Bossuet en Hollande
(1949)–J.A.G. Tans– Auteursrecht onbekend
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I. Bossuet et Grotius.La genèse d'un réquisitoire.Le tableau du monde que Bossuet a brossé à grands traits dans son Discours sur l'Histoire Universelle est sans doute une des parties les plus connues de son oeuvre. Elle en forme également un des éléments auxquels Bossuet tenait le plus. Il aimait l'édifice magnifique qu'il avait construit en l'honneur du Christ, vers lequel il voyait converger toute l'histoire de l'humanité. La venue au monde du Rédempteur a fait l'unité de cette histoire: le Nouveau Testament a rempli ce que l'Ancien avait annoncé, le Christ est venu accomplir ce qu'avaient prédit les prophètes. Bossuet se moquait des détails: l'ensemble ne faisait pour lui aucun doute. Telle n'était pas l'opinion de Grotius. Le savant de Delft donnait aux prophéties un double sens, et seuls les temps de leur réalisation avant la venue du Christ étaient, d'après lui, une préfiguration de ceux où le Messie paraîtrait. Elles ne se rapporteraient au Messie que ‘sensu sublimiore’. Aussi Grotius ne voulait-il pas les faire valoir tellement comme preuves de la mission et de la divinité de Jésus-Christ. Elles n'auraient servi qu'à appuyer ce qu'on savait déjà. Vu la place centrale que l'argument des prophéties occupe dans le système de Bossuet, il n'est pas étonnant qu'on rencontre à plusieurs reprises le nom de Grotius dans ses écrits. Il est intéressant de suivre l'évêque de Meaux dans ses confrontations successives avec le jurisconsulte hollandais. Nous verrons que même le champion de l'invariabilité n'a pas échappé aux lois urgentes de la vie. Son opinion sur Grotius a parcouru une longue évolution, qui nous permet de saisir sur le vif la palpitation intérieure qui anime ses oeuvres, nées de besoins polémiques sans cesse renouvelés. Déjà du temps de son préceptorat du dauphin il paraît connaître l'oeuvre de Grotius. Quand le deuxième précepteur donne de la prophétie de Jacob sur la venue du Christ, au moment où le royaume judaïque cesserait, une explication qui lui ôte sa force démonstrative contre les juifs, Bossuet écrit à son collègue que tous les savants chrétiens l'expliquent autrement, même Grotius, pourtant ordinairement trop hardi en ces matières, et blâmé à juste titre à cause de sa hardiesseGa naar voetnoot19). | |
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Bien qu'en 1686 nous le voyions occupé à lire les ouvrages de GrotiusGa naar voetnoot20), il n'en parle pour la deuxième fois qu'en 1689, lorsqu'il entreprit d'expliquer l'Apocalypse, où, selon lui, sont ramassées toutes les beautés de l'Ecriture, et qui est remple des merveilles de tous les prophètesGa naar voetnoot21). Son oeuvre était destinée à renverser le système des protestants, qui voyaient dans le livre de Saint Jean la description de la chute de l'Eglise de Rome, mise à la tête des Eglises chrétiennes par la chaire de Saint Pierre. Son premier soin était de réfuter la fable du pape-antéchrist, en faisant voir dans l'Apocalypse le récit de la chute de l'empire de Rome, maîtresse de l'univers par ses victoires. Comme la haine contre Rome était l'unique point de ralliement de tous les protestants, il allait exécuter cette manoeuvre pour disperser les ennemis concentrés en cet endroit. Se rappelait-il que Grotius avait eu le courage de défendre le pape contre les calomnies de ses coreligionnaires? Toujours est-il que Grotius ne fut attaqué cette fois que pour avoir commis une erreur de chronologie dans ses efforts vers la découverte du sens de l'Apocalypse. Mais quant au reste, le Hollandais se voyait apprécié pour avoir beaucoup contribué à éclairer le sujet; et Bossuet pouvait le dépeindre comme un homme ‘d'un savoir connu, d'un jugement exquis et d'une bonne foi digne de louange’Ga naar voetnoot22). Dans la lettre qu'il joignit à l'exemplaire de son ouvrage envoyé à Daniel Huet, il répéta qu'il était impossible de s'en tenir aux interprétations de Grotius, mais il n'oublia pas d'ajouter qu'on ne pouvait estimer ce grand auteur plus qu'il ne faisaitGa naar voetnoot23). Ce mélange de réprobation et d'estime dura encore plusieurs années. A Jurieu qui prétend que la loi défendant la polygamie est une loi positive dont on peut être dispensé par une souveraine nécessité, Bossuet objecte qu'il n'a pas compris ce qu'est une loi divine ou une loi naturelle, ‘quoi que Grotius, dont il s'autorise, ait pu dire sur ce sujet’Ga naar voetnoot24). En parlant de la souveraineté du peuple ce même Jurieu se réclama de l'autorité ‘du sçavant Grotius’, dont l'opinion fut même décisive pour lui, ‘tant parce que sa penetration étoit fort grande dans les matieres de politique, que parce qu'il ne peut être suspect en cette cause, ayant porté l'authorité des Roys et des Souverains aussi loin comme elle peut être raisonnablement portée’Ga naar voetnoot25). Cela n'empêchait pas le fougueux pasteur de railler l'excès de citations du savant hollandais. | |
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Bossuet s'emporta. Souveraineté du peuple? Il s'en rit. Le premier état de l'humanité était l'anarchie, où dans une liberté farouche et sauvage chacun pouvait tout revendiquer. Et une anarchie ne peut déléguer aucune souveraineté à qui que ce soit. ‘Quant à ce “docte Grotius”, Jurieu a eu raison de se moquer de lui, puisqu'avec de beau latin et de beau grec il croit nous persuader tout ce qu'il veut’Ga naar voetnoot26). Voilà un nouvel élément en cause. En même temps nous entendons percer dans le ton une irritation croissante. L'année suivante, il est vrai, Bossuet écrivit encore que de tous les interprètes protestants des psaumes il n'y a guère que Grotius, s'il faut le mettre de ce nombre, qui mérite d'être lu ‘pour les choses’Ga naar voetnoot27). Il se rendait compte à ce moment-là qu'il ne fallait plus compter strictement le savant hollandais parmi les protestants, et c'était là sujet à se réjouir. Mais en 1692, dans sa Mémoire sur la bibliothèque ecclésiastique de M. Dupin, il éclate contre Grotius plus véhémentement que jamais. ‘On croit n'être point savant, si l'on ne donne à son exemple dans les singularités; si l'on paraît content des preuves que jusqu'ici on a trouvées suffisantes; en un mot, si l'on ne fait parade d'un littéral judaïque et rabbinique et d'une érudition plutôt profane que sainte’Ga naar voetnoot28). A partir de ce moment le nom du savant hollandais hantait son esprit sans pouvoir le quitter. Il éprouva naturellement lui-même le besoin de démêler l'enchevêtrement presque inextricable de sentiments de sympathie et d'aversion à son sujet. Il se mit au travail et dans les Supplenda in Psalmos qu'il publia bientôt en tête de sa traduction latine des psaumesGa naar voetnoot29), il évoqua une image d'ensemble de la personne et de l'oeuvre de Grotius, et surtout de son évolution religieuse. Bossuet nie énergiquement que les apôtres se soient contentés des miracles comme seules preuves de la divinité du Christ, en n'utilisant les prophéties que pour illustrer des choses déjà admises. Le Saint Esprit, s'écrie-t-il, a disposé tout l'Ancien Testament de telle sorte qu'il fasse converger vers le Christ seul l'accomplissement de | |
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la loi. S'il fallait admettre les théories de Grotius, théories qui détruisent la force des preuves les plus indubitables de la divinité du Sauveur et détournent du Christ même les textes les plus clairs, l'on n'aurait ajouté foi à tout ce qui se rapporte à Jésus Christ que par une pieuse complaisance. Quelles idées lamentables! Mais fallait-il s'étonner de les rencontrer dans l'oeuvre de Grotius? L'évêque de Meaux croyait que non. Après s'être dégoûté du calvinisme, ce savant ne s'était-il pas rangé du coté des arminiens, apparentés aux sociniens? Voilà qui expliquait tout. Certes, il a combattu ces derniers. Mais cela ne l'empêchait pas d'être fort prévenu en faveur de Crellius, à qui il adressa des lettres très élogieuses, ni d'admirer ces ennemis de la divinité du Christ. Il est difficile de dire s'il a souscrit à leurs dogmes à un moment donné. S'il en fut ainsi, il est certain que plus tard il s'en est repenti, car dans sa dispute avec Rivet il a émis des opinions très justes sur les points en litige. Grotius a même, en termes exprès, déclaré soumettre au jugement de l'Eglise Romaine et de l'Université de Paris tout ce qu'il avait écrit sur la Trinité et sur l'Incarnation (Animad. in Rivet. Art. 2). Mais il est vrai qu'il n'a pas lu impunément les écrits de Crellius et des siens, témoin ses idées sur l'immortalité de l'âmeGa naar voetnoot30) et le fait qu'il a dépouillé la divinité du Christ de ses preuves les plus fortes, tout en ne la contestant pas. Aussi ne pouvait-il pas ne pas s'attaquer aux prédictions des prophètes, puisque les sociniens voulaient les détruire tout en les admettant. C'est dans Crellius que Grotius a puisé ses interprétations. Il les a ornées seulement de son érudition classique, ou plutôt il les en a surchargées. Après avoir marqué de cette manière tout ce qu'il trouvait de repréhensible dans le Hollandais, Bossuet conclut ainsi: ‘Nous ne voulons pourtant pas porter préjudice à cet homme qui, lorsqu'il s'occupait diligemment des meilleures études et que, plein de zèle, il examinait les monuments de l'antiquité, a rencontré chaque jour nombre de choses qui devaient l'incliner au catholicisme. Tous ceux qui lisent dans l'ordre chronologique ses oeuvres et avant tout ses lettres, pourront voir aisément quels progrès il avait déjà faits dans cette voie: il a commencé par disperser les balivernes de nos adversaires sur l'idolâtrie et l'antichristianisme de l'Eglise Romaine; il a désapprouvé avec beaucoup d'arguments que sous prétexte de réforme on se soit séparé de l'Eglise; il a raillé ceux qui prétendent que personne ne peut être sauvé dans la communion romaine; il a critiqué d'une façon admirable ceux qui rejettent la tradition des Pères et qui ont la prétention de comprendre l'Ecriture de leur propre lumière. On trouve ces idées à plusieurs endroits de ses oeuvres, mais surtout dans Appendix, Epist. 607, 610, 618, 622, 638, 647. Il y répond aussi à ceux qui lui objectent ce qu'il avait dit autrefois, en faisant remarquer: “il ne me paraît pas étonnant qu'à un âge plus avancé le jugement se fasse plus clair par suite d'entretiens avec des hommes érudits, et d'une lecture diligente”. Ce n'était donc pas sans raison que, nous guidant d'après une telle supposition, nous avons dit qu'il aurait | |
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corrigé un grand nombre de ses erreurs. Il en est enfin arrivé à écrire à son frère - à qui il confiait ses secrets les plus intimes en matière de religion - sur l'autorité de l'Eglise Romaine et sur la vérité de sa doctrine, bien des choses qu'il peut être utile de citer: “L'Eglise Romaine n'est pas seulement catholique, mais elle préside à l'Eglise catholique, ainsi que Hieron. l'a démontré à Damas.” Et un peu plus loin: “Or je trouve que ce qui est communément admis par l'Eglise occidentale, liée à l'Eglise Romaine, se retrouve de même chez les anciens Pères grecs et latins, et presque personne ne nie qu'on ne doive rester en communion avec ceux-là.” En sorte que, pour rétablir l'unité de l'Eglise, le plus important est de ne rien changer à la doctrine, ni aux moeurs, ni au régime admis. Il écrivit cela dans Appendix, Epist. 671; Ailleurs il s'est exprimé dans le même sens: “La réforme doit se faire sans schisme; et s'il y a des gens qui, sans rien changer à l'ancienne doctrine et sans déroger au respect dû au Siège de Rome, corrigent ce qui leur semble devoir être corrigé, ils ont de quoi se défendre auprès de Dieu et des juges équitables.” Ibid. 613. Il avait même reconnu ce qui est le plus important, à savoir “que l'Eglise du Christ consiste dans la succession des évêques par I'imposition des mains, et que cet ordre de la succession doit demeurer jusqu'à la fin des siècles, de Matth. XXVIII, 20”. D'où l'on peut prouver, avec Cyprien, quel crime on commet si l'on crée un faux chef, c'est à dire si l'on se sépare de l'Eglise, et que l'on reconnaisse des Eglises qui ne peuvent pas prouver qu'elles remontent aux Apôtres, qui sont les ordinateurs. Voilà ce qu'il écrivit en 1643. Et à la veille de l'an 1645, le dernier de sa vie, il conseilla à ses amis Remontrants d'établir des évêques ordonnés par un archévêque catholiqueGa naar voetnoot31), si avec Corvinus ils persistaient à respecter l'antiquité. Il croyait qu'ainsi ils commenceraient à rentrer dans les anciennes moeurs salutaires. “C'est parce qu'on a fait peu de cas de ces moeurs-là, dit-il, que la licence est devenue plus forte de créer pour de nouvelles opinions de nouvelles Eglises, dont on ne sait pas ce qu'elles croiront après quelques années.” Ibid. Epist. 739. Nous ne savons pas à quoi ont abouti ces idées si saines et conduisant à la paix catholique. Ce que nous savons c'est qu'un homme pareil, tout en ayant écrit de telles choses et tout en ayant donné des conseils qui étaient propres au plus haut degré à faire embrasser l'unité ecclésiastique. a cherché nous ne savons quels motifs pour remettre lui-même sa décision (ead. Ep. 67). Nous laisserons dans l'ombre s'il s'en est tiré. Sur ces entrefaites les notes sur l'Ecriture, pleines d'erreurs et très nuisibles à l'Eglise, virent le jour. Dieu ne permit pas qu'il effaçât ces taches; tant les hésitations et les irrésolutions sont dangereuses, une fois que la lumière est née’Ga naar voetnoot32). Le dossier grossit. Pour la première fois Bossuet s'offusque de ce que Grotius ne soit pas entré résolument dans l'Eglise catholique. Et, ce qui est plus grave, à la source de l'exégèse biblique du savant hollandais l'évêque de Meaux a découvert des sympathies sociniennes. Cette accusation, il n'ose pourtant la formuler encore qu'en termes très prudents. En composant quelques mois plus tard seulement sa Défense de la Tradition et des Saints Pères il a quitté déja sa réserve. | |
