Bossuet en Hollande
(1949)–J.A.G. Tans– Auteursrecht onbekend
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III. Le schisme d'Utrecht.Les premiers troubles.L'évêque de Castorie était entouré de plusieurs prêtres qui manquaient de prudence: Pierre Codde, son successeur malheureux, qui par son attitude peu énergique et pleine d'hésitations a laissé s'enraciner le schisme naissantGa naar voetnoot236); F. van Heussen, son confident, qui aurait pu lui succéder, mais que Rome écarta parce qu'on le soupconnait gravement de sympathies jansénistesGa naar voetnoot237); Aeg. de Witte, réfugié flamand, dont le caractère impétueux incommodait jusqu'aux adhérents mêmes du schismeGa naar voetnoot238); et l'ancien secrétaire de Néercassel, A. van der Schuur, prêtre de la trempe de Gerberon, et qui lui avait donné bien du fil à retordreGa naar voetnoot239). Aucun d'eux ne possédait l'esprit chrétien de soumission qui caractérisait leur évêque, et qui était requis pour résister à l'influence néfaste des jansénistes francais hébergés par la Hollande. Rotterdam fut ‘le théâtre’ où la première scène du drame se déroula. La fanatique van der Schuur s'y était laissé entraîner à traiter en chaire, pendant le carême, les problèmes difficiles et compliqués de la prédestination divine, de la justification et de la grâce. Avec toute son éloquence fougueuse il essaya ‘de prouver qu'après la chute d'Adam Dieu n'a pas sérieusement voulu sauver l'humanité entière, et que Jésus-Christ n'a jamais voulu racheter par sa mort tous les hommes, ni obtenir pour eux la grâce ou les moyens de secours par lesquels ils pussent être sauvés’. Il soutint plusieurs thèses, condamnées à Rome par Innocent X et Alexandre VII. | |
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Voilà l'accusation, telle qu'elle se trouve dans le Breve Memoriale, le rapport envoyé au Saint-SiègeGa naar voetnoot240). Il causa des troubles très graves. D'autres prêtres, parmi lesquels Adr. van Wijck, esprit non moins inquiet et provocant, entraient publiquement en lice contre lui. Les sermons avaient à cette époque une vogue énorme. A défaut des moyens de publicité modernes, ils formaient un des instruments d'action populaire les plus efficaces, dont il fallait user avec prudence. De plus le carême était le temps où le prédicateur rassemblait autour de sa chaire le plus grand nombre de gens de toutes les conditions. Dans un pays qui comptait tant de protestants, ces prétres batailleurs opéraient peu de bien, d'autant plus que les problèmes débattus n'étaient pas propres à être discutés devant le grand public où ils ne pouvaient produire qu'une confusion d'idées et une agitation pernicieuses. Les protestants, à peine remis des luttes à outrance entre arminiens et gomaristes, virent avec une satisfaction non disimulée la division semée maintenant dans le camp catholique, où régnait l'abattement. L'évêque de Castorie eut beau ôter la parole aux adversairesGa naar voetnoot241), la discorde était semée. | |
Le pavillon qui couvre la marchandise.Dans les nombreuses défenses qui furent produites pour essayer de prouver la foi et l'innocence de van der Schuur, un argument retient notre attention. Comme les catholiques en Hollande se trouvaient tous les jours au milieu des pièges que les protestants tendent à leur foi, il aurait jugé utile, et même nécessaire, de saisir cette occasion pour instruire les fidèles ‘jusqu'à un certain point’ des matières controversées. Il aurait pris à cet effet celles de l'Exposition de M. de Meaux, ‘dont il suivit l'ordre’, et n'aurait parlé de la matière de la grâce, ‘que quand il y fut conduit par ce Prélat’Ga naar voetnoot242). | |
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Il est intéressant de le voir se retrancher tout simplement derrière Bossuet. Voilà sans doute un pavillon qui devait, selon lui, faire passer la marchandise. Nous avons déjà vu comment M. de Meaux s'est joint aux bataillons de Port-Royal qui se trouvaient à l'avant-garde de la guerre contre les protestants. De concert avec eux, il a essayé de jeter un pont entre les deux partis, et de chasser les vains fantômes qui effrayaient les réformés dès qu'ils tournaient leur regard vers Rome. La doctrine de la justification, de la foi et des oeuvres avait été proposée par les premiers réformateurs comme le fondement le plus essentiel de leur rupture avec Rome. C'était là un de ces fantômes. La gratuité de la Rédemption fut enseignée expressément par l'Eglise. Bossuet le faisait ressortir nettement: nous ne pouvons rien par nous-mêmes; c'est en Jésus-Christ que nous vivons, méritons et satisfaisons; c'est de Lui que nos fruits de pénitence tirent leur force; ils sont offerts par Lui au Père et c'est en Lui que le Père les accepteGa naar voetnoot243). Il était dangereux de traiter ainsi sous l'oeil attentif de l'adversaire, des matières aussi délicates et aussi controversées. Nombreux étaient ceux qui guettaient le moment où il ferait un faux pas et tomberait dans l'abîme. Dans l'ardeur du combat, on avait déjà quelquefois cru que ce moment était venu, et on avait poussé des cris de triomphe. N'en retentit-il pas un dans l'Histoire du Jansénisme du calviniste hollandais Leydecker? Dans une digression sur le livre de Bossuet il y compare quelques propositions de Baïus, condamnées à Rome, à des thèses, détachées de l'Exposition, ‘qui condamnent la vieille Rome comme apostatique et qui rendent vaine la Bulle contre Baïus’. Il s'étonne de ce nouveau langage. La Réforme aurait-elle frappé les regards des théologiens les plus perspicaces dans le camp romain? Ou devrait-on y reconnaître les principes augustiniens, depuis longtemps mis en lumière? Mais évidemment, Bossuet, ce n'était pas Rome. Si c'était vraiment là la foi romaine, les catholiques devraient condamner les Bulles lancées contre Baïus et Jansénius, poursuivre d'anathèmes tous les jésuites, qui s'opposaient aux thèses de M. de Meaux, et reconnaître que leur Eglise avait quitté jadis la foi et que la Réforme avait donc été plus que nécessaire. On devait être sur ses gardes. Tant que les catholiques n'obligeraient pas les moines, les docteurs et les prélats à renier les erreurs de la terrible Papauté qu'ils retenaient toujours, et à célébrer la grâce divine dans le sens de l'évêque de Meaux, lui se méfierait du chant de l'oiseleurGa naar voetnoot244). | |
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La peur de Rome a fait involontairement découvrir au professeur calviniste le côté dangereux qu'offre la méthode de Bossuet pour les catholiques eux-mêmes. Elle a fait deviner aussi à ce premier historien de l' ‘ancien clergé épiscopal’ en Hollande le rôle important que les oeuvres de M. de Meaux allaient jouer dans l'histoire de l'Eglise d'Utrecht. Dans les innombrables pamphlets qui se sont abattus comme une avalanche sur la Hollande à chaque nouvelle question que soulevaient les adhérants du schisme, le nom de Bossuet revient avec une fréquence surprenante. Si les historiens postérieurs de cette Eglise ne le mentionnent presque plus, c'est probablement parce que cette littérature immense n'invite guère à la lecture. Elle est au fond de peu de valeur. On s'y heurte constamment aux mêmes faits que les polémistes ne se lassent pas de remâcher et que, dans la surexcitation des esprits, ils exposent souvent sous un faux jour. Mais au prix de beaucoup de patience on y découvre des indications précieuses sur l'étendue et la nature de l'influence exercée sur les polémistes par ‘le dictateur de l'épiscopat francais’Ga naar voetnoot245). | |
l'Ecriture sainte en langue vulgaire.La revendication pour les simples fidèles du droit à une instruction plus profonde par la lecture de l'Ecriture Sainte en langue vulgaire forme un des aspects multiples du phénomène complexe qu'a été le jansénisme. Elle a trouvé aux Pays-Bas un grand nombre de défenseurs chaleureux. Bien entendu van der Schuur en était un, lui qui avait voué une grande partie de son temps à traduire la Bible en hollandais. Il se mêla à la lutte avec sa fougue ordinaire, mais aussi avec la finesse qui le caractérise, et qui contribua à faire de lui un polémiste de premier ordre. Comme il frappait toujours à grands coups, il ne pouvait jamais négliger de guetter d'avance les contre-attaques de ses adversaires. Adroitement il | |
