Bossuet en Hollande
(1949)–J.A.G. Tans– Auteursrecht onbekend
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VI. Au dessus de la melée.Prélude politique.Depuis le dix-septième siècle des difficultés causées par l'emploi simultané de différents catéchismes inquiétaient les autorités ecclésiastiques de la Mission hollandaise. A plusieurs reprises elles avaient essayé d'y couper court en introduisant un seul manuel d'enseignement religieux, à l'exclusion de tous les autres. Mais l'affaire traînait en longueur, et jamais les efforts pour la résoudre n'avaient abouti. A l'occasion de la suspension de Codde nous l'avons vu aussi surgir. Et à ce moment-là le nom de Bossuet y était lié, puisque son catéchisme figurait parmi ceux qui étaient alors en usage aux Pays-Bas. Au dix-neuvième siècle, pendant les années où l'indépendance nationale de la Hollande a été menacée par la France, nous voyons apparaître le Catéchisme de Meaux pour la deuxième fois dans les annales religieuses hollandaises. Durant la période napoléonienne les autorités ecclésiastiques recevaient un secours inespéré - et pas trop bien vu d'ailleurs - de la part des autorités civiles, qui voulaient contraindre le clergé à ne se servir que du Catéchisme à l'usage de toutes les églises de l'Empire FrançaisGa naar voetnoot504). Or ce manuel impérial était pour la plus grande partie une adaptation assez fidèle du Catéchisme de Meaux. Le peu d'enthousiasme que les autorités ecclésiastiques ont montré pour ce secours inattendu ne doit sûrement pas être attribué à une répugnance pour l'ouvrage de Bossuet. Seules les circonstances qui les ont obligées à s'en occuper étaient très peu favorables. Et leur opposition à la mesure impériale s'explique surtout par les changements que Napoléon avait fait apporter au texte de M. de Meaux. Les mandataires de l'empereur ont utilisé les deux premières parties du catéchisme de Bossuet, destinées respectivement à ceux qui commencent à étudier les mystères de la religion, et à ceux qui sont déja plus avancés dans la connaissance de ces mystères. Ils ont abrégé à plusieurs endroits l'oeuvre de Bossuet, ils en ont changé l'ordre, et quelquefois aussi ils en ont atténué les expressions vigoureuses et directes. Là pourtant où il est question des devoirs des sujets envers leurs souverains, ils ont remplacé les termes prudents et généraux de M. de Meaux par des formules ne | |
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laissant plus de place à aucun doute. Il paraît que sur ce point l'empereur était d'une extrême sensibilité, à témoin le tout petit changement apporté dans l'abrégé de l'Histoire Sainte, en tête du catéchisme. On y lisait d'abord que Néron était ‘le plus cruel et le plus infâme de tous les princes’, mais dans l'adaptation impériale on avait remplacé le mot de ‘prince’ par celui de ‘tyran’. Dans l'explication du quatrième commandement de Dieu qui enjoint aux enfants d'honorer leurs parents, Bossuet avait ajouté que ce commandement nous prescrit encore de respecter ‘tous Supérieurs, Pasteurs, Rois, Magistrats et autres’, et qu'il nous défend ‘de leur être désobéissans, de leur faire peine, et d'en dire du mal’. Or voici quelques échantillons de ce qu'on a fait de ce passage sobre. A la question: quels sont nos devoirs envers les princes qui nous gouvernent et en particulier envers Napoléon premier et ses successeurs, on répond: ‘Les chrétiens doivent aux princes qui les gouvernent, et nous devons en particulier à Napoléon premier, notre empereur, l'amour, le respect, l'obéissance, la fidélité, le service militaire, les tributs ordonnés pour la conservation et la défense de l'empire et de son trône; nous lui devons encore des prières ferventes pour son salut et pour la prospérité spirituelle et temporelle de l'Etat...... premièrement, parce que Dieu, qui crée les empires et les distribue selon sa volonté, en comblant notre empereur de dons, soit dans la paix, soit dans la guerre, l'a établi notre souverain, l'a rendu le ministre de sa puissance et son image sur la terre. Honorer et servir notre empereur est donc honorer et servir Dieu même.’ Jésus-Christ, continue-t-on, nous a enseigné par sa doctrine et par ses exemples qu'il faut rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu et à César ce qui appartient à César. Ensuite on allègue les motifs particuliers de l'attachement des chrétiens à Napoléon. On nous le peint comme ‘celui que Dieu a suscité dans les circonstances difficiles pour rétablir le culte public de la religion sainte de nos pères, et pour en être le protecteur. Il a ramené et conservé l'ordre public par sa sagesse profonde et active; il défend l'Etat par son bras puissant; il est devenu l'oint du Seigneur par la consécration qu'il a reçue du Souverain Pontife, chef de l'église universelle.’ Et comme argument final devant emporter la décision, nous lisons que selon l'apôtre Saint Paul ceux qui manqueraient à leurs devoirs envers l'empereur ou ses successeurs, résisteraient à l'ordre établi de Dieu même et se rendraient dignes de la damnation éternelle. Dans son mandement publié en tête de l'ouvrage, l'archevêque de Paris, le cardinal De Belloy, excusait cette digression au livre de Bossuet par la remarque que les temps avaient changé, et que les chrétiens n'ont jamais craint, quand les circonstances ont paru l'exiger, de déclarer leurs sentiments envers les puissances établies de Dieu pour régir le monde. Il est clair que ce sont, entre autres, ces mêmes circonstances, vues sous un autre jour, qui ont prescrit leur attitude aux autorités ecclésiastiques hollandaises. Dans un pays envahi et occupé par les troupes de l'empereur, les prêtres n'ont pas dû éprouver beaucoup de zèle à enseigner aux enfants | |
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une telle fidélité à celui qui à leurs yeux n'était qu'un usurpateur. Pourtant leur opposition ne se fondait point seulement sur les circonstances fortuites: on considérait cette mesure de l'empereur comme une intervention injustifiée de sa part dans le domaine religieux. Et on prouva qu'on connaissait Bossuet mieux que les adaptateurs français du catéchisme: pour démontrer que les droits de l'épiscopat sur l'enseignement ne peuvent être limités par la loi civile, on s'appuyait sur les paroles énergiques que l'évêque de Meaux avait consacrées dans son Histoire des Variations à la conduite de Cranmer qui établissait tout le ministère ecclésiastique sur une simple délégation des princes. Prodige de doctrine, dit Bossuet, qu'on n'a même pas besoin de rejeter, puisqu'elle se détruit elle-même par son propre excèsGa naar voetnoot505). En outre la traduction hollandaise qui avait paru en 1806Ga naar voetnoot506), avait été faite, à n'en pas douter, par un auteur non catholique, et mise en vente sans l'approbation ecclésiastique. Aussi l'archiprêtre de Hollande et de Zélande écrivit-il à un curé qui lui avait demandé conseil dans l'occurence, qu'il ne niait pas que le catéchisme français, tel qu'il avait été approuvé par le cardinal-légat, n'exposât la doctrine catholique dans son intégrité, puisqu'on y retrouvait en entier celui de Bossuet; mais il lui conseillait d'attendre la traduction néerlandaiseGa naar voetnoot507). Une opposition déclarée n'aurait fait qu'aggraver la situation, et l'archiprêtre, préférant saboter simplement la mesure, feignit ne pas connaître la traduction existante, et renvoya l'introduction du catéchisme en Hollande aux calendes grecques, puisque la traduction officielle, à laquelle il travaillait lui-même, n'a jamais été achevée. | |