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Sans vouloir confondre Grotius avec les sociniens, il croit alors que l'affinité qui a existé entre eux est extrême. Il ne lui reproche plus uniquement se voeux pour la conservation de Crellius. Sa prévention pour eux se serait étendue à leurs idées sur la divinité de Jésus-Christ: ayant trop élevé le Père au dessus du Fils, comme si celui-ci lui était inférieur même en divinité, Grotius aurait sans le moindre doute favorisé l'arianisme; après lecture de ses dissertations on pourrait douter encore que le Verbe et le Saint-Esprit soient deux personnes distinctes, et, en particulier, que le Saint-Esprit soit quelque chose de subsistant et de coéternel à Dieu; on pourrait y apprendre enfin que les endroits où Jésus-Christ est appelé Dieu, sont des manières de parler, inventées pour relever le Sauveur, et qu'on ne doit pas entendre à la lettre; vraiment, il n'aurait oublié de citer aucun des endroits des anciens par où l'on puisse brouiller cette matièreGa naar voetnoot33). Ce n'est pas encore tout. Après avoir insisté longuement sur le mépris pour les prophéties, que Grotius aurait hérité d'Episcopius et des sociniens, Bossuet passe à un autre endroit par où le Hollandais serait repréhensible. Il aurait pris dans Arminius des idées semi-pélagiennes, erreur qu'il aurait favorisée plus hautement qu'aucune autre. ‘Je plains Grotius’, dit-il pour terminer. ‘Nourri hors du sein de l'Eglise dans les hérésies de Calvin, parmi les nécessités qui ôtaient à l'homme son libre arbitre et faisaient Dieu auteur du péché, quand il voit paraître Arminius qui réformait ces réformés, et détestait ces excès des prétendus réformateurs, il croit voir une nouvelle lumière et se dégoûte du Calvinisme. Il a raison; mais comme hors de l'Eglise il n'avait point de règle certaine, il passe à l'extrémité opposée. La haine d'une doctrine qui détruit la liberté, le porte à méconnaître la vraie grâce des chrétiens; saint Augustin, dont on abusait dans le calvinisme, lui déplait; en sortant des sentiments de la secte où il vivait, il est emporté à tout vent de doctrine, et donne, comme dans un écueil, dans les erreurs sociniennes. Il s'en retire avec peine, tout brisé, pour ainsi dire, et ne se remet jamais de ce débris. On trouve partout dans ses écrits des restes de ses ignorances: plus jurisconsulte que philosophe et plus humaniste que théologien, il obscurcit la doctrine de l'immortalité de l'âme; ce qu'il y a de plus concluant pour la divinité du Fils de Dieu, il tâche de l'affaiblir et de l'ôter à l'Eglise; il travaillc à obscurcir les prophéties qui prédisent le règne du Christ: nous en avons fait la preuve ailleurs. Parmi tant d'erreurs il voit quelque chose de meilleur; mais il ne sait point prendre son parti, et il n'achève jamais de se purifier faute d'entrer dans l'Eglise. Encore un coup, je déplore son sort’Ga naar voetnoot34). La série des arguments contre Grotius s'était encore considérablement agrandie depuis les Supplenda in Psalmos, et le ton était devenu plus acerbe. Bossuet ne mit plus tellement l'accent sur l'évolution vers le catholicisme qu'on peut constater dans les idées religieuses du jurisconsulte; mais il suivit avec horreur le fil rouge de la contagion socinienne qui traversait, selon lui, toute son oeuvre; il ne discerna plus le résultat salubre | |
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qu'ont eu pour Grotius les études de l'antiquité, qui ne sont plus désormais pour lui qu'un fatras scientifique ayant obscurci les explications de l'Ecriture et toutes les idées religieuses du savant hollandais. Celui dont il avait douté deux ans auparavant qu'on pût le mettre encore au nombre des réformés, il ne le désignait maintenant que comme ‘ce protestant, cet arminien, ce socinien en beaucoup de chefs’Ga naar voetnoot35). Bossuet avait ainsi ramassé dès maintenant les matériaux dont il devait user dix ans plus tard pour composer son terrible réquisitoire contre ‘l'oracle de Delft’. Seul le ton deviendrait encore plus âpre, plus mordant. | |
La peine de mort.La diatribe véhémente de l'auteur des Maximes et Réflexions sur la Comédie contre Molière se trouve mentionnée dans presque tous les manuels de littérature. Tout le monde se rappelle le jugement impitoyable sur l'acteur comique, qui ‘passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit presque le dernier soupir, au tribunal de celui qui dit: Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez’Ga naar voetnoot36). S'il n'y a pas lieu de parler ici de l'odieuse danse de scalp exécutée par Bossuet autour du cadavre de MolièreGa naar voetnoot37), il n'en reste pas moins vrai qu'emporté par le torrent de son éloquence impétueuse, l'évêque de Meaux a failli compromettre la mémoire du grand écrivain. L'anathème qu'à la fin de sa vie il a lancé contre Grotius n'est pas moins terrible. Il se trouve dans la Dissertation préliminaire sur la doctrine et la critique de Grotius, parue comme préface de la Seconde Instruction sur la Version du Nouveau Testament imprimé à TrévouxGa naar voetnoot38). Bossuet commence par s'y étonner profondément de ce qu' ‘un si savant homme, qui paraît durant environ trente ans avoir cherché la vérité de bonne foi, et qui aussi à la fin en était si près’, n'ait pas fait le dernier pas. Les longs développements des Supplenda in Psalmos se sont étrangement rétrécis. On dirait malgré tout que Bossuet n'a pas su se défaire entièrement de son estime d'autrefois. Mais il passe ensuite à l'attaque et produit contre Grotius toutes ses accusations, que nous connaissons déjà et qu'on peut résumer sous quatre chefs. Effrayé par les suites affreuses de la doctrine calviniste de la prédestination, Grotius aurait quitté ce parti pour se ranger dans celui des arminiens, avec qui il se serait jeté dans l'extrémité opposée du semipélagianisme. Il fit pis encore. A la suite d'Episcopius il ‘demeura longtemps si entêté | |
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des sociniens, que, non content de les suivre dans les choses indifférentes, il en reçut encore des dogmes capitaux’. Avec les sociniens il se trouvait encore en compagnie des critiques, et il s'en est pris à l'Ecriture Sainte, ne reconnaissant de l'inspiration qu'aux livres des prophètesGa naar voetnoot39). ‘Il ne faut point s'étonner, s'écrie Bossuet, de ces singularités ni des erreurs de nos critiques: subtils grammairiens et curieux à rechercher les humanités, ils regardent l'Ecriture comme la plus grande matière qui puisse être proposée à leur bel esprit, pour y étaler leurs éruditions: ainsi ils donnent carrière à leur imagination dans un si beau champ.’ Et tremblant d'indignation et d'horreur Bossuet formule sa dernière accusation, la plus grave dans la bouche d'un évêque: Grotius aurait laissé échapper la vérité par sa propre faute. Bien qu'il ait étudié longtemps la religion catholique, il n'aurait jamais eu l'état d'âme requis pour être croyant. ‘Il s'est arrêté dans un chemin si uni, sans avoir enfanté l'esprit de salut qu'il avait conçu; tant il est difficile aux savants du siècle, accoutumés à mesurer tout à leur propre sens, d'en faire cette parfaite abdication, qui seule fait les catholiques.’ A force d'érudition il n'aurait pas trouvé la vérité. ‘C'est le sort de ceux qui demeurent contents d'eux-mêmes, quand ils croient avoir bien montré qu'ils ont tout lu et qu'ils savent tout.’ Socinien, sémi-Pélagien, critique, savant du siècle. Pesons un moment la valeur de ces termes dans la bouche de l'évêque de Meaux. N'indiquent-ils pas les grands adversaires contre lesquels il a soutenu une longue lutte, et qu'à plusieurs reprises il a voulu exterminer par les foudres de son éloquence? Il frappe à grands coups, quand il s'attaque aux sociniens, ces docteurs téméraires qui n'épargnent rien, qui ‘nous ont fait un christianisme tout nouveau, où Dieu n'est plus qu'un corps, où il ne crée rien, ne prévoit rien que par conjectures, comme nous; où il change dans ses résolutions et dans ses pensées; où il n'agit pas véritablement par sa grâce dans notre intérieur; où Jésus-Christ n'est qu'un homme; où le Saint-Esprit n'est plus rien de subsistant; où, pour la grande consolation des libertins, l'âme meurt avec le corps, et l'éternité des peines n'est qu'un songe plein de cruautés...... Si les sociniens ont raison, le mahométisme, qui rejette la Trinité et l'incarnation, est plus pur en ce qui regarde la divinité en général, et en particulier en ce qui regarde la personne de Jésus-Christ, que n'a été le christianisme depuis la mort des apôtres’Ga naar voetnoot40). Ils sont si pernicieux que Bossuet adore ‘les desseins de Dieu, qui a | |
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voulu révéler par la dispersion de nos protestants ce mystère d'iniquité, et purger la France de ces monstres’Ga naar voetnoot41). Il ne se montre pas moins sévère pour les sémi-pélagiens, qu'il a combattus également toute sa vie. Si à leur endroit son ton est moins véhément, c'est que leur erreur a été condamnée tant de fois déjà, qu'il n'y a plus lieu de la craindre si fort, et qu'il suffit de la signaler partout où elle ose lever la têteGa naar voetnoot42). C'est ce que Bossuet n'a jamais manqué de faire. Contre eux il s'est toujours érigé en grand défenseur de Saint Augustin, et à l'âge de soixante-douze ans nous le voyons encore qui s'empresse de faire condamner par l'Assemblée du Clergé des propositions qui favorisent le pélagianisme et le sémi-pélagianismeGa naar voetnoot43). Contre les critiques et les ‘savants du siècle’ il a fulminé pendant toute sa carrière ecclésiastique. Ecoutons-le, qui, monté en chaire le 14 février 1660 pour prononcer son sermon sur l'Eglise, annonce déjà avec perspicacité la grave tempête qui la menace, tempête provoquée par cette curiosité qui est ‘la ruine de la piété et la mère des hérésies’. La Providence a prescrit des termes à cette intempérance des esprits. Mais la curiosité des esprits superbes ne peut souffrir la modestie. Il n'y a rien de si élevé dans le ciel, ni rien de si caché dans les profondeurs de l'enfer où elle ne prétende pouvoir atteindre. Ceux qui sont hantés par cet esprit, veulent tout soumettre à leur jugement, jusqu'aux conseils de la Providence et les causes des miracles. ‘Ils sont troublés comme des ivrognes, la tête leur tourne dans ce mouvement: là toute leur sagesse se dissipe, et ayant malheureusement perdu la route, ils se heurtent contre des écueils, ils se jettent dans des abimes, ils s'égarent dans les hérésies’Ga naar voetnoot44). A cette date Bossuet ne prend part encore qu'aux escarmouches d'avantposte, pour lesquelles il a donné le signal. Sa tâche est alors d'éveiller les esprits afin que tout le monde reste aux aguets. Quelques dizaines d'années plus tard, lorsque la lutte battra son plein, il se précipitera à chaque brèche ouverte dans le rempart de l'orthodoxie par ces philosophes, ‘qui ont mieux connu Dieu que les chrétiens, et mieux que Dieu lui-même ne s'est fait connaître par son Ecriture’Ga naar voetnoot45). | |
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La culpabilité de Grotius est donc bien grande aux yeux de Bossuet, et ne peut être expiée que par la peine de mort. Aussi, de même que pour Molière, l'évêque de Meaux semble-t-il la requérir pour le savant hollandais. Pourtant sa voix trébuche. Il hésite, et, en bon chrétien, il s'en remet au Juge Souverain: ‘Grotius a toujours voulu être trop savant, et il a peut-être déplu à celui qui aime à confondre les savants du siècle.’ Il n'a pas été le premier à formuler ces accusations contre Grotius, mais il leur a prêté tout le poids de son autorité. L'effet de la Dissertation a été grand et durable. ‘Le monde est comme étonné d'avoir donné jusqu'ici tant d'approbation à Grotius, que l'on voit être plus corrompu qu'aucun écrivain sur la religion’, nous rapporte son secrétaireGa naar voetnoot46). Et de nos jours un grand chroniqueur, qui a voulu noter les faits du passé, ‘non pas tels qu'ils auraient pu être, mais tels qu'ils ont été’Ga naar voetnoot47), ne désigne le Hollandais que par le seul mot de socinien, dans l'analyse de ce qu'il a appelé la crise de la conscience européenneGa naar voetnoot48). | |