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choisissait les autorités derrière lesquelles il pût se retrancher pour les parer. Ici encore ce fut Bossuet. L'évêque de Meaux n'avait-il pas dit que les juifs ne possédaient que l'Ecriture Sainte pour étudier ‘les préceptes de la bonne vie’? Ils la feuilletaient nuit et jour. Elle devait être entre les mains de tout le monde, et leur était un continuel sujet de méditation. Si tel était le devoir des juifs du temps de l'Ancien Testament, ce devait être à plus forte raison le devoir des chrétiens. Heureux d'avoir trouvé cet argument, van der Schuur est sûr de réduire au silence tous ses adversaires. Il aurait voulu le crier sur les toits. Ce n'est pas seulement l'éloquence de M. de Meaux qui les rendra muets, mais ‘sa grande autorité, son nom célèbre, et surtout...... le fait qu'il est évêque’. Si Arnauld ou un autre ‘dont on n'a à craindre que la plume’, avait employé cet argument, on aurait bien trouvé le moyen de s'en moquer. Mais il paraît qu'on ne veut pas avoir affaire à des évêquesGa naar voetnoot246). Encore cet évêque était-il un des plus renommés. Coup sur coup van der Schuur allègue son témoignage, qu'il considère comme irrécusable: les autres livres qu'il cite à l'appui de sa thèse ont à ses yeux moins de valeur que l'approbation que Bossuet en a donnée. Car ainsi on pouvait ‘se figurer entendre parler non seulement l'auteur du livre... mais aussi cet évêque illustre’Ga naar voetnoot247). Lorsque celui-ci avait élevé la voix, on n'avait plus besoin de se demander si les autres prélats français, ou du moins la plupart d'entre eux, s'étaient prononcés dans le même sens: il suffisait à lui-seul à nous apprendre quelle était la doctrine de l'Eglise de France sur ce pointGa naar voetnoot248). Le temps a apaisé bien des passions. A l'heure actuelle il nous paraît invraisemblable que, dans leur première réaction contre les protestants, qui ne juraient que par la Bible, les catholiques se soient détournés de la lecture de ce livre divin. On comprend néanmoins qu'en ces temps mouvementés les fidèles aient trouvé la plus grande sûreté à se serrer aussi étroitement que possible autour du principe d'autorité. Mais à présent il ne se trouvera plus personne qui n'adhère de tout coeur aux paroles de Bossuet avec lesquelles van der Schuur clot pour sa part la polémique: Pourvu que dans | |
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l'explication de la Sainte Ecriture on s'accomode à l'Eglise et à ses Pasteurs, la lecture de ce Livre divin sera très salutaireGa naar voetnoot249). Cette discussion ne nous place que dans la périphérie du jansénisme. Il y en eut de plus graves où le nom de Bossuet fut invoqué. | |
l'Infaillibilite du pape.Dès le moment où Pierre Codde fut devenu Vicaire apostolique, un torrent de plaintes atteignit Rome sur les progrès du rigorisme et du jansénisme en Hollande. En 1698 le pape nomma une commission de dix cardinaux pour examiner la masse accablante d'accusations et d'apologies. En 1700 Codde, invité par la commission, partit pour Rome afin d'aller se défendre personellement. Un des symptômes les plus inquiétants, signalés au pape, fut l'introduction de livres de dévotion et de catéchismes qui devaient ‘insensiblement infuser à la jeunesse le poison des nouvelles doctrines et des nouveaux principes’Ga naar voetnoot250). Dans sa réponse Codde se contenta de quelques observations sobres. On employait dans la Mission les catéchismes de l'archevêque de Sens, de Gondrin, et des évêques d'Angers, de Rochelle et de Luçon. En outre on avait encore traduit ceux de l'archevêque de Paris, et de l'évêque de Meaux, ‘qui illustre encore l'Eglise par son érudition extraordinaire et son zèle infatigable’. Mais ces derniers, étant trop détaillés ou ayant été traduits trop tard, ne se trouvaient que rarement entre les mains des enfantsGa naar voetnoot251). Plus combatif, van der Schuur, reprenant avec verve la défense de Codde, passa à l'attaque et poussa les auteurs et les protecteurs du Memoriale à la défensive. N'avaient-ils pas honte de se porter accusateurs d'évêques si illustres? On pouvait bien féliciter le clergé hollandais d'avoir les mêmes ennemis que ces célèbres prélats. C'était là une consolation, un honneur même, pour les prêtres de Hollande qui se réclamaient hautement de la vénérable antiquité et surtout de Saint-AugustinGa naar voetnoot252). Ces témoins à décharge n'ont pu empêcher que Codde ne fût condamné. Pour écarter les doutes qui, après ses réponses souvent évasives et pleines de restrictions, subsistaient toujours, la commission de cardinaux lui | |
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demanda de signer sans restriction le formulaire d'Alexandre VII, et de se prononcer nettement sur l'infaillibilité du pape. Tout ce qu'il voulait promettre, c'était de condamner les cinq propositions ‘in sensu obvio’, sans se prononcer sur la question de savoir si elles se trouvaient vraiment dans l'Augustinus, et de garder un silence respectueux sur l'infaillibilité du pape. Inutile de dire qu'au moment où le fameux Cas de Conscience semait de nouveau le trouble et l'inquiétude dans l'Eglise de France, cette réponse ne satisfaisait ni les cardinaux ni le pape, et que la suspension de Codde ne se fit pas attendre. Ce fut le signal qui déclencha en Hollande toute une bataille sur la question en litige: le pape peut-il se tromper, oui ou non? La détermination de l'autorité de l'Eglise enseignante et de l'infaillibilité du souverain pontife était dès maintenant une question de vie ou de mort pour le clergé accusé, qui soutenait que ni Codde ni aucun de ses amis n'avait jamais rien enseigné de contraire à la doctrine du Concile de Trente, ou - ce qui revenait au même - à celle qui se trouvait dans l'Exposition de Bossuet. Voilà M. de Meaux mis sur un piédestal bien élevé, et son autorité égalée à celle du Concile de Trente! Or ce ‘père de l'Eglise’ avait établi nettement qu'on pouvait être bon catholique sans souscrire à l'infaillibilité du papeGa naar voetnoot253). La situation était grave. La menace de schisme n'était pas imaginaire. On remua ciel et terre pour ‘mettre à nu les rebelles hypocrites de l'Eglise’, et pour leur retirer le soutien de l'Aigle de MeauxGa naar voetnoot254). Les pamphlétaires ‘diffamatoires’ auraient calomnié Bossuet. Où donc celui-ci aurait-il enseigné ce qu'on avait osé lui mettre dans la bouche? ‘Il suffit de reconnaître un chef établi de Dieu pour conduire tout le troupeau dans ses voies’, nous dit l'Exposition. Comment le pape saurait-il le faire, s'il n'était pas infaillible, puisqu'alors il pourrait induire le troupeau en erreur? A moins de haïr la paix et l'unité ecclésiastiques, tous les fidèles devaient admettre, croyaiton, que c'était là la véritable opinion de Bossuet, qui blâmait les réformés d'avoir méprisé ‘l'autorité de la chaire de Saint-Pierre, le centre commun de toute l'unité catholique’. Le raisonnement était sans doute subtil, mais il bousculait le texte de Bossuet. Les partisans de Codde avaient beau jeu à ‘abattre ce Goliath et à désarmer les ennemis du clergé hollandais’Ga naar voetnoot255). Ils n'avaient qu'à leur conseiller d'ouvrir le livre de M. de Meaux à la page où il dit expressément: ‘Quant aux choses, dont on sait qu'on dispute dans les écoles,...... il n'est pas nécessaire d'en parler ici, puisqu'elles ne sont pas de la foi catholique. Il suffit de reconnaître un chef établi de Dieu pour conduire tout le troupeau dans ses voies.’ | |
