Bossuet en Hollande
(1949)–J.A.G. Tans– Auteursrecht onbekend
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II. Un correspondant Hollandais.Une amitié suspecte.Jean de Néercassel est le seul Hollandais avec qui Bossuet ait été en relations personnelles. Né à Gorcum en 1625, il fit sa philosophie à Louvain et entra en 1645 dans l'Oratoire, à Paris. Après avoir reçu sa formation théologique des oratoriens de Saumur, il enseigna lui-même pendant quelques années la théologie à Malines, et rentra ensuite dans la Mission hollandaise. Il y joua bientôt un rôle important. Dès 1662 le pape le donna comme coadjuteur au Vicaire apostolique dans les Provinces-Unies. L'année suivante il succéda à celui-ci, sous le titre d'Evêque de Castorie. Il mourut en 1686, lors d'un voyage pastoral, après avoir épuisé ses forces au service de ses ouaillesGa naar voetnoot174). On dirait qu'une malédiction repose sur les rapports de M. de Meaux avec la Hollande, car la postérité lui a fait des reproches très graves sur ses rapports avec l'évêque de Castorie. Néercassel, n'a-t-il pas été un hérétique, qui a attenté à la dévotion envers la Sainte-Vierge?Ga naar voetnoot175). N'est-il pas ‘la figure la plus importante dans l'histoire du Jansénisme d'Utrecht et de Hollande, frère-jumeau (ou du moins issu-de-germain) de celui de Port-Royal’?Ga naar voetnoot176) Comment Bossuet a-t-il pu être lié avec lui, sans être suspect lui-même? Voilà des questions qui ont occupé beaucoup de critiques. L'un d'eux, qui dans une longue étude a rassemblé un grand nombre de preuves pour essayer d'établir les sympathies jansénistes de M. de Meaux, fut heureux d'avoir sous la main une telle pièce de conviction. Il admettait comme certain qu'Arnauld et Quesnel ont pu établir en Hollande le plus pur jansénisme sous la protection de Jean de Néercassel, ‘que Bossuet a si souvent félicité de son zèle épiscopal, et qui figure aujourd'hui dans la galérie janséniste d'Utrecht’Ga naar voetnoot177). | |
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Un autre constata avec regret qu'on trouve parmi les correspondants de Bossuet cet évêque, ‘qui favorisa l'introduction du Jansénisme en Hollande’Ga naar voetnoot178). Après avoir fait de son mieux pour peser soigneusement le pour et le contre, un troisième se voyait réduit, en dernière analyse, à mettre dans la balance cette amitié pour Néercassel, ‘l'une des notabilités du jansénisme’Ga naar voetnoot179). Puisque voilà Bossuet sur le banc des inculpés, il n'est pas sans intérêt d'examiner cette correspondance de plus près. Le 9 oct. 1675 l'abbé de Pontchâteau a signalé à Néercassel l'Exposition de la Doctrine catholique. Il y voyait une arme puissante dans la lutte contre le protestantisme, et demanda à M. de Castorie s'il avait lu le livre, s'il le trouvait bon, et s'il y voyait la possibilité qu'on le traduise en latin. S'il en était ainsi, ‘on pourrait le faire dire à M. de Condom et lui demander s'il ne voudrait point en prendre lui-même le soin’. Mais avant tout il faudrait regarder si Néercassel n'y trouvait rien à changer, car ‘on pourrait en parler’ à BossuetGa naar voetnoot180). La réponse ne se fit pas attendre. Le 28 novembre Néercassel lui envoya quelques observations sur le livre, qui furent tout de suite remises à Bossuet. Comme à l'habitude, le controversiste composa un mémoire que dès le 23 janvier 1676 Pontchâteau expédia en Hollande, accompagné de la lettre suivante: ‘Il n'est pas signé de lui; et comme vous ne lui avez pas écrit, il s'est servi de la même voie pour répondre à vos remarques. Il attend donc présentement votre pensée; c'est à dire si vous souhaitez qu'il vous envoie sa traduction latine pour la faire imprimer...... Mais si vous lui écrivez, ne parlez point par qui vous avez reçu son mémoire, parce que je n'ai pas de commerce immédiat avec lui, et ç'a été par M. Arnauld et par un de nos amis que je lui ai fait remettre le mémoire de vos difficultés’Ga naar voetnoot181). Voilà une circonstance qui semble assez aggravante. C'est un fait incontestable que les messieurs de Port-Royal ont mis les deux évêques en relation l'un avec l'autre. Mais il ne faut pas négliger non plus le fait que c'est la lutte contre le protestantisme qui en a été la cause occasionnelle. | |
Ouvriers de la contre-réforme.Pour Néercassel, placé dans la forge d'armes de la Réforme, cette lutte a été le point central de toute sa vie. C'est un des traits qu'il a de commun | |