La revision du procès. Un semi-pélagien?Cette condamnation absolue a porté atteinte à l'honneur d'un des plus grands représentants de la culture de l'Europe occidentale. Il n'est donc pas étonnant que depuis longtemps on ait commencé la revision du procès. A l'instar d'un professeur du grand séminaire de WarmondGa naar voetnoot49) on a scruté pendant près d'un siècle l'oeuvre de Grotius pour prouver que Bossuet a eu tort. Mais on ne s'est jamais demandé si en dehors de la Dissertation on pourrait encore ajouter d'autres textes de celui-ci au dossier. En prenant telle quelle la rédaction définitive du réquisitoire, sans la relier avec toute l'oeuvre de Bossuet et avec les circonstances de l'histoire ecclésiastique parmi lesquelles elle est née, on a laissé échapper l'occasion d'expliquer psychologiquement l'opposition si radicale entre ces deux génies. Le moment paraît venu de résumer les résultats de ce travail séculaire en essayant de combler ensuite la lacune signalée. Ce qui saute aux yeux, c'est que le raisonnement de Bossuet pèche par la base. Il n'est pas vrai que Grotius soit tombé d'une extrémité dans l'autre en quittant les rangs des calvinistes pour ceux des arminiens. Il n'a fait, au contraire, que suivre dès le début la tradition la plus véritablement nationale du protestantisme hollandais, caractérisé à l'origine par des conceptions modérées sur le dogme de la prédestination. Ces conceptions ont continué à compter en Hollande de | |
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fervents partisans, même après 1572, quand la Confession hollandaise, à laquelle le calviniste français Guy de Brès a donné la vie, et le catéchisme de Heidelberg sont devenus d'un usage général. Ce sont là des précurseurs d'Arminius, qui ont encouru bien des reproches de leurs confrères plus rigoristes, il est vrai, mais qui ne furent jamais expulsés ni persécutés, comme les arminiens devaient l'être plus tardGa naar voetnoot50). L'intransigeance religieuse fit son entrée dans notre pays avec la venue d'un grand nombre de réfugiés flamands et brabançons, gens querelleurs et turbulentsGa naar voetnoot51). Ce sont eux qui préparent le terrain pour Gomarus, lui-même d'origine étrangère, et qui fit ses études théologiques à l'étranger, à l'encontre d'Arminius, né dans un petit village hollandais et ancien étudiant de la faculté de théologie de LeydeGa naar voetnoot52). En 1603 la lutte éclate entre les deux grands antagonistes. Elle a vite fait de gagner tout le pays jusqu'aux villages les plus écartés. Partout on dispute passionnément des questions épineuses de la prédestination et de la grâce. Ce ne sont plus des problèmes d'école, mais des questions de vie ou de mort. Faute d'une autorité décisive on assiste à une inquisition perpétuelle des uns sur les autres. La discorde est semée même dans les familles. C'est ainsi que les réformés doivent payer la liberté individuelle d'une méfiance réciproque et d'une inquisition mutuelleGa naar voetnoot53). Plus que jamais le protestantisme ressemble au ‘monstre qui se dévore lui-même’Ga naar voetnoot54). Dans ces circonstances graves et désordonnées le synode de Dordrecht, applaudi par les éléments étrangers, tranche le noeud en 1619, et impose à tous les pasteurs les idées de Calvin et de Bèze sur la prédestination. On devait croire désormais ‘que Dieu fait toutes les choses selon son conseil défini, voire même celles qui sont méchantes et exécrables’Ga naar voetnoot55). Le synode a parlé, le glaive du prince Maurice fera le reste. L'inquisition paraît revivre. Le vieil homme d'état Oldenbarnevelt perd la tête sur l'échafaud; ses parents et ses partisans sont privés de leur fonction; plus de deux cents ministres sont destitués; ceux qui refusent de s'abstenir désormais de la prédication doivent quitter le pays. Pourtant les traits pittoresques ne font pas défaut. Afin de pouvoir prêcher sans être dérangé par les soldats, un ministre persécuté, qui ne manque pas de ruse et d'humour, fait une course en traîneau sur la glace, suivi de ses auditeurs à patins, ou se fait grimer par un peintre célèbre | |
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avant d'aller entreprendre un voyage pastoralGa naar voetnoot56). Le poète Camphuizen, lui-aussi victime de la persécution, avait vraiment raison de s'écrier que ce monde, qui pourrait être un paradis, a plutôt l'air d'un enfer. La vie dans cet enfer paraît être impossible à Descartes, qui quitte provisoirement les Pays-Bas, où il croit être tombé de l'intolérance catholique dans l'intolérance protestanteGa naar voetnoot57). La réaction ne se fait pas attendre. La nature et la raison humaines, tellement méconnues dans le système calviniste, ne tardent pas à revendiquer leurs droits. Une nouvelle phase va commencer pour le protestantisme. Il se trouve à la croisée des chemins: va-t-il suivre la raison seule, élever démesurément la nature humaine, tant humiliée par le calvinisme, et aboutir au socinianisme? Ou s'engagera-t-il dans le chemin conduisant au catholicisme, qui, en incorporant la nature humaine dans l'ordre divin, l'élève infiniment plus haut, sans en faire cependant une idole? C'est un moment décisif, qui a incité un poète inconnu à comparer les partis protestants aux eaux de la Mer Rouge, que Dieu a séparées pour faire passer son peuple élu vers la terre promiseGa naar voetnoot58). C'est dans ces circonstances que vécut Grotius. Il reçut son éducation religieuse du pasteur arminien Uitenboogaert, et, optant instinctivement pour le mouvement le plus humain et le plus national, il prit dès l'abord le parti des remontrants. Les problèmes théologiques le fascinèrent pendant toute sa vie, et il y consacra la meilleure partie de son activité. Son point de départ ne fut pas trop mauvais, puisqu'un grand théologien a osé nommer catholique la doctrine des premiers remontrantsGa naar voetnoot59). Ce n'est pas ici le lieu de retracer toute l'évolution de ses idées religieusesGa naar voetnoot60). On doit | |
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se borner à réfuter les accusations de Bossuet. Mais il en ressortira clairement que Grotius ne s'est pas engagé dans le chemin du sémi-pélagianisme, ni du socinianisme. Comme preuve du sémi-pélagianisme de Grotius l'évêque de Meaux ne cite que le passage suivant, pris dans l'Histoire des Pays-Bas: ‘Ceux qui ont lu les livres des anciens tiennent pour constant que les premiers chrétiens attribuaient une puissance libre à la volonté de l'homme, tant pour conserver la vertu que pour la perdre, d'où venait aussi la justice des récompenses et des peines. Ils ne laissaient pourtant pas de tout rapporter à la bonté divine, dont la libéralité avait jeté dans nos coeurs la semence salutaire, et dont le secours particulier nous était nécessaire parmi nos périls. Saint-Augustin fut le premier qui, depuis qu'il fut engagé dans le combat avec les pélagiens (car auparavant il avait été d'un autre avis) poussa les choses si loin par l'ardeur qu'il avait dans la dispute, qu'il ne laissa que le nom de la liberté, en la faisant prévenir par les décrets divins qui semblaient en ôter toute la force’Ga naar voetnoot61). Comme on l'a fait déjà remarquerGa naar voetnoot62), c'est un sémi-pélagianisme bien étrange que celui qui, tout en admettant le libre arbitre de l'homme rapporte tout à la bonté divine, qui a semé le salut dans nos coeurs, et d'où nous vient la persévérance dans les dangers qui nous entourent. Dans les nombreux écrits que Grotius a composés sur le dogme de la prédestinationGa naar voetnoot63), les passages surabondent où il expose la doctrine orthodoxe de l'Eglise. Dans ses lettres il en parle fréquemment. Dans celle qu'il écrivit à Uitenboogaert le 8 juin 1614, nous lisons: ‘On trouve chez les Pères, qu'on doit attribuer à la grâce le commencement, le progrès et l'achèvement du salut, y compris la foi; que cette grâce ne nous est pas donnée à cause de nos mérites, mais en Jésus-Christ; que tout cela ne doit être attribué qu'à la grâce seule’Ga naar voetnoot64). Aussi, loin de sympathiser avec les doctrines sémi-pélagiennes, il les considère comme un grand danger pour l'Eglise Universelle, ‘qui a toujours bien su combien nous devons à la grâce, en laquelle consiste la partie principale de la piété’Ga naar voetnoot65). Le commentaire que Bossuet donne du passage récusé de Grotius montre clairement où le bât le blesse. Ce dernier s'est enhardi à ne pas être d'accord avec Saint Augustin. Cela suffit pour que le défenseur de la tradition | |
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s'échauffe, et dans sa surexcitation il a mal lu la phrase à laquelle il en veutGa naar voetnoot66). Son adversaire ne rejette nullement ce que l'Eglise a approuvé comme orthodoxe en la doctrine de Saint Augustin, mais seulement les conséquences que l'évêque d'Hippone a tirées de cette doctrine fondamentale. Il ne partage pas les conceptions du Père de l'Eglise sur les rapports entre l'efficacité de la grâce, la prédestination divine et le libre arbitre. Ces problèmes profonds et subtils sont de ceux dont on peut discuter librement dans les écoles. Avec son équilibre hollandais, répondant ici en fait à l'harmonie catholique, Grotius a préféré la prudence de Trente à l'audace de Saint Augustin. Il serait bien étrange de lui en vouloir. | |
Un socinien?Plus grave encore que le reproche de sémi-pélagianisme est celui de socinianisme. Etre du nombre de ceux qui dissolvent, en des abstractions philosophiques, les dogmes les plus fondamentaux du christianisme, jusqu'à celui du Verbe devenu chair, autant dire qu'on n'est plus chrétien. De toute manière on a manié le terme de socinien avec beaucoup de légèreté. Surtout lors des disputes passionnées entre gomaristes et arminiens, quand on n'était pas très difficile dans le choix des arguments, c'ètait une insulte dont les calvinistes se servaient de préférence, puisqu'aux oreilles des protestants orthodoxes elle représentait tout ce qu'il y avait de plus condamnable et de plus détestableGa naar voetnoot67). Grotius n'en a pas été épargné. C'est Jurieu surtout qui la lui lança à la tête. Il eût été bien étrange que Grotius eût échappé à cet homme ‘dont l'ouvrage a été regardé comme la satire de tout le genre humain’Ga naar voetnoot68). Accusé lui-même par Bossuet de favoriser les sociniens, le pasteur avait bondi et s'était érigé en gardien de l'orthodoxie protestante, portant sa fureur dans les rangs des siens. Grotius se trouve parmi ses nombreuses victimes. Dans l'Esprit de M. Arnauld il a été accusé de vider toujours de leur sens les preuves de la divinité de Jésus-ChristGa naar voetnoot69). On ne pouvait outrer la chose davantage. Mais les calvinistes n'étaient pas les seuls accusateurs. Dans l'Histoire critique du Vieux Testament Richard Simon lui a reproché d'avoir cédé, en quelques endroits de son explication de l'Ecriture, à sa prédilection pour les sectes arminiennes et sociniennes. Ailleurs il suggère la même chose, lorsqu'il écrit: ‘Je souhaiterois de tout mon coeur, qu'il n'y eust rien dans les Ouvrages de Grotius et dans ses Lettres qui pust le faire soupçonner | |
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d'avoir eu de l'inclination pour les sentimens des Sociniens’. Voulait-il éviter lui-même d'être accusé d'hérésie en traitant Grotius d'hérétique? Ou avait-il honte de se trouver en compagnie de Jurieu? Toujours est-il qu'il prit le savant hollandais sous sa protection contre les attaques saugrenues de celui-ci, et qu'il ajouta aussitôt après: ‘Je sai bon gré à Mr. le Clerc de le défendre avec chaleur contre le Ministre de Rotterdam, qui croit avoir été appelé de Dieu dans la Hollande pour abattre le parti Arminien’Ga naar voetnoot70). Trop facilement Bossuet reprit les accusations lancées par deux de ses ennemis mortels, et Grotius se trouva ainsi entre le marteau et l'enclume. De son vivant il souffrit beaucoup des ‘diffamations folles et improbes’ qu'on osait répandre sur son compte. Il était tellement convaincu de leur fausseté qu'il aurait préféré ne pas y répondre, se fiant trop au bon sens des hommes pour les croire capables d'y ajouter foiGa naar voetnoot71). S'il avait pu prévoir qu'un évêque si illustre trahirait cette confiance, il n'aurait sûrement rien omis pour le convaincre de son tort. Nous avons vu que Bossuet lui objecte ses idées rationalistes sur l'Ecriture Sainte et sur l'immortalité de l'âme, et lui reproche même d'avoir subi l'ascendant des sociniens pour les dogmes de la trinité et de la divinité du Christ. Il semble avoir oublié un fait décisif: Grotius soumit sa théorie sur l'âme humaine au jugement de l'Eglise et de l'Université de Paris, quitte à y renoncer en cas de condamnationGa naar voetnoot72). Et quant à ses hypothèses sur l'inspiration de l'Ecriture, il faut remarquer qu'elles n'ont jamais été condamnées par l'Eglise. D'ailleurs Grotius pria le 22 octobre 1641 le Père Petau de parcourir ses Notes sur l'Evangile, et de lui faire savoir ce qu'il devait y omettre, ajouter ou corriger, afin que la deuxième édition fût meilleure non seulement pour la forme, mais aussi pour le fondGa naar voetnoot73). Il n'a pas seulement eu ‘le dessein de retoucher ses Commentaires et de les purger tout à fait de ce qu'il y avait de socinien’, comme Bossuet le crut, mais il a effectivement travaillé au remaniement de ses Notes. Grotius a eu en réalité une très grande aversion pour les sociniens, et il les a combattus toute sa vie. Dès 1611 il écrivit qu'il ne les jugeait pas dignes du nom de chrétiens, pas même de celui d'hérétiques, puisque leur doctrine était contraire à la foi de tous les temps et de tous les peuples. Selon lui ils sapaient les fondements mêmes du christianisme. Ils étaient pires à ses yeux que les mahométans, qui au moins n'ont pas médit de Jésus-ChristGa naar voetnoot74). Pour défendre les remontrants des accusations multiples | |