l'Actualité durable de l'exposition.Quelques années avant que Des Amorie van der Hoeven émît son opinion irénique sur le devoir des prédicateurs reformés, Bilderdijk, le père spirituel du mouvement du Réveil protestant en Hollande, écrivit à un de ses amis qu'il désirerait entendre au temple, non pas d'amers sermons de controverse contre les catholiques, mais une exposition de leurs erreurs et des sources d'où elles découlent, avec une prière pour leur retour à la véritéGa naar voetnoot508). Cette différence de sentiments ne nous surprend pas dans les | |
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lettres de celui qui abhorrait la confrérie remontrante comme les limbes du catholicismeGa naar voetnoot509), et qui croyait sincèrement que l'Eglise romaine avait voulu imposer à toute la chrétienté par le feu et par le sang la véritable idolâtrie et les insupportables superstitions qui s'étaient glissées en son seinGa naar voetnoot510). C'étaient, à ses yeux, les ordres religieux, notamment les franciscains et les jésuites, qui avaient corrompu la doctrine et les moeurs dans l'Eglise de Rome. En dehors de ces communautés maudites, avouait-il, le catholicisme compte un grand nombre d'auteurs qui se sont distingués par leur piété candide et par leurs leçons délicieusesGa naar voetnoot511). L'on s'attendrait à voir Bossuet au nombre de ces écrivains catholiques disculpés. Son hostilité aux plaisirs du monde, sa guerre impitoyable contre l'esprit naissant de libertinage, ses attaques foudroyantes contre le déisme et l'indifférence religieuse qui se masquait sous le nom de tolérance, sa défense chaleureuse de la monarchie, et jusque son dédain de l'art pour l'art, étaient sans doute autant d'éléments dans sa vie et dans son oeuvre qui étaient bien faits pour attirer les représentants du Réveil, opposant l'Evangile à la Révolution, et partant à la conquête du monde avec la seule arme de leur témoignage biblique. Mais le nom de Bossuet ne se rencontre nulle part dans la vaste correspondance de BilderdijkGa naar voetnoot512), rattaché pourtant par des liens multiples à la FranceGa naar voetnoot513); absence qui étonne d'autant plus que, tout en reprenant la ligne de Dordrecht avec sa tradition dogmatique, cet austère calviniste hollandais ne mettait plus si exclusivement l'accent sur la doctrine comme unique moyen du salut, mais faisait une place plus large au coeur à côté de la raison. Son prosélyte Da Costa fut confronté avec l'évêque de Meaux par le professeur de philosophie de ‘Hageveld’, Ant. BogaertsGa naar voetnoot514), qui lui recommanda instamment la lecture des ouvrages de Bossuet, dont il lui envoya quelques mois plus tard une longue citation, prise dans l'ExpositionGa naar voetnoot515). Cet effort pour initier le poète protestant à l'oeuvre de l'apologiste catholique n'a pas eu de succès. Les chaleureux accents de celui-ci ne trouvaient point d'écho dans l'âme de Da Costa, qui y sentait trop de rhétorique et trop peu de véritables sons évangéliquesGa naar voetnoot516). Groen van Prinsterer enfin, le grand adepte politique du Réveil, estimait Bossuet pour ses idées royalistes, et le préférait à Fénelon qui faisait passer au roi un contrat avec | |
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son peuple, comme à Massillon qui voyait en sa Majesté un objet du choix de la nationGa naar voetnoot517). Il n'aurait pu en être autrement chez un homme qui abhorrait la Révolution comme la lutte contre le Dieu vivant, et qui ne voyait en l'influence du peuple sur le gouvernement que domination de la populace, pire que l'anarchie. Ce pragmatisme politique n'opérait pourtant pas de rapprochement dans le domaine purement religieux. Bien au contraire; avec son ardeur passionnée Groen y tirait plus impitoyablement que les autres les lignes des convictions doctrinaires. Ainsi les représentants du Réveil ont contribué pour leur part à pousser le protestantisme hollandais dans la direction de l'intolérance. Ce développement s'est accompli de nouveau sous le poids d'influences étrangères; il a été également favorisé par les circonstances extérieures: le troisième centenaire de la Réforme avait été si plein de polémiques de part et d'autre que toutes les anciennes controverses, presque enterrées au siècle précédent, allaient revivre. Un protestant libéral ne pouvait s'empêcher de déplorer cet effet désastreux de la controverse: l'antipapisme semblait devenir la seule dévotion d'un grand nombre de ses coreligionnaires, qu'on recevait en même temps que la vie. A tel point les polémiques s'étaient aggravéesGa naar voetnoot518). Si implacables que soient les partis religieux, il se trouve toujours quelque ange de la paix. Cette fois non plus ce n'étaient pas les tentatives de pacification qui manquaient. Dans l'espoir de dissiper des divisions inutiles, un pasteur mennonite publia un petit livre où il établit un parallèle entre la doctrine de l'Eglise Réformée et celle de l'Eglise catholiqueGa naar voetnoot519). Les préjugés paraissaient pourtant s'être multipliés si abondamment que dans son exposition du catholicisme il confondait d'une façon inextricable les dogmes avec les règles disciplinaires, les opinions particulières, les usages pieux et même les abus. Aussi le résultat de son effort fut-il décourageant. Bien loin d'avoir contribué à la concorde des chrétiens, l'auteur avait fourni un sujet de querelle de plus. Ant. Bogaerts, qui soumit l'opuscule à un examen détaillé, avoue à cette occasion qu'il ne croit plus possible que des protestants parlent d'un air non prévenu de la foi catholiqueGa naar voetnoot520). Il ne voit plus qu'une seule issue de cette impasse: c'est qu'un protestant expose d'une façon simple et approfondie la doctrine de sa propre Eglise - à supposer que ce soit possible, puisqu'au fond c'est contraire au principe de la Réforme -, et qu'on laisse aux catholiques le soin d'exposer la leur. Il assure en même temps à ses lecteurs protestants que, pour cette dernière part, leur patience ne sera pas trop éprouvée, puisqu'il espère mettre au jour sous peu une nouvelle traduction de l'Exposition de la Foi | |
