Bilderdijk et la France
(1929)–Johan Smit– Auteursrecht onbekend
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Bilderdijk et Louis Bonaparte, Roi de Hollande (1806-1810)Brillant fut votre avènement, inoubliable Louis! C'est presque le bonheur. Rappelé en Hollande, par quelques hommes d'importance, le poète, doublement heureux de pouvoir quitter ‘l'enfer physique et moral’Ga naar voetnoot2 de Brunsvick, et de revoir sa chère Hollande, met pied à terre le 26 mars 1806. Rarement poète a exprimé son amour de la patrie avec une passion si sincèrement émue: ‘je l'ai couvert de mon corps, le sol de la Hollande; je l'ai entouré de mes bras, j'ai respiré de nouveau son air, j'ai revu son ciel, j'ai loué Dieu à genoux...’Ga naar voetnoot3 Que Bilderdijk soit resté bon Hollandais, que l'exil ait raffermi en lui l'instinct patriotique, il n'y a pas de doute. Mais il est sûr aussi que ses anciens ennemis n'ont rien oublié. On a beau chercher, il n'y a pas de place pour notre poète qui demande de quoi s'occuper, de quoi gagner sa vie. Cela désespère ce travailleur infatigable; il voit le cercle étroit de la haine et de la médiocrité se fermer autour de lui. Il veut aller à Kazan où on lui aurait offert une chaire de professeur.Ga naar voetnoot4 En attendant, les bruits qui courent se trouvent être fondés: l'empereur Napoléon pourvoit la Hollande d'un roi français, qui est son frère Louis. Celui-ci fait bientôt son entrée à la Haye où on l'accueille sans hostilité. La noblesse du pays est particulièrement empressée à faire sa cour au nouveau venu. Elle fait observer ‘qu'on n'avait jamais cessé de désirer un | |||||||||||||||||||||||
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éminent Chef d'Etat; que jusqu'à la mort de Guillaume V - décédé à Brunsvick, le 9 avril 1806, - on avait gardé la fidélité à la maison d'Orange, mais qu'à présent on l'avait reportée sur le Roi.’Ga naar voetnoot1 Celui-ci, de son côté, fait son possible pour gagner le coeur de ses nouveaux sujets. Son caractère doux, complaísant, son extrême bienveillance, le tact délicat avec lequel il agit ne tardent pas à lui valoir la sympathie des Hollandais, qui ne sont durs et inflexibles qu'envers la force brutale, et dont la méfiance innée ne désarme prudemment que devant un esprit largement compréhensif et un coeur patiemment généreux. Dans une des premières audiences, au début de juillet, Bilderdijk a fait la connaissance du roi. Avec trois autres membres de la Société de Littérature néerlandaise de Leyde il avait été délégué pour aller complimenter le roi. Il eut avec lui, par hasard, un entretien préalable, sans le connaître, et il paraît avoir parlé avec assez de franchise pour que le roi conçût une bonne opinion de lui: ‘Il est franc comme on doit l'être’, dit-il sur notre poète.Ga naar voetnoot2 Louis connaissait déjà le nom de Bilderdijk, peut-être par l'intermédiaire de Brugmans qui a beaucoup servi le poète auprès de lui.Ga naar voetnoot3 Celui-ci le chargea de ‘rédiger un rapport sur l'origine, l'histoire, l'organisation, l'institution et l'état actuel de notre Société’,Ga naar voetnoot4 et de composer une grammaire française-hollandaise. ‘Que notre littérature y gagne beaucoup, je ne le crois pas; car elle est destinée aux étrangers qui veulent apprendre notre langue. Elle doit donc être superficielle et ad captum de tout frivole Français; mais approfondir les choses, il n'y faut pas penser’.Ga naar voetnoot5 Et voilà notre poète engagé dans une nouvelle voie. On se serait attendu, sinon à un refus retentissant qui eût été dans la tradition du poète, du moins à une digne abstention qui, la misère aidant, eût été un beau geste. Rien de tout cela. Bilderdijk s'empresse de répondre aux avances royales. Pour comprendre cette attitude, il faut se rendre compte des | |||||||||||||||||||||||