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formulées contre eux, Grotius composa quatre ans plus tard sa Defensio fidei catholicae de satisfactione Christi contra Socinum, où il professe explicitement la divinité du Sauveur et le dogme de la Trinité. Cette foi n'avait pas changé au moment où il expédia sa fameuse lettre à Crellius, qui, dans le procès intenté par Bossuet, fit fonction de principale pièce à conviction. Il ne faut pas perdre de vue les circonstances dans lesquelles elle a été écrite. Grotius, qui mettait la paix au dessus de tous les triomphesGa naar voetnoot75), avait profondément souffert des troubles religieux provoqués par les calvinistes impitoyables. La chasse aux hérétiques l'avait rempli d'un dégoût presque physique. En son for intérieur il avait toujours aimé l'unité et la paix. Il se croyait appelé de Dieu pour contribuer de toutes ses forces à opérer cette unité parmi les protestants. C'est ce qui explique le ton et le contenu de cette lettre diplomatique, dans laquelle il parlait en des termes extrêmement élogieux de l'attitude pacifique des sociniens et de leurs efforts continuels vers un idéal de sainteté dans la vie. Ce faisant il n'avait pas l'intention d'approuver le fond de leur doctrineGa naar voetnoot76). Bien au contraire, il n'a pas cessé de croire en la divinité du Christ et en la Trinité. Mais il ne voulait plus soutenir à tout prix que ces articles de la Foi sont nécessaires au salut de tout le monde, ni les imposer de vive force aux autres. Un tel raisonnement contient évidemment de grands dangers pour la religion catholique, où le dogme de la Trinité occupe une place si centrale. On risquerait ainsi de mettre tout le poids de la religion sur la pratique de la piété sans faire valoir la vérité dogmatique. Au moment où il écrivit sa lettre à Crellius, Grotius fut sans doute fortement tenté par ce défaitisme. Ce n'est pourtant pas une raison suffisante pour l'accuser de socinianisme, d'autant moins que la tentation ne s'explique que trop bien par l'influence libératrice que les idées sociniennes ont exercée sur le protestantisme hollandais, oppressé par l'athmosphère étouffante qu'avaient créée les partisans du Synode de Dordrecht: grâce à elles quelques fenêtres furent enfoncées, par lesquelles l'air pouvait circuler plus librement. A l'encontre des excès des calvinistes et des luthériens, qui avaient enterré l'Amour vivifiant sous l'édifice impressionnant de la Foi qui sanctifie à elle-seule, les sociniens ont maintenu les droits de la morale, en représentant aux chrétiens qu'il ne suffit pas de connaître la volonté du Père céleste, mais qu'il faut aussi l'exécuter. Le caractère exclusif de leur doctrine des oeuvres sans la Foi contrebalançait l'exclusivisme calviniste et luthérien de la Foi sans les oeuvresGa naar voetnoot77). Pour Grotius, qui a apporté à l'Europe | |
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déchirée le message de la paix religieuse, ce n'était pas un problème de savoir auquel des deux partis il devait donner son assentiment. Mais il n'a pas perdu l'équilibre. Il ne s'est pas engagé dans la route frayée par les remontrants, et qui devait fatalement mener aux idées rationalistes. Leur principe dangereux qui consiste à distinguer entre les choses nécessaires au salut et celles qui ne le sont pas, il l'a fermement rejeté. Il en a trop bien discerné les conséquences: ces ‘choses nécessaires’ doivent être claires et compréhensibles pour tous les fidèles, même les plus humbles: ainsi on ne pourra plus soutenir les articles de Foi que les sociniens rejettent aussiGa naar voetnoot78). Si le compatriote d'Erasme fit preuve d'une intelligence pratique, l'objet de la foi restait pour lui un mystère divin. Après beaucoup de déboires il s'est aperçu que c'était tenter l'impossible que de vouloir créer l'unité parmi les sectes protestantes. Dès lors il ne vit plus qu'un seul moyen d'obtenir le but tant désiré. Il fallait renoncer à toutes les opinions particulières pour admettre l'unité de l'Eglise Universelle. En 1643 il écrivit à son frère: Il y en a beaucoup qui proposent comme remède de distinguer les choses nécessaires de celles qui ne le sont pas, mais il n'y a pas moins de dissentiments sur ce qui doit être considéré comme nécessaire que sur ce qui appartient à la vérité. L'Ecriture Sainte servira de guide, dit-on. Mais elle donne lieu à des explications différentes. C'est pourquoi je ne vois rien de mieux que de nous en tenir à ce qui conduit à la Foi et aux bonnes oeuvres, tel qu'on le trouve dans l'Eglise catholique. C'est là qu'on rencontre tout ce qu'il faut au salut, à mon avis. Du reste, ce qui a été admis par l'autorité des conciles ou par la concordance des anciens, on doit l'expliquer comme ceux-là l'ont fait qui en ont parlé le plus convenablement; on en trouvera facilement quelques-uns pour tout sujetGa naar voetnoot79). Visiblement ses efforts le poussent vers Rome. Qu'il mésestime encore l'autorité de l'Eglise enseignante; qu'il ait méconnu la vie croissante dans la tradition, bloquée sans cela dans une immobilité absolue; qu'il jure par la forme sous laquelle les vérités ont été exprimées par les Pères, sans compter que nombre de conséquences ne s'en sont dégagées que plus tard; qu'il n'admette pas l'infaillibilité du pape, Bossuet est bien le dernier à pouvoir lui en faire un reproche, puisqu'il n'y tenait pas non plusGa naar voetnoot80). Ce parallélisme surprenant entre le jurisconsulte hollandais et l'évêque français, on peut l'approfondir encore, puisque leur mobile secret est ici le même. Tous deux ils se sont efforcés de réaliser la réunion des protestants avec l'Eglise-mère; l'un comme l'autre a confiné entre des bornes | |
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aussi étroites que l'orthodoxie le permettait, la puissance du Pontife Souverain, pierre l'achoppement de tous les réformés. Nous venons de faire en compagnie de Grotius quelques pas sur le chemin de la grande évolution religieuse qu'il parcourut. Cela suffit pour deviner le danger qu'il peut y avoir à détacher un seul texte de l'ensemble de son oeuvre. Il est assez facile d'y rencontrer des expressions qui fournissent autant d'arguments pour l'accabler, mais on doit alors ne pas tenir compte du moment où elles ont été écrites, ni de tout ce qui précède et suit. Bossuet n'a pas su éviter cet écueil. Il allègue les lettres à Crellius, sans se douter de l'existence de celle que Grotius a adressée à son frère le 16 octobre 1638. Un théologien anglais notable, y lisons-nous, m'a montré quelques parties de la lettre par laquelle j'ai répondu naguère à Crellius, qui m'avait écrit avec beaucoup de politesse, et où je me suis exprimé avec autant de politesse que lui. Les partisans de Crellius ont voulu avancer cette douceur de ma part comme une preuve de mon accord de sentiments avec eux, et ils ont fait répandre ces parties de ma lettre en Angleterre. J'aurais mieux aimé qu'ils eussent livré à la publicité tout ce que je leur ai écrit. Il se serait trouvé alors que je n'ai pas changé d'opinion du toutGa naar voetnoot81). Nous avons vu dans la lettre à Wallaeus de 1611 quelle était cette opinion. Ce n'est pas là une sentence isolée; c'est un fil qui parcourt toute son oeuvre. Tous ceux qui me connaissent, affirme-t-il en 1639, savent que je ne suis jamais sorti des bornes montées par l'antiquité, et cela non pas seulement en ce qui concerne mes opinions sur la Trinité, les deux natures du Christ, la satisfaction de Jésus-Christ et autres articles de foi, combattus par Socin ou les sociniensGa naar voetnoot82). Et pour ne laisser subsister aucun doute sur un point si capital, retenons ce qu'il déclare hautement dans ses Animadversiones in animadversiones Andreae Riveti: puisque son adversaire reconnaît que la doctrine de la Sainte Trinité a été gardée intacte par l'Eglise Romaine, il soumet volontiers lui-même tout ce qu'il a écrit - et tout ce qu'il écrira encore - sur la Trinité ou sur les deux natures dans le Christ, au jugement de cette même Eglise Romaine, et à celui de l'Université de ParisGa naar voetnoot83). | |
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Un des faibles de la foule.‘Je ne suis qu'un des faibles de la foule.’ Ces mots, qui révèlent bien l'esprit de leur auteur, terminent le passage que nous venons de citer. L'assentiment que donne l'ésprit à la vérité n'en entraîne pas toujours pour autant l'adhésion du coeur. L'orgueil humain, l'obstacle qui reste à vaincre, paraît souvent être insurmontable. Néanmoins - le poète hollandais Vondel l'a dit d'une façon si sublime - seuls ceux qui renaissent en humilité, sont du peuple de Dieu. Si l'on doit en croire l'évêque de Meaux, Grotius n'aurait pas été de ce peuple. Le jugement est très sévère. Ici encore, le juge ne se serait-il pas trompé? Quand on parcourt les lettres de Grotius, une chose frappe régulièrement. C'est que le grand savant, qui possédait toute la naïveté des hommes de génie, se montre, particulièrement envers son Créateur, d'une humilité profondément chrétienne. Il a très bien senti la relativité de la grandeur humaine, bien avant Pascal, qui allait donner à ce sentiment une si magistrale expression. Lui, le géant parmi ses contemporains, a pleinement conscience que devant Dieu il n'est qu'un néant. C'est à Lui qu'il a rapporté tout ce qu'il possédait, savait ou produisait. C'est de Lui qu'il a attendu toute la lumière. Quand Vossius lui souhaita l'envie et la force de poursuivre sa polémique contre les calvinistes, il répondit: ‘Je prie Dieu de m'accorder ces dons, et de me remettre vite en la bonne voie, si quelque part je suis tombé dans l'erreur’Ga naar voetnoot84). Et dans une lettre qu'à la fin de sa vie il a adressée à son frère, il s'est exprimé plus positivement et plus clairement encore: ‘Quant à mon livre sur l'Antéchrist, je n'en attribue rien à ma propre activité, mais je dois tout cela aux prières qui ont été faites, et à la bonté de Dieu envers moi, qui ne mérite rien de tel’Ga naar voetnoot85). Ses poèmes, où il nous a livré le plus profond et le plus intime de son être, sont là comme une affirmation touchante de ce que ses lettres nous laissent ici entrevoirGa naar voetnoot86). Quoi d'étonnant dès lors qu'en matière de religion il ait rompu avec l'esprit hérétique de son siècle, et qu'il ait cherché la sûreté procurée par la tradition et l'autorité? Il a montré partout une tendance innée au traditionalismeGa naar voetnoot87). Son admiration pour l'Eglise Romaine cadre donc merveilleusement avec son caractère: sa tradition séculaire, garantie par son institution hiérarchique, l'a toujours fasciné. Il se moque des téméraires qui croient que l'Eglise peut errer, alors qu'ils considèrent leur propre jugement comme infaillibleGa naar voetnoot88). En dehors de ce port si sûr, il y a grand | |