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catholique de Bossuet. Il motive son choix en faisant observer que ce livre n'a rien perdu de sa valeur, puisque d'une part la doctrine catholique était du vivant de Bossuet ce qu'elle avait été du temps des apôtres, ce qu'elle est aux temps modernes et ce qu'elle sera toujours, et que d'autre part cet ouvrage avait obtenu l'approbation du Pape, de beaucoup de cardinaux et d'évêques et de plusieurs facultés de théologie. La traduction parut en effet au cours de la même année. Mais tout comme van Heussen l'avait fait plus d'un siècle auparavant, Bogaerts avait noyé le texte de Bossuet dans une telle quantité de remarques qu'elles le dépassaient de beaucoup en longueur. Elles tendaient presque toutes à faire ressortir que dans la doctrine catholique il n'y a rien de contraire au bon sens, ou à parer le reproche de nouveauté. A cet effet l'auteur remontait à plusieurs reprises la pente de l'histoire jusque dans l'antiquité chrétienne. En esprit peu original qu'il étaitGa naar voetnoot521), il avait emprunté ces notes à DarupGa naar voetnoot522), à Leibniz et à Molanus, ou encore - ironie de l'histoire - à Grotius. La force persuasive du texte original s'est montrée pourtant être toujours plus grande que celle de ces échafaudages de seconde main, puisque bien vite le besoin s'est fait sentir de le débarrasser de ces digressions presque toutes superflues et ne cadrant pas avec le caractère de l'ouvrage. Un des prêtres les plus illustres de l'Eglise hollandaise de ce temps-là, B. Hofman, qui, tout en gérant mieux ses finances, évoque sous bien des rapports l'image de BossuetGa naar voetnoot523), a effectué cette restitutionGa naar voetnoot524). Sous sa forme originale restituée, le livre de l'évêque de Meaux eut un succès assez grand pour rendre nécessaire quelques années après une nouvelle édition. | |
Bossuet, personnage de roman.A première vue l'Exposition a eu au dix-neuvième siècle le même sort qu'aux siècles précédents. Il y a pourtant une différence capitale: au début du dix-huitième siècle les passions soulevées par les luttes entre les chrétiens, déterminaient pour une large part le succès des oeuvres de Bossuet, un des principaux protagonistes; il n'en est plus ainsi à l'époque qui nous occupe actuellement. Quelque grande que soit leur haine contre le catholicisme, les protestants reconnaissent désormais l'évêque de Meaux comme un grand controversiste, dont ils ne cherchent plus à contester | |
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l'autorité, mais qui a eu une cause déplorable à défendre. Il se trouve décidément au dessus de la mêlée. Rien ne l'illustre mieux que la nouvelle variation sur le thème du mariage secret de Bossuet. Nous avons vu tout le parti qu'on a tiré de cette fable au dix-huitième siècle. En 1756 Voltaire l'avait reproduite en ces termes: ‘On a imprimé plusieurs fois que cet Evêque a vécu marié; et St. Hyacinthe, connu par la part qu'il eut à la plaisanterie de Matanasius, a passé pour son fils; mais il n'y en a jamais eu la moindre preuve. Une famille considérée dans Paris, et qui produit des personnes de mérite, assure qu'il y eut un contrat de mariage secret entre Bossuet encore très jeune, et Mlle des Vieux; que cette Dlle fit le sacrifice de sa passion et de son état à la fortune que l'éloquence de son amant devait lui procurer dans l'Eglise; qu'elle consentit à ne jamais se prévaloir de ce contrat, qui ne fut point suivi de la célébration; que Bossuet cessant ainsi d'être son mari, entra dans les Ordres, et qu'après la mort du Prélat, ce fut cette même famille qui régla les reprises et les conventions matrimoniales. Jamais cette Dlle n'abusa, dit cette famille, du secret dangereux qu'elle avait entre les mains. Elle vécut toujours l'amie de l'Evêque de Meaux dans une union sévère et respectée. Il lui donna de quoi acheter la petite terre de Mauléon à cinq lieues de Paris. Elle prit alors le nom de Mauléon, et a vécu près de cent années’Ga naar voetnoot525). Or en 1847 la romancière Geertrui Toussaint s'est emparée de la donnée, sous la forme dont Voltaire l'avait revêtue, pour en faire un roman, intitulé Mlle de Mauléon (Mejonkvrouwe de Mauléon)Ga naar voetnoot526). Le cas nous paraît trop unique pour ne pas nous délasser un moment en relatant l'intrigue de ce récit romantique. Mlle Yolande Desvieux habite le domaine de Mauléon, tout près de Paris, où elle vit en religieuse, n'apprenant plus qu'à mourir. Un soir pourtant elle accepte une invitation chez le baron et la baronne de Vancy. Elle ne s'y sent pas à l'aise, et elle est heureuse de pouvoir jouer aux échecs avec le chevalier des Secousses, officier de la marine. Pendant cette partie Saint Hyacinthe, un jeune abbé élégant et coquet, entre pour annoncer à Yolande, sa marraine, que ‘Monseigneur’ lui fait savoir qu'il viendra lui rendre visite à Mauléon ce soir-là. Dans un entretien qu'il a ensuite avec elle, l'abbé lui avoue qu'il veut quitter ‘son costume de carnaval’, parce qu'il compte se fiancer avec Cathérine des Secousses, une nièce du Chevalier. Pour le convaincre de renoncer à ce projet, elle lui raconte l'histoire de sa vie. | |
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longtemps auparavant, le domaine d'une vieille tante huguenote, qui venait de mourir, et qui lui avait légué toute sa fortune. C'est là qu'il conduit maintenant Louise. Ils s'y marient en secret devant le pasteur du château. Mais le curé du village revendique le domaine pour son église, et parvient à obtenir un arrêt du fiscal. Henri doit s'enfuir. Louise va passer quelques semaines chez une cousine et rentre ensuite, affectant d'avoir été pendant toute son absence chez cette cousine. Quelques mois après Madame Bossuet part avec les deux jeunes filles pour la campagne. Louise y accouche d'un fils et meurt. | |
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cause de sa témérité pleine de désespoir. Arrivé un jour en Angleterre, il s'était réconcilié avec son oncle, qui, sous Cromwell, avait tant souffert du fanatisme de ses propres coreligionnaires qu'il avait reconnu son iniquité envers les catholiques, et qu'il léguait sa fortune et ses titres à son neveu pour racheter un peu ses fautes. De sa part Yolande lui raconte toute la vérité. La nouvelle de la mort de Louise est un coup dur pour lui, mais la possession d'un fils est au moins une consolation. Tout est bien qui finit bien: au diner qui termine la soirée Bossuet apparaît et fait taire les racontars qu'on débite sur le compte de Yolande en révélant le véritable secret de sa vie. Saint Hyacinthe pourra épouser Catherine des Secousses. Bossuet leur donnera la bénédiction nuptiale. Comme on a pu le voir, le roman contient quelques idées étranges sur la prêtrise et la vocation sacerdotale. Dans les détails l'auteur décoche encore plus de traits venimeux contre le catholicisme. L'on y parle d'un ton de raillerie acerbe des jeunes filles de souche noble qui ne quittent le monde qu'au moment où elles peuvent hériter de la crosse d'une abbesse de leurs parentes, et des jeunes gens qui n'ayant d'autre mérite que d'être nés nobles, possèdent pourtant dès le berceau une abbaye, et un évêché à leur mort; on ne néglige pas de s'étendre