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circonstances. En 1806 Napoléon était au sommet de sa gloire, sa puissance paraissait si solidement établie en Europe que personne ne pouvait supposer que cela dût changer avec le temps. L'empereur, auréolé de sa légendaire toute-puissance, faisait de l'Europe ce qu'il voulait, et les nations prosternées à ses pieds regardaient avec une admiration stupéfiée et superstitieuse l'oeuvre de ce créateur d'ordre, de ce redoutable chef d'orchestre qui métamorphosait la séculaire cacophonie européenne en une symphonie magistrale, en un hymne radieux à l'Ordre universel. Mais Bilderdijk avait un motif bien autrement décisif encore pour respecter le désir du roi. Dans la fortune inouïe des Buonaparte il vit la main de Dieu. Quelle destinée miraculeuse, quel aplanissement mystérieux de tous les obstacles, quels foudroyants triomphes! Dieu avait mis un frein à la révolution française, Dieu flagellait l'Europe incrédule, lui faisait expier ses erreurs. Napoléon fut donc l'envoyé de Dieu,Ga naar voetnoot1 et l'avènement de Louis une décision de la Providence à laquelle ce serait un péché de s'opposer. ‘Que toute personne soit soumise aux puissances supérieures, car il n'y a point de puissance qui ne vienne de Dieu’, avait dit saint Paul.Ga naar voetnoot2 Du reste, on ne tenait plus compte, en Hollande, d'un retour possible de la maison d'Orange. Le Prince Guillaume V avait, en 1799 déjà, déclaré qu'il considérait ses sujets comme déliés de toute obligation envers lui et sa Maison.Ga naar voetnoot3 Pourtant, le vieil amour pour les Orange restait ancré dans bien des coeurs, et Bilderdijk surtout n'en a jamais fait mystère. Faute de mieux, il ne fut pas fâché qu'ainsi le démon de la révolution française se changeât en ange tutélaire qui daigna distinguer et relever | |||||||||||||||||||||||
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le réprouvé d'autrefois. Il se rend donc à l'invitation royale. Il écrit un petit mémoire sur la Société Littéraire, et l'accompagne de quelques détails sur l'auteur: ‘Adonné à la Poésie par un penchant assez universel dans la nation hollandaise, j'ai tâché, dès ma plus tendre jeunesse, de me former sur le modèle des Anciens’...Ga naar voetnoot1 Dans ce mémoire il n'y a pas un mot sur la littérature française. Quelle belle occasion pourtant d'y glisser un mot flatteur sur cette littérature qu'il connaissait et aimait! Dans une autre requête, Bilderdijk s'exprime plus clairement: ‘timide alouette indigène, ce n'est pas à moi de quitter les accents de nos marais, pour emprunter la voix sonore des Cygnes de la Seine. Sire, nous avons notre poésie à nous, poésie nationale et digne de s'attirer l'attention de Votre Majesté’.Ga naar voetnoot2 Peu de jours après, il sollicite timidement la faveur du roi: ‘Je ne hasarderai pas, Sire, d'implorer la protection de Votre Majesté pour le pauvre Exilé qui, dans ces lignes, a l'honneur de lui adresser ses hommages. Votre Majesté la donnera à tous ceux qui la méritent par leur ardeur à courir une carrière qui est propre à illustrer son règne, et je n'ai pas la vanité de m'y croire assez important pour m'attirer particulièrement ses regards. Souffrez cependant, Sire, qu'ayant eu l'honneur d'être distingué par V.M. comme membre de la Société Littéraire, et chargé d'en expliquer les sentiments à son Roi, j'ose maintenant aspirer à une nouvelle