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danger de s'enliser dans le doute, ou de s'élever insolemment soi-même. En parlant ainsi, Grotius a abandonné l'essence même du protestantisme. Ses coreligionnaires ne peuvent plus le suivre dans cette voie. Ils ne comprennent pas comment il est possible qu'il ‘ait pu prendre une pareille attitude de soumission en face de la tradition, et qu'il soit devenu infidèle au sens critique dont il avait fait preuve tant de fois’Ga naar voetnoot89). Pourtant Grotius, qui se trouvait hors de la communion catholique, confondait trop facilement tous les témoins de l'antiquité, en mettant sur le même plan les philosophes, les poètes et les auteurs sacrés. Né dans la Réforme, nourrie à l'origine par l'humanisme, dont Calvin est issu tout aussi bien que Mélanchton, il ne savait pas faire autrement. Quand Bossuet s'en offusque, il nous fait l'impression de se battre contre des moulins à vent. Grotius a simplement vécu au lendemain de la Renaissance, en pleine ferveur humaniste. Les écrivains anciens exerçaient encore un tel attrait sur les esprits que, même dans les sermons, les textes profanes submergeaient souvent les citations bibliques. L'auteur de Télémaque aurait pu en remontrer sur ce point à l'écrivain du Discours sur l'Histoire Universelle. Car pour des gens qui, comme Grotius, rôdaient autour du catholicisme, cette prédilection pour l'antiquité païenne avait encore un sens spécial et profond. Loin de maudire avec Calvin cette ère comme totalement corrompue, le catholicisme y discerne l'activité cachée du Verbe, qui s'est manifestée pleinement dans l'Incarnation. L'antiquité tendait, elleaussi, à la venue du Christ, qui, seule, lui a donné son sens. Elle n'a pas été détruite par le christianisme, mais sanctifiée, et élevée dans un autre ordreGa naar voetnoot90). L'étude des bonnes lettres pouvait être une introduction providentielle à la plénitude de la vie chrétienne: ‘teste David cum Sibylla’. En particulier l'étude de l'histoire était pour eux plus qu'un simple plaisir intellectuel; elle avait la valeur d'une libération, puisqu'elle leur ouvrait de vastes horizons que le calvinisme avait murés. Aussi le respect pour le passé est-il devenu un élément de ruine pour le protestantisme. D'autant plus que de l'étude de l'antiquité païenne à celle de l'antiquité sacrée il n'y a qu'un pas, et que le respect pour l'une pouvait augmenter l'autorité attribuée à l'autre. Il y a une large part de vérité dans la critique rancuneuse de l'auteur calviniste qui écrivit: ‘Grotius était accoutumé de traiter l'Ecriture Sainte comme si elle n'était qu'une simple oeuvre littéraire. De là que dans le Nouveau Testament il subordonne l'antiquité sacrée à l'antiquité païenne et qu'il l'encombre de citations littéraires de poètes anciens et d'autres écrivains païens...... Et quand on subordonne ainsi l'esprit de l'Ecriture à celui de l'antiquité profane, on est vite enclin à subordonner dans l'Eglise chrétienne la doctrine à l'autorité de la tradition. Quand on a invoqué l'antiquité païenne pour juger du sens des | |
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livres de la Bible, pourquoi n'invoquerait-on pas aussi l'antiquité chrétienne pour juger du contenu de la doctrine chrétienne?’Ga naar voetnoot91). La foi des premiers siècles forme un témoignage important en faveur de l'Eglise catholique. De là la sévérité avec laquelle, au début du dixseptième siècle, les synodes nationaux de France, effrayés par le grand nombre de conversions de leurs pasteurs au catholicisme, sévirent contre l'étude et l'usage des PèresGa naar voetnoot92). Bossuet a tracé la route suivie par Grotius, quand il dit de l'Angleterre: ‘Mais une nation si savante ne demeurera pas longtemps dans cet éblouissement; le respect qu'elle conserve pour les Pères, et ses curieuses et continuelles recherches sur l'antiquité, la ramèneront à la doctrine des premiers siècles’Ga naar voetnoot93). Dans les Supplenda in Psalmos il a même entrevu l'effet salutaire de l'étude de l'histoire sur Grotius. Son reproche ultérieur n'en devient que moins fondé. Dans le catholicisme seul les besoins les plus profonds de l'âme de Grotius pouvaient trouver satisfaction. Ce qui vaut pour son culte de l'antiquité, ne vaut pas moins pour sa confiance en la raison et la nature humaines. ‘Ceux qui veulent prouver les secrets de la foi par la raison, en sont pour leur peine; je crois néanmoins que la foi perfectionne la raison, mais ne la détruit pas, qu'elle la surpasse, mais ne la contredit pas’, écrivit-il déjà en 1615Ga naar voetnoot94). Ce sont là des conceptions familières au catholicisme, qui tout en subordonnant la théologie naturelle à la théologie révélée, n'en fait pas moins appel à la première, puisqu'il ne peut pas exister de contradiction radicale entre la foi et la raison. Se soumettant à l'une sans perdre sa confiance en l'autre, Grotius avait recours, lui aussi, à la révélation là où la lumière de la raison ne peut plus suffire. Aussi finit-il par ne plus voir qu'une seule solution au problème de la réconciliation de tous les chrétiens: le retour à Rome. Ses amis s'en étonnèrent. Ils ne comprenaient pas pourquoi tous ceux qui avaient vécu jusqu'alors dans le protestantisme, devraient retourner à l'Eglise romaine, qui tout en prétendant être infaillible, n'en erre pas moins dans beaucoup de chosesGa naar voetnoot95). Ses admirateurs en conçurent un profond dépit. Jusqu'ici, écrivit la femme savante Anna Maria Schuurman à Rivet, tout le monde a hautement admiré le discernement et l'érudition de Grotius, mais depuis que ses études ont changé d'objet et qu'il a combattu amèrement l'oeuvre et les principaux représentants de la Réformation, personne ne reconnaît | |
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BOSSUET
(Musée des Vieux Catholiques, Utrecht) | |
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plus le grand homme (de Groot) en Grotius. Rien n'est plus déraisonnable, rien n'est plus insensé que de voir un homme qui n'est d'accord ni avec lui-même ni avec les autres, entreprendre de son propre mouvement et sans que nous l'en ayons prié, de nous réconcilier avec les catholiques romains, et décider en oracle que nous pouvons et devons le faireGa naar voetnoot96). Ainsi plusieurs éléments de l'oeuvre de Grotius, décriés par l'évêque de Meaux, ont été comme autant de jalons sur le chemin qui l'a rapproché du catholicisme. Il y avança à un tel point qu'on est presque unanime aujourd'hui à reconnaître qu'il a été conduit irrésistiblement à Rome. Après l'apparition de son dernier livre, son grand adversaire Rivet le considérait définitivement comme un apostat. Barlaeus, ancien ministre protestant et ami de Grotius, déplore de l'avoir perdu, puisqu'il avait ‘répondu à monsieur Rivet avec les propres paroles de l'Eglise Romaine’Ga naar voetnoot97). Et la postérité a confirmé ce jugement. En 1925 un anglican atteste qu'après avoir admis tous les décrets du Concile de Trente, Grotius ne fut plus protestant en aucun sensGa naar voetnoot98). Un ministre remontrant clôt la série en avouant que Grotius n'a pas compris les principes de la RéformationGa naar voetnoot99). | |
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l'Abime infranchissable.La Contre-Réforme, éclose du vivant de Grotius, ne s'est pas restreinte à une simple argumentation théorique contre les thèses protestantes. Elle possédait en elle-même des valeurs dynamiques et positives, qui lui firent tenter, sous la conduite des disciples de Saint-Ignace, de restaurer la vie chrétienne, de reconquérir la vie entière pour la tremper dans le fleuve des grâces coulant éternellement de l'Eucharistie, centre du culte catholique. Par sa lutte contre la méfiance de l'homme, par la destruction du puritanisme, un des piliers les plus puissants sur lequel s'appuyait l'édifice protestant, celui-ci serait bien condamné à s'écrouler. En Hollande le poète Vondel fut le porte-parole le plus autorisé des | |
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catholiques dans cette lutte. Après avoir embrassé ouvertement la religion catholique, l'ami et le disciple de Grotius a fait passer quelque chose de la richesse débordante de son âme dans un hymne sur le sacrifice de l'Eucharistie, où il s'est prosterné avec un cri d'allégresse devant la Sainte Hostie, ‘le soleil de sa vie’Ga naar voetnoot100). Deux années auparavant la France avait été effrayée par le débat tumultueux qui éclata à propos du livre De la fréquente Communion du grand Arnauld, et qui pouvait faire croire à la ruine du catholicisme au profit des protestantsGa naar voetnoot101). Ce sont là deux livres extrêmement rapprochés l'un de l'autre par le temps, mais infiniment éloignés par l'esprit qui les anime, nés aux pôles contraires du catholicisme moral, sous des climats religieux foncièrement différents. En France l'école de Saint-Cyran eut de nombreux disciples. Sa doctrine du renouvellement intérieur, mise en pratique par un nombre élu d'âmes ferventes, alluma de l'enthousiasme dans bien des coeurs. Loin de prendre le contre-pied du calvinisme, on allait rivaliser de rigorisme avec les protestants les plus rigoureux. Au moment où Bossuet introduisit sa voix dans la lutte contre les protestants, la Contre-Réforme s'était rétrécie en un débat théologique, se coupant ainsi de ses sources les plus vives. Après l'apparition de son Histoire des Variations il en prit la direction incontestée. Tout en portant l'empreinte du temps où ils ont vécu, Vondel et Bossuet ont contribué largement à en former l'esprit. Afin de pouvoir juger équitablement de la condamnation sévère portée par l'évêque de Meaux contre l'un des amis les plus intimes du poète, il faut, de toute nécessité, les confronter. Alors seulement on pourra mesurer la distance énorme qui dans le domaine spirituel sépare ces deux périodes, et qui a pris les proportions d'un abîme infranchissable. Nous ferons abstraction des différences d'ordre politique et national qui opposent Vondel, républicain ardent et admirateur de Guillaume le TaciturneGa naar voetnoot102), à Bossuet, partisan fervent de la royauté, pour qui le prince d'Orange est toujours resté l'hérétique qui avait renversé le pouvoir de la maison catholique d'HabsbourgGa naar voetnoot103). Cette opposition extérieure se résout dans la croyance commune que toute autorité est d'origine divine, et que celui qui mine le pouvoir de l'Etat s'insurge contre l'ordre voulu par Dieu. Sur le plan religieux l'opposition est plus radicale et plus essentielle. Le prélat et le poète y ont de commun leur enthousiasme pour la religion, leur nature combative qui les a animés tous les deux d'un esprit de croisé. | |
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Plein d'un feu apostolique, Bossuet demande au Seigneur des seigneurs jusqu'à quand Il endurera que Son ennemi déclaré soutienne dans la Terre Sainte les blasphèmes de Mahomet, abatte la croix sous le croissant, et diminue tous les jours la chrétienté par des armes fortunéesGa naar voetnoot104). Il conjure la chrétienté d'ouvrir les yeux et de reconnaître le vengeur que Dieu lui envoie, maintenant qu'elle est ravagée par les infidèles qui pénètrent jusqu'à ses entraillesGa naar voetnoot105). L'inquiétude du poète n'est pas moins grande. Le croissant est pour lui le signe planté par le diable en face de la croix. Il lance un appel passionné aux princes chrétiens qui ‘se prennent aux cheveux’, de cesser de se combattre afin d'unir leurs efforts contre l'ennemi commun. Il prévoit avec horreur que l'ennemi du Christ viendra profaner la cathédrale de Cologne en l'employant comme écurie pour ses chevaux, et il prie Dieu de chasser ce sombre nuage, et de confondre l'enfer en faisant planter l'étendard de Son Nom sur le saint sépulcreGa naar voetnoot106). Alarmés par le délabrement de la chrétienté, ils ont porté tous les deux le même diagnostic. Mais c'est là que cesse leur accord. Lorsqu'il s'agit de rechercher les causes du mal, leurs opinions divergent. Pour Vondel ce sont les luttes entre les chrétiens. Bossuet les cherche dans l'âme des hommes. Le danger diabolique est à ses yeux une juste punition de leurs péchés, et accroîtra encore s'ils ne détrisent pas les passions, ‘qui feraient de leurs coeurs un temple d'idoles’. Divergence significative. Pour le poète, vivant en Hollande sous la dictature calviniste, le protestantisme est une réalité à laquelle il a dû s'arracher après une longue lutte. Il lui a fallu surmonter un monceau de préjugés. Avant de faire le pas décisif, il avait craint de se renfermer dans un horizon trop resserré. Maintenant qu'il l'a fait, et qu'il a trouvé au contraire la vérité qui rend libre, il défend son nouveau bonheur contre toute contagion du côté du protestantisme. Il se méfie avant tout de Calvin et de sa doctrine de la prédestination, sur laquelle il se jette avec l'acharnement de quelqu'un qui lutte pour sa vie. Cette doctrine ‘turque’ lui fait l'impression d'être blasphématoire. Passionnément indigné, il accable des injures et des imprécations les plus véhémentes le ‘monstre’ qui ose prétendre que Dieu arrache l'enfant innocent au sein de sa mère, et le | |
