Bossuet en Hollande
(1949)–J.A.G. Tans– Auteursrecht onbekend
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V. Le succès des autres ouvrages.L'appréciation des oeuvres de Bossuet au cours des siècles fournit une illustration remarquable de l'évolution que l'Europe parcourut, et qui peu à peu fit prévaloir les valeurs esthétiques sur les valeurs éthiques. En déplaçant le centre de gravité vers l'art, on subordonna le critère dogmatique au critère littéraire, au point d'estimer même la Bible parfois du seul point de vue de la littérature. Bossuet n'a sans doute jamais prévu qu'un jour une grande réputation artistique lui serait faite. On a déjà proclamé à tout bout de champ qu'il n'a pris la plume que pour combattre quelque danger pressant, pour défendre l'Eglise et les bases chrétiennes de la civilisation européenne, ou pour donner de sages préceptes de vie catholique aux fidèles que Dieu avait confiés à ses soins. Il dédaignait la gloire littéraire comme inutile et même dangereuse, puisqu'elle faisait perdre tout leur temps à tant de génies excellents. Il ne nous paraît pas trop audacieux de supposer que sur ce terrain encore son jugement était inspiré par le besoin de réagir contre une évolution des idées dont il prévoyait qu'elle aboutirait à un renversement de la hiérarchie des valeurs en se perdant dans une exaltation absolue de la forme au détriment du fond. De là sans doute sa condamnation extrêmement sévère des auteurs qui passent à bien tourner un vers le temps qu'ils auraient dû employer pour la gloire de Dieu. Trop attentifs au jugement des critiques, ils n'auraient pas songé ‘à ce sévère jugement où la vérité condamnera l'inutilité de leur vie, la vanité de leurs travaux’Ga naar voetnoot443). L'Angleterre s'est conformée singulièrement aux motifs de ce juge étroit et injuste de la gloire littéraire. Bossuet y a eu le sort qu'il aurait désiré, puisque le théologien a éclipsé totalement l'homme de lettres. Le premier n'y a pas eu de succès, parce qu'il y a été attaqué par des adversaires illustres, et qu'il n'y a point trouvé de défenseur de valeur. Et le mauvais succès de ses ouvrages de controverse a déteint sur toute son oeuvre: le public ne l'a jamais estimée; on a traduit à deux reprises une oraison funèbre et ensuite le Discours sur l'Histoire Universelle, mais | |
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comme ces éditions n'ont pas trouvé d'écoulement, on n'a plus entrepris, depuis, de traduire un de ses ouvragesGa naar voetnoot444). La Hollande a réagi autrement, même pendant la période de l'opposition la plus véhémente des protestants au controversiste de Meaux. | |
Le discours sur l'histoire universelle.L'année même où Bossuet a adressé au monde entier les leçons d'histoire qu'il avait d'abord données au dauphin, deux jugements nous permettent de voir comment la Hollande les a reçues. L'un est de Néercassel. Ce que vous dites de la vie, des miracles et de la doctrine du Christ, écrit-il à l'auteur, on ne pourra le lire sans être rempli d'admiration et d'amour pour notre religion. On ne peut rien imaginer de plus sublime, ni rien dire de plus éloquent sur la doctrine de Jésus-Christ que ce que votre esprit en a conçu et ce que vous en avez mis dans votre livre. Vous avez jeté de très vives clartés sur les prophéties, et toutes les conclusions qu'on peut tirer de Daniel pour notre religion, vous les en avez inférées avec tant de force démonstrative et tant d'évidence que ce sera à peine si la perfidie judaïque y pourra résisterGa naar voetnoot445). L'autre est du professeur calviniste de Leyde, Etienne Le Moyne, qui écrit: ‘J'ai effectivement beaucoup de considération et d'estime pour le Discours de M. de Meaux. Il suit fort bien son sujet, il a des réflexions fort belles, son style est également fort beau et c'est assurément une lecture qui est extrêmement agréable’Ga naar voetnoot446). Les accents ne sont pas les mêmes dans ces deux éloges, et on pouvait s'y attendre, à moins de négliger toute psychologie religieuse. Mais abstraction faite de ces nuances, qui trouvent leur origine dans la différence de climat religieux, on peut dire que les vues catholiques de Bossuet sur l'histoire ont excité chez un représentant de la communion religieuse la plus puissante de la Hollande en ce moment-là la même admiration sincère que chez le chef des catholiques hollandais. Ce n'est sans doute pas en dernier lieu parce que son ouvrage ne contient rien qui puisse être considéré comme une attaque contre le protestantisme. Le grand nombre d'acheteurs que le livre a trouvé en Hollande est une autre preuve de l'avidité avec laquelle on s'y est mis à l'école de l'historien français: il en parut ici plusieurs éditionsGa naar voetnoot447). Et nous avons déjà vu que de tous ses ouvrages on rencontre avant tout son Discours | |
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sur l'Histoire Universelle dans les cent bibliothèques privées du dixhuitième siècle dont on a dressé le relevéGa naar voetnoot448). On peut saisir sur le vif les raisons de ce succès. La chronologie historique paraît avoir plu beaucoup aux lecteurs de ce temps. Les Epoques, où Bossuet rassemblait ensemble tous les événements d'une période de façon à présenter, à chaque année, une image du monde entier, avaient séduit les esprits. Regrettant que M. de Meaux n'eût point achevé cette oeuvre, un avocat au parlement de Paris, Jean de La Barre, qui se livrait à la culture des lettresGa naar voetnoot449), occupait ses loisirs à composer une oeuvre de chronologie historique sur le modèle de l'ouvrage de Bossuet. Il n'avait pas eu l'intention de la donner au public, et l'avait seulement faite ‘par une espèce de désespoir de ce que nous ne pouvions pas avoir la suite que cet illustre Prelat nous avait promise’. Elle parut cependant sous le titre somptueux de Continuation de l'histoire universelle de Messire Jacques Bénigne Bossuet évêque de Meaux. Depuis l'an 800 de Nôtre Seigneur jusqu'à l'an 1700 inclusivementGa naar voetnoot450). Elle conquit d'assaut la faveur du public. Avec la régularité d'une horloge les rééditions se suivaient, continuant chacune l'ouvrage de Bossuet de quelques années de plusGa naar voetnoot451). L'affaire, qui se montrait être tellement lucrative, incita deux historiens de second rang à profiter de la renommée de l'évêque de Meaux et du succès de son ouvrage, pour reprendre encore plusieurs fois cette suite chronologique. On n'avait toujours pas réussi jusqu'ici à lever l'anonymat du premier de ces nouveaux continuateursGa naar voetnoot452). Un périodique protestant hollandais est venu à notre aide, en nous révélant que c'est ‘un moine défroqué de Salines, en Franche-Comté, nommé Freschot’Ga naar voetnoot453). Ce ne peut être que l'historien du congrès et de la paix d'Utrecht, ancien bénédictin de Saint-Vanne, qui, après avoir quitté le froc, s'était retiré en HollandeGa naar voetnoot454). | |