longuement sur les persécutions des huguenots; on s'en prend surtout aux jésuites avec leurs ‘paradoxes ingénieux’ et leurs ‘raisonnements argutieux’; on ne craint même pas de lancer une attaque assez directe contre le secret de la confession. Mais Bossuet reste hors de la portée. L'auteur n'a rien vu que d'innocent dans les rapports entre l'évêque de Meaux et Mlle de Mauléon. Si Voltaire, dit-elle, qui aime tant médire, n'avait pas été pleinement convaincu de l'innocence et de la bonne foi de Bossuet, il n'aurait pas manqué de saisir cette occasion de flétrir un prêtre si illustre. Bien loin de calomnier Bossuet, tout le roman est une glorification de son noble caractère, de sa grandeur d'esprit, de sa piété et de son génie. L'auteur a choisi cet épisode anecdotique de la vie de M. de Meaux pour ‘réhabiliter Mlle de Mauléon’ qui serait tombée en proie à la diffamation, uniquement parce que l'histoire aurait négligé de la mettre ouvertement à côté de Bossuet, ‘ne fût-ce qu'à ses pieds’. La romancière est d'avis que cette jeune fille a droit à la reconnaissance du peuple francais qui doit à son sacrifice un des évêques les plus célèbres. Ce mélange de vérité et d'imagination mis à part, l'auteur a abordé Bossuet avec beaucoup de sens objectif, de sorte que souvent elle l'a peint avec une grande finesse psychologique. Elle a deviné l'homme sous les traits impassibles fixés par Rigaud et qui restent pour trop de gens le portrait de M. de Meaux, et elle rejoint le biographe le plus récent de Bossuet, quand elle décrit la lutte violente qu'il dut soutenir contre les effets du mauvais air qu'on respirait à la cour de Louis XIVGa naar voetnoot527). Objectivité étonnante, puisque dans ses ouvrages antérieurs Melle Toussaint | |
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avait exalté la Réforme à tel point qu'on a pu l'appeler la créatrice du ‘Génie du Protestantisme’. Qu'elle lui mette quelquefois dans la bouche les paroles onctueuses d'un ministre protestant plutôt que le langage vigoureux que nous connaissons de lui, ce n'est là que matière à sourire, puisque d'autre part - et c'est là ce qui nous importe le plus - elle a apprécié à leur juste valeur les ouvrages que Bossuet a composés, et la place qu'il a occupée dans l'Europe chrétienne du dix-septième siècle. Cédons, pour finir, la parole à l'auteur: ‘Le siècle de Louis XIV a recu avec lui un prince de l'éloquence, qui est comme la plus brillante pierre précieuse du diadème superbe que cette époque porte avec tant d'orgueil. Jacques Bénigne Bossuet est devenu le célèbre évêque de Condom, l'aigle de Meaux qui a saisi l'Eglise protestante si violemment entre ses griffes, qui lui a asséné de tels coups qu'elle s'en serait sûrement écroulée si elle avait été construite sur une autre base que sur la pierre angulaire du grand temple du royaume de la lumière et de la vérité. Mais ce que, poussé par la conviction sincère de sa conscience, il a entrepris contre notre Eglise au profit de la sienne, ne nous empêchera pas d'émettre une vérité que personne ne contestera plus: C'est que Bossuet était un grand homme, une lumière de son Eglise, un rayon dans l'auréole de sa patrie’Ga naar voetnoot528). | |
Deux prosélytes renommés.Peu après le tri-centenaire de la naissance de Bossuet un habitant de la ville natale de l'évêque n'a pu s'empêcher d'exprimer des doutes sur l'efficacité de l'Histoire des Variations. Ce livre, se demande-t-il, n'a-t-il pas manqué son but? De quelles conversions fut-il jamais la source? Jamais conversion fut-elle authentiquement déterminée par une démonstration en forme?Ga naar voetnoot529) Ces questions ont sans doute été inspirées par le fait que la masse des fidèles est complètement absente de l'Histoire des Variations, que l'aspect social de la Réforme y a été négligé, et qu'on n'y trouve aucun effort pour sonder les au delà mystérieux de la raison. Voilà autant d'éléments qui ne sont pas faits pour attirer l'homme moderne, porté à considérer toutes les choses psychologiquement, ou plutôt existentiellement: il cherche son point de départ dans la vie intérieure personnelle, et non dans le système dogmatique. Il y a pourtant lieu de supposer que celui qui a posé les trois questions a limité son champ d'observation trop exclusivement à la France de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, où la religion commencait à n'exercer son influence que mêlée de motifs d'un autre ordre, état d'esprit illustré clairement par des conversions comme celles de Le Play et de Brunetière, où l'on voit à l'oeuvre un pragmatisme littéraire ou social. En Hollande, au contraire, où l'intérêt pour la théologie est un des | |
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traits distinctifs du caractère national, on se laissait convaincre encore directement par la doctrine de l'Eglise-Mère, au moment où les facteurs sociaux qui avaient en partie déterminé la Réforme, n'étaient plus si déterminants et où les passions qu'elle avait suscitées, commencaient à se taire. Les Pays-Bas nous offrent des faits incontestables qui permettent d'écarter le doute émis dans les deux premières questions sur le succès de l'ouvrage de Bossuet. En 1806 Joachim Le Sage ten Broek, fils d'un ministre renommé de Rotterdam, se convertit au catholicisme, après avoir soutenu en lui-même de longs et âpres combatsGa naar voetnoot530). Dès 1795 les contradictions intérieures du protestantisme avaient excité en lui des doutes violents qui le poussaient à la recherche de la vérité religieuse. Mais plus il cherchait, plus ses doutes augmentaient. Peu à peu ils confinaient au désespoir: il ne voyait plus dans le christianisme qu'un tissu de folies et de contradictions, et évoluait malgré lui vers le Déisme. C'est alors que l'Histoire des Variations lui tomba entre les mains. ‘Maintenant, dit-il, la lumière de la vérité s'alluma en mon âme. Ce que ce savant évêque a écrit correspondait tout à fait à ma propre expérience. Je continuais à analyser la doctrine catholique, et mon esprit y découvrait tant de beautés sans contradiction que mon coeur se rendait.’ Le tableau nullement poussé au noir des variations issues directement du principe protestant du libre examen, opposé à l'analyse chaleureuse de l'invariabilité du catholicisme, garantie par l'autorité infaillible du pape, voilà ce qui l'avait avant tout forcé à entrer dans l'Eglise Romaine. Il avoua même plus tard qu'au début le catholicisme captivait en premier lieu sa raison, sans que ses saintes prescriptions et ses sacrements eussent touché suffisamment son esprit pour qu'il y réglât toutes ses actionsGa naar voetnoot531). A la lecture du récit de cette conversion il est impossible de ne pas être saisi par la ressemblance qu'elle offre avec celle du comte Frédéric Léopold de Stolberg, qui avait embrassé la religion catholique en 1800. Cet illustre prosélyte allemand atteste clairement que l'Histoire des Variations, qu'il avait lue un an avant de se faire baptiser, avait fait sur lui une impression énorme, mais qu'il aimait encore davantage l'Exposition de la Foi Catholique qui avait chassé de son âme les derniers brouillards de préjugés. Il considère ce livre comme l'indicateur du salut pour tout protestant qui cherche sincèrement la véritéGa naar voetnoot532). Aussi les conversions de Le Sage et de son maître allemand montrent plus d'analogie avec celle de Turenne, pour qui Bossuet avait écrit cet opuscule, qu'avec celle de Brunetière. Les différences de génération qui les distinguent de ce dernier sont | |