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jette dans le feu éternel. Le Dieu de Calvin est un Dieu incendiaire, un tyran pire que Néron, un crocodile qui dévore les nouveaux-nés, un hypocrite qui accueille poliment les Trois Mages pour rougir les rues du sang des enfants, un Moloch qui nourrit ses petits de feu. Calvin change la Foi en désespoirGa naar voetnoot107). Le poète glorifie le libre arbitre dont le Dieu infiniment bon a doté l'homme. Aussi, quand l'Augustinus paraît, flaire-t-il immédiatement le danger. Lui, à qui l'épouvantable Calvin a montré le chemin de Rome, ne sera pas dupe d'un autre Calvin, le poursuivant à Rome mêmeGa naar voetnoot108). Dans ce coreligionnaire sombre il retrouve son ancien ennemi. L'évêque d'Ypres accentue avec trop d'âpreté la dépravation de la nature humaine. Vondel a confiance en elle. Il l'aime avec chaleur et passion. Il ne tient pas de Tartuffe couvrant d'un mouchoir le sein d'une jeune fille, avant de lui parler. Enthousiaste de Rubens, il médite devant une tête de mort la fragilité et la brièveté de la vie, mais il chante aussi la beauté féminine, rayonnement de la beauté divineGa naar voetnoot109). Le mariage n'est pas à ses yeux un mal nécessaire, un remède contre les passions les plus maudites. Les rapports conjugaux n'évoquent pas en lui l'idée de ‘souillures nocturnes’ qui hante l'esprit des jansénistes. Il ose en parler franchement, d'autant plus qu'il les sait élevés dans l'ordre surnaturel par la bénédiction sacramentale que l'Eglise leur donne. Les deux êtres humains, unis comme le Christ et Son Eglise, peuvent glorifier leur Seigneur pour la part qu'Il leur laisse prendre à sa puissance créatrice. Bossuet, lui-aussi, a considéré la lutte contre les protestants comme sa mission providentielle. Mais pour l'évêque, demeurant dans ‘la France toute catholique’ sous Louis XIV, elle n'a jamais été une nécessité de vie ou de mort, comme pour les catholiques hollandais du temps de Grotius et de Vondel, contraints tous les jours de faire face aux dangers les menacant de toutes parts. Pour lui elle n'était au fond qu'un ensemble de questions dogmatiques. Il a assumé sa tâche au lendemain de la Paix de Clément IX, à un moment où le débat théologique, échoué dans une multitude inextricable de problèmes, demandait à être renouvelé. Il a accompli ce travail de simplification comme frère d'armes des jansénistes, qui, en France, en ont pris l'initiative. Les messieurs de Port-Royal y étaient tout désignés parce qu'ils se rapprochaient le plus des calvinistes par leur ‘mysticisme épuré, ennemi acharné de la superstition’, leur puritanisme moral, et leur sentiment très fier de la liberté et des droits de la conscience | |
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individuelle, qui, chez eux comme chez les disciples de Calvin, s'allie assez étrangement avec la suppression complète en théorie du libre arbitre humainGa naar voetnoot110). Mais c'est Bossuet qui, achevant leurs efforts, a réussi à ranimer la controverse théologique. Malheureusement l'esprit vivifiant de la Contre-Réforme était mort par suite de ces mêmes efforts, au moment où il remporta ce succès. En dépit de sa lutte commune avec les jansénistes contre les protestants, l'évêque de Meaux s'est toujours réservé le point de la grâce et du libre arbitre. Le problème l'a tourmenté toute sa vie, mais son mysticisme lui a fait chercher des formules de synthèse conciliatrices qui lui permettaient, au fond, de ne rien résoudre. S'il n'a pas trouvé la solution pratique de Vondel, ce n'est pourtant pas sur le plan de la doctrine qu'il faut chercher la différence d'opinion avec le poète hollandais. On la trouve dans le domaine de la morale. Bossuet a toujours été un moraliste sévère. Vivant à la cour, où régnaient l'ambition, la cupidité et l'honnêteté mondaine, il n'a pas eu beaucoup de confiance dans la nature humaine. Il a en horreur la ‘vertu de commerce’, la ‘vertu des sages mondains, c'est à dire..... de ceux qui n'en ont point, ou plutôt...... le masque spécieux sous lequel ils cachent leurs vices’Ga naar voetnoot111). Il a su néanmoins garder un équilibre raisonnable. Sa morale est celle d'un ascète, mais elle est pleine de mesure: c'est celle d'un réaliste qui sait jusqu'où la vertu moyenne peut tendre son effort. Rien ne nous le montre plus clairement que ses lettres de direction, où il prie constamment les religieuses de passer sur bien des choses, sans trop les pénétrer, et de ne pas se livrer à l'anxiété de se confesser. Et voici le sage conseil qu'il adresse à Louis XIV: ‘Aimer Dieu, à un roi, ce n'est rien faire d'extraordinaire, mais c'est faire tout ce que son devoir exige de lui, pour l'amour du Christ qui le fait régner’Ga naar voetnoot112). Il nous y rappelle les accents de Saint Francois de Sales, dont il a recommandé l'Introduction à la Vie dévote comme un ‘chef d'oeuvre de piété et de prudence’, un ‘trésor de sages conseils’, un ‘livre qui conduit tant d'âmes à Dieu’, et même comme ‘l'abrégé de toute la conduite spirituelle’Ga naar voetnoot113). Ne nous y trompons pas! A l'instar de tous les moralistes sévères de son époque qui font fréquemment appel à la doctrine de l'évêque de Genêve, il tend constamment à mettre un peu davantage l'accent sur la corruption de l'homme. Après avoir loué Francois de Sales il craint tout de suite d'en avoir trop dit. ‘Oh mondains! ne vous trompez pas et entendez ce que nous prêchons. | |
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Nous disons qu'on se peut sauver dans le monde, mais pourvu qu'on y vive dans un esprit de détachement’Ga naar voetnoot114). C'est un équilibre instable, qui se rompt dès que Bossuet subit d'amers déboires et que la douleur se rend maître de lui. Alors il ne se soucie plus des nuances de l'âme humaine, et ne voit plus que l'absolu: l'homme corrompu et Dieu, le monde et la foi. Il écrit ses variations magnifiques sur le thème de l'apôtre saint Jean: quiconque aime le monde ne possède pas l'amour du Père, puisque dans le monde il n'y a que concupiscence et orgueil. Il y souligne douloureusement la corruption originelle et la délectation victorieuse de la grâce. La rupture entre la religion et le monde y est complète. La chair - que Vondel sait tellement admirer - est haïssable autant que les péchés mêmes où elle nous prote. Alors que le poète parle rondement et sincèrement de la procréation, Bossuet, pas plus que différents Pères de l'Eglise, ne concoit qu'on ose y penser sans honte ni péril. L'amour conjugal est un remède au principe d'incontinence, remède qui nous fait mesurer la grandeur du mal, car ‘c'est un bien qui suppose un mal dont on use bien’. Les jeunes filles, dont le poète a tellement chanté la beauté, s'étalent ‘pour être des spectacles de vanité et l'objet de la cupidité publique’; ce sont ‘des cadavres ornés, des sépulcres blanchis’Ga naar voetnoot115). Avec dégoût Bossuet se détourne de l'abîme devant lequel il se trouve. Dans ces moments de lassitude on peut mesurer la distance qui le sépare de Vondel. Alors que celui-ci, plein de conviction, essaie d'enter le ciel sur le monde, Bossuet ne semble envisager comme solution possible que la fuite dans la solitude claustrale. Mais après l'orage il se retrouve. Il demeure sévèreGa naar voetnoot116), mais sait de nouveau distinguer et tenir compte de toutes les possibilités de la nature humaineGa naar voetnoot117). Il ne quittera néanmoins jamais la réserve qui tranche tellement sur la joie de vivre que le poète hollandais ne cesse de professer en dépit de son tempérament mélancolique. Leur attitude respective envers ‘les apôtres de la Contre-Réforme’ caractérise ce contraste. C'est un fait notoire que l'évêque de Meaux n'a jamais aimé les jésuites, qui, d'un nouvel élan, s'étaient précipités à la conquête du monde. Il se sentait mal à l'aise quand ils opéraient à l'entour, puisqu'ils ne cherchaient que ‘les opinions nouvelles et douteuses’Ga naar voetnoot118). Il ne comprenait pas la tentative qu'ils faisaient d'incorporer les besoins de l'homme moderne à la tradition catholique, de trouver des formes actuelles pour les vérités éternelles. Leurs efforts pour faire approuver par Rome l'emploi du rituel | |
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chinois ne lui arrachèrent que le mot d'idolâtrie. La religion catholique était pour lui trop inséparablement liée aux formes de la civilisation nationale. Il n'avait pas compris la lecon de la relativité des formes humaines, lecon que les voyages avaient donnée aux hommes du dix-septième siècle. Partout il les trouvait contre lui, dans les disputes sur la grâce, où il leur reprochait de l'empêcher de faire triompher la véritable doctrine de Saint-Augustin, tout aussi bien que dans les controverses sur l'infaillibilité du pape. Bossuet eut même le chagrin de voir Jurieu s'appuyer sur l'autorité du père Petau, un des leurs, dans ses attaques furieuses contre l'argument de l'invariabilité de l'Eglise, avancé avec tant de succès contre le protestantismeGa naar voetnoot119). La plus grande pierre d'achoppement pourtant était pour lui leur conception de la morale - conception à laquelle se lie généralement celle des directeurs de conscience actuels -Ga naar voetnoot120). Il fuminait contre les ‘relâchements honteux’ et les ‘ordures’ des casuistes. Là encore, ce qui l'irrite avant tout, c'est la nouveauté. ‘Le fondement le plus clair et le plus essentiel contre la nouvelle morale, c'est qu'elle est nouvelle, n'y ayant rien de plus contraire à la doctrine chrétienne que ce qui est nouveau et inouë’Ga naar voetnoot121). La tradition n'est pas pour lui la méditation incessante de l'Eglise sur les données de la Révélation, mais elle consiste dans les témoignages des Pères, qui garantissent l'Eglise contre le changement. Ainsi elle a la valeur d'une chose qui reste. Tout ce que Bossuet ne peut pas y puiser est par là même suspect, mauvais et condamnable. Et les jésuites inventaient des choses si nouvelles qu'on ne pouvait même pas trouver des arguments contre eux chez les Saints-Pères. ‘La source du mal, gémit-il, vient uniquement de ce qu'on a cru qu'il était permis de consulter la seule raison dans les matières de morale, comme si nous étions encore dans l'école des philosophes et non pas dans celle de Jésus-Christ’Ga naar voetnoot122). Il était continuellement aux aguets. Dès que l'un d'eux tombait dans un excès de philosophisme ou de probabilisme, il l'accusait devant le tribunal de l'opinion publique, en enveloppant tout le système dans cette accusationGa naar voetnoot123). ‘Je me suis levé pendant la nuit, avec David, pour voir vos cieux...... ô Seigneur’, prie Bossuet dans un moment de découragementGa naar voetnoot124). A force de fixer le soleil, n'a-t-il pas négligé de bien regarder l'homme? Sinon, aurait-il pu prétendre que le divertissement est indigne du chrétien et qu'on ne doit pas chercher des sujets de rire, quand on est disciple de | |
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Jésus-Christ?Ga naar voetnoot125). ‘Sa philosophie morale est étrangement myope’Ga naar voetnoot126), et l'évêque de Meaux veut faire monter notre âme à ce haut degré de vertu dont la préface du Tartuffe doute qu'il soit dans la nature humaine d'y parvenirGa naar voetnoot127). Vondel, de sa part, infiniment éloigné de cette austérité, s'est trouvé le mieux à l'aise parmi les jésuites et leurs disciples, puisqu'ils s'éloignaient le plus du calvinisme. Son amour pour eux n'était pas seulement platonique. Dans les conflits qu'ils eurent avec les membres du clergé séculier dans la Mission hollandaise, il ne tarda pas à leur venir en aideGa naar voetnoot128). Le grand auteur dramatique devait bien se sentir attiré vers la Compagnie de Jésus, qui avait fait une place importante au théâtre dans le système pédagogique élaboré par elle. Son amour de l'élément dramatique de la vie avait été un des mobiles les plus forts qui l'avaient amené au catholicisme, dont la liturgie marque symboliquement quelle place centrale cet élément occupe dans notre vie spirituelle. Depuis on l'a toujours vu sur la brèche pour le théâtre contre les calvinistes, qui, de même qu'ils avaient banni la liturgie de la religion, voulaient exclure le divertissement et le jeu de la vie. Il s'en est même montré un défenseur un peu ingénu, en l'innocentant d'une facon trop générale. Il aurait encouru de la part de Bossuet la même sévérité étonnante avec laquelle celui-ci, embrasant toute la scène du feu de son indignation éloquente, a voulu effacer le témoignage léger du père Caffaro. Les exagérations de l'un et de l'autre n'ont d'autre valeur que celle de nous montrer où va la prédilection naturelle de chacun. La scène n'est pas le seul endroit où Vondel et les jésuites se rencontrent. Tout ce qui les met aux prises avec Bossuet, les rend sympathiques à ses yeux. Il admire l'ardeur apostolique avec laquelle ils partent pour les contrées lointaines de la Chine afin d'y établir le royaume du ChristGa naar voetnoot129). Dans le débat sur la grâce et le libre arbitre il défend avec eux le libre arbitre, que d'autres veulent anéantir. Il les suit avec enthousiasme dans leur croisade contre la Réforme. Il les applaudit, quand il les voit reprendre, en la purifiant, l'oeuvre d'Erasme, et accepter de bon coeur l'héritage des | |