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Le deuxième est Pierre Massuet, encore un moine qui a jeté le froc aux orties. Ce savant, qui était aussi littérateur, passa en Hollande, embrassa la religion réformée, fit ses études de médecine à Leyde, sous Boerhaave, et finit par s'établir à AmsterdamGa naar voetnoot455). Ils ont fait beaucoup d'emprunts à leur prédécesseur. Mais il faut remarquer que l'héritage de Bossuet et de La Barre était tombé en des mains très peu respectueuses: ils ne se sont pas gênés pour changer totalement le caractère de l'ouvrage, et pour en faire une oeuvre de polémique contre la cour de Rome. Quelques échantillons pris dans l'édition de 1722Ga naar voetnoot456), suffisent pour montrer ce que le livre est devenu sous leur plume. A l'année 1710 nous y lisons sur l'affaire Codde: ‘Il y avoit plusieurs années que les Catholiques Romains de ces Provinces étoient désunis au sujet du traitement fait à Monsieur Codde, Vicaire apostolique ou Pasteur Général de cette Mission, que le Pape avoit déposé dès l'année 1704 sans aucune spécification de faute reconnuë mériter cette flétrissure; cela étoit cause que le Clergé Séculier n'avoit point voulu recevoir d'autre successeur, pendant que les Reguliers employez dans la Mission et les Jesuites en leur particulier déferoient non seulement aux ordres de Rome, mais traitant de rebelles ceux qui n'avoient pas la même soumission entrainoient une partie des Catholiques dans leurs sentimens.’ Et à propos des disputes passionnées provoquées par la Bulle Unigenitus l'auteur nous raconte à l'année 1716: ‘On s'étonnera avec raison dans les siècles avenir que la Cour de Rome ait prétendu se rendre tellement l'arbitre de la foi et de la conscience des Fidelles, qu'elle ne se crut point obligée d'avoir aucun égard à la piété et à la Doctrine de tant de Prélats et de Professeurs, qui ne lui demandoient que l'explication de ses Oracles pour s'y soumettre; comme si cette condescendance étoit une bassesse indigne du souverain Pontificat...... Les Jesuites, que personne ne doute avoir la plus grande part dans la production de cette Bulle, parce que les Censures favorisent indirectement leurs nouvelles Opinions dans la théologie, travailloient encore avec le plus grand zèle pour la faire recevoir.’ Il est clair de quel côté vient le vent. Mais alors que, dans les passages ayant trait aux réformateurs et à la Réforme, Freschot avait employé un langage qui pouvait rappeler de très loin celui de l'évêque de Meaux, Massuet faisait encore un pas de plus. Ce troisième compilateur laborieux ne pouvait s'empêcher de manifester sa sympathie pour la religion qu'il venait d'embrasser. Ceci explique qu'une oeuvre publiée sous le nom de Bossuet ait été dédiée à un échevin et conseiller de la ville d'Amsterdam, député aux états généraux des provinces unies des Pays-BasGa naar voetnoot457). Dommage qu'une certaine amertume doive tempérer la joie d'un tel hommage posthume rendu à Bossuet. | |
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Sous la forme qu'il avait revêtu en 1722 cet ouvrage postiche a eu le plus grand succès en Hollande. Joint à la douzième édition du Discours sur l'Histoire Universelle, il a été traduit trois fois en langue vulgaireGa naar voetnoot458). Le seul compte-rendu que nous ayons pu en trouver, nous montre pourtant que le supplément au livre de Bossuet n'était pas généralement apprécié et ne devait une grande partie de son succès qu'à l'accouplement avec le Discours lui-même. Le témoignage est d'autant plus précieux qu'il vient du côté protestant. ‘La science de l'histoire sacrée et profane et la chronologie, lisons-nous dans le Boekzaal, ont appelé en aide la philosophie et la théologie pour mettre au jour cet ouvrage, qui diffère infiniment des deux autres tomes qu'on a imposés au monde comme une suite...... Nous abandonnerons ces deux squelettes d'histoire à l'oubli pour ne parler que de l'oeuvre de Bossuet luimême’Ga naar voetnoot459). Le fait que l'auteur de la suite a parlé de la Réforme, et surtout la façon dont il l'a traitée, est naturellement pour quelque chose dans ce jugement foudroyant. Mais le journaliste calviniste aurait pu se dédommager en faisant ressortir les termes irrespectueux à l'adresse du Saint-Siège. Il s'est vraiment élevé au dessus de toute controverse religieuse. Son admiration pour l'historien qu'est Bossuet et son dédain pour l'imitateur sont sincères, fondés sur des motifs de nature religieuse et scientifique. Le choix des fragments qu'on cite nous découvre ces ressorts secrets, en nous révélant du même coup une des principales causes du grand retentissement du Discours en Hollande. C'est tout d'abord le tableau apocalyptique où Bossuet nous peint la Rome païenne, qui, après avoir fait une longue et cruelle guerre à l'Eglise, tombe sous le glaive des barbares, afin qu'une autre Rome, toute chrétienne, puisse sortir des cendres de la première, et que la victoire de Jésus-Christ sur les dieux romains soit complète. Ailleurs on cite l'endroit où Bossuet efface d'un seul geste toutes les discussions sur l'année précise de la naissance de Jésus-Christ. Qu'importent toutes ces mesquineries, répète le critique hollandais après Bossuet. S'il y a incertitude sur cette date, elle provient non pas de la naissance de Jésus-Christ, mais de l'incertitude des années du monde. Qu'il nous suffise de savoir qu'Il est né environ l'an 4000 du monde, et que c'est là le moment le plus considérable de toute l'histoire de l'humanitéGa naar voetnoot460). L'admirable sainteté de la personne du Christ, la transcendance de Sa Doctrine, l'accomplissement merveilleux de l'Ancien Testament dans le | |
