt que de s'abreuver aux mystères de la religion. Le monde de Bossuet qui ne se composait que de grands et de pauvres, existant les uns pour les autres, n'était pas le leurGa naar voetnoot571). Les hauteurs mystiques où il aimait à s'élever leur donnaient le vertige. Fénelon moralisant leur était beaucoup plus proche. Il faut que la renommée de Bossuet et son influence aient été bien grandes pour que ses oeuvres oratoires aient pu jouer néanmoins quelque rôle. Dans la grande tradition sermonnaire protestante elles ont pu exercer leur influence à la fin du dix-huitième siècle, à un moment où l'esprit de tolérance était très fort et où, dans la prédication, on voyait couronnés de succès les efforts des réfugiés français pour retirer les sermons de l'atmosphère purement dogmatique et polémique - efforts, dans lesquels on peut discerner aussi une certaine influence exercée par Bossuet -. De grands prédicateurs comme van der Palm et Abr. Des Amorie van der Hoeven ont fréquenté son oeuvre. Chez les catholiques, où cette tradition sermonnaire fait défaut, les traces de son influence sont moins faciles à retrouver. On ne lisait les oeuvres des grands orateurs que pour les piller. Une seule fois on a édité naïvement les sermons d'un tel plagiaire: les critiques ont eu un malin plaisir à montrer du doigt le larcin. Mais Bossuet n'y a pu faire école. Et actuellement ses oeuvres oratoires, qui se trouvent dans les bibliothèques de tous les séminaires hollandais, ne sortent plus que rarement de leurs rayons. Pourtant plus que jamais il pourrait être à l'heure actuelle un grand maître d'éloquence sacrée. Les graves leçons sociales dont ses sermons abondent iraient droit au coeur de l'homme moderne. Et - ce qui importe encore davantage - notre temps, plus qu'aucun autre peut-être, désire ardemment la prédication évangélique et pourtant si simple que sa foi enfantine et son génie lui ont permis de créer. Mais il reste toujours une condition essentielle à remplir, qui est de vouloir suivre son exemple. Il a vécu durant sa vie entière dans le commerce le plus intime avec la Bible et les Pères grecs et latins. Sans copier leurs pensées ou leurs images, il a appris d'eux l'art de traiter en chaire la théologie et la morale, en se | |
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remplissant de l'esprit le plus pur du christianisme. C'est de cette manière qu'on devra lire ses propres oeuvres. Ce faisant on marchera sur les traces de Notre Saint Père Pie XII qui ne s'endort jamais sans avoir lu trois pages de Bossuet, et qui avoue avoir demandé souvent à ses ouvrages ‘le secret d'enseigner la vérité divine aux âmes et de leur fournir un sûr moyen de ne pas s'égarer dans l'affaire capitale du salut’Ga naar voetnoot572). |
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