grâce en demandant à V.M. la permission de dédier à Son Auguste Nom le nouveau volume de mes Mélanges Poétiques dont le premier, ayant paru il y a plusieurs mois, sera suivi bientôt du deuxième qui est actuellement sous presse. Daignez recevoir, Sire, avec la bonté accoutumée de V.M., les devoirs respectueux d'un Hollandais qui, vivant maintenant en étranger dans sa chère patrie, n'en est pas moins pénétré de tous les sentiments d'un sujet loyal et fidèle, et permettez qu'avec une vénération sans bornes comme avec la soumission la plus parfaite j'ai l'honneur d'être...’ Cette lettre a l'air de souffrir d'un excès de politesse. Qu'on ne dise pas de bassesse, puisque le poète use, dans toutes ses lettres françaises, à n'importe qui, | |||||||||||||||||||||||
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d'expressions révérencieuses qui sont d'un gentilhomme d'ancien régime. De 6 août le secrétaire du roi, B. Mirbel, le remercie au nom du roi, et continue ainsi: ‘Oserais-je vous rappeler, Monsieur, les engagements que vous avez bien voulu prendre avec moi... Le petit travail que je vous ai demandé me serait infiniment utile... je compte sur votre complaisance autant que sur vos lumières’.Ga naar voetnoot1 Ce petit travail, ce sont probablement les Observations sur l'état actuel des Institutions littéraires et des sciences que Bilderdijk s'empresse d'envoyer et qui disent 1o que les universités, trop nombreuses, n'ont pas de contact entre elles, d'où résulte la décadence de la science par suite de la routine des vieux professeurs; 2o qu'elles sont malheureusement indépendantes du gouvernement, de sorte que les recteurs peuvent nommer professeur un ennemi du gouvernement. En outre, il faudrait être prudent en ce qui concerne les professeurs étrangers. ‘On peut prouver que tous les troubles théologiques qui ont secoué la tranquillité de la république des Provinces-Unies et ont causé des troubles politiques, ont été provoqués par des professeurs étrangers... A l'université manquent encore quelques disciplines, entre autres, ‘dans la philosophie, l'esthétique et la bonne logique (car celle qu'on donne ordinairement n'est formée visiblement que pour soutenir tous les dogmes des Calvinistes, par opposition aux autres Eglises), la grammaire universelle et l'histoire littéraire’. Outre les universités il y a des Sociétés particulières datant d'un temps très reculé.... Elles sont utiles mais sans direction. Ce qui est regrettable, c'est que les feuilles publiques soient entre les mains des Arminiens, de sorte que le public est mal renseigné. On ne connaît même l'histoire de la Patrie que par l'ouvrage de Wagenaar, trop peu instruit et trop partial. La lettre se termine par l'avis que l'auteur compte sur la discrétion du destinataire.Ga naar voetnoot2 Cette recommandation ne fut pas superflue: quelle tempête aurait éclaté si ce jugement avait fait sortir les sommités de la tranquille Hollande de leur doux repos. | |||||||||||||||||||||||
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Pendant l'absence du roi, qui est à Wiesbade pour sa santé, Mirbel répond le 11 août qu'il a lu le travail avec le plus vif intérêt: ‘Mon suffrage est, sans doute, de peu de valeur, mais vous m'avez trop bien instruit pour que je ne vous en témoigne pas toute ma reconnaissance. Soyez persuadé, Monsieur, que tout le monde ignorera la source de mes lumières, si ce n'est le Roi, auquel j'en dois rendre un compte exact. Veuillez agréer les assurances de la hauté considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être, Monsieur, Votre très obéissant serviteur B. Mirbel.