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Nouveau, voilà ce que Néercassel avait vu dans le tableau de l'humanité peint par Bossuet. La préparation de l'ère chrétienne par toute l'antiquité, le travail du mystère et du miracle dans le monde, la présence toujours tangible de la Providence, devant laquelle les ergoteries de la science humaine sombrent dans le néant, voilà ce qui avait frappé les yeux du spectateur protestant. Par dessus les années qui les séparent et les discordes théologiques qui les désunissent, ils se tendent la main pour défendre avec Bossuet le christianisme tout court. Les personnes et les systèmes ont changé. Mais en 1730 on lutte contre le même mal que Bossuet: l'esprit d'incrédulité qui, timide au déclin du dix-septième siècle, se manifeste avec insolence au dix-huitième. Spinoza avait déjà sapé la valeur des prophéties, nié le miracle, et créé un Dieu qui par l'immanence à son oeuvre, par l'impossibilité de s'en séparer, a perdu et les moyens d'intervenir dans cette oeuvre et sa liberté, qui doit être l'essence même de Dieu. En excluant l'intervention providentielle dans la nature, en restreignant la nature à elle-même, on lui assignait une cause, une loi et une fin en dehors de Dieu. Rien n'était plus nécessaire en 1681 que le plaidoyer de Bossuet pour la Providence, pour le surnaturel, qui est l'idée directrice de tout son Discours. Le providentialisme de l'évêque de Meaux, qui ne laissait rien dans l'ombre, était la seule réponse possible à la causalité toute naturelle de Spinoza. Ainsi son ouvrage était une arme dans la lutte que depuis longtemps il avait vu se préparer contre l'Eglise sous le nom de la philosophie cartésienneGa naar voetnoot461). Bossuet a eu bientôt à se servir lui-même de cette arme. En faisant dériver de l'immutabilité de l'essence divine la permanence des lois de la nature, on avait abouti à la négation du miracle, puisqu'une intervention de Dieu dans la nature remettrait en question son immutabilité. Descartes lui-même avait échappé à ce dilemme en fixant entre la foi et la raison un abîme infranchissable. Ses disciples, moins prudents que lui, avaient donné dans l'erreur. Même Malebranche, voulant concilier une fois pour toutes les principes cartésiens et la doctrine chrétienne, n'avait su éviter l'écueil. La Providence qu'il peignait, agissant par des volontés générales, et non pas particulières, était bien loin de ressembler à l'image de la Providence que Bossuet a évoquée devant nos yeux, et qui nous La fit voir intervenant dans les plus petites choses comme dans les plus grandes. Dieu était devenu l'esclave de son ordre établi, et Jésus Christ son chargé d'affaires. Pour le protestantisme néerlandais, qui se ressentit pendant de longues années de la discussion violente autour du cartésianisme | |
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qu'il avait nourrie en son sein, le providentialisme de Bossuet devait garder longtemps une actualité surprenante. Elle était d'une part une arme pour les adversaires de Descartes. Mais d'autre part elle était aussi un rafraîchissement et un point de repère pour ceux qui, se sentant du goût pour la philosophie cartésienne, étaient tourmentés par les problèmes épineux qui surgissaient dès qu'ils s'agissait de la mettre d'accord avec la doctrine révélée. Car Bossuet n'avait-il pas réussi à jeter un pont sur l'abîme qui s'ouvrit entre la science et la foi? Tout en demandant à sa foi ardente l'explication ultime des événements humains, il a fait valoir plus qu'aucun historien avant lui la causalité naturelle, grâce à une observation minutieuse des faits et de leur liaison mutuelle. ‘Le même Dieu, dit-il, qui a fait l'enchaînement de l'univers...... a voulu aussi que le cours des choses humaines eût sa suite et ses proportions......: à la réserve de certains coups extraordinaires, où Dieu voulait que sa main parût toute seule, il n'est point arrivé de grand changement qui n'ait eu ses causes dans les siècles précédents’Ga naar voetnoot462). C'est aussi ce mélange d'ardeur religieuse et d'esprit scientifique qui donne à l'oeuvre sa valeur éternelle et qui lui a valu en Hollande, comme ailleurs, de rester un livre recherché. Longtemps après que les suites chronologiques de ses imitateurs étaient tombées dans l'oubli le plus complet, on publia encore une nouvelle traduction hollandaise de son DiscoursGa naar voetnoot463). Nous avons déjà vu quelle place prépondérante le livre occupait dans le programme d'études de l'école janséniste de Rijnwijck. Un témoignage de la première moitié du dix-neuvième siècle nous fait voir qu'il figurait aussi sur celui du séminaire catholique ‘Hageveld’Ga naar voetnoot464). Ainsi bien des prêtres hollandais y auront puisé des pensées édifiantes pour en enrichir les leçons qu'ils avaient à donner aux fidèles. Et il n'est certainement pas téméraire de dire que les arguments de Bossuet pour la transcendance de la doctrine de Jésus-Christ sont devenus en Hollande aussi classiques que ceux de Chateaubriand pour la beauté du christianismeGa naar voetnoot465). | |
Les maximes et réflexions sur la comédie.Un traducteur de l'Introduction à la Vie Dévote, en 1732, fait un reproche de laxisme à François de Sales, pour avoir permis aux femmes mariées et aux jeunes filles d'aller au bal, voire même de danser, et de mettre beaucoup de soin à leur toilette. En ce point, le saint évêque de | |
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Lettre de Néercassel à Bossuet du 15 septembre 1680
(Archives de l'‘Oud-Bisschoppelijke Clerezij’, dans l'‘Algemeen Rijksarchief’ à La Haye) | |