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corroborées par des différences nationales encore plus grandes. Du vivant de Brunetière il s'est fait en Hollande une conversion en tout point comparable parable à celle de Le Sage ten Broek. En 1867 fut baptisé Herman des Amorie van der Hoeven, fils du célèbre prédicateur remontrantGa naar voetnoot533). A l'âge de quinze ans déjà celui-ci déclare se ranger en matière de religion à l'opinion exprimée par J.J. Rousseau dans la profession de foi du vicaire savoyard. Pour ne pas affliger son père, il essaye de résoudre ses doutes en cherchant les preuves extérieures de la vérité chrétienne. Il s'apercoit alors que les protestants ont défiguré la doctrine de l'Ecriture Sainte, et se met à lire des auteurs catholiques, parmi lesquels Lacordaire. Il en arrive à une impasse comparable à celle que Pascal a définie dans son pari: la dogmatique chrétienne n'est pas à ses yeux plus absurde que n'importe quelle autre dogmatique métaphysique; et il lui semble nécessaire de choisir l'une de ces absurdités que notre raison rejette. Il y voit une preuve que la raison doit s'occuper comme une brave ménagère des détails de la vie de tous les jours, mais ne doit pas s'enhardir à pénétrer dans le saint des saints de l'esprit d'où elle sera rejetée comme une servante inutile. C'est alors qu'il tombe sur Bossuet. Dieu se servait de l'esprit clair de M. de Meaux pour transformer la ‘foi absurde’ dont il se glorifiait en la foi raisonnable du chrétien catholique. Il lit diligemment les ouvrages de l'évêque, surtout l'Histoire des Variations, les Avertissements aux Protestants, l'Exposition, la Conférence avec Claude et le Sermon sur l'Unité de l'Eglise. Ce qui l'y frappe le plus c'est la preuve indubitable que dans les sectes protestantes il n'y a aucun point de réunion durable, et qu'elles seront éternellement sujettes à des variations toujours plus grandes. La sentence célèbre: l'unité dans le nécessaire, la liberté dans les choses douteuses et l'amour en tout, peut y être remplacée, dit-il, par la devise: l'unité dans le nom, la liberté dans l'essence, l'indifférence en tout. Dès lors il est convaincu que seule l'Eglise catholique doit être l'Eglise de Jésus Christ, et il se résoud à se laisser enseigner par Celle qui avait été chargée par le Christ d'enseigner tous les peuples. Mais alors que Le Sage ten Broek a gardé toute sa vie une prédilection nettement marquée pour les ouvrages de Bossuet, Des Amorie van der Hoeven ne s'en est pas tenu au point de vue trop rigidement traditionaliste de l'évêque de Meaux, et n'a trouvé la pleine satisfaction de ses aspirations religieuses que lorsque, dans les écrits de Joseph de Maistre et du cardinal Newman, son désir d'intégrer au christianisme les valeurs de chaque civilisation temporelle eut trouvé aussi son compte. C'est là qu'il se montre un véritable enfant de son temps et que nous touchons de nouveau au point le plus périmé de | |
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la doctrine de Bossuet. Il n'empêche que la lecture de ses oeuvres a donné le branle à cette conversion. C'est vouloir franchir les limites du possible que d'essayer de donner réponse à la question de savoir si jamais ‘conversion fut authentiquement déterminée par une démonstration en forme’, puisqu'en dernier ressort c'est un effet de la grâce divine. La courbe qu'ont parcourue les idées religieuses de Martinus Des Amorie van der Hoeven nous rappelle l'insuffisance des instruments humains. Comme son frère, celui-ci a fait tout son possible pour sortir des doutes auxquels il était en proie lui-aussi. Rien de plus naturel que de le voir recourir au moyen qui avait fait trouver à son frère la certitude tant désirée. Il entreprend la lecture de l'Histoire des Variations. Mais il n'en cueille pas de fruits; malgré des efforts continuels pour aboutir à la lumière, il finit par sombrer dans le scepticisme contre lequel il se défendait si tragiquementGa naar voetnoot534). Bien loin pourtant de condamner le livre de M. de Meaux comme une oeuvre inefficace, cet échec ne fait que souligner une fois de plus l'impossibilité de pénétrer dans les chemins de la grâce. | |
Quelques émancipateurs catholiques.Joachim G. Le Sage ten Broek.Au début du dix-neuvième siècle l'Eglise catholique semblait avoir perdu sa force de conquête et ne plus exister pour la science ni pour la culture. La défaveur séculaire qui pesait sur les catholiques en Hollande n'avait pas été propre à faire prendre un grand essor aux arts et à la science parmi eux. Un des premiers émancipateurs catholiques s'est plaint amèrement d'être le seul laïque parmi ses coreligionnaires qui eût une culture scientifique et artistique: il y joint un blâme à l'égard du clergé auquel il reproche de ne pas suffisamment encourager les fidèles à secouer leur léthargieGa naar voetnoot535). La situation n'était certainement pas brillante, et les efforts qu'on faisait pour y porter remède laissaient beaucoup à désirer. Pourtant les préjugés pesaient plus lourd encore sur les catholiques que cette réalité incontestable. Les prêtres - telle était l'opinion générale parmi les réformés - faisaient tout pour maintenir les fidèles dans l'analphabétisme. Ignorance et superstition, voilà ce qu'un protestant considérait comme les traits les plus caractéristiques d'un catholique. On comprendra qu'il n'a pas fallu peu de courage au fils cultivé d'un ministre renommé pour se mettre du nombre de ces gens méprisés. Il en a coûté infiniment à Le Sage ten Broek de faire le pas décisif. Il a travaillé tout le reste de | |