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siècles passés pour l'ancrer au seul point immuable qui existe au monde, et qui est Jésus-Christ lui-même. Il est suspendu aux lèvres de ces apôtres de l'humanisme chrétien. Il souscrit de toute son âme à l'appel qu'ils lancent aux fidèles: se montrer des sujets combatifs du Roi des rois qui a promulgué la loi bouleversante d'aimer Dieu par dessus tout, mais aussi d'aimer ses proches en Dieu. Il se range dans leur parti, quand ils exaltent la puissance que Jésus-Christ a donnée au prince des Apôtres, et avec eux il aime à avoir à la bouche le mot d'infaillibilitéGa naar voetnoot130). Si tel est l'abîme entre Vondel et Bossuet, unis malgré tout par la foi commune qui leur donne à tous deux un esprit de croisé, il ne faut pas s'attendre à le voir moins grand entre l'évêque et le savant de Delft, gravissant laborieusement la route qui monte à Rome. Les quelques traits qui les rapprochent l'un de l'autre, sont bien loin de pouvoir rendre ce gouffre moins infranchissable. Aussi le témoignage de Vondel sur son ami a-t-il bien des chances d'être plus juste que l'opinion de l'évêque; et une appréciation historique des idées religieuses du grand savant doit se baser sur le jugement du premierGa naar voetnoot131), d'autant plus que les circonstances dans lesquelles Bossuet a composé sa Dissertation, ont diminué les chances qu'avait l'évêque de juger objectivement un homme si loin de lui. | |
La lutte épuisante.L'évêque de Meaux a mené une lutte héroïque, mais désespérée contre des dangers qui grandissaient toujours. Après qu'il a établi contre les protestants l'évidence de leurs variations éternelles, son adversaire Jurieu fait volte-face et n'admet plus que la variation soit une preuve d'erreur. Le mystère et le miracle, on les nie tout simplement et on les range dans la catégorie des fables. Spinoza critique l'Ecriture Sainte, et crée un Dieu-entité qui ouvre la voie au panthéisme. Richard Simon soumet les textes sacrés à un examen purement scientifique, et dans ses conclusions ce prêtre touche Spinoza. En essayant de concilier le cartésianisme avec le christianisme, Malebranche, encore un oratorien, semble s'approcher de Spinoza par un autre bout et soumettre Dieu à son ordre vainqueur. Ellies du Pin, prêtre lui-aussi, dénonce des variations dans la doctrine des premiers siècles du christianisme. Le père Caffaro ose défendre le théâtre. Bossuet lutte contre tous ces humanistes païens et chrétiens. En cherchant sa voie dans ce labyrinthe de pensées nouvelles, il se lasse des détours à faire, et manque de succomber. ‘Il vient tous les jours tant de choses | |
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que je ne puis pas toujours faire tout ce que je veux; le plus pressé l'emporte’, écrit-il dans un instant de lassitudeGa naar voetnoot132). Mais il tient bon. Il combat ses adversaires l'un après l'autre et les vainc pour la plupart. Il lance ses Avertissements contre Jurieu. Il fait condamner l'Histoire critique du Vieux Testament, dont l'auteur se retire dans sa cure de Bolleville après avoir été exclu de l'Oratoire. Il saisit entre ses griffes d'aigle du Pin, qui se montre assez docileGa naar voetnoot133). Il se distancie de Descartes et s'apprête au grand combat qu'il voit ‘se préparer contre l'Eglise sous le nom de la philosophie cartésienne’Ga naar voetnoot134). Il somme Caffaro de se retracter, et deux jours plus tard celui-ci désavoue humblement sa dissertationGa naar voetnoot135). Mais il a beau vaincre tous ses adversaires, le mal paraît indéracinable. Il ne lutte pas contre des personnes, mais contre un état d'esprit qui chaque fois revêt d'autres formes et se manifeste dans d'autres adversaires. C'est l'esprit critique qu'il a à combattre. Irrité par tant de détours et de subtilités, ce travailleur assidu et scrupuleux se raidit et devient un peu trop absolu, ce qui revient à dire simpliste. Il ne se montre pas assez nuancé pour comprendre l'actualité dans tous ses détails: il devient partiel, et donc partial. Son esprit est trop fermé et trop systématique. Sa logique, qui est son fort, devient son faible. Abstrait, constructif à l'extrême, il est parfois désespérément exclusif. A plusieurs reprises il avait vu émerger derrière ses adversaires Grotius, un des fils de cette Hollande ‘raisonneuse et disputeuse’, où confluaient tous les fleuves de l'hétérodoxie. Ainsi l'évolution que nous avons pu constater dans l'opinion de Bossuet vis à vis de Grotius, est parallèle à ce processus de rétrécissement, et en forme une illustration. Elle est le plus douce dans l'Explication de l'Apocalypse, composée au moment où, sûr de son succès, il dirige les attaques contre l'ennemi de l'extérieur. Il vient de faire donner l'artillerie lourde, et la première canonnade a été meurtrière. Son Histoire des Variations a été comme le coup de clairon sonnant la charge victorieuse. Les chefs ennemis essaient de rassembler leurs troupes en déroute pour entreprendre des contre-attaques. Mais dans ses Avertissements il les pousse à l'extrême. Il ne leur laisse plus d'issue: ils se sont rapprochés sur plusieurs points du catholicisme; ils considèrent dans les autres sectes comme peu important ce qui chez les catholiques leur a toujours semblé blasphématoire; ils n'ont donc qu'à rester logiques et à retourner au catholicisme, puisque leurs variations infinies prouvent clairement qu'ils sont dans l'erreur. Bossuet est au comble de sa puissance et de sa gloire. Mais alors Jurieu, son principal adversaire, non seulement menace | |
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de lui échapper malgré tout par sa volte-face inattendue, mais encore ose le calomnier, le traiter de ‘déclamateur sans honneur et sans sincérité’, et le faire comparaître devant le tribunal de Dieu pour rendre compte de ses ‘impostures’. Bossuet se sent gravement offensé et en éprouve une douleur sincère: ‘O Seigneur, écoutez-moi! O Seigneur, on m'a appelé devant votre terrible jugement comme un calomniateur qui imputait des impiétés, des blasphèmes, d'intolérables erreurs à la Réforme...... O Seigneur, c'est devant Vous que j'ai été accusé...... justifiez-moi devant eux’Ga naar voetnoot136). Ce même Jurieu, écrivant dans la patrie de Grotius, nous l'avons vu se réclamer quelquefois du savant hollandais. L'auteur du Droit de la guerre et de la paix n'aurait pu tomber plus mal. Ce ministre calomniateur était le moins désigné à l'introduire auprès de Bossuet. L'ombrage que prend l'évêque de Meaux n'est que trop humain. Surgissent alors les ennemis de l'intérieur. Le premier tome de la Nouvelle Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques paraît. Bossuet est alarmé. Voilà un livre qui favorise les hérétiques en affaiblissant la tradition et en tranchant sur les Saints Pères avec une témérité que parmi les catholiques on n'avait pas coutume de se permettreGa naar voetnoot137). L'auteur de cet ouvrage audacieux joue le jeu des protestants qui, à la suite de Jurieu, se sont mis à rechercher des variations dans la doctrine des premiers siècles. C'est un mal que Bossuet ne peut laisser sans remède. Il compose un Mémoire qu'il fait remettre au chancelier et à l'archevêque. L'écrit est ‘fait à la hâte’, et les choses n'y sont ‘qu'ébauchées’Ga naar voetnoot138), mais le gardien a donné l'alerte. Et de nouveau il s'est heurté à Grotius, qui commence à l'impatienter singulièrement, et à prendre à ses yeux la figure de destructeur des fondements de l'Eglise. Dans les Supplenda in Psalmos Bossuet va prendre sa place dans la lutte que les apologistes conservateurs ont soutenue contre le sentiment scientifique, qui venait de s'éveiller, qui allait prendre un essor énorme, et dont on a reconnu plus tard les résultats bienfaisants. Mais du temps de l'évêque de Meaux les défenseurs de la tradition aussi bien que les promoteurs du progrès renchérissent chacun sur leurs positions. Ils se reprochent mutuellement de prêter des armes à l'ennemi, les uns par leur témérité rationaliste, les autres par leur traditionalisme irrationel. Ils tracent nettement les lignes de démarcation, en les prolongeant à l'infini, comme si c'étaient des parallèles sans aucun point de contact. Vu sous ce jour il est encore étonnant que l'évêque de Meaux - ses reproches de sympathie socinienne, prudemment formulés d'ailleurs, mis à part - soit assez perspicace pour estimer à sa juste valeur le développement des idées | |
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religieuses de Grotius et le grand rôle qu'y avait joué sa prédilection pour l'antiquité. Mais c'est là vraiment la limite extrême à laquelle il puisse aller. Quand il passe des oeuvres à la personne du savant hollandais, son jugement se brouille. Il n'est pas assez psychologue pour voir que quiconque a assumé le rôle de médiateur ne peut passer dans le camp des uns sans perdre pour jamais le contact avec les autres, et que Grotius, même lorsqu'il avait compris que la vérité était du côté de Rome, ne pouvait y aller sans se retourner à tout bout de champ pour voir si les autres le suivaient toujours. L'évêque veut trop évidentes les voies inscrutables de la Providence, et c'est déjà beaucoup s'il laisse le sort personnel de son adversaire dans l'ombre des résolutions impénétrables de Dieu, se souvenant des paroles du Seigneur: Malheur à vous qui jugez, car vous serez jugés. Le succès de ses Notes est grand. On insiste auprès de lui pour qu'il les publie en français. ‘Plusieurs croient qu'à cause des mauvais critiques qui réduisent à rien les prophéties, c'est à dire le fondement principal de la religion, il sera utile de traduire le Supplément sur les Psaumes’, écrit-il le 17 août 1693 à Pierre NicoleGa naar voetnoot139). Il a même l'intention de développer ces notes, à l'usage du lecteur moyen, et il soumet ce projet au jugement du solitaire de Port-Royal, qui est bien le dernier à estimer le compatriote d'Erasme. Sur ces entrefaites il lui vient de Hollande un de ces livres qui ‘ne pouvant trouver d'approbateurs dans l'Eglise catholique, ni par conséquent de permission pour être imprimés (en France), ne peuvent paraître que dans un pays où tout est permis, et parmi les ennemis de la foi’Ga naar voetnoot140). C'est l'Histoire critique des principaux commentateurs du Nouveau-Testament, de Richard Simon. Bossuet le lit et prend feu. ‘Le plus mince théologien qui soit au monde... a entrepris de détruire le plus célèbre et le plus grand qui soit dans l'Eglise’, s'écrie-t-ilGa naar voetnoot141). Ce prêtre s'est fait un malin plaisir à faire ressortir des faiblesses dans l'oeuvre de Saint Augustin. L'évêque d'Hippone aurait été un esprit subtil et pénétrant, bien entendu, mais les qualités nécessaires pour bien interpréter l'Ecriture, dont surtout la connaissance indispensable de la langue hébraïque, lui auraient fait défaut. Qu'on se représente l'indignation de Bossuet! Et de nouveau il s'est heurté à Grotius. Le prieur de Bolleville, écrit-il à Nicole, nous apprend dans cet ouvrage à estimer Grotius et les unitaires plus que les Pères, et ne cherche dans ceux-ci que des fautes et des ignorancesGa naar voetnoot142). Bossuet commence immédiatement sa Défense de la Tradition et des Saints-Pères. Il ne peut pas abandonner plus longtemps leur doctrine aux nouveaux critiques, maintenant que des catholiques, des prêtres même, lèvent dans l'Eglise l'étendard | |
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de la rébellion contre les PèresGa naar voetnoot143). Que les hérétiques s'en prennent à eux, passe encore. Mais que des hommes instruits dans la soumission qu'on leur doit, ne sachent pas s'abstenir de ces ‘attaques sacrilèges’, c'est une plaie à la discipline que l'Eglise ne souffrira pasGa naar voetnoot144). La séduction qui menace les fidèles est si grande que la défense ne comporte point de délai. Dès septembre de la même année Bossuet y travaille de toutes ses forcesGa naar voetnoot145). Mais il est tellement accablé de travail qu'il n'a jamais pu achever ce livre, destiné à devenir un des piliers les plus puissants pour appuyer son oeuvreGa naar voetnoot146). On ne s'étonnera pas de l'y voir régler son compte à l'exégète hollandais, par qui les sociniens ‘triomphaient et faisaient la loi aux faux-critiques jusque dans le sein de l'Eglise’. On ne s'étonnera pas non plus que dès maintenant, le confondant avec Richard Simon, il le considère comme le sapeur de la doctrine de Saint-Augustin, que tous les deux ne semblent relever que pour avoir plus de gloire à l'abaisser. Or, - nous l'avons déjà vu - qui s'en prend à Saint Augustin s'en prend toujours, selon lui, à la doctrine de l'Eglise. Voilà pourquoi il exècre Grotius, à la suite de qui le parvis du temple avait été livré aux étrangers, et dont c'est la faute si des prêtres leur en avaient même ouvert l'entréeGa naar voetnoot147). Et la lutte continue encore. Si jusque-là ses adversaires catholiques avaient vite battu retraite, désolés d'avoir eu le malheur de lui déplaire, en 1695 il en rencontre un qui ose lui tenir tête. L'archevêque de Cambrai l'entraîne dans la longue controverse épineuse sur le quiétisme. Le septuagénaire court d'une conférence à l'autre, fouille les in-folios des auteurs mystiques, écrit des monceaux de lettres, et publie coup sur coup ses Instructions, ses Relations, ses Déclarations et ses Remarques. Ces travaux énormes ont de quoi accabler le vieillard. Pourtant ils n'épuisent pas ses forces. Il paraît vraiment infatigable. A peine l'affaire du quiétisme est-elle finie que l'Assemblée générale du Clergé réclame son attention. Il s'applique à y faire condamner les erreurs des jansénistes, dont les chicanes avaient fini par l'impatienter, aussi bien que la morale relâchée des jésuites. Le Journal de son secrétaire nous fait comprendre que toutes les conférences auxquelles il assiste et toutes les lectures qu'il fait cette année-là pour préparer la condamnation des thèses dénoncées, demandent de lui un redoublement de travail. Le repos ne sera jamais sa part. Les événements ne lui permettent aucune relâche. En 1702 paraît la | |