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Bossuet n'admettait pas l'infaillibilité du pape, en effet, mais l'indéfectibilité du Saint-SiègeGa naar voetnoot256). Dans sa controverse avec les protestants il n'était que trop heureux de pouvoir éliminer comme une question de libre discussion cette infaillibilité, que les pasteurs ne cessaient d'alléguer pour rendre odieuse la puissance du pape. Pourtant les conclusions de Bossuet divergeaient de celles des polémistes hollandais qui se réclamaient de lui. L'Eglise, d'après lui, ne pouvait pas exiger une soumission de foi divine pour les faits dogmatiques et doctrinaux. Elle n'en conservait pas moins le droit absolu d'exiger une soumission intérieure, car ‘au dessous de la foi théologale il y a un second degré de soumission et de créance pieuse, laquelle peut être souvent appuyée sur une si grande autorité qu'on ne peut le refuser sans une rébellion manifeste’. Voilà ce qu'il écrivit aux religieuses de Port-RoyalGa naar voetnoot257). A la fin de sa vie il se rangeait toujours à cette opinion. Indigné par l'attitude des docteurs à l'occasion du Cas de Conscience, il entreprit d'écrire un livre pour prouver que ‘l'Eglise est en droit d'obliger tous les fidèles de souscrire, avec une approbation et une soumission entière de jugement, à la condamnation non seulement des erreurs, mais encore des auteurs et de leurs écrits’Ga naar voetnoot258). Jamais il ne s'est contenté du seul silence respectueux. C'est sa ferme volonté de garder l'unité et la paix qui lui a fait croire sincèrement à la Paix de Clément IX comme à une condescendance particulière. Avec la naïveté particulière aux hommes de génie il a commis la faute psychologique de croire que son raisonnement aurait pour des révoltés la même valeur que pour lui. Sa conclusion ne saurait sembler naturelle et de nécessité impérieuse qu'à des âmes mystiquement religieuses comme la sienne. Les adhérants de Codde n'en retenaient qu'un seul fait certain: c'est qu'on n'avait pas besoin de souscrire de foi divine aux décisions sur les faits dogmatiques. Le reste n'était pour eux qu'interprétation personnelle. Rien de plusGa naar voetnoot259). | |
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l'Influence de quesnel.L'argument emprunté à l'oeuvre de Bossuet, au début de l'affaire Codde, contenait en germe une richesse infinie de répétitions et de variations. Pourtant, chose étonnante, il ne fut plus guère reprisGa naar voetnoot260). La plupart des pamphlétaires ne faisaient que répéter ce que Codde avait dit dans ses défenses officielles, et ce qui avait été déployé avec plus de fougue par van der Schuur, et avec plus d'arguties juridiques par Quesnel. Ce dernier surtout était alors tout-puissant dans l'Eglise de Hollande. Sous son influence le prélat irrésolu et hésitant avait refusé catégoriquement de signer le formulaire. Avec les juristes de Louvain il allait fournir au vicariat réfractaire d'Utrecht les titres qui justifieraient le schisme auquel ce collège allait donner naissance. C'est lui encore qui inspira à Codde les réponses qu'il a données aux cardinaux et au pape. Il semble qu'il ne lui ait guère glissé à l'oreille le nom de Bossuet. Ses oeuvres nous en fournissent une confirmation. Il y a accumulé les matériaux où tous les polémistes pouvaient puiser à leur gré les arguments dont ils avaient besoin. Parmi les données dont il les pourvoyait se trouve la liste d'un grand nombre de papes, de Pères de l'Eglise, d'évêques, de cardinaux, de professeurs de théologie, de religieux, même de jésuites qui professaient que le pape peut se tromper dans ses décisions sur les faitsGa naar voetnoot261). Or le nom de M. de Meaux n'y figure pas. Voilà sans doute pourquoi il fait désormais défaut même dans les opuscules qui avaient pour sujet formel la délimitation du pouvoir du souverain pontifeGa naar voetnoot262). Silence significatif! Ne confirme-t-il pas la conjecture, émise parfois avec beaucoup de prudence, sur la mésentente qui aurait existé entre Quesnel et Bossuet? Celui-là venait de recevoir quelques lettres lui annonçant que l'évêque était devenu hostile à ses Réflexions moralesGa naar voetnoot263). Très récemment encore, à l'Assemblée du Clergé de 1700, M. de Meaux s'était montré terriblement avide de faire condamner les erreurs jansénistes, ‘et | |
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nommément leurs auteurs, afin que les fidèles ne puissent être séduits par eux’Ga naar voetnoot264). L'évêque ne pouvait voir sans douleur que dans toutes sortes de libelles le Saint-Siège et le pape étaient traités avec un mépris à peine dissimulé. Aussi en 1703 avait-il combattu avec fermeté les docteurs opiniâtres qui voulaient couvrir de leur autorité la solution insoutenable et fausse du fameux Cas de Conscience. Autant de raisons pour l'oratorien français d'être sur ses gardes à l'égard de Bossuet, que les partisans de Port-Royal avaient cru pouvoir considérer comme un ami, en raison de la lutte commune entreprise contre le protestantisme. C'est cette lutte commune qui a fait entrer M. de Meaux dans le champ de la pensée hollandaise. Son influence y était vite devenue considérable. On recourait fréquemment à son autorité pour terrasser un adversaire, et pour mettre ses idées à l'abri de tout soupçon d'hétérodoxie. Mais dès que le moindre commencement de schisme se fit jour, l'évêque, qui ‘tremblait à l'ombre même de la division’Ga naar voetnoot265), s'effaça décidément. Impossible de s'appuyer encore sur lui. L'esprit de toute son oeuvre s'y refusait. Les années suivantes ont montré que la réserve de Quesnel a été durable. Même van der Schuur, qui plus que quiconque avait fait retentir les témoignages de Bossuet en ressentit le contrecoup. Ce rigoriste venait de faire figurer l'évêque austère dans une apologie pour l'auteur de l'Eloge de la folieGa naar voetnoot266). Maintenant, dans une Histoire de l'origine des disputes sur la grâce, il garde le silence sur luiGa naar voetnoot267). Plus que jamais pourtant l'occasion s'y présentait de prodiguer des textes du ‘défenseur éminent de l'orthodoxie’. Mais ni dans son récit larmoyant du sort des Religieuses de Port-Royal, ni dans son évocation nostalgique des temps heureux de la Paix de Clément IX, il ne parle du ‘protecteur puissant’ de ces pauvres ‘personnes délaissées’, de ce ‘médiateur de la Paix de l'Eglise’Ga naar voetnoot268). L'apparition de la Justification des Réflexions MoralesGa naar voetnoot269) aurait pu donner le signal de la volteface, et tirer Bossuet dans le camp du schisme. La Bulle Unigenitus avait renouvelé toutes les querelles suscitées jadis par la condamnation des cinq Propositions. Ce fut un rebondissement énorme. En Hollande, où demeurait l'auteur condamné, l'orage éclata aussi de nouveau. Là comme | |
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ailleurs, on a voulu faire jouer à Bossuet le rôle de l'homme providentiel, élu pour protéger l'oratorien malheureux, rôle qui lui avait été attribué par Quesnel lui-même. Son livre fut regardé comme un ‘don du ciel’, comme ‘la protection puissante que Dieu s'était réservée pour la défense de la vérité’. La renommée que l'auteur s'était acquise ‘par ses rares qualités, par sa science, ses travaux et ses victoires pour l'Eglise’, donnait à l'ouvrage un poids et une force ‘que personne ne s'aviserait d'attribuer aux écrits de ses censeurs’Ga naar voetnoot270). Le revirement a l'air d'être complet. Qu'on ne s'y méprenne pas! Les apparences sont trompeuses. Pour qui y regarde de plus près il paraît que Quesnel, fidèle à lui-même, n'a rien fait d'autre que de persister avec beaucoup d'astuce dans sa duplicité naturelle. Ses adversaires n'ont pas tous donné dans le piège. Quelques-uns ont vu clair dans son jeu. Certes, il y aurait de quoi se laisser intimider à l'entendre faire si grand cas du jugement de Bossuet, ‘le défenseur glorieux de la foi de l'Eglise’. Mais comment expliquer qu'il calomniait en secret ce même évêque, loué si hautement en public?Ga naar voetnoot271). Question embarrassante, dont les amis de l'auteur attaqué n'ont su que faire. Toujours est-il que dans les innombrables opuscules ayant trait à cette affaire, le nom de Bossuet ne revient pas si fréquemment qu'on aurait pu s'y attendre après les démonstrations de joie officielles qui accompagnèrent l'apparition de la Justification. C'était un tour de force trop vertigineux de vouloir mettre ensemble l'apologiste de l'unité de l'Eglise et l'oratorien qui a trouvé sa dernière demeure à Warmond, parmi les évêques schismatiques d'Utrecht. | |
