Bilderdijk et la France
(1929)–Johan Smit– Auteursrecht onbekend
[pagina 261]
| |
La Nuit (1810-1813)De cette nuit montera la splendeur d'une nouvelle monarchie.Ga naar voetnoot1 Le départ de Louis Bonaparte jeta Bilderdijk dans une misère affreuse. Sans argent, souvent sans pain même, il attend la saisie de ses meubles qui ne tarde guère. Abandonné de Dieu et des hommes (comme il pensait souvent), il ne voyait de salut que dans le suicide, qui lui a été épargné heureusement. Il voyait non seulement s'effondrer ses espérances les plus chères, mais tous ceux qui lui avaient porté envie dans son bonheur triomphaient. Depuis deux ans déjà, établi à Amsterdam, il ne pouvait presque plus sortir sans être exposé aux insultes de la populace. ‘Trompé, abusé, persécuté de tous les côtés, je souffrais en silence...’, dit le poète dans son autobiographie française.Ga naar voetnoot2 En 1810 ce fut bien pire encore: la populace, excitée ou non contre lui, assiège sa maison.Ga naar voetnoot3 ‘Votre Altesse Sérénissime, écrit-il au Duc de Plaisance, m'a dit de ne rien craindre. Ce que j'appréhendai est pourtant arrivé. Mon logis ne m'offre plus de sûreté: déjà trois fois on s'est rassemblé en foule et on a tâché d'enfoncer la porte et en vain on a imploré la protection du Baillif, tandis que dans un endroit reculé de ma maison, j'étais attaché au lit par suite | |
[pagina 262]
| |
des paroxysmes de ma cruelle maladie. Ma femme qui se trouve dans le septième mois de sa grossesse ne peut supporter les terreurs journalières. Je ne parle pas de moi-même, mais je crains en tous moments pour elle, pour mon enfant, et pour mes manuscrits, les fruits de trente ans d'étude sur la Jurisprudence Romaine, les antiquités etc. Parmi lesquels se trouvent aussi plusieurs chants d'un poème épique que j'ai entrepris par la volonté du Roi.Ga naar voetnoot1 Souffrez, Monseigneur, que je prie votre Altesse Sérénissime de vouloir nous sauver des mains d'une populace effrénée qui se moque de la magistrature et de vouloir sauver mes écrits’.Ga naar voetnoot2 Pour sauvegarder sa situation financière, gravement compromise par le payement irrégulier de la pension, Bilderdijk supplie le Duc de Plaisance de la lui payer, alléguant comme motif que ‘lorsque Sa Majesté le Roi de Hollande l'a fixé dans ce païs-ci, le soussigné jouïssa (sic!) d'une pension du Duc de Brunsvic, et d'un certain établissement dans les Etats du dit prince, qu'il a dû abandonner par la volonté de Sa Majesté, et sur les assurances qu'Elle se chargea de son sort’.Ga naar voetnoot3 Heureusement il peut annoncer le 26 juillet 1810Ga naar voetnoot4 que la veille il a été deux fois chez le Duc de Plaisance. ‘Ma pension sera mise sur la liste et Son Altesse m'a dit en termes généraux qu'il ferait valoir auprès de l'Empereur ma situation et mes talents’. Le Duc lui fit payer un acompte de 1000 florins sur ce que le roi lui devait encore.Ga naar voetnoot5 Le 7 septembre 1810 il adresse à Bilderdijk la lettre suivante:Ga naar voetnoot6 ‘Je vous adresse, Monsieur, par ordre de l'Empereur, un exemplaire du Rapport du Jury institué par Sa Majesté pour le jugement des prix décennaux.Ga naar voetnoot7 Je me trouve heureux | |
[pagina 263]
| |
d'être auprès de vous l'organe de son estime et de ses bontés....’ A quoi Bilderdijk s'empresse de répondre: Monseigneur, Je viens de recevoir la gracieuse lettre de Votre Altesse Sérénissime, avec le Rapport du Jury institué par Sa Majesté pour le jugement des prix décennaux. Sensible autant que je dois l'être à l'honneur de cette distinction, je supplie Votre Altesse Sérénissime de vouloir bien agréer l'expression de ma vive reconnaissance, et, en même temps, celle de mon ardeur infatigable à me vouer au bien de ces sciences, ces arts et ces belles lettres que Sa Majesté l'Empereur et Roi se fait gloire de protéger si efficacement. Accablé par mes malheurs comme par mes travaux, je n'ai plus à offrir que les faibles efforts d'un vieillesse prématurée, mais tant qu'il me reste un moment de vie, je n'aspire qu'à le consacrer aux vues bienfaisantes du grand Monarque que j'ai eu l'honneur de célébrer bien des fois, et à qui je me croirai heureux d'être le sujet le plus loyal et le plus fidèle...Ga naar voetnoot1 L'heureux sujet du grand Monarque doit avoir été profondément convaincu que le changement politique avait décidé pour toujours du sort de la Hollande. En effet, depuis les quelques mois que l'annexion avait eu lieu, Napoléon avait agi de façon qu'on ne se fît plus aucune illusion sur ses intentions; les mesures qu'il avait prises devaient désarmer les courages les plus optimistes. Etant le maître absolu, il pétrissait l'Europe à son gré, et l'annexion de la Hollande ne dut paraître qu'un incident sans portée dans la grande transformation du monde, du moins aux yeux de ceux qui avaient coutume de voir grand.Ga naar voetnoot2 Il faut relever cela pour s'expliquer les vues de Bilderdijk. Tandis que le petit bourgeois, soutenu par cette lueur d'espoir exprimée dans la phrase ‘on ne sait jamais’, croyait peut-être vaguement que cela changerait un beau jour et, dans son instinctive honnêteté, détestait ceux qui ‘se vendaient’ aux nouveaux | |
[pagina 264]
| |