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sa vie à combattre ces préjugés, et d'autre part à inciter les catholiques à se faire mieux valoir sur tous les terrains de la vie. Bien vite il occupe parmi ses nouveaux coreligionnaires une place centrale. Polémiste combatif, il s'applique inlassablement à désiller les yeux des protestants en leur présentant objectivement la vérité sur le catholicismeGa naar voetnoot536). Il mettait ses propres expériences au profit de ceux parmi ses frères réformés en qui des doutes avaient surgi, ou qui s'étaient déjà acheminés vers l'incrédulité, parce que ce doute et même ce rejet de la religion pouvait être leur premier pas vers le catholicismeGa naar voetnoot537). Il y a lieu de croire qu'en agissant ainsi il donnait suite au voeu exprimé par Bossuet qui priait instamment les nouveaux convertis au catholicisme d'exposer à leurs anciens coreligionnaires par quelle trompeuse apparence ils avaient toujours été abusés et par où ils avaient commencé à se détromperGa naar voetnoot538). Le choix et la forme des preuves font aussi sans cesse penser à Bossuet. Le premier conseil qu'il donne aux protestants est de comparer l'Eglise catholique, édifice inébranlable et majestueux que Dieu a fondé lui-même sur une pierre, aux sectes qui se sont séparées d'elle, ‘ruines défectueuses d'échafaudages humains’, bâtis sur le sable et condamnés fatalement à s'effondrer. Il les prépare ainsi à subir l'effet salutaire qu'a exercé sur lui l'Histoire des Variations, qu'il n'a pas cessé d'aimer ni d'admirer, et qu'en 1825 encore il appelle ‘le plus beau monument du génie de Bossuet, un chef d'oeuvre de controverse religieuse, de dialectique et d'histoire, la réfutation la plus éloquente de la doctrine chancelante des protestants’Ga naar voetnoot539). Une année auparavant il avait voué tout un fascicule de ses Mélanges Religieux et Moraux à la traduction hollandaise de la première Instruction pastorale sur les Promesses de Jésus-Christ à son EgliseGa naar voetnoot540). Le choix de cet ouvrage a été déterminé par la même prédilection pour la manifestation éclatante de l'universalité et de la perpétuité de l'Eglise. Bossuet avait écrit son instruction pour allumer dans le coeur des nouveaux catholiques un feu apostolique à l'aide du motif le plus sensible de toute la controverse religieuse: l'universalité de l'Eglise dans le temps et dans l'espace. La succession des apôtres ne pourra jamais enseigner l'erreur ni perdre les sacrements, puisque Jésus-Christ sera avec elle sans interruption. C'est donc devenir hérétique que de se retrancher de cette succession apostolique, car c'est se séparer du Christ lui-même, qui est en elle. Ces réflexions de Bossuet, Le Sage a considéré comme son devoir de les | |
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adresser aux protestants. Ce serait une négligence coupable et un manque de charité inexcusable, dit l'auteur de la préface hollandaise, de ne pas tâcher d'enlever à ceux qui errent leurs illusions en leur proposant les pensées sublimes de l'immortel Bossuet. Le Sage avait d'ailleurs encore une raison toute spéciale de le faire. Les paroles qui terminent l'instruction doivent avoir trouvé en son coeur un écho particulier. Bossuet y récuse le reproche adressé fréquemment aux catholiques, d'être forcés d'admettre aveuglément, dans l'ignorance la plus complète, tout ce qu'il plaît à leur curé ou à leur évêque de leur faire croire. Ce passage a été relevé dans la préface hollandaise, et dans la traduction le texte en a été rendu d'une force plus directe et plus éloquente: C'est le moyen, dites-vous, d'inspirer aux hommes un excès de crédulité qui leur fait croire tout ce qu'on veut sur la foi de leur curé ou de leur évêque. Vous ne songez pas, nos chers frères, que la foi de ce curé et de cet évêque, est visiblement la foi qu'enseigne en commun toute l'Eglise: il ne faut rien moins à un catholique: vous errez donc, en croyant qu'il soit aisé de l'ébranler dans les matières de foi: il n'y a rien au contraire de plus difficile, puisqu'il faut pouvoir à la fois ébranler toute l'Eglise malgré la Promesse de Jésus-Christ. Ainsi soulignée, cette réflexion mesurée de l'évêque a pris les accents d'un cri de coeur poussé par des gens qui chaque jour avaient à essuyer les plus fortes offenses. Le même zèle inlassable avec lequel Le Sage s'adressait aux protestants l'engageait encore à recommander aux catholiques d'approfondir leur connaissance de la foi, et de ne pas se comporter, dans cette étude, comme l'homme dont parle Saint Jacques, et qui après avoir vu dans le miroir sa face naturelle, s'en va et oublie aussitôt comment il est fait. Dans les Mélanges Religieux et Moraux, publiés dans ce but, il les renvoie à l'Exposition, à l'Histoire des Variations et aux Avertissements aux Protestants, où ils peuvent consolider l'intime conviction qu'ils ont de posséder la vérité, et puiser les arguments nécessaires pour repousser les attaques des réformésGa naar voetnoot541). Ses contemporains ont suivi avidement ce conseil. En 1825 un de ses amis réédita l'hymne que Vondel a composé sur le sacrifice de | |
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l'Eucharistie. Fidèle à l'inspiration du poète, il explique dans les notes toutes les difficultés qui ont provoqué des controverses entre les catholiques et les protestants sur cette matière. A la fin du livre il s'excuse de n'avoir cité nulle part ‘le fameux ouvrage de l'immortel Bossuet, Histoire des Variations’. Le motif qu'il donne de cette omission est significatif pour le succès de l'‘oeuvre précieuse’ de M. de Meaux: il la croyait trop généralement connue et trop souvent citée pour y attirer encore une fois l'attention de ses lecteurs; il n'aurait pu en alléguer rien qui ne fût déjà par trop connuGa naar voetnoot542). Il ne faut donc pas s'étonner qu'un des collaborateurs les plus proches de Le Sage ait fourni en 1829 une nouvelle traduction hollandaise de cet ouvrage préféréGa naar voetnoot543). D'autre part Le Sage lui-même facilite aux lecteurs de ses Mélanges l'accès aux sermons de Bossuet en traduisant pour eux de nombreux fragments contenant des lecons doctrinales et morales. Sur un seul point il délaisse le maître admiré, ou plutôt il le dépasse. Le Sage est un adhérent ardent de l'infaillibilité du Souverain Pontife. Nous n'avons qu'à considérer le titre de l'Ultramontain (De Ultramontaan), revue qu'il fonde en 1826 et à laquelle il donne le sous-titre provocant et satirique de Revue pour les ennemis du progrès et les ignorants. Ces sentiments de soumission respectueuse au pape, il les a en commun avec tous les catholiques des Pays-Bas, qui, ayant eu à s'opposer aux calvinistes et aux vieux-catholiques, ont prouvé d'une manière vivante une grande vérité ecclésiale: les schismes contribuent à formuler clairement ce qui dès le début était inclus intrinsèquement dans la doctrine, fait que Bossuet avait constaté lui-même dans sa première Instruction sur les Promesses. L'élévation en dogme de la doctrine de l'infaillibilité du pape n'était pour les catholiques hollandais qu'une formalité importante, une cérémonie extérieure, qu'ils applaudissaient de tout coeur parce qu'elle confirmait leur conviction de toujoursGa naar voetnoot544). | |
C. Broere et J.A. Alberdingk Thijm.Avec Bogaerts et Le Sage ten Broek l'actualité de Bossuet pour les catholiques des Pays-Bas et l'influence prépondérante de ses oeuvres de controverse touchent pourtant à leur fin. Certes, en 1848, on met encore en avant l'idée d'une Continuation de l'Histoire des VariationsGa naar voetnoot545), et la conversion de Herman Des Amorie van der Hoeven, où les écrits de | |