Les intermediaires définitifs.Pendant les années qui ont suivi la mort de M. de Meaux, la situation a changé en France. ‘De son vivant les jansénistes l'ont circonvenu, recherchant son amitié pour leurs personnes, s'efforçant d'obtenir son silence pour leurs actes. Après sa mort il est tombé sans défense entre leurs mains’Ga naar voetnoot272). L'union, assez paradoxale à première vue, entre jansénistes et gallicans peut nous fournir l'explication de ce destin. Loin d'être le bloc homogène pour lequel on l'a souvent pris, la Déclaration de 1682 contient les deux doctrines bien différentes du régalisme et de l'épiscopalismeGa naar voetnoot273). Sur les deux points les jansénistes se sont montrés d'une raideur intraitable, qui a fait naître des alliances étonnantes. La Déclaration s'employait à définir le régalisme, ce qui était enfoncer | |
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une porte grande ouverteGa naar voetnoot274): ils ne s'en sont pas moins opposés à cette doctrine avec acharnement. Ils se trouvaient ainsi agir de concert avec le pape contre Louis XIV, et soutenir la répugnance du premier à octroyer au roi une indépendance absolue dans le domaine temporel, et surtout à le laisser empiéter sur le domaine religieux. Ils ont joué par contre le jeu du roi en s'emparant du principe des Eglises nationales, impliqué dans l'épiscopalisme, pour couvrir leur opposition à l'infaillible autorité du pape en matière de doctrine et à sa juridiction absolue. Ils n'étaient que trop heureux d'entendre proclamer la subordination des souverains pontifes à l'ensemble de l'Eglise. Ils brandissaient sans relâche ‘les canons, faits par l'Esprit de Dieu, et consacrés par le respect général’Ga naar voetnoot275), et que la puissance apostolique doit observer quand elle veut s'ingérer dans la discipline ecclésiastique des Eglises nationales. Ici encore ils restaient loin en arrière de l'évolution des choses, qu'ils ont accélérée eux-mêmes par leur attitude. En face des doctrinaires protestants et de ces querelleurs jansénistes, les théologiens catholiques s'étaient serrés de plus en plus près autour du papeGa naar voetnoot276). Implicitement on professait déjà le dogme qui serait proclamé en 1870. C'est seulement pour conjurer le danger de schisme que Bossuet, en 1682, a cédé aux instances du roi, et qu'il a donné une formule officielle à ce point de vue périméGa naar voetnoot277). Il ne l'a fait qu'après beaucoup d'efforts pour s'y soustraire, et il est bien probable que ses derniers scrupules furent vaincus par le désir de faire sauter une arme puissante des mains des hérétiques, qui n'omettaient rien pour présenter la puissance du pape comme insupportable aux rois et aux peuples. Il est devenu ainsi malgré lui le dernier paladin de cette cause perdue. Par ce biais surtout les jansénistes ont tâché de le tirer dans leur camp. La terre sombrait sous leurs pieds. Son autorité était le brin de paille auquel ils se cramponnaient. Or vers 1720 l'Eglise d'Utrecht était devenue le point de ralliement pour tous les ennemis du Saint-Siège. Un nombre toujours grandissant de jansénistes français y trouvaient refuge pour quelque temps ou pour toujours. L'un deux, Dominique Marie Varlet, a consacré en 1724 Cornelius Steenoven, le premier archevêque schismatique d'Utrecht. L'année suivante celui-ci reçut à bras ouverts deux colonies entières de moines fugitifs, vingt-six chartreux de Paris, qui s'établirent à Schoonauwen, et quinze orvalistes, qui s'installèrent à RijnwijckGa naar voetnoot278). Parmi tous les réfugiés il y | |
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en a deux qui ont servi surtout d'intermédiaires entre le jansénisme français et l'Eglise hollandaise: le chanoine Nicolas le Gros et l'abbé J.B. d'EtemareGa naar voetnoot279). Il faut y ajouter le nom d'un des quatre appellants de la Bulle Unigenitus, Jean de Soanen, Evêque de SenezGa naar voetnoot280). Il suffit de jeter un coup d'oeil sur les oeuvres de ces derniers pour voir à quel point l'ombre de M. de Meaux plane sur ellesGa naar voetnoot281). Ce serait encore trop peu de dire que son nom s'y rencontre à tout bout de champ. Ces auteurs ne traitent aucune question, de quelque nature qu'elle soit, qu'ils ne la lardent de citations de Bossuet. Ce sont eux qui ont définitivement imposé son autorité au clergé de l'Eglise d'Utrecht. Pour ceux que la part de plus en plus large faite au prélat français dans la littérature pamphlétaire ne suffit pas à convaincre, l'histoire de cette Eglise produit un témoin irrécusable. Lorsque la mort des orvalistes eut dépeuplé Rijnwijck, l'abbé d'Etemare y fonda une école théologiqueGa naar voetnoot282). Sur l'enseignement que les élèves y recevaient, nous sommes renseignés par la Lettre à un Ami sur le plan d'étude de Théologie de la Maison de RijnwijckGa naar voetnoot283). La scolastique y était nourrie par l'étude des savants modernes qui ‘joignaient à la justesse d'esprit une grande connaissance de la tradition’. Ainsi Bossuet, Arnauld, Nicole, Pascal, Duguet leur devenaient familiers ‘par une étude assidue et réfléchie’. Bossuet se trouve là bien solitaire entre tous les messieurs de Port-Royal. Pourtant il les supplanta tous. L'histoire ecclésiastique, et surtout l'histoire de la conduite de Dieu sur Son peuple était un objet considérable des études, et y tenait ‘un rang distingué’. La Cité de Dieu de S. Augustin, ainsi que le Discours de Bossuet sur l'Histoire Universelle fournissaient les modèles ‘du goût dans lequel il faut étudier cette partie de la Science Ecclésiastique’. L'autorité de M. de Meaux avait été égalée un jour à celle du Concile de Trente. Qu'elle le soit maintenant à celle de Saint Augustin est encore plus significatif dans ce milieu janséniste. Ce ne sont pas les leçons de Rijnwijck qui ont donné le branle à cette évolution. Elles en sont plutôt le fruit, et en même temps l'aboutissement. | |
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Le répertoire d'arguments.Le début, il faut le dater aux environs de 1720. Deux problèmes échauffaient alors les esprits: l'affaire Quesnel, qui offrait matière à débat entre Utrecht et les théologiens de Malines et de Louvain, et l'affaire Codde, à laquelle une publication volumineuse avait donné une nouvelle impulsionGa naar voetnoot284). Il serait prétentieux de vouloir analyser un à un les coups que les adversaires marquaient sur l'échiquier ecclésiastique. Ce qui nous intéresse, c'est qu'en Hollande, contrairement à la France, Bossuet n'est pas tombé sans défense entre les mains des partisans de Port-Royal. Pour les deux partis il a été un maître préféré. Les membres du clergé d'Utrecht reprenaient après beaucoup d'années les arguments que des pamphlétaires de 1702 avaient déjà puisés dans l'oeuvre de l'évêque de Meaux. Ils assuraient à l'envi qu'ils n'étaient pas des schismatiques réfractaires, mais des catholiques sincères, qui, sans être des flagorneurs, donnaient de bon coeur au pape ce qui lui revenait de droit. Ils déclaraient croire avec Bossuet en la primauté du pape sur les autres évêques, et considérer avec lui comme des questions de libre discussion celles de l'infaillibilité du pape, et de sa soumission au Concile Général, représentant toute l'EgliseGa naar voetnoot285). Loin d'en faire un crime à M. de Meaux, disaient-ils, on devait avouer que par cette doctrine savante, pacifique et modérée, il avait ramené par milliers les hérétiques à l'Eglise-Mère. On ne lui en pourrait jamais prodiguer assez de louangesGa naar voetnoot286). Mais on dirait qu'il avait écrit en vain, puisque ‘le grand nombre’ des catholiques ne voulaient pas se défaire de leur fanatisme, et s'acharnaient à voir des hérétiques partout. N'avait-on pas décrié comme calvinistes les sentiments sur la grâce de Codde et de van der Schuur? La peur de se souiller par un accord avec les calvinistes ne devrait pourtant pas faire passer les catholiques à l'erreur, quand ceux-là professaient sur quelque point la bonne doctrine. S'ils voulaient se rapprocher des sentiments de Rome, il était tout de même un peu ridicule de voir les catholiques s'en éloigner dans la même mesure, de peur d'être jamais unis de sentiment avec eux. Fallait-il donc quitter la vérité? Vraiment, avec bien d'autres, l'évêque de Meaux, ‘l'honneur des savants de la France’, en pensait autrementGa naar voetnoot287). Voilà donc la question de la fidélité à la méthode de Bossuet mise sur le tapis. Cela devait bien arriver, car il est remarquable qu'on ne | |