maîtres, Bilderdijk, voyant s'accomplir les événements avec une divine fatalité, crut comprendre les desseins de Dieu qui permettait que la Hollande s'enfonçât de plus en plus, et irrévocablement, dans l'abîme silencieux de l'histoire. Même, anticipant sur les décisions de la Providence, il est arrivé à des conclusions déconcertantes, et, disons-le, de défaitiste. ‘Nous voyons clairement, écrit-il,Ga naar voetnoot1 que par l'union avec l'empire français notre langue hollandaise devra bientôt disparaître des tribunaux ... Le français sera sous peu notre propre langue, et notre beau parler hollandais s'anéantira avec toute notre littérature nationale. Je considère la chose comme inévitable pour ce qui concerne la conservation de la langue par l'usage’. Il faut donc, dit-il, adresser une requête au gouvernement pour sauver ce qui peut être sauvé! Cette malencontreuse requête, qui n'ajoute rien à la gloire du poète national de la Hollande, en voici l'essentiel:Ga naar voetnoot2 ‘Quoique sous le règne du grand Napoléon le Hollandais se croie autorisé à espérer tout de la protection et de l'encouragement que Sa Majesté daigne accorder à toutes les connaissances utiles, et que rien ne nous annonce que Sa bonté ne veuille pas s'étendre sur notre Littérature, il n'y a point de doute que dans la situation actuelle des choses la langue hollandaise ne doive périr’...‘L'intérêt commun [de la Hollande et de la France] paraît donc exiger avec l'introduction de la langue française la suppression du langage hollandais’...‘La littérature hollandaise d'ailleurs ne se distingue par aucun trait de caractère proprement national. C'est l'étude, c'est l'imitation des anciens qui l'a formée, c'est celle de la littérature française et du beau siècle de Louis XIV qui l'a modifiée; et il n'y a que la versification portée à un point de perfection très extra-ordinaire...qui lui donne quelque chose d'original et d'individuel’...‘Voilà, Mgr. des faits que tout l'attachement d'un Hollandais pour la réputation littéraire de sa patrie lui permettra d'avouer...’ ‘Le monde ne sera pas plus malheureux de classer les beaux vers de Vondel et de Poot parmi les antiquités...’ ‘Au reste, il faut avouer, que depuis trente à cinquante ans la langue a déjà com- | |
[pagina 265]
| |
mencé à se perdre dans un jargon moitié allemand...’ Faut-il donc que la langue hollandaise périsse? Non, non, dit Bilderdijk, car l'étude du hollandais est si intéressante au point de vue étymologique. Jusqu'ici on a étudié séparément les langues orientales et les langues septentrionales, et on n'a pas observé ‘la transition de ces deux branches par laquelle elles tiennent à une source commune’...‘Il n'y a peut-être que M. PougensGa naar voetnoot1 de l'Institut de France qui a su se garantir de ce travers [de ne pas connaître suffisamment les langues septentrionales]. Mais, dit l'auteur, l'allemand ne sert de rien pour cela. ‘L'allemand n'est qu'un mélange hideux de divers idiomes esclavons avec le teutonique...’ ‘L'allemand du dixième ou treizième siècle.... s'est conservé dans le hollandais’...qui est donc ‘une langue non seulement primitive, mais par son ancienneté et la pureté est du plus grand intérêt pour la science universelle des langues’...‘elle sert comme de liaison entre les langues orientales et celles du nord’. Tout le nord de l'Europe doit sa culture aux Hollandais et aux Flamands, affirme le poète. ‘Enfin, ce qui paraît intéresser davantage notre langue, c'est la liaison intime qui dès les temps les plus reculés s'est établie entre le français et ce même hollandais’...‘Il est prouvé que la plus grande partie des mots français qui ne tirent pas leur origine du latin pur ou corrompu, se retrouvent dans le hollandais’ ... ‘Les deux langues se sont influées mutuellement, se sont emprunté et prêté des mots, les ont changés et rechangés, ont modifié tour à tour les genres des noms, les terminaisons, les compositions, l'une de l'autre’ et on ne saurait comprendre l'une sans l'autre. ‘Il y a longtemps qu'on a vu l'utilité d'un dictionnaire étymologique de cette langue [le français] qui depuis un siècle et demi s'est emparée de toute l'Europe, et qu'on doit regarder comme universelle. M. Charles Pougens, de l'Institut de France, Correspondant de celui de Hollande, y travaille depuis plus de trente ans;Ga naar voetnoot2 et il n'y a personne qui puisse être mieux instruit que ce savant de l'impossibilité de réussir dans un tel ouvrage, à moins qu'à la connaissance historique et grammaticale du français, l'on n'associe l'intelligence du hollandais. Aussi ce célèbre | |
[pagina 266]
| |
savant s'y est-il appliqué avec beaucoup de soin...’ Mais, répète l'auteur: ‘L'allemand n'est qu'une corruption manifeste’. Et il termine: ‘Persuadé de l'intérêt que Sa Majesté Impériale et Royale daigne mettre à tout ce qui peut concourir aux progrès des sciences et à la gloire de ce vaste Empire auquel il Lui a plu de nous incorporer, on a cru du devoir d'un fidèle sujet de présenter ces considérations à Votre Altesse Sérénissime en se soumettant à ses vues lumineuses, afin d'en pouvoir faire tel emploi qu'Elle jugera convenir’. On est tout simplement stupéfait à la lecture de ce document. On voudrait croire à une ruse d'avocat: Bilderdijk aurait alors concédé sans réserve que la langue hollandaise n'en vaut pas la peine en tant qu'organe de la nation, pour sauver après coup la langue et la nation avec elle en mettant tout l'accent sur la valeur scientifique du hollandais. Mais la lettre du 11 septembre 1810, citée ci-dessus, prouve incontestablement le contraire. Le champion du patrimoine spirituel des pères déserte le sol sacré sans un regret, sans une prière. L'amertume qui remplissait le poète alors, doit avoir été grande pour qu'il condamnât ainsi la langue dans laquelle on l'insultait sur tous les tons. Mais on ne peut cependant s'empêcher de trouver que le poète est bien empressé à rendre les armes, et à aller même au devant de l'ennemi pour lui remettre les clefs de la place. Que la Hollande périsse, pourvu que Bilderdijk puisse faire des études intéressantes sur le naufrage! Car le fidèle sujet de Sa Majesté s'en remet aux lumières de l'empereur pour lui procurer un poste d'observation tranquille! Dans une autre requêteGa naar voetnoot1 Bilderdijk parle d'un projet plus vaste et vraiment digne d'un génie: il voudrait collaborer à une grammaire universelle, parce que la langue repose sur la logique, qui est la même chez tous les hommes. Il nomme comme ayant étudié cette question entre autres M. de Brosses,Ga naar voetnoot2 | |