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Version du Nouveau Testament de Trévoux. Derechef le gardien de l'orthodoxie entre en lice contre Richard Simon. Quelques mois plus tard il lance contre ce théologien audacieux sa première Instruction sur la Version du Nouveau Testament imprimée à Trévoux. Il veut frapper encore un deuxième coup pour en finir avec cet auteur qui, dénué de l'esprit de charité et de paix, ‘n'a songé dans ce dernier livre, non plus que dans ses critiques précédentes, qu'à mettre aux mains les saints Pères les uns contre les autes, principalement sur la matière de la grâce et du libre arbitre: pernicieuse invention des derniers critiques’Ga naar voetnoot148). N'est-ce pas précisément sur ce point-là que le ministre Basnage vient de renchérir sur Jurieu? Il a défié M. de Meaux de prouver que les Pères grecs et latins d'avant saint Augustin ont toujours enseigné la même doctrine sur la grâce. L'enjeu est capital: en cas de réussite le ministre reconnaîtra la vérité des maximes posées par Bossuet; en cas d'échec celui-ci devra reconnaître l'inutilité de son Histoire des VariationsGa naar voetnoot149). L'évêque ne craint pas de relever le gant qu'on lui a jeté. Mais ces nouveaux théologiens lui rendent la tâche de plus en plus lourde. Peu s'en faut qu'à cause de leurs hardiesses son oeuvre ne s'écroule. Il compose une seconde Instruction et l'année suivante nous le voyons qui travaille de nouveau à sa Défense de la Tradition, que cette fois non plus il ne peut achever. Et sous les décombres de l'oeuvre de Simon il va enterrer encore Grotius, qu'il considère comme le mauvais génie du prieur de Bolleville. Comme, à son avis, les commentaires et les autres ouvrages du savant hollandais répandent l'erreur partout, il va écrire sur lui une Dissertation préliminaire qui sera ‘de la dernière conséquence’Ga naar voetnoot150). Le 8 mars il a déjà mis la main à la charrueGa naar voetnoot151). Malgré ses soixante-quinze ans il se remet à l'étude. En 1701 il avait commencé à parcourir de nouveau tous les ouvrages de GrotiusGa naar voetnoot152). Maintenant il examine encore une fois les textes afin de se documenter aussi sérieusement que possible. Ce qu'on peut le moins lui reprocher, c'est d'avoir jugé son adversaire sans avoir pris connaissance de ses oeuvresGa naar voetnoot153). S'il s'est trompé néanmoins, la raison en est plutôt d'ordre | |
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psychologique: A ce moment-là il ne lui était plus possible de pénétrer dans l'esprit de Grotius. Exaspéré par ses luttes innombrables, attristé par le sentiment de ne plus pouvoir détourner la ruine qui menace et qu'il prévoit, extrêmement las, il fait encore une dernière tentative pour faire tarir une des sources, selon lui, de ces innovations, pernicieuses pour l'Eglise et dangereuses pour son oeuvre personnelle. Bossuet ne peut s'empêcher d'avoir envie de rire à la vue de ce petit savant, qui n'est même pas théologien, et qui, sous prétexte de quelques avantages qu'il aurait dans les langues et dans les belles lettres, se mêle de se prononcer contre un théologien par qui la ‘colonne de la vérité’, ‘la bouche du Saint-Esprit’ nous enseigneGa naar voetnoot154). Il cherche à le confondre de ses propres paroles, et ne voit plus dans son oeuvre que ce qui peut le compromettre aux yeux des fidèles. Il perd son objectivité, qu'il gardait encore envers Grotius au moment où il écrivit ses Supplenda in Psalmos. Il ne se soucie plus d'évaluer tous les textes en les replaçant dans leur ensemble. Il les lance un à un à la tête de son adversaire, il n'oublie pas de l'accabler sous son ‘fatras scientifique’, et finit par le faire comparaître devant le tribunal du Dieu sévère qui aime à confondre les savants du siècle. Ses contemporains lui ont déjà fait remarquer son injustice. Le 21 août il écrit à Claude Lepelletier: ‘Je vous assure, Monsieur, que je n'ai ni chargé ni favorisé Grotius. Je sais les sentiments ou les voeux de M. Bignon et les prières de deux savants jésuites sur le sujet de cet auteur; mais je me suis contenté de rapporter ses paroles, lesquelles n'ayant été suivies d'aucune profession de foi, je demeure en suspens, et laisse la cause indécise jusqu'au jour du jugement’Ga naar voetnoot155). Dans le ton perce un peu plus de miséricorde chrétienne, mais pour le reste la position que Bossuet avait prise, est désormais immuable. Grotius est pour lui ‘l'ennemi des prophéties’, qui tend à ‘secouer le joug de la vérité’Ga naar voetnoot156). Voilà la dernière parole de l'évêque de Meaux dans cette affaire. Et le rideau tombe sur ce malentendu. | |
Un malentendu tragique.‘Je travaille maintenant tous les jours pour la vérité du salut et pour la paix des chrétiens’, écrivit Grotius en 1640 à son père, à qui il deman- | |
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dait des prières pour que Dieu bénît son travail. Il nourrissait vraiment l'espoir de voir un jour ses efforts récompensés, puisqu'au fond il s'agissait simplement de dissiper un tas de préjugés par une explication claire de la doctrine de l'Eglise universelle: ‘Nombreux sont les grands hommes savants et pieux qui commencent à reconnaître à quel point on a péché...... en invectivant âprement contre les vieux dogmes, qui n'auraient eu besoin que d'une bonne explication’Ga naar voetnoot157). Ces quelques lignes, qui pourraient être de la main de Bossuet, résument la cause à laquelle Grotius a voué sa vie entière, et définissent sa méthode de travail, par laquelle il a sans le moindre doute renforcé le courant d'idées et de sentiments qui du temps de Bossuet a ramené bien des réformés à Rome. L'année de la naissance de Bossuet La Vérité de la Religion chrétienne avait vu le jour à Paris. Contrairement au principe protestant qui consiste à n'admettre que le seul critérium de la Bible et de la conscience individuelle, Grotius avait fondé les preuves de cette Vérité en première instance sur la nature visible et sur la communion des fidèles. Parti de la théologie naturelle, il passa à la théologie révélée, en expliquant le passage de l'ancienne à la nouvelle alliance par la révélation progressive par laquelle Dieu a communiqué à Ses créatures une abondance toujours plus grande de Son Esprit. Cette apologie, qui par sa confiance dans la raison humaine répondait aux besoins du temps, eut un succès énormeGa naar voetnoot158). Pascal l'a connue et utilisée pour celle qu'il projetait lui-mêmeGa naar voetnoot159). L'auteur des Pensées qui avait vu lui-aussi le danger contre lequel Bossuet a mené sa lutte épuisanteGa naar voetnoot160), s'est montré ici plus équilibré que l'orateur fougueux, et n'a pas enveloppé dans sa condamnation tous ceux qui daignaient étayer leurs preuves de la religion d'arguments empruntés à la nature et à la science. A la date même où le jeune abbé Bossuet publia sa première oeuvre de controverse, la Contre-Réforme remporta une victoire éclatante sur le protestantisme par la conversion de la reine Christine de Suède. Il n'est pas trop audacieux de supposer qu'à ce moment-là Dieu a cueilli un des fruits du travail de Grotius, l'ambassadeur de la reine, qui lui a ouvert le chemin de RomeGa naar voetnoot161). Et lorsque Bossuet dressa son réquisitoire contre Grotius, il venait d'entamer avec Leibniz les négociations sur l'unité des Eglises. Voilà bien un des paradoxes réconfortants dont l'histoire est pleine, puisque ce même Leibniz a été un fervent admirateur, voire même le disciple du savant | |
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hollandais, et qu'il a préféré à toutes les apologies anciennes et modernes ‘le livre d'or’ de ‘l'incomparable Grotius’Ga naar voetnoot162). L'évêque de Meaux, qui a lancé l'anathème au maître, fait sérieusement droit à la demande du disciple d'étudier ensemble les possibilités de réunir tous les chrétiens. Pourtant le premier a suivi une route beaucoup plus droite. Ses mobiles étaient déjà plus purs que ceux de Leibniz. Alors que Grotius cherchait des remèdes pour la chrétienté déchirée, poussé par la seule charité, sans aucun espoir d'honneur ni d'intérêtGa naar voetnoot163), Leibniz se laissait conduire pour une large part par des considérations d'ordre politiqueGa naar voetnoot164). Aussi leurs conclusions sont-elles différentes: alors que le premier finit par opter pour la soumission à Rome, l'autre, après l'échec de ses laborieuses négociations avec l'Eglise Romaine, a détourné les regards de la ville éternelle pour essayer de créer une seule Eglise protestante. A suivre les péripéties du long dialogue épistolaire que Bossuet a eu avec le philosophe allemand, on regrette toujours davantage que les noms n'aient point été changés, et que Grotius ne tienne pas le rôle de Leibniz. Si l'on veut espérer une union avec l'Eglise catholique, écrivit Bossuet, l'on doit admettre la nécessité de croire aujourd'hui ce qu'on croyait hier; l'on doit convenir de l'infaillibilité de l'Eglise qui est le seul principe solide de la réunion des chrétiens, et renoncer à la revendication du libre examenGa naar voetnoot165). Quand nous l'entendons formuler ces conditions essentielles, Grotius surgit devant nous, représentant à ses coreligionnaires le ‘quod semper quod ubique’ de Vincent de Lerins, cherchant à entraver la liberté absolue dans l'explication de la parole divine, admettant l'indéfectibilité de l'Eglise, et se soumettant, surtout dans son dernier livre, aux décisions du Concile de Trente. Leibniz au contraire ne faisait que tergiverser. Ironiquement il demanda ce qu'il faudrait faire s'il se trouvait qu'avant-hier on en avait cru autrement: fallait-il toujours canoniser alors les opinions qui se trouvaient les dernières?Ga naar voetnoot166). Il se perdait dans des subtilités dans lesquelles on craignait même de lui voir embarrasser sa foiGa naar voetnoot167). Néanmoins Bossuet le suivait patiemment dans tous ses chemins de traverseGa naar voetnoot168). Tant le bien de la réunion lui tenait à coeur. | |
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Cette patience inépuisable envers un homme qui était au fond dépourvu de l'esprit sincère de soumission requis dans les questions de la foi, rend encore plus étonnante son irritation en face de Grotius. Il était bien tragique que Jurieu, Ellies du Pin et Richard Simon se fussent glissés définitivement entre eux deux. | |
Hora ruit.Relevé de ses fonctions d'ambassadeur en France, Grotius, en route pour Stockholm, séjourna quelques semaines à Amsterdam. Il y rencontra Vondel, à qui il confia sans doute ses pensées les plus intimes. C'est un fait dont il ne faut pas négliger l'importance. Grotius y mit sous presse son dernier ouvrage, dont il confia l'édition aux soins d'un prêtre catholique, parce qu'il craignait que les protestants n'en tronquassent le texteGa naar voetnoot169). De concert avec l'auteur, Vondel en avait traduit des extraits, avant même que l'édition latine ne fût achevée. Le savant mourut avant la publication de cette anthologie, qu'on a nommée alors son testament. On le représente dans la préface comme le bon Samaritain qui, élevé hors de Jérusalem, apprit dans la ville sainte à guérir les blessures spirituelles en y versant l'huile et le vin des Pères de l'EgliseGa naar voetnoot170). Dans l'oeuvre elle-même Grotius conseille aux réformés de se soumettre au Saint-Siège, où Dieu a bien permis que les moeurs se soient corrompues, mais jamais la doctrine. Il y défend tous les dogmes essentiels du catholicisme. Après un tel témoignage on n'a pas besoin de vouloir à tout prix pénétrer dans le secret de Rostock, où Grotius, qui avait pris comme devise pour sa vie ‘hora ruit’, a été surpris par le temps coulant trop vite. Il a achevé son oeuvre. Il n'a pas pu achever sa vie. Il a eu une hâte extrême de quitter la Suède, et a précipité son voyage vers un but inconnuGa naar voetnoot171). Etait-ce pour atteindre Paris et s'y convertir ouvertement au catholicisme?Ga naar voetnoot172). Toujours est-il qu'il n'a pas atteint son but terrestre. Hora ruit. Le temps lui a échappé. Heureusement ce temps n'avait aux yeux de Grotius qu'une valeur très relative devant l'éternité à laquelle il n'avait jamais cessé de penser, au point qu'il avait toujours célébré son anniversaire au jour de Pâques, puisque la naissance naturelle n'a de sens que dans la RésurrectionGa naar voetnoot173). |
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