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s'en rapportait pas encore à ses écrits gallicansGa naar voetnoot288), mais qu'on s'en tenait toujours à ses oeuvres de controverse, introduites en Hollande du temps de Néercassel. Et encore n'était-ce que le canevas qui retenait l'attention des membres du clergé d'Utrecht. La richesse éblouissante des thèmes que l'auteur lui-même y avait brodés, leur échappait totalement. La vie en disparaissait. Ses oeuvres devenaient ainsi des squelettes dont l'esprit avait fui. Elles se rétrécissaient en des répertoires infiniment restreints, d'où l'on dénichait invariablement les mêmes argumentsGa naar voetnoot289). Leurs adversaires pouvaient aisément riposter. Tout d'abord certains d'entre eux étaient beaucoup plus familiers avec l'oeuvre énorme de l'évêque de Meaux. Et, en second lieu, les circonstances différaient profondément de celles du début du siècle. A ce moment, on avait pu à la rigueur avoir l'illusion qu'il s'agissait tout au plus d'une dispute d'école à propos de l'autorité du pape, dispute qui ne tirerait nullement à conséquence pour l'unité de l'Eglise. A l'heure qu'il était, cette unité se trouvait au contraire presque complètement rompue, et l'on pouvait voir déjà au grand jour les tendances schismatiques. En 1702 c'étaient les adversaires de Codde qui avaient dû faire violence aux textes de Bossuet pour les mettre de leur côté. Maintenant c'étaient eux qui étaient les plus fidèles à l'esprit qui anima toute la vie et toute l'oeuvre de M. de Meaux. A une méthode, rendue inanimée, ils opposaient son oeuvre vivanteGa naar voetnoot290). L'un d'eux pouvait affirmer en toute sûreté que jamais van der Schuur n'aurait trouvé appui chez Bossuet: celui-ci en effet, bien loin de considérer le jansénisme comme un fantôme, avait toujours été d'avis que les cinq propositions étaient la quintessence du livre de l'évêque d'YpresGa naar voetnoot291). Assertion bien gênante pour messieurs du clergé. L'auteur anonyme de la riposte avait beau défier son adversaire d'indiquer chez Bossuet l'endroit | |
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où l'on pût trouver ce jugement, il ne se sentait pas très sûr, et - méthode assez curieuse - craignant d'être assommé par un texte bien clair, il déniait d'avance à M. de Meaux toute autorité dans la matière de la grâce: ‘Admettons que ce savant évêque ait vraiment été d'avis qu'il y a des erreurs dans le livre de Jansénius; son autorité en de pareilles disputes n'a rien de définitif. Cet homme savant excellait surtout dans les matières de la controverse avec les Réformés. Tout ce qu'il a écrit sur ce sujet est magnifique; mais quant aux disputes sur le livre de Jansénius, il s'en est peu occupé. Il n'était pas encore assez âgé et n'avait pas encore une grande renommée, lorsque ces disputes furent décidées en France, sous Clément IX, et il est mort presqu'au moment où elles se ranimèrent sous Clément XI’Ga naar voetnoot292). Sans avoir une connaissance très profonde de son oeuvre, ils admiraient en lui le grand défenseur de la foi derrière lequel il faisait bon se retrancher. Mais, soit par instinct, soit toujours sous l'effet de l'influence de Quesnel, ils sentaient qu'ils ne devaient compter sur lui ni pour leurs tendances jansénistes, ni, à plus forte raison, pour leurs tendances schismatiques. Rien en cela n'avait tellement changé depuis 1702. Seulement, tout en répétant plus fréquemment les quelques arguments puisés alors dans ses ouvrages, ils s'éloignaient toujours davantage de l'idéal que M. de Meaux avait servi sa vie entière. S'agissait-il de savoir qui, du pape ou de Bossuet, s'était trompé dans l'appréciation du livre de Quesnel, ils se prononçaient sans hésitation contre le premierGa naar voetnoot293). Minutieusement ils pesaient tout ce qui venait du siège apostolique, toujours trop enclins à le juger léger dans ses décisions. L'évêque de Meaux avait stipulé une ligne de conduite radicalement distincte de la leur, lorsqu'il écrivait aux religieuses de Port-Royal: ‘Si vous embrassez la foi du Siège apostolique, suivez sans crainte ses jugements; ne craignez pas de vous exposer à aucun péril de péché en souscrivant humblement sur l'autorité de sa sentence’Ga naar voetnoot294). | |
La polémique de l'orgueil.La distance spirituelle qui les séparait de Bossuet, s'est agrandie à mesure qu'ils puisaient à pleines mains dans les nombreux volumes dont | |
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Nic. le Gros a rempli les rayons de la bibliothèque d'Amersfoort. Or - nous continuons à demeurer dans le domaine du paradoxe - c'est ce chanoine qui a introduit ses oeuvres de spiritualité dans leur champ d'observation. Elles ont servi à alimenter une polémique qui s'est pleinement épanouie à partir de 1730 et qu'on pourrait appeler la polémique de l'orgueil. Après avoir donné asile aux réfugiés français, la Hollande accueillit encore les membres de l'université de Louvain et les prêtres de l'Archevêché de Malines, contraints de quitter les Pays-Bas flamands à cause des démêlés sur la bulle UnigenitusGa naar voetnoot295). De plus en plus fréquemment on y entendait les plaintes fières des ‘persécutés’ et des ‘victimes’. Ils se consolaient du sort qui leur était échu, en évoquant le souvenir des persécutions que les chrétiens des premiers siècles ont dû subir. Ils étaient convaincus qu'une fois encore la rage infernale des ennemis du Christ battait son plein. Certes, les portes de l'Enfer ne prévaudraient pas contre l'Eglise. Mais il n'avait pas été dit que ces portes ne combattraient pas contre elle (Instructions sur les Promesses, no. 35). Il ne fallait s'étonner de rien. De grands hommes, comme l'évêque de Meaux, n'avaient-ils pas dit que les disciples de la vérité pouvaient être persécutés et même frappés d'anathème par un grand nombre d'ennemis se parant à tort du nom et de l'autorité de l'Eglise? Il fallait toujours s'y attendre et s'y préparer. Il fallait même être heureux de pouvoir subir la persécution pour le Christ, puisque c'était un honneur d'appartenir au petit nombre des élus qui maintenaient la vérité dans l'EgliseGa naar voetnoot296). Inutile de dire que cet état d'âme, cette conviction d'avoir reçu de Dieu la mission providentielle de défendre la religion contre la foule des prétendus fidèles, n'étaient pas faits pour les sauver de l'esprit d'opiniâtreté et d'indépendance. Dans cette phase ils se saisissaient aussi des écrits gallicans de BossuetGa naar voetnoot297). On devine aisément quelles armes ils en forgeaient. Leurs adversaires s'impatientaient. Il fallait en finir avec l'abus du témoignage de M. de Meaux. Ce n'est pas un effet de la bonne doctrine, avait dit celui-ci, d'enorgueillir les ignorants. Ce qui paraît avoir été unanimement admis par le grand nombre, n'est pas erreur, mais tradition. Que tout le monde s'en tienne à cette règle d'or de Tertullien. A supposer qu'on erre | |