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avec M. de Meaux. Ils se rencontrent encore sur d'autres points. En vrai fils de Bérulle, l'évêque de Castorie a travaillé à la sanctification du clergé et à la restauration de la hiérarchie. Comme chez tous les ouvriers de la Contre-Réforme on trouve chez lui une conception trés élevée de la tâche apostolique des évêques et de la valeur des prêtres. Avec un zèle infatigable il a visité toutes les stations de sa Mission, faisant des voyages épuisants, pendant lesquels il conférait avec ses prêtres, prêchait devant le peuple, et donnait inlassablement la confirmation à un nombre imposant de fidèles. Il s'est efforcé de mieux pourvoir à l'instruction du clergé, et de faire donner à ses futurs prêtres une éducation édifiante, afin de les rendre dignes de leur mission incomparable, qui est d'attacher les âmes au Christ par l'amour. Incessamment il leur recommande la lecture de la Bible et des Saints-Pères, qu'il a encore fait traduire par l'un d'eux, pour que tous les fidèles puissent profiter des leçons de l'Ecriture SainteGa naar voetnoot182). Si on veut le juger équitablement, on devra le voir avant tout comme pasteur dévoué de son troupeau, dont la préoccupation essentielle était de ramener au bercail les brebis égarées. C'est dans ce but que, malgré les profondes différences spirituelles et psychologiques qui le séparaient des jésuites, il a travaillé à l'amélioration des rapports entre les prêtres séculiers et les réguliers, qui dans la Mission hollandaise étaient depuis très longtemps raides et hostiles. C'est également sous cet angle qu'il faut considérer ses efforts pour tenir dans les bornes la dévotion envers la Sainte Vierge et les autres saints. Les moindres excès en furent immédiatement exploités par les adversaires, toujours à l'affût pour reprocher aux catholiques leur fétichisme ou leur idolâtrie. Mais il faut bien se garder de représenter comme hostile au culte de la Mère du Christ un homme qui, chaque soir, se mettait à genoux avec tous ceux qui étaient à la maison, pour réciter la litanie de la Sainte-ViergeGa naar voetnoot183). Il n'est certes pas resté étranger au pessimisme moral qui a gagné un grand nombre d'âmes au dix-septième siècle. Avec de Berulle il se trouvait plutôt du côté de Pascal que de celui de Saint François de Sales. Il nous rappelle les admonestations du Traité de la Concupiscence, quand il prie son neveu, curé à Voorburg, d'ôter les pigeonniers et les clapiers de son jardin, puisque ces animaux ‘lascifs’ inspirent aux fidèles des pensées qu'ils doivent fuir comme ‘la peste la plus terrible’Ga naar voetnoot184). Et il ne le cède en rien à l'auteur des Maximes et Réflexions sur la Comédie, en reprenant un de ses prêtres d'avoir été au théâtre, ‘asile de la vanité’, séparé par une | |
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trop grande distance du sanctuaire de Dieu pour qu'on puisse être ‘le serviteur consciencieux’ des deuxGa naar voetnoot185). Mais chez lui ce pessimisme ne dérivait certainement pas des hérésies jansénistes sur la grâce et la nature humaine. Quand il dut signer le formulaire, il le fit sans la moindre restriction. Et on peut le croire sur parole quand il avoue n'avoir jamais lu le livre de JanséniusGa naar voetnoot186). Il est regrettable qu'il ne se soit pas rendu compte des connexions étoites entre les règles de vie et les conceptions théologiques des représentants pieux et autères de Port-Royal. C'est même une grave faute de gouvernement qu'à leur exemple il ait rivalisé d'austérité avec les pasteurs calvinistes, sans prévoir les conséquences néfastes que cette conduite aurait pour la vie catholique dans les provinces qui lui avaient été confiées. On ne peut pourtant pas l'en taxer d'hérésie, et il n'en reste pas moins un des plus grands évêques hollandais. La peur de repousser les protestants est pour une large part dans son refus d'admettre l'infaillibilité du pape; mais elle ne l'a jamais pu faire dévier d'un seul pas de sa fidélité inébranblable envers Rome. Il professait du fond du coeur que ‘c'est là que Pierre et Paul ont mis leur doctrine en dépôt, et qu'on ne peut rien faire de véritablement bon dans l'Eglise de Dieu, tant qu'on dédaigne le Siège de Rome’Ga naar voetnoot187). Ce n'est pas un hasard si dans la lettre que Bossuet lui adressa le 22 septembre 1681, nous rencontrons sous la plume de M. de Meaux la belle image de l'Eglise, qu'il a développée dans le sermon d'ouverture de l'Assemblée générale, et où il