[pagina 267]
| |
M. le Comte de Gibelin, et HerderGa naar voetnoot1 ‘qui aurait abandonné son hypothèse s'il avait mieux pénétré les principes étymologiques’. Il demanderait donc une grammaire philosophique, c'est-à-dire indiquant le rapport entre les mots et la pensée. Cette grammaire philosophique serait la grammaire universelle, impliquant la recherche des ‘premières racines’, parce que par elles on apprend à connaître les premiers éléments de l'esprit. En outre il faudrait étudier comment les langues ont évolué. Pour ces vastes études Bilderdijk se déclare disposé à collaborer avec Ch. Pougens. C'est ainsi, ajoute-t-il, qu'il travaillera à la gloire littéraire du siècle de Napoléon. - L'empereur ne lui a pas donné l'occasion d'élaborer ce programme dont la réalisation aurait demandé la collaboration dévoué d'un bataillon de savants rangés autour d'un chef puissant et génial. Peut-être qu'ainsi l'empereur lui a rendu service: faire de lentes recherches patientes n'était pas le fait de notre savant poète. En attendant, Bilderdijk est chargé de traduire les codes Napoléon. L'homme au vol d'aigle doit descendre des nues pour gagner banalement un peu d'argent. Quelle humiliation pour cet orgueilleux de devoir se courber sur une tâche imposée et rémunérée. Lui qui n'a jamais pu souffrir l'idée d'un travail mercenaire. Quelle chute! Il y vit la main de Dieu qui pesait sur lui.Ga naar voetnoot2 Le pis est qu'en traduisant il s'exaspère contre les mauvais principes que les codes vicieux contenaient. ‘Le système qu'ils réalisent, écrit-il,Ga naar voetnoot3 est le plus parfait système de despotisme inquisitoire qu'on puisse s'imaginer et sous lequel cette génération méritait d'être écrasée’. On peut voir dans son grand poème Le Mariage,Ga naar voetnoot4 écrit un an après, une protestation indignée contre les articles du code concernant le mariage: ‘Les sexes sont égaux, cet arrêt est prononcé...’Ga naar voetnoot5 Le travail lui répugne.Ga naar voetnoot6 ‘Mais dussé-je y gagner deux sous par jour, je me ferais un devoir de l'accepter, comme étant | |
[pagina 268]
| |
une chose envoyée de la part de Dieu dans une heure critique; aussi le fais-je avec un sentiment de reconnaissance’.Ga naar voetnoot1 Ce qui entrave le progrès du travail, c'est ‘la profonde et noire obscurité du français’,Ga naar voetnoot2 et le manque d'un bon dictionnaire, qu'il se propose de faire plus tard.Ga naar voetnoot3 Peu à peu, le sentiment de reconnaissance fait place à l'amertume. On critique fortement sa traduction; mais c'est là la faute des censeursGa naar voetnoot4 qui ont tout gâté, étant incompétents et trop prudents. Mais aussi comment peut-on prendre à coeur un travail salarié.Ga naar voetnoot5 En tout cas, notre poète se trouve pour quelque temps à l'abri du besoin, bien qu'il vive assez péniblement. Il va sans dire que tout ce qu'il écrit pendant l'année fatale 1810, respire la tristesse, l'abattement, et même la nostalgie de la mort. Il maudit l'heure de sa naissance.Ga naar voetnoot6 Mais il s'empresse malgré cela d'écrire un Hommage à Sa Majesté Impériale et Royale,Ga naar voetnoot7 tout comme il a écrit un Hommage au roi en 1806, et comme trois ans après il écrira des strophes enflammées pour le Prince d'Orange. Malgré toutes les réserves qu'on peut et qu'on doit faire, on ne peut pas admirer cette manie des hommages de notre poète. Avec une habile flatterie à l'adresse de Le Brun, Duc de Plaisance, chef du gouvernement, en évoquant le souvenir du poète Le Brun Pindare,Ga naar voetnoot8 ‘qui fait résonner la cithare d'argent’, il fait une vague allusion à son Ode de 1806 qui ne fut pas remarquée, et s'écrie: ‘O Empereur, maintenant mon Souverain,... la sincérité, le zèle, la fidélité conviennent à un sujet...’ Bassesse? Mais cette bassesse, ou, disons mieux, cet écrasement, cet anéantissement de tout sentiment de fierté nationale est alors un mal général en Hollande.Ga naar voetnoot9 On se sent perdu, irrévocablement perdu; la misère du peuple, les mesures rigou- | |
[pagina 269]
| |
reuses du gouvernement et la terreur que le seul nom de Napoléon inspirait, paralyse les esprits. Ce sont seulement ces conconstances-là qui font comprendre l'attitude molle de Bilderdijk. Dans une étude sur les Sébastianistes au PortugalGa naar voetnoot1 il parle des ‘grands desseins d'un Vainqueur dont les vues ne peuvent être mesurées par personne’; puis il relève deux croyances populaires: une des bateliers de Hollande qui voyaient en Napoléon un Prince Frédéric d'Orange revenu parmi eux; et une autre des Portugais qui voyaient en lui le roi Sébastien tué en 1578 en Afrique dans la bataille d'Alcafar et revenu pour prendre le sceptre du monde. - Ce sont des méandres de la superstition, dit-il. Mais il ajoute: ‘En attendant il est curieux que tant de vieilles et diverses prédictions populaires se rencontrent pour annoncer au siècle où nous vivons un renversement total de l'univers terrestre, et un nouvel empire mondial. Ce sont des prédictions qui chez les Turcs et des Chrétiens, répandues du nord au sud et passées de siècle en siècle, malgré toutes les variations et tous les détails, s'accordent au fond parfaitement, et visent à fixer le siège de la nouvelle Monarchie dans l'Europe occidentale’. Il est clair que pour Bilderdijk cette superstition n'était pas si sotte que cela. Le côté mystérieux qu'il y a en tout homme génial était bien fait pour plaire à notre poète qui saluait en Napoléon un Charlemagne ressuscité. Et cela peut expliquer sinon justifier qu'il se soit soumis d'emblée au nouveau Maître.