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alors - ce qui est absurde - on a auprès de Dieu l'excuse valable de L'avoir écouté en simplicité et en obéissance, Lui et Ses serviteursGa naar voetnoot298). Qu'on cesse surtout de citer le fameux article XXI de l'Exposition! Qu'on écoute Bossuet lui-même, et qu'on juge: ‘Le Fils de Dieu ayant voulu que son Eglise fût une et solidement bâtie sur l'unité a établi et institué la Primauté de Saint-Pierre pour l'entretenir et la cimenter. C'est pourquoi nous reconnaissons cette même primauté dans les successeurs du prince des apôtres, auxquels on doit pour cette raison la soumission et l'obéissance, que les Saints Conciles et les Saints Pères ont toujours enseignées à tous les fidèles. Quant aux choses dont on sait qu'on dispute dans les Ecoles (comme par exemple l'infaillibilité ou la faillibilité des papes dans les faits dogmatiques, ou leur autorité sur les couronnes et les empires), quoique les ministres (c'est à dire: les réformés et les jansénistes) ne cessent de les alléguer pour rendre cette puissance odieuse, il n'est pas nécessaire d'en parler ici, puisqu'elles ne sont pas de la foi catholique......’ Pouvait-il dire plus clairement que son sentiment sur l'autorité du pape ne différait pas de celui de l'Eglise, de l'antiquité et des Conciles? Ceux-ci en ont-ils jamais parlé comme font les jansénistes? Ils ont reconnu cette autorité de tout coeur, et ils ont considéré le pontife non seulement comme le premier parmi les prêtres et les évêques, mais comme le prince, le pasteur, le père, le supérieur, le chef de tous, nommé directement par le Christ en PierreGa naar voetnoot299). L'argument était mal choisi. En ne distinguant pas entre la théorie de Bossuet sur l'infaillibilité, et son attitude d'humble soumission envers le Saint-Siège, ces auteurs ont voulu prouver trop, et ont dépassé leur but. D'ailleurs ç'aurait été une illusion d'espérer convaincre les membres du clergé d'Utrecht, qui, loin de lâcher le nom de Bossuet, vont l'exploiter de plus en plus. Il ne restait pas enfermé dans des pamphlets plus ou moins insignifiants, et allait trouver sa place dans les documents officielsGa naar voetnoot300). | |
Le concile provincial de 1763.On n'avait toujours pas renoncé à des prétentions de catholicité. Chaque fois qu'un nouvel évêque était nommé, il en était fait notification à Rome. Non moins régulièrement le pape répondait par un anathème à l'endroit du nouvel évêque, qui était lu dans les églises épiscopales. Cette lecture était suivie alors d'une protestation de la part du clergé. Situation assez désespérante. Sous Benoît XIV un moment d'espoir | |
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arriva. Comme sous son pontificat les ouvrages de quelques jésuites avaient été mis à l'index, on a pu le croire, à tort, peu favorable à la Société de JésusGa naar voetnoot301). Comme, en outre, il était enclin à la modération et à la conciliation, le clergé d'Utrecht crut l'occasion venue de parvenir à une réconciliation avec le Saint-Siège, qui l'avait retranché de la communion romaine. A cette fin on expédia en 1744 une lettre aux cardinaux pour leur demander d'intervenir auprès du pape. En octobre de la même année on présenta au pontife lui-même une Exposition de Doctrine sur les disputes qui divisent les Catholiques, où l'on disait: ‘Néanmoins comme l'accusation la plus ordinaire...... est que nous avons des sentiments contraires à l'Autorité du Siège Apostolique et du Souverain Pontife, il est juste de commencer par détruire cette calomnie, à laquelle il est impossible que tout bon catholique ne soit pas sensible. Or nous ne croyons pas pouvoir faire connaître nos sentiments sur ce point d'une manière plus claire, et qui nous soit plus favorable, qu'en adoptant les propres paroles dont s'est servi dans son Exposition de la Foi Catholique, M. Bossuet Evêque de Condom, et ensuite de Meaux, ce Défenseur invincible de l'Eglise Catholique, dont le Livre, qu'on peut appeler un Livre tout d'or, a reçu de très grands éloges......’ Et après avoir cité un grand passage de l'approbation qu'Innocent XI y avait donnée, on concluait qu'il était donc sans conteste que la foi de l'Eglise d'Utrecht était à couvert des attaques des adversaires, si l'on acceptait cette doctrine. Voilà pourquoi on finissait par ‘transcrire de mot à mot, et adopter tout entier l'article de ce Livre, qui traite cette matière’Ga naar voetnoot302). Heureux de ne pas avoir à se hasarder plus avant, ils occupaient ainsi dans leurs négociations les positions de neutralité que Bossuet avait élevées contre les protestants. Point de doute que dans leur for intérieur ils ne fussent des ennemis acharnés de l'infaillibilité du pape. Mais en habiles tacticiens ils s'enveloppaient d'un silence respectueux pour ne pas augmenter le poids des charges relevées contre eux. Leurs efforts n'étaient décidément pas placés sous une bonne étoile: les circonstances les forcèrent cette année même à quitter leurs positions sûres. Le pape venait d'excommunier deux nouveaux évêques, P.J. Meindaerts et Hieron. de Bock. Fidèles à la tradition ceux-ci en appelèrent au futur Concile généralGa naar voetnoot303). Coïncidence fatale: l'appel atteignit Rome presque au même moment que leur Exposition de Doctrine. Empruntant leurs arguments à la Déclaration de 1682 et à sa défense par Bossuet, ils y dépeignaient la doctrine de l'épiscopat universel du pape comme ‘abominable, flatteuse, et née dans ces derniers temps’. Un témoin protestant | |
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s'étonna de cette attitude ambiguë. ‘Peut-on vraiment, demanda-t-il, faire appel d'une décision du pape à un concile futur et prétendre néanmoins ne pas rompre l'unité de l'Eglise?...... Dans toute paroisse tous les fidèles doivent être unis à l'évêque, celui-ci à l'archevêque, celui-ci au primat de la province, qui l'est à son tour au pape. C'est là le principe fondamental de toute unité. Qui ose en dévier, viole cette unité, et se rend coupable - aux yeux des catholiques - d'un crime des plus affreux’Ga naar voetnoot304). Mais il n'était apparemment pas nécessaire d'espérer pour entreprendre. On engagea des pourparlers. On essaya même d'opérer la réconciliation à l'aide de plusieurs médiateursGa naar voetnoot305). La mort de Benoît XIV, survenue en 1758, déjoua les dernières espérances, d'ailleurs illusoires. Son successeur, Clément XIII, leur était peu favorable. - Il n'était pas non plus nécessaire de réussir pour persévérer. Le clergé fit un nouvel effort. En 1763 l'archevêque rassembla ses prêtres en Concile provincial. Du point de vue national et international ce concile marque une date importante dans l'histoire de l'Eglise d'Utrecht. Vers ce temps-là l'ancien sous-diacre de Rouen Pierre le Clerc, qui, après son arrivée en Hollande en 1749, s'était faufilé dans les rangs du clergé, attaquait plusieurs dogmes de la foi catholique, tout en affectant de faire l'apologie de l'Eglise d'UtrechtGa naar voetnoot306). Il s'agissait donc pour elle d'élever la voix contre des erreurs que ses adversaires ne manqueraient pas de lui attribuer, si elles restaient sans désaveu officiel. Si en outre elle allait condamner des ouvrages de quelques jésuites, c'est que dans presque toute l'Europe l'influence de la Compagnie de Jésus commençait à diminuer. En France en particulier l'opposition contre elle allait chaque jour en grandissant. L'Eglise d'Utrecht espérait trouver un accueil favorable dans le monde catholique en se prononçant ouvertement contre quelques-uns de ses représentants les plus attaquésGa naar voetnoot307). Au cas où cet effort ne réussirait pas à aplanir la voie vers la réunion, le clergé d'Utrecht se serait au moins justifié à la face de la chrétienté entière. L'assemblée, annoncée sous le nom pompeux de concile, commença par évoquer le souvenir de quelques évêques pour cacher sous leur éclat la pauvreté de sa substance. C'était une galerie impressionnante. Flanqué de Néercassel et de Codde, Bossuet y occupait une place d'honneurGa naar voetnoot308). Les | |