représente cette Eglise par les Israélites en marche dans le désert, ne logeant que sous des tentes, et toujours préts à déloger et à combattre. Bossuet ne cessait à ce moment-là de craindre pour l'Eglise, et il demanda à son ami lointain de prier pour l'Eglise gallicane afin qu'elle allât suivre le chemin de la paix et guérir les blessures de l'Eglise, au lieu d'en augmenter le nombreGa naar voetnoot188). A force de regarder Rome Néercassel a même été sujet à une illusion d'optique. Au moment où il accueillit dans sa Mission les réfugiés de Port-Royal, les jansénistes faisaient cause commune avec le Saint-Siège contre les prétentions de Louis XIV. Il a pu les considérer comme des victimes du roi tyrannique, souffrant pour une bonne cause. En les hébergeant il ne pouvait pas prévoir l'évolution que suivrait le jansénisme au dix-huitième siècle sous l'influence des arguties juridiques de Quesnel, ni à plus forte raison la tournure dramatique que prendrait leur influence sur le clergé hollandais. On lui fait un grand tort de le mettre dans la ‘galerie | |
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janseniste’ d'Utrecht, où il figurerait au même pied que ‘tous ces évêques intrus’, frappés l'un après l'autre de l'excommunication par les papes. Comme Bossuet, il a salué avec joie le moment où les litiges inopportuns des jansénistes prirent fin, et où il put faire front commun avec leurs controversistes redoutés contre ceux qui avaient déchiré l'unité de l'Eglise. | |
Simplification de la lutte.Il a fait sienne aussi leur méthode de controverse qui consistait à mettre en relief ce qui unissait tous les chrétiens, plutôt que de multiplier à l'infini les distinctions doctrinales, rendues en outre de plus en plus insurmontables. L'extrême plaisir qu'on semblait avoir eu à découvrir toujours de nouvelles erreurs, avait fait échouer désespérément la controverse religieuse. Beaucoup de gens même avaient pris le catholicisme en profonde aversion, rien que parce qu'ils ne distinguaient plus ‘la sainte et majestueuse vérité’ des opinions ‘souvent fausses et impures’ des scholastiquesGa naar voetnoot189). Il fallait quelqu'un qui d'un seul trait déblayât le terrain en réduisant les disputes aux points essentiels. Bossuet a essayé ce coup. Plus d'apologétique inutile. Rien qu'une exposition claire et simple de la foi, prise en elle-même. Il espérait obtenir ainsi deux résultats estimables: les disputes, fondées sur de fausses explications de la doctrine catholique, s'évanouiraient tout à fait; celles qui resteraient paraîtraient ne pas être si capitales et, selon les principes des prétendus réformés, sembleraient n'avoir rien qui blesse les fondements de la foiGa naar voetnoot190). A la première lecture de cet ouvrage Néercassel s'enthousiasma. Il en attendait un grand succès, et sa nature impulsive lui fit prendre immédiatement des mesures énergiques et charger Pierre Codde, ‘versé dans les langues française et hollandaise’, d'en faire une traductionGa naar voetnoot191). Après la lettre de Pontchâteau du 9 octobre 1675 il lut le livre de nouveau. La deuxième lecture ne lui fournit pas moins de plaisir, et lui donna la certitude qu'une traduction latine serait utile pour les catholiques comme pour les non-catholiques hollandais. Convaincu que l'auteur lui-même était le plus indiqué à la faire, il demanda à son correspondant de lui communiquer si Bossuet en avait l'intention. Les quelques remarques qu'il avait à faire, portent sur la science que les saints ont des prières que les fidèles leur adressent, et sur la question de savoir si la satisfaction suit ou précède l'absolution des péchés commis après le baptêmeGa naar voetnoot192). Dans le mémoire que Bossuet lui fit parvenir en réponse il reçoit une réprimande discrète: l'Eglise ne s'est pas prononcée sur ces points-là, et | |
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NÉERCASSEL
(Musée des Vieux-Catholiques. Utrecht) | |
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ceux qui exhortent les hérétiques à la paix, ne doivent pas reprendre des questions d'école, afin de ne pas semer la discorde parmi les catholiques. D'ailleurs, continuait Bossuet, s'il n'y a pas erreur, il ne faut rien changer au livre pour ne pas donner d'aliment aux reproches de variation des hérétiques. Néercassel devait encore apprendre à être conséquent dans l'application de la méthode de controverse qu'il aimait tant. Mais quant au reste Bossuet le louait fort pour sa gravité, sa prudence, sa doctrine et sa charité apostoliqueGa naar voetnoot193). Malgré ce grand éloge, l'évêque de Castorie n'osait pas encore importuner de ses lettres le prélat français, qui était déjà tellement occupéGa naar voetnoot194). C'est seulement quand, dans une lettre à Arnauld, Bossuet eut de nouveau exprimé sa grande estime pour lui, qu'il vainquit ses scrupules et s'adressa directement à luiGa naar voetnoot195). | |