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Genève, à ces yeux, avait plutôt besoin d'excuse que de défense, puisque c'était vraiment une tache sur sa doctrineGa naar voetnoot466). Si l'on symbolise les solutions qui ont été données au problème des rapports entre l'Eglise et le monde, par les noms de Pascal et de saint François de Sales, ce porte-parole hollandais du grand saint se trouve être plutôt proche parent de l'auteur austère de Port-Royal. Il est un bon représentant de son pays vers la moitié du dix-huitième siècle. Le rigorisme de Calvin, corroboré par celui de l'évêque d'Ypres et de l'école de Port-Royal, avait imprégné l'athmosphère religieuse de la Hollande à tel point que les moeurs, pourtant austères, des huguenots français qui s'y étaient réfugiés, y détonnaient encoreGa naar voetnoot467). Il faut avoir lu le témoignage d'estime qu'un converti français a rendu à ces ‘hommes de la Bible’, quand il reproche à Louis XIV d'avoir, en les chassant, détruit ‘le nerf de la moralité française’Ga naar voetnoot468), pour se représenter un peu à quel degré d'austérité devaient être parvenus leurs hôtes hollandais - qui les trouvaient encore trop frivoles - dans leurs conceptions de la vie. Que dans ce monde il n'y eût pas plus de place pour le théâtre que pour la danse, voilà qui n'est pas pour nous surprendre. Il est d'autant plus étonnant que les invectives de Bossuet contre le théâtre aient trouvé très peu d'écho dans un pays sur lequel planait l'esprit d'où elles étaient nées. Ses Réflexions et Maximes sur la Comédie n'ont pas trouvé de traducteur parmi le nombre très grand des adeptes zélés du rigorisme moral, pas même lorsqu'en 1771 parut la version hollandaise du Traité de la Concupiscence, précédée de deux rimailleries, charmantes par leur naiveté, qui font l'éloge de ce tableau de la chute de l'homme, son bannissement du paradis, son orgueil, son crime et ses misèresGa naar voetnoot469). Il serait pourtant inexact de dire que l'ouvrage de Bossuet passa complètement inaperçu en Hollande. Dans un petit recueil de dialogues contre le théâtre, composés par un membre de l'Eglise schismatique d'Utrecht, Daniel, symbolisant le jugement divin, s'entretient avec Adam, ‘l'homme terrestre’. Il lui fait observer que le grand évêque de Meaux a dit que les pièces de Molière étaient remplies des saletés et des équivoques les plus grossières, et qu'il avait vu Quinault déplorer cent fois les égarements qu'il avait commis dans ses opérasGa naar voetnoot470). Mais c'est le seul écho que nous ayons pu trouver, et ces quelques lignes ne sauraient suffire pour nous faire parler d'une influence, si petite soit-elle, exercée par Bossuet sur l'aversion | |
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des Hollandais, catholiques tout aussi bien que protestants, du théâtre. La balance penchait bien sans le poids de son jugement. Les calvinistes surtout possédaient un tel répertoire d'arguments contre les plaisirs maudits de la scène qu'ils n'avaient pas besoin d'aller en emprunter encore à un évêque catholique. Lorsqu'en 1711 on avait conçu à Utrecht le projet d'égayer la foire annuelle par des représentations de théâtre - plaisir inouï que les habitants de la ville n'avaient plus goûté depuis 1649 -, les pasteurs se dressèrent immédiatement sur leurs ergotsGa naar voetnoot471). Du haut de la chaire ils fulminaient contre ces projets impies. Les fidèles se faisaient l'écho de leurs imprécations, et bientôt ces fameuses représentations furent le thème familier de toutes les conversations. Pierre Burman, professeur d'histoire, d'éloquence et de politique à l'université d'Utrecht, en prit prétexte pour y consacrer sa leçon d'ouvertureGa naar voetnoot472). Le théâtre n'est pas mauvais en lui. On n'a qu'à regarder l'oeuvre immortelle et bonne créée par l'inoubliable Molière. Les spectacles sont d'une grande utilité sociale. Aussi de tout temps les autorités ont-elles offert ces plaisirs innocents au peuple pour remédier à l'oisiveté, et prévenir ainsi les perturbations du repos public. Telle était en gros traits l'argumentation de Burman. Il eut à subir la colère de six ministres protestants, qui s'engagèrent dans une controverse infiniment longue avec ‘ce censeur libertin indigne du nom de chrétien’. De part et d'autre on s'injuriait copieusement, mais - et voilà ce qui nous intéresse le plus - des deux côtés on voyait moyen de donner en passant quelques coups de griffe au catholicisme. Les acteurs d'autrefois, avait demandé Burman, qui avaient satirisé la volupté et les friponneries des moines et des papes, ainsi que les horreurs et les dépravations de leur religion, avaient-ils fait rien de mauvais? C'était sans doute un coup bien porté et un argument qui devait prendre chez les protestants. Mais le savant défenseur du théâtre décocha un trait encore plus envenimé. On lui avait objecté qu'il nuisait à la religion en osant attaquer ouvertement des ministres. Pour toute défense il s'écria qu'on marchait à grands pas vers la papauté haïe, si, même en des choses indifférentes, il fallait se soumettre à l'aveuglette aux décisions, non pas de tout le corps de l'Eglise, mais de quelques pasteurs, s'arrogeant une autorité inaccoutumée. Ses adversaires ne se laissaient pas déconcerter pour si peu, et lui rendaient la pareille en tapant, eux-aussi, de leur mieux sur les catholiques. Les comédies, disaient-ils, conviennent aux cultes païens. Et le papisme, qui présente tant de rapports avec le paganisme, et qui est modelé seulement sur les règles de la politique, auxquelles il subordonne tous ses senti- | |
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ments et tous ses actes superstitieux, peut aussi tolérer la comédie, puisqu'au fond l'appareil entier de cette Mère de toutes les horreurs n'est autre chose qu'une comédie. La lutte restait indécise. Le catholicisme, maltraité des deux parts, fut la seule victime. Et l'on comprend pourquoi le nom de Bossuet ne se rencontre nulle part dans cette dispute fameuse, ni dans les autres attaques protestantes contre le théâtre. Bien que Burman eût porté aux nues Molière, les pasteurs se gardaient bien de lui opposer l'autorité du grand adversaire de l'auteur comique français. Contrairement à ce que nous avons vu pour le Discours sur l'Histoire Universelle, la haine de Rome a eu le dessus ici. Le convertisseur qu'était Bossuet les a empêchés d'écouter l'évêque austère prononçant son arrêt écrasant sur le malheureux comédien. | |