N'était-ce qu'apparence? Etait-ce l'homme officiel seul qui se livrait, le littérateur attitré qui changeait de protecteur comme on change d'habit? Et l'homme intérieur s'était-il embusqué derrière le rempart d'une restriction mentale qui sert souvent les grands génies à défendre leurs purs trésors intimes contre le vulgaire, quittes à bondir, le moment venu, sur ce rempart pour déployer dans l'azur l'étendard de l'idéal et de l'espérance? Car notre poète n'était pas homme à se laisser enchaîner. Quand, vers la fin de 1810, on l'invita à venir lire | |
[pagina 270]
| |
un de ses poèmes dans une séance de la section d'Amsterdam de la Société hollandaise des Sciences et des Arts, il fit un admirable poème où il épancha son coeur débordant. Il le lutGa naar voetnoot1 devant l'assemblée de ces hommes réfléchis et gravement réservés qui, comme lui, souffraient sous le joug, et, comme lui, se résignaient en apparence, patients comme de vrais Hollandais, avec la sérénité de ceux qui ne sont pas pressés, ayant dans leur sang la tradition séculaire de la résistance tenace aux éléments et aux hommes. Ils attendaient, ces poètes et ces savants, ce que le conférencier devait leur offrir dans cette soirée. Serait-ce une traduction d'Homère ou d'Ossian? Ce serait fait pour ces temps d'oppression où le moindre accent personnel peut amener des ennuis politiques. On sait que le poète est capable de tout, même d'imprudence. Mais il est rusé aussi. Il est homme à chanter une satire sur la mélodie d'un psaume. Quand le président lui donne la parole, le silence devient plus intense. L'homme qui va parler, au visage amaigri, décoloré, aux yeux profonds et fiévreux, regarde comme dans un rêve inspiré ses auditeurs. Plusieurs d'entre eux ne sont pas ses amis, sont ses ennemis même; il les a froissés par ses silences, agacés par ses boutades, blessés par une épigramme qu'ils ne peuvent oublier. Ils ne lui pardonnent pas non plus la faveur dont il a joui auprès du roi Louis. Qui sait quelle intrigue il trame en ce moment. On le craint, on voudrait le détester. Mais il a ce qui fait défaut à toute la Hollande, et à tous ces hommes notables et bien pensants: il a le génie. Ils le sentent, ces hommes froids et compassés. Leur âme est un foyer sans flamme. Lui, il a l'étincelle divine, il sait allumer le feu des autels quand les autres s'épuisent en vains efforts. Il est le prêtre, l'homme de Jéhovah, qui va sacrifier sur la colline inspirée dans cette nuit napoléonnienne. Les Adieux,Ga naar voetnoot2 tel est le titre du poème. C'est un de profundis, une plainte nostalgique: ce monde est une terre d'exil pour le poète qui ne vit que dans le monde des rêves. Mais, ô le temps où l'on honorait la patrie dans la vraie langue batave! Ces | |
[pagina 271]
| |
temps sont passés, et tout ce qui reste au poète vieilli, c'est la désillusion et l'amertume. Pourtant il a, malgré toutes les calomnies, le pur trésor d'une conscience nette, et surtout, il a la consolation suprême de la poésie, elle qui nous ravit à nousmêmes. Non pas la poésie de fausse élégance, imitée des Français. Il y a eu un temps où l'on marchait attaché à la chaîne française. Mais alors lui, le poète, osa, à l'exemple des Grecs, s'élever sur des ailes de feu, et la Poésie devint mieux que la mesure et la rime: elle devint imagination, sentiment! De nouveaux poètes se lèvent et effacent la gloire du vieux barde... Puis la Hollande sombre. Une aurore s'est levée, éphémère. Mais l'arrêt implacable du destin dit: Que le nom de la Hollande disparaisse. Et il ne reste au poète que des pleurs. Quand le nom de la patrie, de la Hollande, a disparu, le poète n'a plus de raison d'être... L'orateur se tait. Est-ce qu'il s'arrêtera? Il a déjà dit plus qu'il ne faut. Il continue. Un morceau d'éloquence magnifique où le poète se compare au cygne qui salue son heure dernière d'un chant mélodieux et doux. Il va donc mourir. Mais la Hollande ne périra pas avec lui... Abandonnant alors le lent alexandrin pour des strophes de six vers comprimées et convulsives comme d'irrésistibles sanglots, le poète prédit à la Hollande un avenir brillant: le joug sera écrasé!
La Hollande revit,
La Hollande vogue de nouveau
Avec son pavillon autrefois amené,
Par les bords
Du Nord,
Vers le jour qui va éclore.
La Hollande croît de nouveau,
La Hollande refleurit,
Le nom de la Hollande est rétabli.
La Hollande, ressuscitée de ses cendres,
Sera de nouveau notre Hollande;
Je vous l'ai annoncé en mourant.Ga naar voetnoot1
| |
[pagina 272]
| |
Le feu sur l'autel est allumé. Le coup de foudre du génie a enflammé tous les coeurs. On se répète les dernières strophes, on les sait par coeur, et quand on se sépare, s'en allant dans la triste réalité, on emporte comme un trésor la flamme divine qui brûlera longtemps encore. Mais on comprend aussi que l'âme de la nation vit dans cet homme; on sent qu'il ne saurait être l'esclave de qui que ce soit. Et le poète? Illuminé encore de son rêve audacieux, il rentre chez lui où des soucis d'argent l'attendent. Et bravement il se remet à traduire les Codes Napoléon. Car il faut vivre, il faut courber le dos, et porter la chaîne.Ga naar voetnoot1 Il paraît qu'on n'a jamais incommodé le poète pour sa franchise patriotique. Seulement, quand il s'agissait de faire imprimer les vers, ce fut autre chose. Bilderdijk s'en plaint dans une espèce de requête autobiographique en français qu'il adresse en 1812 au Duc de Plaisance.Ga naar voetnoot2 On se plaint de tous les côtés, dit-il, de la censure des livres où la méchanceté et la bêtise des employés s'exercent pleinement. Puis il continue: ‘La faiblesse de tête dont j'ai eu à me plaindre depuis quelques années, s'empirant toujours, j'ai cru devoir abandonner la Poésie, pour me retrancher dans l'étude des langues et des belles lettres, et laissant là mon poème épique commencé, avec une tragédie que j'abandonne, j'ai consenti à en donner au public ce que j'avois prêt de mélanges pour l'impression. J'avais annoncé ce dessein dans un discours en vers dans lequel je prenais congé de mon Apollon et de mes confrères du Parnasse. J'y ai retracé l'histoire de la poésie hollandaise de mon temps, et comme je l'ai justement prononcé dans le moment que la Hollande allait être incorporée dans l'Empire français,Ga naar voetnoot3 j'ai voulu ouvrir à mon auditoire le prospèct [la perspective] d'une nouvelle prospérité sous la | |