La Hollande, marché aux livres.C'est là le début d'une correspondance qui nous révèle des particularités intéressantes sur la diffusion des ouvrages de Bossuet à l'étranger. Dès la première lettre nous lisons que dans quelques jours la traduction hollandaise de l'Exposition paraîtra. Communication un peu prématurée. Ces ‘quelques jours’ ont duré plus de deux ans. C'est que Néercassel a attendu l'exemplaire latin dont il espérait qu'il serait conforme à la version hollandaiseGa naar voetnoot196). De là l'annonce des deux éditions à la fois dans la lettre du 12 avril 1678Ga naar voetnoot197). Avec un peu d'orgueil il témoigne de la version hollandaise qu'elle est presque aussi élégante que l'original. Pourtant sa joie est tempérée par le fait que l'édition latine paraît être très mauvaise. Ni les caractères ni le papier ne lui plaisent. Pour comble de malheur il s'y est glissé plusieurs erreurs typographiques. Est-ce la faute d'un protestant envieux?Ga naar voetnoot198). En tout cas Néercassel est désolé et promet de faire effectuer au plus vite une autre édition. Sa désolation fut de courte durée. Quelques mois plus tard il pousse des cris de joie: il est incroyable de voir avec | |
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quelle avidité on achète et lit la version hollandaise. Même les Ministres calvinistes la dévorentGa naar voetnoot199). L'espérance de Néercassel, exprimée dans la lettre à Bossuet du 5 février 1676, et partagée par ses prêtresGa naar voetnoot200), n'a donc pas été trompée. Deux ans et demi plus tard il demande à M. de Meaux la traduction latine de l'Avertissement pour augmenter l'étonnant succès qu'a eu la version latineGa naar voetnoot201). Si l'on considère encore ce qu'il lui écrit sur la Conférence avec Claude, ‘assez élégamment traduite en hollandais’, et qui se trouve ‘entre les mains de tout le monde, ou plutôt inscrite dans le coeur des savants et des ignorants’, on souscrira de tout coeur aux paroles de reconnaissance qu'il lui adresse à cette occasion: ‘nous vous devons beaucoup, moi et l'Eglise confiée à mes soins’Ga naar voetnoot202). La Hollande a pu le lui rendre. Certes, du temps de Bossuet, c'était le foyer de l'hétérodoxie européenne. Tout ce qui devait fuir la lumière au pays du Roi-Soleil, voyait le jour dans ces contrées hospitalières. On a pu appeler la Hollande ‘province française’, si grand était le nombre des livres français qu'on y publiaitGa naar voetnoot203). Ce n'était sans doute pas la province la plus docile, et M. de Meaux n'a pas été le dernier à se plaindre de ces presses incontrôlables qui produisaient tant de venin pour les âmes, et de ce pays où tout était permis, où vivaient tous les ennemis de la foiGa naar voetnoot204). Mais cette liberté même avait un bon côté: la Hollande était un centre intellectuel et commercial, et ses éditeurs possédaient de nombreuses relations à l'étranger. Bossuet a profité de ces circonstances privilégiées pour faire passer ses écrits aux pays protestants du Nord. Déjà le 29 mai 1673 Ferd. de Fürstenberg, évêque de Paderborn, lui avait écrit qu'il avait conçu le dessein de faire traduire l'Exposition en latin, pour qu'elle pût se répandre par toute l'Allemagne. Mais il priait Bossuet de mettre plutôt lui-même son ouvrage en latinGa naar voetnoot205). Jusqu'en 1681 M. de Meaux n'avait pu donner suite à cette proposition, ni n'avait reçu | |