Les sermons.Avant 1778.La courbe du succès des oeuvres oratoires de Bossuet change du tout au tout suivant qu'on se place avant ou après 1778. C'est à ce moment-là seulement que par les soins de Deforis ces chefs d'oeuvre d'éloquence, restés trop longtemps dans l'oubli, furent rendus accessibles au grand public, après avoir été pillés pendant plus d'un demi siècle par les prêtres du diocèse de Troyes qui en possédaient les manuscrits. Il est clair qu'avant cette date leur influence ne pouvait pas être très grande. Certes, la renommée du prédicateur avait franchi les frontières de la France. Mais dans un pays où l'on n'a jamais subi l'enchantement ni de la personne ni de la parole d'un orateur dont la plus grande force était précisément d'approprier ses arguments et son langage à l'auditoire, on ne peut pas s'attendre à trouver pour lui la chaude admiration qui est le seul appui véritable, le seul principe vital même d'une gloire durable. Cela explique sans doute pourquoi on n'a jamais entrepris en Hollande d'éditer ni de traduire les quelques oraisons funèbres imprimées du vivant de Bossuet. La publication à Amsterdam de celle de Nicolas CornetGa naar voetnoot473) ne tire pas à conséquence, le motif de cette édition ayant été seulement de la faire servir d'arme de combat contre les jansénistes. Le fait que Bossuet lui-même semble l'avoir désavouée, nous autorise pleinement à la négligerGa naar voetnoot474). Pourtant il est possible d'indiquer dans cette première période quelques traces d'une influence, plus ou moins indirecte, exercée par l'éloquence de M. de Meaux sur la prédication protestante aux Pays-Bas, et due surtout | |
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aux réfugiés dont plusieurs avaient subi en France le charme du grand orateurGa naar voetnoot475). Dans leurs prêches les ministres hollandais suivaient toujours de près la discussion théologique ou philosophique. Ils n'en finissaient pas de démontrer que la religion réformée était la bonne, en régalant leurs auditeurs de savants traités de dogmatique. Dans la seconde moitié du dixseptième siècle il y a eu une faible réaction contre cette méthode, mais elle n'avait pas eu beaucoup de succès. Alors que les Voetiens refusaient de secouer le joug de la scolastique, les Cocéïens, qui recouraient à l'Ecriture Sainte comme au seul fondement de la prédication, se perdaient dans un étalage pédant de savoir scripturaire. Ni les uns ni les autres ne cédaient un seul instant à la tentation de mettre un peu plus l'accent sur la sanctification par les oeuvres, qu'un de leurs descendants éloignés a avoué naguère préférer à cette sanctification par la doctrine, qui ne pouvait engendrer qu'orgueil et dureté de coeurGa naar voetnoot476). Les desservants de l'Eglise wallonne y faisaient une heureuse exception. Sans pouvoir aller jusqu'à dire avec Vinet que ces hommes, au moment où ils avaient quitté leur cruelle patrie, avaient secoué de leurs souliers la poussière de l'arène, on peut constater que, n'étant plus entourés de catholiques, ils ne répudiaient pas à faire leur profit de l'exemple donné par leurs adversaires, qui tout en ne négligeant pas le dogme avaient donné à leur éloquence libre carrière dans le domaine de la morale. Le souci d'édifier les auditeurs en les instruisant devenait un des traits dominants de leur travail sermonnaire. Il ne prêchaient plus sur un texte, mais sur un sujet, et entremêlaient le dogme et la morale. Bien que le caractère plus directement scripturaire de leur éloquence continuât à les distinguer de leurs prototypes catholiques, ils cessaient d'approfondir méticuleusement un texte de l'Ecriture. Sans renoncer à l'exposition de la foi, ils n'analysaient plus avec un si grand appareil scientifique toutes sortes de points de doctrine controversés. Leur style en devenait plus pur, et la composition de leurs sermons plus naturelle. Deux noms surtout retiennent notre attention: celui de Superville, prêchant à Rotterdam à partir de 1685, et celui de Jacques Saurin, prêchant à La Haye de 1705 à 1730. Le premier est devenu l'orateur officiel de la République, dont il a célébré tous les événements fastes. Dans ses sermons de circonstance il se montre un disciple assez docile de Bossuet, à qui il emprunte maint trait d'éloquence. Et à lire ses sermons dogmatiques on ne peut s'empêcher de penser souvent au Bossuet de la période de Metz, association qui s'est | |
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imposée déjà à d'autres que nous à tel point qu'on a pu appeler ces sermons les ‘Elévations sur les Mystères d'un génie protestant’Ga naar voetnoot477). L'autre, qui a introduit l'éloquence dans la chaire calviniste, a pu être comparé à l'évêque de Meaux pour sa force, son regard vaste et perçant, et son imagination puissanteGa naar voetnoot478). Si cette ressemblance est probablement fortuite - puisque Saurin a quitté la France à l'âge de huit ans -, il est néanmoins compréhensible que le nom de Bossuet revient fréquemment sous la plume de ceux qui essaient de caractériser l'oeuvre de ces réfugiés. Parmi les grands prédicateurs catholiques c'est lui dont ils étaient les plus proches, parce qu'il ne se perdait pas, comme Bourdaloue, dans une analyse poussée de tous les vices, ni ne se rabattait, comme Massillon, sur la seule morale, à l'exclusion du dogme. Cherchant les sources d'où découlent les défauts humains et y appliquant le remède de la doctrine chrétienne, il ne restait pas trop étranger à ceux qui n'étaient entrés que depuis peu dans le domaine de l'édification. L'un d'eux se hasardait-il à aller piller dans les sermons de Bourdaloue, l'on n'était pas long à s'en apercevoir et à le faire rougir publiquement de ce larcinGa naar voetnoot479). La distance était trop grande pour qu'ils pussent se permettre impunément une telle escapade. Il n'en était pas de même pour Bossuet: ils pouvaient profiter de ses leçons sans être rappelés à l'ordre. La méthode des ministres de l'Eglise wallonne avait du succès aux Pays-Bas. Ils attiraient un nombre de plus en plus grand de fidèles autour de leurs chaires. Plusieurs éditions de sermons de Saurin et de Superville se succédaient à de courts intervalles. On les traduisait en hollandais. Et ils trouvaient même des imitateurs parmi leurs collègues de l'Eglise hollandaise. L'expérience assez inaccoutumée d'un pasteur de La Haye, Pierre Nieuwland, est significative sous ce rapport. Accusé d'avoir récité un jour un sermon de Saurin, traduit mot pour mot en hollandais, il se défendit par un aveu partiel. Pour prouver à un ami qu'il était bien possible d'employer dans la chaire hollandaise un langage semblable à celui des prédicateurs français, il s'était en effet servi d'un fragment de Saurin. La méthode lui plut et il s'engagea résolument dans la voie nouvelleGa naar voetnoot480). Leur influence est sans doute restée limitée, et, en plein dix-huitième siècle, la parade scientifique n'a pas disparu entièrement de la chaire hollandaise. De leur côté les universités n'avaient même pas manqué de faire subir leur empreinte aux prédicateurs wallons, qui, s'écartant de Saurin, allaient faire dans leurs sermons une place plus grande à l'analyse dogmatique et scripturaire. Cela n'empêche que si dans la seconde moitié | |