[pagina 273]
| |
Monarchie qui vient de s'établir...’ Et le poète de s'étonner qu'on ait supprimé le passage suivant où il a dit simplement ‘qu'il ne faut pas s'attendrir à ce changement, que tout périt, que j'ai prévu, que j'ai prédit (dès l'an 1786 et 1787) cette perte de l'existence politique nationale. Mais que ce moment d'obscurité va faire place à un beau jour, que la Nouvelle Monarchie que j'annonce dans mon Ode de l'an 1806 se déploie avec toute sa splendeur; que le temps va naître que nos vaisseaux reprennent leurs pavillons pour saluer l'Aurore à ses portes, que le joug de la mer sera brisé etc.’ ‘Je n'en parlerais pas, car, assurément je ne mets aucun intérêt que ce morceau paraisse ou qu'il ne paraisse pas, mais tout ce discours ayant été présenté à la censure et approuvé, on l'a déjà imprimé; et maintenant que l'ouvrage est prêt à être publié, on retire l'approbation donnée, et l'on fait ainsi retrancher deux feuillets entiers, qui contiennent plus de six cents vers, dont rien ne peut subsister sans cette conclusion qui n'a pas été amenée par le hasard, mais qui y tient essentiellement’. Le poète se plaint ensuite de l'absurdité que la censure ait supprimé les vers où il dit qu'au XVIIIe siècle on s'est borné à imiter le style français, et les vers où il dit que du passé est né le présent et que du présent naît l'avenir...Ga naar voetnoot1 Il est curieux de voir comment le poète-avocat cherche à se disculper auprès de l'Intendant. Avec une feinte sérénité de vieux renard il fait semblant d'avoir glorifié le règne de Napoléon, et en effet, en relisant le poème, il est impossible de rien trouver de littéralement censurable. Un étranger pourrait s'y tromper, un Hollandais jamais. Le poème fut donc imprimé incomplètement, car l'auteur ne voulait rien changer ni supprimer. Seulement, lui ou l'éditeur se permit l'espièglerie d'ajouter après le dernier vers: La suite pour plus tard!Ga naar voetnoot2 En 1813, la pièce fut réimprimée inté- | |
[pagina 274]
| |
gralement ‘comme elle fut entendue de ma bouche, en janvier 1811, par la foule considérable des membres de la Société d'alors, et comme elle a été conservée en manuscrit par plusieurs, et gardée mot à mot dans la mémoire chez pas mal d'entre eux’.Ga naar voetnoot1 Ce n'est pas la seule fois que le poète ait eu des démêlés avec la censure impériale. Outre le Vaderlandsche Oranjezucht,Ga naar voetnoot2 2 réimprimé en 1809 avec le consentement du roi Louis, on saisit aussi 's Konings komst tot den Troon,Ga naar voetnoot3 cantate consacrée à Louis Napoléon, dans laquelle il n'y a que ceci de suspect: ‘Il [Louis] ne se baigne pas dans le sang et les larmes, comme un usurpateur de l'empire;...’Ga naar voetnoot4 ces deux pauvres vers en firent condamner cinq cents autres. Il ne paraît pas que le poème Schilderskunst,Ga naar voetnoot5 dit à Amsterdam dans la Sociéte Felix Meritis, ait donné lieu à des ennuis. Pourtant, les allusions au joug du despotisme, à la vanité de la gloire militaire et à la possibilité d'un changement de la constellation politique n'y manquent pas. Il en fut autrement quand un des amis les plus dévoués du poète, Tydeman, eut formé le projet de secourir son maître révéré en lui demandant un travail qu'il aimait et qui pouvait en même temps remonter le coeur aux Hollandais: il pria Bilderdijk d'écrire une Histoire de la Patrie, entreprise bien audacieuse et épineuse dans les circonstances critiques d'alors. On ouvre une souscription, et des centaines de souscripteurs se présentent, de sorte que la publication du livre est assurée. Mais, dit BilderdijkGa naar voetnoot6 ‘on s'entend avec le gouvernement despotique de Napoléon pour arrêter cela. Et celui qui par un amour sincère pour la vérité et la science avait organisé cette souscription, échappa à peine à des persécutions rigoureuses’. Le poète paraît s'en prendre à ses compatriotes aristocratiques | |
[pagina 275]
| |
et démocratiques de son temps qui nourrissaient encore une vieille rancune contre lui.Ga naar voetnoot1 Quant à l'Histoire de la Patrie, elle a été composée plus tardGa naar voetnoot2 et éditée après la mort du poète.Ga naar voetnoot3 Une oeuvre de ce caractère, écrite sous l'oeil méfiant de la censure impériale, eût été une chose bien curieuse, vu les malicieuses coquetteries que l'avocat Bilderdijk a toujours faites à la vérité vue à travers le prisme de son âme passionnée. Et dire que l'auteur avait voulu se réserver le droit de publier une traduction de son Histoire!Ga naar voetnoot4 Aussi n'est-il pas étonnant que des centaines de souscripteurs accourussent. Avec tout cela, l'auteur ne trouvait guère de quoi vivre, et souvent la générosité de quelque ami le préservait, lui et les siens, de la faim. C'est pourquoi des amis hollandais à Paris le stimulent à postuler quelque emploi. Alors Bilderdijk de répondre: ‘Je ne puis que m'occuper de mon travail, vous le savez, et celui-ci est borné à peu de chose; si j'en sors, je suis le personnage le plus ridicule du monde; et le plus ignorant est préférable à moi’.Ga naar voetnoot5 Quant on insiste, il répond: ‘Que voulez-vous que j'écrive à Son Excellence le Grand Maître de l'Université [Le Comte de Fontanes]? L'engager à me confier quelque emploi d'université, ou autre, ce serait surprendre sa religion et le trahir. Lui dire que je suis un malheureux qui périt de faim et de misère, et qui est hors d'état de remplir les moindres fonctions, c'est bien dur et (à ce qu'il me semble) bien inutile. Puis, je ne puis m'expliquer là-dessus sans aigreur en me rappelant comment on m'a réduit à cette horrible position... De tous mes malheurs, ajoute-t-il, le plus grand est d'exister!’Ga naar voetnoot6 Pourtant, il se décide enfin à écrire à Fontanes, mais sa lettre dit plutôt: méfiez-vous de moi. ‘Dans l'épuisement où je me trouve, je ne me hasarde point à entrer dans | |