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la traduction que le prélat allemand avait fait ensuite entreprendre. L'on se figure aisément quel tourment c'était pour lui, dévoré par tant de zèle apostolique. D'ailleurs l'évêque allemand n'était pas le seul à avoir insisté auprès de lui pour que cette traduction se fît. Le marquis de Feuquières, ambassadeur de Louis XIV en Suède, lui avait écrit qu'elle y ferait beaucoup de bienGa naar voetnoot206). Le besoin était pressant. Enfin, après huit ans de délai forcé, il vit la possibilité d'y satisfaire. La version latine venait de paraître en Hollande. Il y connaissait un personnage influent. Sans plus tarder il alla droit au but. Le 8 mai 1681 il transmit à Néercassel ce que ‘l'illustre ambassadeur’ lui avait écrit de Suède, et le pria de chercher une voie par laquelle son livre pût entrer dans cette région, dans les pays voisins et dans toute l'Allemagne ‘jusqu'à la côte de la Mer Baltique’, pour y propager la doctrine catholiqueGa naar voetnoot207). La tâche ne fut pas si difficile, puisqu'en Hollande tous les chemins de l'Europe se croisaient. Néercassel consulta les éditeurs d'Amsterdam. Il réussit rapidement dans ses démarches. Quatre mois plus tard il pouvait déjà annoncer à M. de Meaux qu'il avait trouvé un éditeur qui se réjouissait d'avoir été invité à ce travail, dans l'espoir de vendre en Allemagne pas mal d'exemplaires de l'ouvrage. L'homme d'affaires hollandais flairait les bénéfices. Il était convaincu que le livre trouverait des acheteurs très avides sur les marchés de Francfort. Il avait déjà envoyé plusieurs exemplaires à Hambourg et il allait en envoyer à tous les ports de la Mer BaltiqueGa naar voetnoot208). Ce n'était pas là un service insignifiant que la Hollande rendit ainsi à Bossuet et à la religion catholique. Le succès espéré ne se fit pas attendre. Les témoignages en abondent. Le marquis de Feuquières fit savoir à l'auteur que l'Exposition était arrivée en Suède, et qu'elle avait produit sur quelques Suédois des plus illustres une si profonde impression qu'ils se proposaient d'aller rejoindre Bossuet pour approfondir sous sa direction leur connaissance de la sainte doctrineGa naar voetnoot209). En Allemagne la demande était si grande que les exemplaires qu'on y avait envoyés ne suffisaient pas à y pourvoir, et qu'on faisait un nouveau tirage à CologneGa naar voetnoot210). Les résultats peuvent aisément se mesurer | |
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à l'inquiétude des protestants allemands, qui l'un après l'autre lancèrent des réfutations du livre redoutéGa naar voetnoot211). Les paroles flatteuses que, dans l'Avertissement pour la nouvelle édition de l'Exposition, Bossuet adressa à Néercassel, ‘ce prélat qui fait lui-même de si beaux ouvrages’, ne sont sans doute qu'un faible rejaillissement de la joie et de la reconnaissance dont son coeur débordait. | |
Une double cause.A son tour l'évêque de Castorie se mit à entrevoir les nouveaux services que son illustre correspondant pourrait rendre à la Mission hollandaise. Un grand événement projetait alors son ombre. La Révocation de l'Edit de Nantes, un des faits les plus décisifs et les plus lourds de conséquences pour l'avenir de toute l'Europe occidentale, était d'ores et déjà en chantier. Et la Hollande commençait à en ressentir le contrecoup. De graves soucis allaient assombrir les dernières années de l'administration du Vicaire apostolique. Il les prévoyait et cherchait à les détourner. Quoi de plus naturel que de faire appel à Bossuet, qui jouait un rôle si brillant dans le pays d'où menaçait le danger? Le 15 septembre 1680 il était encore optimiste, puisque les Etats traitaient les catholiques ‘avec plus d'indulgence qu'ils ne le faisaient avant les dernières guerres’Ga naar voetnoot212). Quelques mois plus tard son ton trahit déjà une ombre d'inquiétude. ‘La Politique du Clergé de France, écrit-il alors, paraît avoir été composée avant tout pour inspirer à nos Etats la fureur des Anglais contre les catholiques’. Pourtant on continue à traiter les fidèles avec indulgence et à fermer les yeux sur les progrès de la religion catholiqueGa naar voetnoot213). La situation va vite en s'aggravant, et le 23 octobre de la même année il pousse déjà un cri d'alarme. Les réfugiés calvinistes de France se comportent partout comme ‘les clairons de la persécution’ qui doit être infligée aux catholiques, en exagérant infiniment les peines et les misères qu'ils disent avoir endurées en France. Leurs tentatives auprès des Etats de Gueldre n'ont pas été vaines. Si on excepte Nimègue, toute la Gueldre a proscrit les prêtres, interdit les offices divins sous peine de graves amendes, et pris d'autres mesures qui nuisent beaucoup à la religion catholique. On espère pourtant que les Etats | |