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du siècle la méthode synthétique a pu l'emporter dans notre pays, ce n'est pas seulement grâce à l'admiration, grande alors, pour les prédicateurs anglais, mais aussi grâce au travail des réfugiés français, qui avaient préparé le terrain. Une part modeste de cette influence revient indirectement mais légitimement à Bossuet. | |
Après 1778.L'apparition de ses sermons inaugure une nouvelle période dans l'histoire de leur influence. Désormais elle peut s'exercer plus directement. Du même coup elle va devenir plus grande. Cinq ans après que Deforis a terminé son édition, le premier tome de la traduction hollandaise voit le jour à Amsterdam, à Leyde et à Anvers. Nous n'avons pu recueillir de particularités sur la ‘société de théologiens’, qui y a donné ses soins. Il paraît qu'il y a eu des difficultés, puisqu'il s'écoule de nouveau cinq années avant que le deuxième tome paraisse, traduit cette fois par Rudolphus Brouwer, curé à Noorden. Mais alors les difficultés semblent dissipées. Les autres tomes se suivent de très près et en 1793 le dixième, contenant les oraisons funèbres, achève cette grande édition. Fait paradoxal: la publication tardive des oeuvres oratoires de Bossuet, loin d'être nuisible à leur succès, fut au contraire une circonstance heureuse. Elles n'auraient pu paraître à un moment plus favorable. Le sort de l'oraison funèbre de Nicolas Cornet contient un indice de ce qu'elles seraient devenues, si elles avaient paru plus tôt. Elles étaient rattachées par trop de liens à toutes les controverses religieuses de l'époque pour ne pas avoir été transformées en un arsenal d'arguments pour les uns, et un objet de contradiction de plus pour les autres. En 1783 ce danger était écarté. Dans l'Eglise protestante hollandaise toute une suite de prédicateurs renommés avaient achevé l'oeuvre commencée par les réfugiés français. ‘On ne travaille pas au temple de la Vérité et de la piété en réchauffant des différends périmés, et en faisant de la propagande pour des principes d'école. Loin de nous ce style de la chaire témoignant d'une crainte étroite!...... Nous avons à combattre l'incrédulité et la superstition qui sapent à l'heure actuelle l'édifice de Dieu. Que tous les protestants, que tous les amis de la lumière serrent les rangs, qu'ils marchent sur les ennemis communs en maniant l'arme à deux tranchants de la parole de Dieu’Ga naar voetnoot481). Ces lignes, qu'Abraham des Amorie van der Hoeven, appelé le Chrysostome de son tempsGa naar voetnoot482), consacrait à l'oeuvre d'un de ses confrères, carac- | |
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térisent son propre esprit, il est vrai, mais aussi les tendances iréniques de l'école de prédicateurs dont il a été le dernier grand représentant. Pour eux Bossuet n'était plus une partie en cause, mais une autorité qu'ils admettaient tous. Ainsi ses sermons ont pu être considérés comme une source de pensées édifiantes et comme des exemples bien réussis de la prédication forte et chaleureuse qu'ils désiraient tant. A trois reprises le périodique du protestantisme libéral, Algemeene Vaderlandsche Letter-Oefeningen, a rendu compte de quelques tomes de la traduction hollandaiseGa naar voetnoot483). Chaque fois il insiste sur le profit moral que les protestants, aussi bien que les catholiques, peuvent tirer de la lecture de cette oeuvre oratoire. En citant un fragment du Sermon sur les rechutes il représente à ses lecteurs Bossuet fulminant contre les pécheurs qui, tout en lâchant la bride à leurs passions, se contentent d'une pénitence extérieure; il reprend ensuite lui-même la parole pour stigmatiser les protestants, parmi lesquels ce crime se rencontre trop souvent. La controverse ne déteignait plus sur l'appréciation de leur valeur spirituelle et littéraire: le critique cite même des passages contre les abus qui s'étaient glissés dans le culte des saints, et en particulier dans celui de la Sainte Vierge, sans reprocher à Bossuet de peindre la doctrine de son Eglise en de fausses couleurs, et sans invectiver contre ce culte lui-même. Aussi les homilètes de ce temps-là ne redoutaient-ils pas de suivre son grand exemple. En 1822 le professeur J.H. van der PalmGa naar voetnoot484), indiquant huit maîtres de l'éloquence religieuse, nomme Bossuet le premierGa naar voetnoot485). Dans cette énumération l'évêque de Meaux passe même avant Massillon, à qui pourtant la façon de prendre les hommes par le coeur et par les larmes avait assuré un succès considérable au siècle de la sentimentalité: un pasteur avait publié la traduction de quelques-uns de ses sermonsGa naar voetnoot486), et c'est à lui que van der Palm renvoyait un ministre qui lui avait demandé un modèle de l'éloquence religieuseGa naar voetnoot487). Le silence qu'on fait sur Bourdaloue et le grand succès des Dialogues sur l'Eloquence de Fénelon avec leur portrait peu flatteur du célèbre jésuiteGa naar voetnoot488), contiennent encore des indications qui peuvent servir à expliquer le sort plus heureux de Mas- | |
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sillon et de Bossuet. Le véritable orateur, lit-on dans les notes qui accompagnent la traduction hollandaise des Dialogues, doit rendre l'âme humaine sensible à tout ce qu'il dit. Il ne doit pas seulement convaincre, mais persuader. Il faut évidemment que dans les sermons la raison trouve son compte. Mais il y a d'autres ressorts dans l'homme, et l'orateur doit peindre pour satisfaire l'imagination, et surtout émouvoir le coeur. C'est ainsi que Bossuet et Massillon ont entendu l'art de mettre leurs auditeurs en extase. Rien de mieux réussi que la description magnifique de la victoire remportée par le prince de Condé sur les Espagnols à Rocroy; rien de plus émouvant ni de plus sublime que la péroraison célèbre: ‘Venez, peuples, venez maintenant; mais venez plutôt princes et seigneurs...... venez voir le peu qui nous reste d'une si auguste naissance, de tant de grandeur, de tant de gloire.’ Pourvu qu'on sache la pénétrer de la simplicité évangélique, on n'a pas besoin de bannir l'éloquence de la chaire. Les paroles doivent rester au service des choses, et y emprunter leur force et leur beauté. Massillon et surtout Bossuet se sont rendus immortels en puisant dans l'Ecriture Sainte leurs preuves vigoureuses, leurs comparaisons touchantes et leurs belles images. Certes, Bourdaloue trouve aussi sa place parmi les grands exemples de l'éloquence religieuse. Mais - le curé Schrant ne laisse pas subsister de doute - la préférence va vers Massillon, et surtout vers Bossuet, qui a l'avantage sur son rival de gloire de ne pas trop négliger la doctrine au profit de la morale. Rejoignant les prédicateurs protestants de la fin du dix-huitième siècle, le traducteur catholique des Dialogues approuve de grand coeur La Bruyère qui se moque des énumérateurs qui ‘embrouillent’ leurs auditeurs par les soins infinis qu'ils mettent à ‘digérer’ et à ‘éclaircir’ leurs sermonsGa naar voetnoot489). On ne veut plus des divisions et subdivisions innombrables, recherchées et peu naturelles, ni surtout des froids raisonnements. On désire un langage qui aille droit au coeur. Personne ne l'illustre mieux que Des Amorie van der Hoeven, l'élève le plus brillant de van der Palm et professeur d'éloquence à son tour. Il montre des ressemblances frappantes avec Bossuet. Il a la même foi ingénue qui veut témoigner de la Vérité sans trop vouloir pénétrer les mystères, la même sincérité d'esprit qui le fait aller droit au but; comme Bossuet il secoue la conscience de ses auditeurs en les faisant s'incliner devant les ordres de Dieu qu'il leur enseigne d'un ton impératif; à l'exemple de l'évêque de Meaux il n'essaye pas avant tout d'opérer sur la volonté par la raison, mais il cherche la voie du coeur par l'imagination; il n'y a pas | |
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jusqu'à la solennité de son style noble et vigoureux qui ne rappelle les accents majestueux que Bossuet a su trouver en chaire. Le grand amour de saint Chrysostome qu'ils avaient en commun ne suffit pas pour expliquer cette parenté, ni non plus le fait que tous deux ils avaient continuellement la Bible ouverte devant eux. Il faut regretter que le professeur n'ait pas voulu qu'on publie ses cours d'éloquence. Ils nous auraient vraisemblablement prouvé d'une manière tangible que ce prédicateur si renommé, qui s'était formé le goût par la lecture de grands exemples, s'appropriant tout ce qu'il trouvait de bon chez les autres, a fréquenté aussi l'évêque de Meaux, que son maître van der Palm lui avait fait admirer. Après la mort de Des Amorie van der Hoeven, Bossuet trouvait auprès de ses disciples un nouvel avocat en la personne d'Alexandre Vinet. Les nombreux écrits de ce Suisse, fervent de la littérature française, ont eu un grand retentissement en HollandeGa naar voetnoot490). Son Homilétique, traduite en 1854, a été rééditée en 1875Ga naar voetnoot491). Or tout au long de ce livre il se montre un grand admirateur de l'évêque de Meaux, ‘en qui semble renfermé toute la majesté du dogme chrétien’; et il doit avoir initié maint ministre hollandais à l'art oratoire de Bossuet. Avec lui nous nous approchons pourtant d'un moment critique dans l'histoire du succès des oeuvres oratoires de Bossuet. De plus en plus ses oraisons de circonstance relèguent les sermons au second plan, et sa gloire va devenir avant tout une gloire littéraire. En 1872 déjà l'ancien ministre Allard Pierson - auteur qui fait penser à Renan -, dans un cours de littéraire française pour l'enseignement secondaire, ne le représente plus que comme un grand panégyriste et le créateur des oraisons funèbresGa naar voetnoot492). Sur ce plan étroit son étoile fut bientôt éclipsée par d'autres. Il avait trop de traits sublimes, il manquait un peu trop de proportions pour les Hollandais, au caractère pondéré; et Massillon qui avait moins de génie, il est vrai, mais qui devait leur sembler plus égal, eut alors incontestablement leur préférence. D'autres écueils surgissaient encore, contre lesquels la gloire de Bossuet - comme celle de Massillon d'ailleurs - allait se briser: un dégoût croissant de la rhétorique, et un regain de sentiments anti-catholiques. Sans plus les connaître, les auteurs protestants méprisaient les prédicateurs du siècle de Louis XIV comme des orateurs d'apparat, ne voyant pas clair dans l'essence du christianisme et de l'Ecriture Sainte, et privés par conséquent de ce qui caractérise le véritable homilète. Dans une Eglise, | |
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croyaient-ils, qui enlève à la Bible son caractère normatif, et qui prétend soumettre les fidèles à une autorité absolue, il n'y a pas de place pour de vrais prédicateursGa naar voetnoot493). L'histoire même de leur propre prédication contredit ces préjugés. Ce que cette critique aigre et partiale contient de juste, et ce qui l'explique peut-être pour une large part, c'est que chez les catholiques la parole n'a jamais occupé une place si exclusive ni si sacrée que chez les protestants. Il est temps de jeter nos regards sur la Hollande catholique. Les sermons de Bossuet ne commencent à y jouer un rôle qu'à partir de leur publication. Ils furent accueillis avec autant d'enthousiasme que ses ouvrages de controverse. Le seul fait de leur traduction en dix tomes en dit déjà long. Et lorsqu'en 1794 parut enfin un périodique catholique, il s'ouvrit par un article élogieux sur le premier tome de cette édition, qui avait paru déjà onze ans plus tôt. Nous passerons sur les longs éloges pour en arriver tout de suite à la conclusion du journaliste: il y exprime l'espoir que l'ouvrage deviendra un livre de chevet de tous les prêtres, et remplacera ces nombreux recueils de sermons, d'un usage encore trop fréquent, qui ne sont pas composés avec assez d'ordre pour être clairs, ou qui ne contiennent que des théories abstraites et arides, plus propres à être enseignées à l'université qu'à être employées en chaire pour l'instruction et l'édification des fidèlesGa naar voetnoot494). Il est pourtant très difficile de déceler des traces d'une influence réelle exercée par les sermons de Bossuet. On ne peut pas suivre, comme chez les protestants, la trame d'une tradition de la chaire, ni énumérer une suite de prédicateurs renommés tant soit peu comparable à la leur. Car outre que le catholicisme n'a jamais connu le culte exclusif de la parole, il faut reconnaître que la prédication a été un peu trop négligée dans la Hollande du dix-huitième et de la première moitié du dix-neuvième siècle. Dans un rapport officieux sur la Mission hollandaise, daté de 1847Ga naar voetnoot495), nous lisons encore qu'on prêchait d'un façon très peu efficace. On prononçait des discours sentant les études théologiques, ou bien, quand on croyait avoir du zèle, on se perdait en invectives répétées; mais le plus souvent on récitait des leçons de morale fades et sans force, à faire dormir les auditeurs deboutGa naar voetnoot496). Jamais, continue le rapporteur, on ne donnait une instruction nourrie, une exposition claire des vérités de la foi, des devoirs des fidèles, ni des motifs pour les observer. Et si dans quelque paroisse on prêchait un peu plus souvent qu'on n'en avait coutume, on excitait la jalousie des autres curés. | |