[pagina 276]
| |
une carrière [le professorat] que mon état maladif pourrait m'empêcher de fournir, mais je me trouverai heureux d'être mis dans une position quelconque qui me permet de m'employer utilement...’Ga naar voetnoot1 Peu après il reçoit une lettre de Paris dans laquelle on le flatte de la perspective de quelque amélioration de sa situation. ‘Le Comte de Fontanes en a parlé d'une façon qui promettait ...’ ‘J'ai écrit là-dessus à ce monsieur le Comte de Fontanes (que je ne connais pas) pour lui faire savoir qu'on ne doit pas s'imaginer que je dispose encore de toutes mes facultés physiques et morales...’Ga naar voetnoot2 Son ami Tydeman l'en blâme, et ajoute: ‘Heureusement que votre lettre aura été auprès du savant Comte la plus puissante recommandation, et, comme autrefois avec le roi Louis, aura été la meilleure réfutation de votre lettre même.Ga naar voetnoot3 Peu après Bilderdijk reçoit l'avis suivant: J'ai reçu, Monsieur, la lettreGa naar voetnoot4 par laquelle vous demandez à être employé dans l'Université Imperiale.Ga naar voetnoot5 Il a été pris note de vos titres; vous pouvez compter qu'ils ne seront pas mis en oubli, s'il se présente une occasion de vous placer selon vos voeux. Recevez, Monsieur, l'assurance de tous mes sentiments, Fontanes.Ga naar voetnoot6 Cette lettre ne laisse pas de doute. Bilderdijk a demandé au Grand Maître de l'Université ce que le roi Louis lui avait déjà refusé. Il n'y a là rien de prohibé. Le seul désagrément pour notre poète était qu'il ne fût jamais nommé. Le 13 octobre de la même année, 1811, le poète aura l'occasion de voir Napoléon de près. L'empereur visite la Hollande et trouve | |
[pagina 277]
| |
partout une morne résignation. A Amsterdam il y a encore des hommes pour acclamer l'empereur au passage. Pour le reste de la population il est un objet de curiosité craintive. Fort prévenu contre ces Hollandais qui avaient contrarié ses projets concernant l'Angleterre, il les considérait comme ses ennemis personnels.Ga naar voetnoot1 Quand il donnait une audience pour permettre aux autorités hollandaises de lui présenter leurs hommages, une foule nombreuse de militaires et de civils s'était assemblée dans la grande salle du Palais à Amsterdam,Ga naar voetnoot2 et l'empereur conduit par le Prince gouverneur Lebrun, fit le tour de l'assistance. Tous les mémoires du temps parlent du ton rude et cassant avec lequel Napoléon, qui savait être si charmant, passait devant les hommes les plus éminents qu'il cherchait à faire trembler par son air rogue.Ga naar voetnoot3 Il ne leur laissait pas le temps de présenter leurs requêtes, et il leur était défendu de prononcer des discours. C'est notamment le général Krayenhoff qu'il traita avec dureté en lui reprochant d'avoir voulu défendre Amsterdam ‘sous ses fenêtres’.Ga naar voetnoot4 L'Institut avait aussi délégué quelques représentants, parmi lesquels se trouvait Bilderdijk. Celui-ci raconte ceci: ‘A quelques-uns il demanda: qui êtes-vous? et: que faites-vous? Le Prince eut l'obligeance de s'arrêter près de moi et de me présenter comme poèteGa naar voetnoot5 et jurisconsulte. Il [Napoléon] me demanda: “Etes-vous connu dans la République des Lettres?” Que répondre à une question pareille? Ma réplique fut: “Au moins j'ai fait ce que j'ai dû pour l'être”. Sur quoi Sa Majesté passa...’Ga naar voetnoot6 Le poète ajoute que Napoléon avait adopté la manière dont Talma, le célèbre acteur qui accompagnait l'empereur en Hollande, glissait légèrement sur les vers et les phrases, en mettant un accent prolongé sur la dernière | |
[pagina 278]
| |
syllabe. ‘Je ne pus me retenir de répondre machinalement de la même façon précipitée, sans m'apercevoir même que c'était un vers qui, en réponse à ses paroles, amenait une fausse rime, ce qui le rendait vraiment ridicule; sur quoi il me regarda étrangement, comme ne sachant pas comment prendre la chose’.Ga naar voetnoot1 ‘Malgré l'intervention de ses collègues de l'Institut et la bienveillance du prince Lebrun, la morgue de Napoléon, imbu de préjugés contre la littérature hollandaise, ne voulut pas comprendre l'immensité de son talent’, dit 's Gravenweert.Ga naar voetnoot2 Et pourtant Napoléon a su apprécier, malgré son mépris pour ‘les folies du Nord’,Ga naar voetnoot3 un Goethe et un Wieland, avec qui il a passé des tête-à-tête fort intéressants, et qui, après Eylau et Friedland, acceptèrent de sa main la Légion d'Honneur.Ga naar voetnoot4 Ne faut-il pas croire que l'empereur qui, avec sa merveilleuse intuition à deviner les esprits, a été impressionné par le tranquille génie de l'homme de Weimar, a su voir clair, en ce moment, dans l'âme ardente de notre poète qui était plus flamme que feu, plus éclair que lumière. Et puis, l'empereur n'était pas d'humeur à goûter les reparties d'un poête sans importance au point de vue politique. Bilderdijk garda de cette journée un souvenir amer. A voir toutes ces têtes courbées devant celui qu'on détestait dans son for intérieur, le coeur lui leva. Le poème Au roi Louis,Ga naar voetnoot5 fait probablement le jour même de l'audience, ou le lendemain, en témoigne. Le poète demande: Où sont-ils maintenant, ces encensoirs qui répandaient leur parfum autour de votre siège? [le trône de Louis]. Que vois-je? Non, je détourne les yeux; mon coeur se serre... Ecrasez-le, arcades de marbre, écrasez celui qui ose monter sur ce siège. Croulez, superbe bâtiment!Ga naar voetnoot6 Ecrasez le tyran sous votre poids, car son pied foule le coeur de Louis!... O Père Guillaume,Ga naar voetnoot7 voyez la Hollande, agenouillée devant ce bourreau! Et vous Bataves, ingrats, votre coeur, ô | |
[pagina 279]
| |
maudits, vous dénonce comme des esclaves, et le joug sied bien à vos nuques! Allez saluer votre nouveau seigneur... Mais en vain vous traînez-vous, déguisés, dans la poussière, votre coeur est ouvert à son oeil: il vous connaît...
Et si la violence, montée au faîte,
Serre la langue et la gorge libre:
Il vit encore Celui qui brise le joug!...
Ma cithare parlera toujours pour moi,
Mes vers en remontant briseront le tombeau,
Et feront tonner la vérité à travers l'Univers.