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membres du clergé ne se ressentaient donc pas des ‘coups de fouet’, qu'un polémiste venait de leur porter. Plein d'indignation celui-ci leur demandait ouvertement si Bossuet aurait accepté qu'un jour une ‘clique’, pour prouver qu'elle ne s'était point séparée de l'Eglise, s'empare d'arguments qu'il avait réduits à néant. Ils avaient osé appeler le corps des évêques par lequel l'Eglise fait écouter sa voix, ‘une masse détestable, pleine de dangers pour le salut des fidèles qui voulaient la suivre’. Dès lors point de doute que dans la grande dispute que Bossuet a eue avec Claude, ils se seraient rangés aux côtés du ministre protestant. Néanmoins, après avoir empoisonné du sublimé de Quesnel la saine doctrine ‘d'un des plus grands hommes qui ait jamais été parmi les mortels’, ils avaient encore le triste courage de se retrancher derrière elle pour ‘rendre odieuses l'Eglise et sa discipline’Ga naar voetnoot309). Impassibles ils suivaient jusqu'au bout la route, où ils s'étaient engagés une fois pour toutes. Une des mesures les plus importantes qui furent prises au cours du concile est le troisième décret, dont voici le début: ‘De plus...... nous avons pensé qu'il était convenable d'adopter l'Exposition de la Doctrine de l'Eglise Catholique Romaine de l'Illustrissime Evêque de Meaux, Jacques-Bénigne Bossuet, et de la mettre sous les yeux non seulement de nos Frères les Protestants séparés de la Communion de l'Eglise Catholique, mais encore de ceux qui, vivant dans cette Communion, ne rougissent pas de diffamer notre doctrine, qu'ils défigurent par les portraits les plus horribles et en même temps les plus infidèles.’ Nous en avons usé de la sorte, continuent-ils, “afin que nos Frères séparés apprennent par l'expérience de près d'un siècle entier, que cet Illustre Evêque n'a point adouci les dogmes de l'Eglise Catholique, et qu'il n'a pas cherché des tempéraments pour concilier tout le monde; mais qu'il a exposé au naturel et dans toute leur intégrité les articles de doctrine qui sont établis avec une souveraine autorité, et que tous les Catholiques-Romains sont tenus de croire et de garder; et afin qu'ils reconnaissent tant par les lumières de l'équité que par le témoignage de leurs propres docteurs, que ‘c'est une injustice d'attribuer à toute une société le sentiment des particuliers’ (Daillé, Apolog. c, 6), et que par conséquent c'en est une d'imputer à toute l'Eglise Catholique Romaine des opinions qui ne sont enseignées que par des particuliers, quand même le nombre de ces particuliers serait considérable. Car il est évident que presque toutes ces opinions qui éloignent davantage de nous nos Frères séparés, et qui sont le sujet ordinaire des reproches qu'ils font à plusieurs docteurs particuliers de la Communion Catholique, ne sont approuvées ni par nous ni par tous les Catholiques-Romains; mais qu'au contraire ceux d'entre les Catholiques qui sont les plus distingués par leur zèle, leur science, et leur piété, détestent ces opinions ‘pernicieuses au salut des âmes, [fruits malheureux de cette licence d'esprits déréglés (Décret d'Alexandre VII, du 21 sept. 1665) qui paraît s'accroitre de jour en jour]”, et les ont en abomination, comme étant de ces “doctrines diaboliques” (1 Tim. 4, 1) que les S.S. Apôtres on prédit devoir s'élever dans les derniers temps’ | |
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Après s'être ainsi promus eux-mêmes au rang des Catholiques Romains les plus zélés, les plus savants et les plus pieux, ils vont s'employer à réduire au silence la deuxième catégorie de leurs adversaires. A cette intention ils transcrivent mot à mot ce qui se rapporte à Bossuet dans l'Exposition de Doctrine, envoyée à Benoît XIV au mois d'octobre 1744, et dont ils ont appris ‘par des témoignages qui ne sont point à mépriser, que ce Pape, après en avoir entendu lecture...... demeura satisfait’Ga naar voetnoot310). Sous ce haut patronage ils croyaient leur foi désormais sauve. Résolus à espérer envers et contre tout ils envoyèrent les actes du concile au pape et à un nombre d'archevêques et d'évêques. ‘Comme la Correspondance doit être telle dans tout le Corps de l'Eglise, que ce que fait chaque évêque selon la règle et dans l'esprit de l'unité catholique, toute l'Eglise, tout l'Episcopat et le chef de l'Episcopat le fasse avec lui’Ga naar voetnoot311), ils ne doutaient pas que toute l'Eglise n'applaudirait un jour à ce qu'ils avaient fait en son nom. Ils avaient voulu faire d'une pierre deux coups. Ils n'eurent en fait que deux déceptions à recueillir. Les arguments d'autorité n'étaient pas plus propres à impressionner Pierre le Clerc qu'à convaincre les protestants. Bossuet était un grand homme. D'accord! Mais il restait homme comme tous les autres, et on devait lire ses ouvrages avec d'autant plus de précaution que son nom, sa réputation et ses talents étaient grandsGa naar voetnoot312). L'Ecriture restait pour eux la seule règle de la foi. D'autre part la réponse du pape coupa court à leurs prétentions d'union avec l'Eglise Romaine et de soumission respectueuse au successeur du prince des apôtresGa naar voetnoot313). Nourris de l'esprit de ceux qui se croient prédestinés à la souffrance et au salut, ils tardaient à se rendre à l'évidence. En 1774 Dupac de Bellegarde entreprit encore en vain le long voyage de Rome. En fait, d'ores et déjà, l'Eglise d'Utrecht était coupée de la tradition romaine et condamnée à se rétrécir de plus en plus. Alors que le dogme catholique, pos- | |
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sédant en lui ce principe de croissance inhérent à tout organisme vivant, continuait à se développer et à ‘dérouler’, pour ainsi dire, les vérités contenues dans la foi des premiers siècles, eux s'isolaient dans une position irréelle, en ne se lassant pas de répéter les mêmes phrases. Et à mesure que la rupture avec Rome se stabilisait, la réalité du schisme révélait davantage l'impossibilité de leur recours à BossuetGa naar voetnoot314). Le Concile du Vatican leur a fait faire volte-face. Ils s'affilièrent aux Vieux-Catholiques allemands, en assumant eux-mêmes le nom de ‘Oud-Katholiek’. Ils se sauvaient ainsi de l'impasse dans lequel ils se trouvaient, mais menacent actuellement de s'échouer dans le modernisme. Le changement de route mit fin au parallélisme étroit entre l'Eglise d'Utrecht et Port-RoyalGa naar voetnoot315). En même temps le nom de Bossuet sombrait dans le passé. Ses oeuvres devaient appartenir désormais au nombre des volumes qui ornent les cabinets de travail des prêtres vieux-catholiques, mais qui disparaissent de plus en plus sous la poussièreGa naar voetnoot316). S'il s'en trouvait encore quelques-uns pour les étudier, ce n'était plus par nécessité de controverse, mais dans un but d'édification ou par simple curiosité littéraireGa naar voetnoot317). L'ère de son actualité est close. | |
Le jansénisme de Bossuet.Dans l'histoire de cette influence, que nous venons de tracer, quelques éléments nous invitent à reprendre un moment la question toujours débattue du jansénisme de Bossuet. Déjà en 1898 on a fait remarquer qu'il serait très important pour l'histoire générale de la pensée religieuse au dixseptième siècle ‘qu'on sache, au juste, quelle opinion a eue de la grande école de Saint-Cyran, et quelle conduite a tenue avec elle l'homme qui représente de la façon la plus complète le catholicisme français d'autre- | |
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fois’Ga naar voetnoot318). Dans ce dessein un théologien devrait analyser les oeuvres dogmatiques et exégétiques de M. de Meaux. Il est à regretter que ce travail n'ait toujours pas été fait. En attendant nous ne pouvons que mettre quelques points d'exclamation et d'interrogation. Tous ceux qui se sont posé la question sur le plan du dogme, sont d'accord pour reconnaître qu'il faut la résoudre négativement, à part peutêtre quelques affinités de doctrineGa naar voetnoot319). Cette restriction, faite par quelques-uns, est-elle pleinement justifiée? Le silence que les protagonistes de l'Eglise d'Utrecht - dont surtout Quesnel - font systématiquement sur lui, dès qu'il s'agit de la grâce, ne fait-il pas supposer une absence complète de parenté? Certes, on peut trouver dans son oeuvre des textes qui pourraient servir à prouver le contraire. La corruption originelle est un thème qu'il manie avec beaucoup d'âpreté; les enfants morts sans baptême, il les considère comme damnésGa naar voetnoot320); il ne voit aucune possibilité de reconnaître chez les infidèles une vraie vertuGa naar voetnoot321); il insiste beaucoup sur la grâce efficace par elle-même et sur la distribution de la grâce selon le plan d'un préméditation purement gratuite; comme chez les Port-Royalistes son admiration pour la tradition est un peu