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de cette province, surtout ceux d'Arnheim, prendront des décisions plus modérées. La France peut y contribuer: elle n'a qu'à mitiger ‘par la clémence ordinaire du roi’ le décret permettant aux enfants de sept ans d'embrasser la religion catholique, même contre la volonté de leurs parents, qui, pour cette raison, pouvaient être destitués de leur pouvoir paternelGa naar voetnoot214). D'où la supplication pathétique qui termine la lettre: ‘Vous, Illustre Evêque, en vertu de votre prudence et de votre piété, jugez si vous pouvez ôter la haine sous laquelle nous sommes accablés à cause de cet édit royal, et si vous pouvez ôter à nos ministres l'occasion de protester contre la bonté avec laquelle les Etats de Hollande traitent les catholiques’Ga naar voetnoot215). De jour en jour il reçoit des nouvelles plus inquiétantes. Dans un postscriptum il ajoute qu'il vient d'apprendre qu'en Hollande aussi la liberté des fidèles est menacée. Il conjure Bossuet encore une fois d'obtenir un adoucissement des décrets royaux, afin que ceux qui sont tombés dans l'erreur ne soient plus obligés de se réfugier dans un pays où ils sont encore plus éloignés de la lumière de la vérité, et où ils essayent d'attirer sur les catholiques la haine du peuple et des magistrats. Pourtant ce n'est pas de sa propre initiative qu'il eut recours à Bossuet. Si les calvinistes réfugiés s'acharnaient contre les catholiques, les jansénistes réfugiés relevaient le gant et s'érigeaient en défenseurs de leurs frères traqués. Et Arnauld, qui avait contribué à établir les relations entre les deux évêques, s'en servait maintenant pour plaider une double cause. C'est lui qui avait suggéré à l'évêque de Castorie l'idée d'implorer le secours de Bossuet contre les dangers causés par les ‘grands clameurs’ des prétendus réformésGa naar voetnoot216). Ici encore nous assistons à un enchevêtrement inextricable d'intérêts personnels, d'intérêts de parti et d'intérêts religieux, qui n'a certainement pas profité à ces derniers. Arnauld va jouer un rôle ambigu et pousser habilement le Vicaire apostolique à plaider sa propre cause et celle des jansénistes en général, en même temps que celle des catholiques hollandais. Celui-ci s'est laissé prendre ingénument au piège. Bossuet lui avait demandé d'insister auprès d'Arnauld pour que celui-ci réfutât la Politique du Clergé de FranceGa naar voetnoot217). L'occasion est trop belle. Le chef des jansénistes ne néglige pas de l'exploiter. Il écrit à Néercassel de dire à M. de Meaux que ce serait une chose bien fâcheuse et ‘qui diminuerait beaucoup le fruit que l'on peut espérer de la réponse à la | |
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Politique, si, pour être sans privilège, on n'avait pas la liberté de la débiter publiquement dans Paris’Ga naar voetnoot218). Néercassel donne suite à la suggestion, et quand il envoie à Bossuet un exemplaire de l'Apologie, il parle en ses termes élogieux et onctueux des ‘ardeurs d'amour et de respect avec lesquels l'auteur éminent a défendu son prince et la gloire de l'Eglise gallicane contre les calomnies des hérétiques’, ardeurs qui ‘sont d'autant plus à louer qu'il les sert au milieu des misères qu'un réfugié, qui sait à peine où reposer la tête, souffre quotidiennement’Ga naar voetnoot219). Bossuet ne réagit pas. Lorsque, l'année suivante, on saisit à Saint-Denis un important envoi d'exemplaires du deuxième tome, il n'intervient pas. Arnauld n'en cache pas son dépit. ‘Vous avez occasion d'écrire à M. de Meaux en lui envoyant votre livre’, lisons-nous dans sa lettre à Néercassel, ‘et vous pourriez lui mander que...... vous avez été bien surpris d'apprendre qu'on avait saisi un grand nombre d'exemplaires de ce livre...... Qu'on a de la peine à comprendre une telle conduite; mais que vous vous croyez obligé de lui représenter qu'il a un intérét particulier, et devant Dieu et devant les hommes, d'informer Sa Majesté de ce que contient ce livre et le tort qu'on fait à la religion catholique en traitant si mal ceux qui la défendent contre les hérétiques...... Car n'est-il pas visible, diront les hérétiques, que tout ce qu'a écrit Monsieur de Meaux pour déguiser les erreurs et les superstitions de la religion du Pape, n'est qu'une illusion, puisqu'on supprime en France comme préjudiciable à la religion romaine le livre de celui qui l'a défendue en s'expliquant un peu davantage.’ Il paraît néanmoins que du côté de Néercassel il a aussi des résistances à surmonter, car il ajoute: ‘Voilà à peu près, Monseigneur, ce qu'il me semble que vous pourriez écrire à M. de Meaux. Je ne pense pas qu'il y ait rien en cela qui vous commette et qui puisse être pris pour autre chose que pour un effet du zèle que vous devez avoir plus que personne pour la religion catholique’Ga naar voetnoot220). En dépit de cette exhortation spéciale et adroite il ne donne pas le change à Néercassel cette fois-ci. Dans la lettre qui accompagne son Amor Poenitens, celui-ci n'en dit mot. L'évêque de Castorie répugne lui-aussi à se commettre dans l'affaire janséniste. Désormais il usera de beaucoup de prudence lorsqu'il s'agira de plaider la cause d'Arnauld. Sa correspondance nous fournit à ce point de vue un témoignage très intéressant. Le 10 juillet 1683 Arnauld exprime sans détours son mécontentement à l'endroit de l'évêque de Meaux: ‘...... si une personne de ce mérite, de ce poids, de cette autorité, qui me témoigne de l'affection, et qui a tant de zèle pour les vérités que je soutiens, ne peut rien faire pour lever les obstacles qui ferment à mes livres l'entrée | |
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de Paris, comment puis-je espérer qu'on les lèvera; si le Roi est tellement prévenu par ceux qui ne m'aiment pas, qu'un des Evêques de France qu'on croirait devoir avoir plus d'accès auprès de Sa Majesté, n'ose lui dire un seul mot en ma faveur, pour lui représenter qu'il n'y a rien de plus injuste que la manière dont on me traite...... qui osera lui en parler?’ Il s'impatiente visiblement, et menace de ne plus rien publier. On lui avait demandé d'écrire un ouvrage contre le système de la grâce de MalebrancheGa naar voetnoot221). Mais ses livres lui ont valu déjà d'assez graves pertes d'argent. Il n'en fera plus aucun, sans être assuré qu'on pourrait le vendre à Paris. ‘Ce système ne faisant point de bruit ici, le livre qui le réfuterait n'y serait point de débit’, écrit-il, et il termine sa lettre par un reproche direct. ‘C'est ce que vous pourriez, Monseigneur, représenter à Monsieur de Meaux, qui pourrait en prendre occasion de parler plus fortement qu'il n'a cru devoir faire jusqu'ici, des injustices que l'on me fait’Ga naar voetnoot222). Néercassel reproduit entièrement ces arguments dans une lettre qu'il écrit le 14 juillet: ‘Il ne peut vraiment pas trouver d'éditeurs qui veuillent imprimer ses livres, tant que les portes de Paris leur restent fermées. Il attend à peine quelque fruit de cette réfutation de Malebranche, à moins que le contre-poison de la saine doctrine puisse être distribué là où le poison des dogmes hétérodoxes a été répandu. Ces circonstances défavorables freinent le zèle de l'homme excellent, surtout puisqu'il n'est pas du tout capable de faire les frais nécessaires à l'édition, vu la modicité de ses finances’Ga naar voetnoot223). Mais Néercassel se ravise, n'expédie pas cette lettre, et dans la rédaction définitive il raye tout le passage pour le remplacer par la suggestion sobre et générale: ‘Vraiment, le peu de fruits que ses livres rapportent, tant que les portes de Paris lui resteront fermées, freine le zèle de cet homme illustre’Ga naar voetnoot224). Bossuet s'est montré encore plus réservé. Pas plus que les autres lettres, cette dernière ne lui a fait faire de démarches pour Arnauld. On peut trouver des causes politiques pour expliquer cette conduite. Dans sa réponse à Jurieu, Arnauld avait été amené par son adversaire à parler de la Régale. Il l'avait fait avec beaucoup de retenue et de modération, ce qui n'empêchait pas qu'à ce moment-là ce n'était pas pour plaire au roi, surtout de la part d'un ami des évêques réfractaires. Appliquant rigoureusement ses principes politiques, Louis XIV se mêlait alors des questions religieuses avec une autorité qui ne tolérait pas de contradiction. Toute démarche aurait été inutile et aurait valu la disgrâce à celui qui l'entreprendrait. | |
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C'est là probablement aussi la raison pour laquelle Bossuet - qui reconnaissait chez les princes le droit de contrainte - n'a pas déféré aux prières de Néercassel et n'est pas intervenu auprès du roi pour adoucir les décrets contre les protestants. Ç'aurait été peine perdue. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était veiller à ce que dans son propre diocèse il n'y eût pas d'excès dans l'exécution des décretsGa naar voetnoot225). Pourtant il y a plus. Bossuet admirait les talents de controversiste d'Arnauld. Il se félicitait ‘d'avoir été défendu par cet homme qui défend l'Eglise avec tant de zèle et tant d'inlassable travail’Ga naar voetnoot226). Mais avec ses grands talents, Arnauld ‘était inexcusable d'avoir tourné toutes ses études ...... pour persuader le monde que la doctrine de Jansénius n'avait pas été condamnée’. M. de Meaux n'aimait pas ce ‘fauteur d'hérétique’, ce ‘schismatique’, qui voulait tout décider dans l'Eglise. Il l'a dit expressément quelques années avant sa mortGa naar voetnoot227). Mais son ‘verumtamen’ sur l'auteur janséniste ne datait pas seulement de la fin de sa vie. Il ne l'a jamais aimé, et s'est toujours enfermé à son égard dans un silence significatif que les instances de Néercassel n'ont pu lui faire rompre. Plus droit qu'Arnauld, qui à cette occasion a composé pour parvenir à ses fins, Bossuet l'a emporté sur lui. L'influence que le Vicaire apostolique de Hollande a exercée sur le réfugié francais, paraît avoir été assez grande pour décider celui-ci, malgré sa résistance, non seulement à prendre la défense des ouvrages de Bossuet, mais aussi à remplir l'autre souhait de M. de Meaux, qui était de réfuter le système de Malebranche. On obtint ainsi le double profit d'occuper Arnauld sur un terrain où, d'embarrassant qu'il était, il deviendrait utile, et ferait ‘la police de l'Eglise’, bien loin de l'inquiéterGa naar voetnoot228). | |
Deux ames soeurs.Ce résultat cadre très bien avec le caractère général de toute cette correspondance, inspirée d'un bout à l'autre par la sollicitude de deux prêtres fervents pour le salut des âmes et le sort de l'Eglise. C'est la manifestation de deux âmes soeurs, dévorées également par leur amour de Dieu et par le désir constant de s'échapper vers les hauteurs infinies de la vie divine. Elle n'a rien de compromettant ni pour l'un ni pour l'autre. Cela vaut aussi pour les louanges prodigués par Bossuet à l'Amor Poenitens que son ami hollandais lui avait envoyé le 27 mars 1683Ga naar voetnoot229). L'auteur y a invité ‘ses frères, esclaves comme lui’ à suivre ‘l'étroit sentier du | |
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salut’. Il avait rendu en effet ces sentiers d'une étroitesse étouffante. Il semble vouloir réduire à un cercle infiniment restreint d'élus le nombre de ceux qui goûteront les effets salutaires de la Rédemption. Pour la justification par le sacrement de pénitence il exige des pécheurs au moins un commencement d'amour de Dieu pour Lui-même. C'est une thèse que le Concile de Trente semble avoir préférée, et que Bossuet a soutenue luiaussiGa naar voetnoot230). Elle ne peut prendre un sens condamnable que par la conception sur la grâce de celui qui la manie. Bien que Néercassel n'ait jamais fait sienne la doctrine de la ‘massa damnata’ pour laquelle la mort expiatoire du Christ n'aurait porté aucun fruit, son livre effleure de très près cette doctrine désespéranteGa naar voetnoot231). En a-t-til été effrayé lui-même? En tout cas, dans la seconde édition il a corrigé les termes les plus offusquantsGa naar voetnoot232). Que Néercassel ait été fasciné par les revendications des jansénistes en faveur de la charité divine, on ne peut pas lui en faire un crime. Ce n'est pas pour avoir été les propagandistes enthousiastes de cet ‘amor Dei’ que les jansénistes encourent condamnation. Leur faute consiste à ne pas avoir compris que l'homme, au lieu d'être détruit par cet amour ou d'être réduit par lui en un cruel esclavage, est au contraire libéré par son incorporation dans la vie divine. Leur erreur fatale est de ne pas avoir reconnu en l'homme l'image de Dieu, d'avoir méconnu que même après la chute cette image est restée en lui, bien que défigurée. Le tragique de leur destinée est qu'ils ont dû se perdre ainsi dans la contemplation stérile de la ‘massa damnata’. Néercassel - nous l'avons déjà dit - a refusé expressément de les suivre dans cette voie. Les deux évêques ont fini par désirer se connaître personnellement. Bossuet en a parlé le premierGa naar voetnoot233). Néercassel aurait donné tout au monde pour ce moment heureux. Mais il est trop réaliste pour n'en pas voir l'impossibilité. Reprenant une image de l'Evangile, il soupire: ‘Vraiment, entre vous et moi il y a un grand abîmeGa naar voetnoot234), de sorte que j'ose à peine espérer cette félicité’Ga naar voetnoot235). Sur cette réminiscence biblique leur correspondance se termine. Depuis ce moment nous n'avons plus d'eux que trois lettres insignifiantes. Il y a lieu de croire qu'il doit y en avoir eu d'autres qui se sont perdues. Perte d'autant plus regrettable qu'elles nous auraient peut-être donné des renseignements sur les troubles qui ont eu lieu en Hollande à la fin de la vie de Néercassel, et auxquels le nom de Bossuet a été lié. |
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