La postérité, jusqu'au dernier jour,
Parlera de votre vertu, ô Louis,
Et applaudira à votre chute, ô Monstres!Ga naar voetnoot1
Il va sans dire que Bilderdijk n'a pas publié alors ces strophes cinglantes. Elles n'en reflétent que d'autant plus sûrement les sentiments du poète qui paraît en avoir voulu plus aux flatteurs du nouveau maître qu'à celui-ci même. Oubliait-il les démarches qu'il avait entreprises lui-même pour entrer dans les bonnes grâces de l'empereur? Au même mois Bilderdijk donna sa démission comme membre de l'Institut, bien que le mois précédent il eût déclaréGa naar voetnoot2 vouloir en rester tant que l'Institut serait celui du Roi. Fut-ce par dépit, parce que l'empereur ne l'avait pas jugé digne d'un temoignage public d'estime, lui, le représentant de l'Institut, et, en quelque sorte, de la culture hollandaise? Toujours est-il que le poète est resté membre et secrétaire jusqu'en 1816. On dit même que le secrétariat lui rapportait de modestes revenus.Ga naar voetnoot3 Est-ce le gouvernement impérial qui les lui a accordés? C'est que Bilderdijk adresse au même mois d'octobre 1811 une | |
[pagina 280]
| |
requêteGa naar voetnoot1 au Duc de Plaisance, lui disant que, sur l'avis des médecins, il a passé de Brunsvick en Hollande, où la promesse du Roi l'a retenu: le roi se chargerait de son entretien... Celui-ci lui avait donné une maison à Utrecht, mais Bilderdijk lui avait demandé de convertir cette donation en une pension annuelle, une espèce de rente viagère de 2400 florins, ce que le Roi avait accordé. Le poète prie donc son Altesse de continuer à lui payer cette somme. Sur la demande de renseignements arrivée de Paris, le Comte De Celles rapporteGa naar voetnoot2 qu'il a fait évaluer la maison que le Roi avait donnée à Bilderdijk: elle rapporte 350 florins par an et en vaut 3000. ‘On ne peut s'empêcher d'après cet exposé de trouver que le dédommagement accordé par S.M. le Roi de Hollande en échange de cette maison, était excessif, mais si l'on considére le mérite du Donataire qui a toujours joui de l'estime publique comme littérateur et comme homme privé, il est facile de juger que S.M. avait saisi cette occasion de lui donner une nouvelle preuve de sa bienveillance particulière et il serait digne de la magnificence de S.M. l'Empereur et Roi et de la haute protection qu'il accorde aux arts de continuer cette faveur à un homme célèbre qui la mérite à tant d'égards’. Il est curieux de voir que c'est le Comte de Celles, appelé par Da CostaGa naar voetnoot3 ‘le VargasGa naar voetnoot4 de nos jours’, qui trouve encore pour notre poète des accents qu'on dirait émus. La faveur du Duc de Plaisance aura été pour Bilderdijk un fait important. En tout cas, cette lettre prouve que le poète était bien vu des autorités françaises. A-t-on accordé la pension? Da Costa croit que oui.Ga naar voetnoot5 Parmi les nombreux poèmes que Bilderdijk écrit pendant cette année, 1811, il y en a un qui est remarquable parce qu'il peut-être considéré comme une analyse psychologique et presque une apologie de Napoléon: c'est une lettre poétique de | |
[pagina 281]
| |
Néron à la Postérité.Ga naar voetnoot1 ‘Je suis maître de l'Univers, dit Néron. Assis sur le trône de Rome, Néron rive la nuque et la main de l'humanité dans ses chaînes, il contraint même les lèvres. Mais le jugement, éternellement libre, ne reconnaît pas la violence, ni le coeur la domination’. Néron déclare ensuite qu'il voudrait être aimé et non redouté; mais Rome veut flatter, trembler, et, comme le monarque ne peut ouvrir son coeur à personne, il sera donc ou hypocrite ou despote: il choisit ceci, ne pouvant feindre. Et voilà l'origine de ses atrocités. ‘Et vous, s'écrie Néron, vous, peuple séditieux, né pour marcher en esclave sous le joug d'un tribun ou d'un consul; et vous, tyrans engraissés du butin de la terre, fondez vos rangs et vos sièges sur la haine aveugle pour le monarque: si vous saviez lire dans mon coeur, comme vous m'aimeriez! Comme j'ai travaillé pour votre salut, comme j'ai terrassé l'audace et le désordre, sauvegardé la sûreté publique, maintenu et perfectionné la justice par mes lois! Et comme j'ai relevé de la misère le vrai mérite et la dignité! Car j'aimais la beauté de l'art, mon coeur était trop grand pour vouloir régner sur des esclaves. Mais vous, peuple, qui ne savez que craindre et détester, et qui serez éternellement composé de brutes et d'esclaves, Néron veut être votre ennemi...’ Pourquoi le poète aurait-il composé ce poème si ce n'était pour expliquer comment le bon génie d'un dominateur peut et doit même dégénérer en un démon redoutable, dès qu'il ne rencontre que l'obéissance passive. Il paraît que les années 1812 et 1813 ont été cruelles pour notre auteur. La lettre suivante,Ga naar voetnoot2 écrite le 30 octobre 1812, à son ami dévoué J. Kinker, peut en témoigner: Mon très cher, Si l'affaireGa naar voetnoot3 est réellement dans les termes qu'il nous a paru, de grâce procurez-moi quelque peu d'argent par manière d'àcompte, ne fût-ce que 5 à 6 fl. Je suis dépourvu de tout; tout le monde me trompe et me trahit de gayeté de coeur. Je n'ai pas 2 sous chez moi, et je ne sais où, ni comment en trouver. J'ai besoin de pain pour mes enfants et n'en puis trouver à crédit. | |
[pagina 282]
| |