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Bossuet ont joué un grand rôle, comme nous l'avons vu, se place même une vingtaine d'années plus tard. Mais la suite de son histoire de la doctrine protestante n'a jamais été effectuée; et, d'autre part, il faut attribuer pour une large part au hasard le fait que c'est lui qui a ouvert à van der Hoeven la porte de l'Eglise de Rome.C'est un de ces cas individuels qui ne feront pas défaut tant qu'on trouvera des éditions de ses oeuvres dans les bibliothèques. Il est indéniable qu'un lent changement s'accomplissait. Au séminaire de Hageveld C. Broere, prêtre qui a exercé une influence extraordinaire sur le clergé comme sur les laïques de son temps, avait suivi les cours de van Bommel et de Bogaerts, qui inspiraient à leurs élèves une chaude admiration pour l'évêque de Meaux. Sur les bancs de l'école il avait appris à scruter avec enthousiasme les trésors cachés dans son oeuvre immense. ‘Combien n'ai-je pas admiré Bossuet, à Hageveld, lorsque dans son Discours sur l'Histoire Universelle il montre en l'âme humaine l'image du mystère de l'Incarnation’, lui écrit en 1831 un de ses anciens condisciplesGa naar voetnoot546). C'est là une allusion au beau passage où Bossuet s'étend sur la merveilleuse image que Dieu, qui nous a révélé les mystères de la Trinité et de l'Incarnation, nous en fait trouver en nous-mêmes, afin qu'ils nous soient toujours présents, et que nous reconnaissions la dignité de notre nature: ‘Notre âme, d'une nature spirituelle et incorruptible, a un corps corruptible qui lui est uni; et de l'union de l'un et de l'autre résulte un tout, qui est l'homme, esprit et corps tout ensemble, incorruptible et corruptible, intelligent et purement brute. Ces attributs conviennent au tout, par rapport à chacune de ses parties: ainsi le Verbe divin, dont la vertu soutient tout, s'unit d'une facon particulière, ou plutôt il devient lui-même, par une parfaite union, ce Jésus-Christ fils de Marie; ce qui fait qu'il est Dieu et homme tout ensemble, engendré dans l'éternité, et engendré dans le temps; toujours vivant dans le sein du Père, et mort sur la croix pour nous sauver’Ga naar voetnoot547). Ces lignes que Broere avait dévorées à l'école, ne contiennent-elles pas en germe sa doctrine de l'exemplarisme? Il s'est ressenti en tout cas pendant toute sa vie des sentiments d'admiration qu'il avait concus dans sa jeunesse. Il se fait l'écho de Bossuet, quand il traite Ruysbroeck d'hérétique. Comme l'évêque de Meaux il accuse le mystique d'être tombé dans le quiétisme. Et jusque dans l'aveu que, par de bénignes interprétations on pourrait trouver aux expressions de Ruysbroeck un sens supportableGa naar voetnoot548), nous retrouvons le langage que Bossuet a tenu dans son Instruction sur les Etats d'OraisonGa naar voetnoot549). Lorsque, enfin, dans son livre sur Grotius, il retrace la vie du savant de Delft, en faisant voir dans tous les événements successifs la main de la Providence qui l'a reconduit pas à pas à l'Eglise-Mère, | |
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Broere se montre un disciple intelligent de l'auteur du Discours sur l'Histoire Universelle avec ses larges vues sur la destinée humaine, mais aussi avec son esprit de système qui lui fait faire quelquefois la loi à la Providence. Il n'ose émettre sa propre opinion sur Grotius, contraire à celle de Bossuet, sans se confondre tout d'abord en excuses. Nous ne pouvons jamais négliger, dit-il, les paroles d'un homme comme l'évêque de Meaux, et nous sommes obligés de répondre à ses preuves. L'honneur du grand Bossuet que nous nous enhardissons à contredire, comme l'intérêt de la cause elle-même que nous défendons, exige que nous prouvions qu'en cette occurrence Bossuet ne peut pas prétendre à l'autorité qui lui revient dans d'autres occasionsGa naar voetnoot550). Toute brillante que soit l'auréole qu'on met ici sur la tête de Bossuet, elle ne peut nous aveugler au point de nous faire oublier que les traits de son image commencent à se dissiper. Le grand écrivain est en train d'effacer le controversiste acharné. Pour les protestants Bossuet était classique - ou faut-il dire: historique? - dès le début du dix-neuvième siècle. Pour les catholiques il va le devenir vers la seconde moitié. L'absence de son nom dans l'oeuvre de J.A. Alberdingk Thijm est le symbole du vide qui sépare le déclin de son influence réelle et sa promotion à la gloire classique. La renommée littéraire de l'évêque de Meaux n'est pas encore assez grande pour attirer cet auteur qui était avant tout homme de lettres. S'il naît pour lui des difficultés religieuses - ce qui arrive très rarement, puisque sa foi jaillit plutôt de son coeur poétique qu'elle ne provient d'une conviction philosophique - il en cherche la réponse chez des auteurs plus modernes, tels que Lacordaire, Montalembert et VeuillotGa naar voetnoot551). Ici comme ailleurs il devance ses compatriotes catholiques. Sa femme au contraire, plus conservatrice que lui, fait dans son abondante bibliothèque une large place aux ouvrages de BossuetGa naar voetnoot552). | |
La polémique des lits de mort.Ce qui dans toutes les luttes dogmatiques n'aurait pas été possible, arriva dans une querelle littéraire en 1881-1882: un écrivain catholique osait lancer une attaque véhémente contre Bossuet. Le jeune Lod. van DeysselGa naar voetnoot553) fut l'iconoclaste téméraire. En 1879 son père avait déclenché une discussion violente sur les rapports entre la morale et la littérature par la publication de sa version hollandaise de Tartuffe. C'était pour lui un chef d'oeuvre littéraire dont il ne voulait pas priver le public hollandais. | |
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Il fut seul de son opinionGa naar voetnoot554). Toute la presse catholique y voyait avec Veuillot une attaque contre la religion, et condamnait Molière, à l'exemple de Bossuet. Seul son fils prit le parti de Molière. Dans l'article par lequel il intervint dans la lutte il défendit le comédien contre l'évêqueGa naar voetnoot555). Une vingtaine d'années auparavant le critique protestant Busken Huet avait déjà été amené à parler de l'anathème prononcé par Bossuet contre Molière. Il l'avait fait en des termes très modérés, et s'était contenté de faire observer que la postérité a vengé Molière d'une façon éclatante de l'insulte de Bossuet. Il était d'avis qu'on devait s'en tenir là, et qu'il ne fallait certainement pas aller jusqu'à contester à l'évêque le droit de juger un auteur d'après sa conception de la vie, puisque ce principe n'était pas faux et que le germe de l'absurdité du jugement de Bossuet ne se trouvait que dans son caractère absoluGa naar voetnoot556). Ce n'est pas ici le lieu d'entamer cette question de moralisme et littérature. Qu'il nous suffise de remarquer que si la vie de Molière a été redressée, ce n'est pas par son oeuvre, ni par le jugement de la postérité, mais par sa fin religieuseGa naar voetnoot557). Van Deyssel, qui ne s'est pas montré si modéré que son prédécesseur protestant, avait compris que pour juger de la vie de Molière il ne faut pas appliquer le critérium du succès