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C'est une image très peu flatteuse de la prédication en Hollande, et nous voilà bien loin de la maxime de Bossuet de ne prêcher la morale que fondée sur les mystères de la foi. Aussi croyons-nous que le souhait de voir ses sermons aux mains de tous les prêtres n'a pas été réalisé. Sinon la version hollandaise n'en serait pas toujours restée à sa première édition. Si l'on recourait aux prédicateurs étrangers célèbres, c'était seulement pour les piller. Or Bossuet se dérobait à ses larcins. Il avait trop de génie, ses images et sa parole étaient trop brillantes pour la plupart des prêtres hollandais, au goût plus égal, pour qu'ils pussent l'imiter. En outre son oeuvre sermonnaire n'était pas pratique pour l'usage, comme l'a constaté en 1890 l'auteur d'un article sur son art oratoireGa naar voetnoot497). Quiconque cherchait pour son sermon un plan ou une division ne s'adressait pas à lui, mais à Massillon ou à Bourdaloue. On possédait de ces derniers des éditions pourvues de bonnes analyses des sermons, alors que Deforis n'avait fait précéder ceux de Bossuet que d'une sorte de résumé ne donnant aucune idée ni du plan, ni de la division, ni de la suite logique des pensées. La seule trace de l'emploi des sermons de M. de Meaux dans la première moitié du dix-neuvième siècle, se trouve non pas dans l'oeuvre d'un prédicateur, mais dans les Mélanges religieux et moraux (Godsdienstige en Zedekundige Mengelingen). Dans ces feuilles, destinées à fournir une contribution à l'étude de la religion et à l'amélioration des moeurs, l'auteur en avait inséré plusieurs fragmentsGa naar voetnoot498). Vu le but de sa publication, il a eu la main heureuse, et il prouve avoir bien pénétré les intentions de Bossuet. Depuis le rétablissement de la hiérarchie épiscopale en 1853 on a fait beaucoup d'efforts pour rehausser le niveau de la prédication, surtout par les cours d'éloquence religieuse, donnés aux séminaires. Nous trouvons un écho de ces cours dans un manuel composé par deux professeurs de ‘Hageveld’Ga naar voetnoot499). Ils attachent une grande importance à ce qu'on pourrait appeler la préparation lointaine des sermons. Ils insistent pour que le futur prédicateur se forme le goût en fréquentant l'Ecriture Sainte et les Pères de l'Eglise, mais aussi en lisant des auteurs modernes. Bossuet qui en avait fait de même dans l'opuscule Sur le style et la lecture des écrivains et des Pères de l'Eglise pour former un orateur, occupe maintenant lui-même une place importante parmi les auteurs recommandés: on renvoie les jeunes étudiants à son Exposition, l'Histoire des Variations, le Discours sur l'Histoire Universelle, les Elévations sur les Mystères, et la Connaissance de Dieu et de soi-même. On ne se restreignait pas à des recommandations. Nous avons déjà vu qu'à Hageveld on se servait du Discours, et en 1824 déja van Bommel, le | |
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premier régent du séminaire, avait commandé sept exemplaires de la Connaissance de Dieu, destinés apparemment à être employés aux leçons de philosophie, à côté de traités de Pascal, de Leibniz, de Fénelon et de LamennaisGa naar voetnoot500). Cette préparation lointaine terminée, il s'agit pour l'orateur d'apprendre les secrets du style oratoire proprement dit, ce que nulle part il pourra mieux faire que dans l'oeuvre de prédicateurs célèbres. Il y pourra puiser des traits de spiritualité qui lui serviront de matière à réflexion, et en même temps y allumer l'étincelle de sa propre inspiration. Tels sont encore les conseils qu'on donne aux séminaristes, en citant fréquemment les oraisons funèbres de Bossuet, et ses sermons sur les mystères de la religion, sur la vie du Sauveur et sur la Sainte Vierge. Ces efforts n'ont pas réussi à abolir la coutume invétérée de ne lire les grands maîtres que pour piller leurs oeuvres. Mais ils ont eu le résultat de faire prendre à Bossuet la place qu'il n'aurait jamais dû perdre, à côté ou même au dessus de Bourdaloue et de Massillon. Ses imitateurs serviles, qui n'avaient reçu qu'un seul talent, auraient mieux fait d'essayer de faire valoir ce talent, au lieu de voler M. de Meaux qui en avait eu dix. La plupart sont enterrés dans l'oubli le plus profond. Il n'y en a que très peu à qui soit dévolu un meilleur sort et qui aient réussi à faire surgir leur nom de l'obscurité totale. Encore pour certains cette gloire est-elle assez triste. Tel ce pauvre curé de Zevenaar, W. Wessels, si estimé durant sa vie pour le fonds comme pour la forme de ses sermons. L'ami qui a voulu honorer sa mémoire par la publication d'un de ses carêmesGa naar voetnoot501), n'aurait pu lui rendre de plus mauvais service. On avait loué jusqu'alors le curé pour l'élévation de ses pensées et de ses sentiments, comme pour la nouveauté de la représentation. Bien vite maintenant un critique prouva clair comme le jour que ce n'était qu'un plagiaire très habile, dont la seule originalité consistait à avoir retrouvé les accents nécessaires pour reproduire en chaire presque textuellement entre autres le puissant et pathétique sermon de Bossuet pour le Vendredi Saint, du Carême des MinimesGa naar voetnoot502). Il est temps qu'on se serve des textes de Bossuet pour les refondre conformément à sa propre nature et à ses propres talents. On pourra prendre exemple alors sur le pionnier de l'organisation ouvrière catholique aux Pays-Bas, l'abbé Ariens, qui, sans se cacher de ses emprunts, a prononcé plusieurs sermons, composés sur des modèles de Bossuet, de Bourdaloue et d'autresGa naar voetnoot503). |
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