Si l'affaire est manquée ou qu'elle tarderait trop, achetez ou tâchez de vendre pour moi quelques-uns de mes livres. Mais quoi qu'il en soit, ne tardez pas à me secourir, car je suis réduit à la dernière extrémité. Adieu. Un ton abattu, découragé, règne dans tout ce que l'auteur écrit pendant ces années-là. Même dans les conférences qu'il fait à Amsterdam, où il lit des poèmes de grande envergure,Ga naar voetnoot1 il n'y a pas ou peu d'allusions aux circonstances contemporaines. On peut en conclure que l'influence déprimante du régime impérial a été telle que même cet homme d'une énergie rebelle à tout s'est laissé abattre. Quand, en 1813, on peint son portrait, il y reconnaît plus tardGa naar voetnoot2 ‘le rire d'un Français sur des joues grimaçantes, désignant de l'esprit sur la figure d'un benêt’. Sans doute le poète a voulu exprimer dans cette boutade une caractéristique de son énervement moral à cette époque et même peut-être une condamnation de ses tendances françaises pendant la grande épeuvre! Lorsque Napoléon est enfin tombé et que les Français évacuent le pays, les époux Bilderdijk riment à qui mieux mieux et remportent, à la pointe de la plume, mainte victoire qu'ils célèbrent avec l'encens de l'emphase; le sang hollandais coûte peu dans leur demeure, et si le sort de Napoléon eût dépendu de leur plume belliqueuse, il aurait été écrasé, broyé, pulvérisé!Ga naar voetnoot3 Mais aussi, la sanglante épopée impériale venait de coûter la vie au fils de Bilderdijk, Elius, le héros de la célèbre romance de ce nom; il mourut en Allemagne, au service de la France. Le poète et sa femme répandent donc sur la tête coupable de l'empereur toutes les richesses de leur vocabulaire enflammé: le plus éhonté des tyrans, insensé malfaiteur, brigand abruti, cerbère, Moloch, destructeur universel, minotaure, monstre, idole, farouche pillard, monstre gnostique, tête cornue, buveur de sang et de larmes, orgueilleux... Et ses soldats partagent sa défaveur; ils sont une canaille infernale, de vils brigands, des tigres, d'atroces criminels, des tueurs de femmes, | |
[pagina 283]
| |
d'enfants et de vieillards, des tyrans sanguinaires, des barbares, une engeance française, une engeance de loups, des poltrons.Ga naar voetnoot1 Il convient d'ajouter que les massacres au village de Woerden, qui restent une page noire dans l'histoire de l'occupation française, ont déchaîné la rage de toute la Hollande. Aussi, quand en 1814, le poète s'écrie: ‘Et quand les Français demanderaient pardon, ne les exaucez pas, Nations, écrasez-les!’Ga naar voetnoot2 il ne faut pas douter qu'il ait exprimé ce que beaucoup de ses compatriotes pensaient C'est dommage que le ton de cette poésie patriotique soit peu digne, peu noble, çà et là insipide même,Ga naar voetnoot3 et jamais élevé, ne s'écartant pas beaucoup du reste de l'emphase naïve de la Marseillaise. En général, Bilderdijk paraît vivement préoccupé d'effacer les taches françaises qui ont éclaboussé sa réputation et de réhabiliter, à force de cris, son patriotisme couleur orange. Pourtant, il ne faut pas douter qu'il n'ait été sincère. Jusqu'à sa mort, il n'a cessé de dire hautement son estime pour Louis et sa haine pour Napoléon. Pendant les Cent Jours, il s'écrie: ‘Heureux celui qui brûlera la cervelle à ce MasanjelloGa naar voetnoot4 [Masaniello] de nos jours’.Ga naar voetnoot5 Il prétend même avoir prédit en 1776 la bataille de Waterloo.Ga naar voetnoot6 En 1816 Napolón est traité de ‘vice-roi de la puissance infernale qui croyait étouffer la parole divine’; mais le poète ajoute que ceux qui terrassèrent le tyran, ne valaient pas mieux: ils sont voués euxmêmes à l'enfer.Ga naar voetnoot7 Un des crimes de Napoléon est le Code Napoléon, qui ‘déshonore Dieu et les hommes, parce qu'il considérait le mariage purement comme étant de ce monde’ ..., mais, affirme-t-il, en Hollande aussi l'église réformée pensait là-dessus trop légèrement.Ga naar voetnoot8 C'est encore à Napoléon qu'on | |
[pagina 284]
| |
doit les misères de la bureaucratie qui ont envahi l'Europe.Ga naar voetnoot1 Dans son Histoire de la PatrieGa naar voetnoot2 Bilderdijk reconnaît dans les changements successifs que Napoléon apportait au gouvernement de la Hollande le même esprit sans système qui caractérise l'empereur partout, et qui ne prévoyait pas, mais qui à chaque succès grandissait son ambition;Ga naar voetnoot3 il répète même le vieux conte sur le fils de l'empereur. ‘Ce fils vint juste à propos, et prouva que Napoléon, quoique d'ailleurs réputé impuissant, était le maître de créer à volonté et au moment voulu, un fils ou une fille’.Ga naar voetnoot4 A la mort de l'empereur, en 1821, il reconnaît que Napoléon aurait pu mourir en héros et comme un monarque à qui l'Europe devait un rayon de lumière, s'il avait su maîtriser ses désirs.Ga naar voetnoot5 En 1822, quand, par suite d'un renouveau de l'idée révolutionnaire en Europe, le poète croit que la fin du monde est proche, il voit une ressemblance entre le nom de Cyrus,Ga naar voetnoot6 le tyran de la bible, et le nom de Corse, qui ont les mêmes consonnes. Napoléon est même la bête aux cornes de l'Apocalypse.Ga naar voetnoot7 Toutefois il lit, en 1823, avec plaisir les Mémoires de Napoléon. Il constate que l'empereur avait adopté un système du droit et du devoir tiré de la philosophie moderne. ‘Pour le reste, bonne connaissance de la guerre, telle que je n'en ai rencontré nulle part chez mes contemporains, et un trésor d'observations là-dessus qui mériteraient d'être réunies et qui confirmeraient glorieusement le vrai système de faire la guerre que Wellington ignorait et qui d'ailleurs n'est enseigné nulle part’.Ga naar voetnoot8 Mais les mauvais souvenirs prévalent. A différentes reprises le poète exprime sa haine tenace pour le grand oppresseur.Ga naar voetnoot9 Enfin, en 1827, il écrit son Chant Lyrique,Ga naar voetnoot10 après l'Ode de 1806, le plus beau poème qu'il ait écrit sur l'empereur. Il y a | |
[pagina 285]
| |
là un heureux besoin de comprendre et d'apprécier les qualités aussi bien que les défauts du géant militaire qui alla ‘achever ses jours sur un roc dans une mer inhospitalière’. Seulement, ce poème n'est pas original. C'est une imitation du jeune poète Casimir Delavigne.Ga naar voetnoot1 Mais le fait que le poète a ressenti le besoin de traduire le poème français montre que la haine aveugle a fait place à un jugement moins passionné, plus humain. Aussi le poète est près du tombeau, et le silence éternel, qui a englouti la grande ombre légendaire, apaise déjà la voix orageuse du vieux héraut de Hollande. |
|