littéraire. Un de ses adversaires avait comparé Bossuet, enseignant noblement à Louis XIV que Dieu seul est grand, à Molière, louant dans Amphytrion l'adultère du roiGa naar voetnoot558). Il répond par une autre comparaison, en opposant le prélat riche, orgueilleux et revêtu d'un grand nombre de dignités, au comédien pauvre et peu ambitieux. S'il est vrai, s'écrie-t-il, qu'en ses derniers moments tout homme se montre plus que jamais sous sa figure véritable, qu'on regarde alors Bossuet qui en mourant montait l'escalier de Versailles pour aller solliciter la dignité d'évêque de Meaux pour son neveu indigne, et Molière, qui pour secourir des pauvres n'avait pas voulu ménager sa santé ébranlée, et qui rendit l'esprit entre les bras de deux religieuses auxquelles il donnait l'hospitalité. Aussi Bossuet qui n'a pas craint d'adresser à l'histrion à la gaieté si triste les paroles: ‘Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez’, devra-t-il rendre compte de ce manque de charité au Juge suprême et redoutable qui écrase les orgueilleux sous les foudres de sa colère. C'en était trop pour les admirateurs de l'évêque de Meaux. Schaepman, un des porte-paroles les plus illustres des catholiques des Pays-Bas, et qui considérait Bossuet et Dante comme les plus grands génies catholiques après Saint-AugustinGa naar voetnoot559), prit sur lui de venger l'honneur de l'évêque auquel on avait osé porter | |
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atteinte. Dans cette lutte à propos du théâtre il s'était conformé complètement au jugement sévère de l'auteur des Maximes et Réflexions sur la Comédie. Mais ce qui avait été à l'origine le sujet de la discussion fut relégué à l'arrière-plan, et dans une longue série d'articles on dressa de part et d'autre le bilan pour et contre Bossuet. Sur un ton paternel son défenseur donna une réprimande au jeune écrivain, qui, dans sa témérité naïve, avait osé profaner le lit de mort d'un homme en qui s'étaient résumées toutes les grandeurs de l'esprit français, avec le moindre mélange de défauts. Non pas que van Deyssel eût atteint l'aigle de Meaux. Car celui-ci, planant dans les airs, les ailes toutes grandes étendues, n'avait pas même senti vibrer l'air au croassement de ce petit hibou qui se croyait un faucon. Mais on ne saurait admettre de telles polissonneries. Voilà pourquoi Schaepman menace son adversaire de lui donner une bonne râclée, comme un père avec son enfant, s'il le reprenait à faire le petit chien auprès du piédestal sur lequel la postérité a placé Bossuet. Malheureusement il n'avait pu se retenir, au cours de ce long plaidoyer imagé, de donner plusieurs coups de griffe à Molière qui n'était pour lui que le valet de chambre génial qui avait épousé la fille de sa propre maîtresseGa naar voetnoot560). Ainsi des deux côtés l'on ne voyait pas d'autre alternative que de traîner l'un des auteurs illustres dans la boue pour rehausser la gloire de l'autre. Ne sachant garder la mesure, les polémistes dépassèrent tous les deux leur but, et la discussion ne marque qu'un moment fatal dans l'histoire de la littérature catholique en Hollande. Une seule leçon s'en dégage pour nous: une telle discussion nous fait prendre conscience, mieux qu'aucun autre symptôme, que désormais Bossuet occupe simplement sa place dans la galerie des auteurs classiques à côté de Molière et de tant d'autres, et qu'il n'est plus invulnérable. Il inspire toujours du respect, mais plus les temps avancent, moins on sentira de sympathie pour l'évêque de Meaux. Il n'en est pas ainsi pour l'acteur brillant qui provoque la pitié avec le sourire, et à qui on pardonnera plus volontiers ses défauts qu'au sévère orateur, fussent-ils beaucoup plus graves. | |
La nostalgie de l'autorité.‘La lecture de la plupart des écrits de Bossuet nous est gâtée par un parti-pris de l'écrivain qui n'a jamais su ce qu'était le doute et la libre recherche du vrai. Il est en tout l'homme de la tradition qui craint que la critique ne dérange les matériaux de son éloquence sacrée’Ga naar voetnoot561). Ces quelques lignes sont caractéristiques de l'attitude prise envers Bossuet par les coryphées du protestantisme libéral, dont la voix suave l'emportait, | |
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vers la fin du siècle, sur celle de leurs frères orthodoxes. Inspirée par de tout autres motifs, cette réaction étonne moins que celle des représentants du Réveil quelques dizaines d'années plus tôt. L'évolution de l'appréciation de Bossuet telle que nous venons de la suivre, a atteint son point culminant chez ces hommes qui avec une confiance démesurée en la raison ont embrassé l'un après l'autre tous les -ismes philosophiques possibles, mais qui, par leur refus du surnaturel, ont creusé la doctrine de Jésus-Christ dont ils voulaient bannir tout le mystèreGa naar voetnoot562). Ils adorent ses Oraisons FunèbresGa naar voetnoot563), ils jouissent de ses belles périodesGa naar voetnoot564), et ils apprécient la noblesse de son caractère qui se montre dans l'histoire innocente de ses rapports avec Mlle de MauléonGa naar voetnoot565): mais ils ne s'intéressent aucunement à l'aspect purement religieux de sa vie ni de ses oeuvres. Si, par exception, ils en parlent, c'est seulement pour en signaler les points faibles, son traditionalisme rigide, son absolutisme et ce qu'ils ont appelé son fanatismeGa naar voetnoot566). Il est clair qu'ainsi ils ne trahissent que les raisons secondaires de leur silence. La véritable raison, nous l'avons vu percer dans les paroles que nous venons de citer: c'est que Bossuet a refusé de soumettre les mystères sacrés de la religion au même critère rationnel que n'importe quelle science humaine, et qu'il a même combattu toute sa vie ceux qui ont essayé de le faire. Sa foi robuste et simple ne pouvait satisfaire leur besoin de raffinement purement rationaliste. Ils trouvent plus leur compte chez Pascal à l'âme tourmentée, ‘le Faust du dix-septième siècle avec une autre fin’Ga naar voetnoot567). Seuls les protestants pour qui l'autorité extérieure est toujours un problème tourmentant le jugent autrement. Le pasteur wallon qui constate le besoin croissant de cette autorité, et qui le regrette en même temps, puisqu'il profite exclusivement à l'Eglise catholique, a vu comment Bossuet en a fait la pierre angulaire de ses expositions de doctrine, ce qui leur donne une certitude qu'on ne trouve nulle part ailleursGa naar voetnoot568). Il est pourtant peu vraisemblable que cette tendance dans le protestantisme produise un regain de l'influence de l'évêque de Meaux. Les protestants surtout s'adresseront bien plutôt à Newman, qui a supplanté définitivement Bossuet. Puisque le cardinal anglais ferme moins les yeux sur le développement des circonstances et des temps, sa position est plus forte envers le protestantisme, qui, à défaut d'une autorité extérieure, s'identifie de plus en plus avec l'esprit du temps. |
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