trop autoritaire et exclusive. Mais à l'encontre de ces textes on en a produit d'autres qui le prouvent hostile au jansénisme; et à côté de sa préférence marquée pour l'antiquité on peut mettre sa grandiose vue d'ensemble sur la destinée de l'humanité, sa philosophie de l'histoire, et l'aspiration mystique de son âme à l'union avec Dieu, qui, sous cette forme, ne se rencontrent point dans l'athmosphère janséniste. Ses perspectives universelles créent un espace infiniment plus vaste que l'étroitesse dans laquelle les jansénistes sont poussés par leurs angoisses et leur crainte de l'enfer; mais en même temps elles font naître la tendance à négliger les nuances qui donnent à l'histoire sa variété. De la façon qu'on l'a soutenu, le débat est arrivé au point mort. La question n'est pas là. Au fond, il faudrait savoir si les éléments que Bossuet semble avoir de commun avec les jansénistes ont chez lui le sens qu'ils avaient chez eux, ou bien celui qu'ils revêtaient dans l'oeuvre de Saint-Augustin. Sa ‘grâce efficace par elle-même’ détruit-elle la volonté, ou donne-t-elle à celle-ci de vaincre la chair? Ce qu'il importe de tirer au clair, c'est de savoir si pour lui la grâce, restant extérieure à l'homme, le rend esclave, ou si plutôt il considère en elle avant tout l'Amour divin qui vient | |
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guérir la volonté de l'homme, et qui lui tombe en partage pour le rendre fils de Dieu en l'incorporant à la vie divine elle-même. Ce qui nous amènerait plus près de la solution du problème, c'est de savoir, non pas si entre la charité et la cupidité il reconnaît une troisième possibilité, mais s'il reconnaît tous les degrés que la charité peut parcourir, de l'âme du pécheur jusqu'à celle du mystique. L'homme est-il pour lui le pécheur appelé néanmoins à être fils de Dieu, ou sombre-t-il dans la terrible ‘masse damnée’? Sont-ce les vues eschatologiques de Saint-Augustin qui pénètrent son oeuvre, ou celles, plus bornées, plus étroites, plus naturalistes au fond, de Jansénius? Une chose est sûre: comme Saint-Augustin, il a lutté toute sa vie avec les problèmes de l'homme et de la grâce. Sa vie à la cour et sa vocation d'ouvrier de la Contre-Réforme le mettaient continuellement aux prises avec eux, sur le plan de la pratique comme sur celui de la théorie. Il a essayé souvent d'éviter le dilemme, ne lâchant aucun des deux bouts de la chaîne. ‘Qu'on ne s'imagine donc pas que la puissance de la grâce détruise la liberté de l'homme, ou que la liberté de l'homme affaiblisse la puissance de la grâce. Peut-on croire qu'il soit difficile à Dieu, qui a fait l'homme libre, de le faire agir librement, et de le mettre en état de choisir ce qu'il lui plaît? L'Ecriture, la tradition, la raison même nous enseignent que toute la force que nous avons pour faire le bien, vient de Dieu; et que notre propre expérience nous fait sentir que nous ne pouvons que trop nous empêcher de faire le bien, si nous voulons...... Mais quelque pouvoir que nous sentions en nous de refuser notre consentement à la grâce, même la plus efficace, la foi nous apprend que Dieu est tout-puissant, et qu'ainsi il peut faire ce qu'il veut de notre volonté et par notre volonté’Ga naar voetnoot322). Voilà chez Bossuet des réflexions bien thomistes. Mais il a l'esprit moins philosophique que l'auteur de la Somme, et tâche de détourner le regard de ce grand mystère, ‘qui a tant étonné et tant humilié l'apôtre Saint Paul’Ga naar voetnoot323). En attendant que Dieu lui fasse tout voir dans la source, il veut s'en remettre à la foi, puisqu'elle ne laissera pas de concilier tout ce que le raisonnement humain trouve de difficile dans cette ‘sainte et inviolable doctrine’Ga naar voetnoot324). Il n'a pas toujours réussi à apaiser son âme inquiète. Quoi qu'il en ait, ses regards vont souvent vers le mystère insondable. Si, dès lors, il n'a pas tant sévi contre le jansénisme que contre le molinisme, n'est-ce pas parce qu'il n'a vu dans l'hérésie janséniste qu'un excès de surnaturalisme? Erreur fatale, puisqu'en fait elle a naturalisé la grâce de Dieu. Mais on ne lui a pas rendu la tâche facile. Les adversaires des jansénistes ont choisi la théorie de la ‘natura pura’ comme arme principale | |
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contre eux. En établissant ainsi entre la nature et le surnaturel une séparation, ils ont certainement cédé au courant de laïcisation de la vie qui commençait à se faire sentir si fortement sur tous les terrains de la vieGa naar voetnoot325). Or c'est précisément contre toutes les formes sous lesquelles le naturalisme s'est manifesté au moment de la ‘crise de la conscience européenne’, que Bossuet a engagé le combat. La solution que, sur le plan de la morale, on a donnée jusqu'ici à la question du jansénisme de Bossuet, pèse un peu plus lourd sur sa mémoire. On a cru découvrir dans sa vie un développement vers le rigorisme janséniste. Personne ne contestera qu'il ait toujours été un moraliste sévère. Les idées pessimistes sur la nature déchue étaient en l'air en ce moment-là, et il faut éviter de confondre ce pessimisme religieux presque général avec le jansénisme. Bossuet a essayé de ‘tenir le milieu entre les deux extrémités’. Monté en chaire pour prononcer l'oraison funèbre de Nicolas Cornet, il réprouve ‘ceux qui mettent la vertu trop haut’. Qu'ils ne se vantent surtout pas ‘d'aller droitement, sous prétexte qu'ils semblent chercher une régularité plus scrupuleuse’! Mais il s'oppose aussi à ‘ceux qui se détournent à gauche, qui penchent du côté du vice et favorisent la part de la corruption’. Il ne faut pas ‘accabler la faiblesse humaine en ajoutant au joug que Dieu nous impose’. Il ne faut pas non plus avoir une confiance téméraire en ses forcesGa naar voetnoot326). Dans le sermon pour la profession de Mme Cornuau, prononcé trente-cinq ans plus tard, nous retrouvons le même conseil de fuir les extrémités, et de tenir le juste milieuGa naar voetnoot327). Cela ne nous semble pas indiquer une évolution vers le jansénisme. Son accent est quelquefois très amer, mais il a bien vite fait de retrouver son équilibre. Pour ceux qui admettent une légère déviation vers la droite, sa Justification des Réflexions Morales forme un des principaux documents à charge. Mais, comme nous venons de le voir, l'attitude de Quesnel lui-même envers l'évêque de Meaux nous interdit de manier cet argument sans mûre réflexion. Ici encore nous piétinons sur place. Pour avancer, il faudrait connaître avant tout la source de son pessimisme relatif. Est-ce celui d'un théologien, qui prenait son point de départ dans une conception abstraite et orgueilleuse de l'homme avant la chute, engendrant, par contre-coup, une vision désespérante sur cette même créature déchue de si haut; ou est-ce celui d'un confesseur, commandé avant tout par l'expérience concrète de la vie, triste illustration de la faiblesse humaine? | |
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La solution de ce problème exige qu'on mette sur la balance bien des impondérables. Ne saute-t-il pas aux yeux par exemple qu'il ait trouvé ses accents les plus durs au moment où un prêtre avait osé défendre publiquement le théâtre? Or l'acteur et l'auteur le plus applaudi avait été le porte-parole des chrétiens mondains et des libertins, qui jouaient un rôle si pernicieux à la cour de Louis XIV. Le dérèglement de cette cour, avec son influence dissolvante sur ‘la ville’, Bossuet le mettait pour une large part sur le compte de Molière. Toutes les tristesses qu'il en a essuyées ont débouché dans l'oeuvre qu'il a écrite contre Caffaro, l'apologiste du théâtreGa naar voetnoot328). Et il n'est pas seul dans son opinion sur Molière, contre qui un auteur dramatique vient de dresser un nouveau réquisitoireGa naar voetnoot329). Qu'on ait pu croire l'évêque de Meaux proche parent des jansénistes; que, par une fausse optique, il se soit peut-être lui-même vu tel; tout cela se comprend. L'intérêt de l'histoire ecclésiastique exige que l'on vérifie définitivement si c'est vrai. |
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