Le 16 août 1806, Mirbel, qui certes n'était pas un paresseux, écrit de nouveau au poète qu'il a relu ‘avec une nouvelle attention et par conséquent avec un nouveau plaisir’ le mémoire où cependant il y a un article sur lequel il aurait désiré de plus amples informations. Il demande: ‘Comment se fait-il que vos universités manquent de professeurs. Je ne puis concevoir cela chez une nation aussi appliquée et aussi studieuse que la nation hollandaise. En indiquant la cause du mal, veuillez Monsieur, faire connaître le remède...’ Que répondre à cela? Le poète n'est pas embarrassé: les universités croupissent dans la vieille routine, et puis, et surtout, un seul être leur manque et tout est dépeuplé. Ce seul être, c'est Willem Bilderdijk, docteur en droit: ‘...Le Hollandais est calculateur’, il n'ambitionnera pas un professorat mal payé. A l'étranger on ne veut pas de nous comme professeurs; en France entre autres parce qu'on nous croit dépourvus de génie et d'élévation d'esprit. ‘Accusation qui (peut-être) n'est que trop fondée, depuis qu'abandonnant l'esprit national avec le bon sens, nous nous sommes perdus dans la soi-disant Métaphysique des Allemands’. Il faut donc rémunérer mieux les professeurs. Alors, et surtout pour la Jurisprudence, ‘il ne serait pas très difficile de faire cesser les inconvénients de l'instruction académique, pourvu qu'on fût en état d'attacher à l'une de nos principales Universités quelqu'un qui, par la pratique intelligente du barreau, eût perfectionné la théorie du Droit; qui, connaissant à fond les défauts de l'institution actuelle, y veut remédier d'une | |||||||||||||||||||||||
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manière dont l'utilité se manifesta d'abord par les effets, tandis que le changement de l'instruction fut presque imperceptible’. Qu'on se garde surtout de nommer professeurs des plébéiens; il faut ‘une certaine naissance qu'on nomme honnêtement bourgeoise (fatsoenlijk, traduit le ms.). Mais avant tout, ‘il faudrait des Professeurs qui fussent en état d'inspirer à leurs élèves l'amour de la science;...de leur ouvrir les champs vastes des sciences en grande partie incultes encore, dont l'étendue se perd dans l'immensité...’ ‘Pétris de ces sentiments, les jeunes gens ne croupiraient plus dans les sentiers étroits de ceux qui les ont devancés, mais ils frayeraient des routes nouvelles qui pourraient tendre au progrès des sciences....Mais de ces gens froids qui n'ont pas le moindre enthousiasme, et quelquefois pas le moindre attachement pour la science qu'ils professent, ou qui sont tellement bornés euxmêmes que leur insuffisance saute aux yeux des Etudiants, ou qui se montrent jaloux de maintenir leur peu de réputation en cabalant contre leurs collègues (comme il y en a par-ci par-là), on ne peut pas s'attendre qu'ils excitent de l'émulation, ou qu'ils fassent aimer une profession qu'ils dépouillent eux-mêmes de tout son lustre et de toute sa splendeur, en en faisant un vil gagne-pain’. Bilderdijk dit encore quelques mots sur sa prédilection pour la jurisprudence, mais il déclare aimer également les autres sciences.Ga naar voetnoot1 Il est clair que ce jugement, qui est certainement injuste dans sa généralité, ne doit servir qu'à une chose, à mettre en avant la candidature de l'auteur. Le succès ne fut pas grand. Après une grave maladie de plusieurs semaines, il envoie quelques-uns de ses ouvrages à Dupré, secrétaire de la reine Hortense.Ga naar voetnoot2 Celui-ci le remercie gentiment et ajoute dans un plaisant hollandais: ‘J'avais dit au Dr. Brugmans (qui avait remis les livres) qu'un éminent écrivain comme vous devrait faire une Ode en l'honneur de l'immortel Napoléon, Empereur des Français. Ce prince serait satisfait de la voix d'une lyre hollandaise; et je ferais mon possible et me ferais un honneur de | |||||||||||||||||||||||
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traduire cette pièce en vers français’.Ga naar voetnoot1 Le poète, à peine remis de sa maladie, suit la suggestion et fait son Ode à Napoléon qu'il envoie le 14 octobre à Dupré. ‘...J'ai l'honneur de Vous offrir la petite pièce ci-jointe, un poème lyrique sur l'unique Napoléon. Je ne saurais m'imaginer que votre Muse délicate veuille s'humilier à le traduire en français; ce qui sans doute, par les hardies métaphores que notre langue se permet, serait assez difficile; et à un tel honneur qui me ravirait au-delà de toute expression et de toute imagination, je ne m'attends point, ni pour moi ni pour mon travail’.Ga naar voetnoot2 Cette Ode à Napoléon est plutôt une Ode à Bilderdijk: des dix-neuf strophes les six premières disent que la vraie immortalité, c'est le souffle du Chant ravissant; que seul le poète qui ose s'élever sur des ailes de cygne peut mépriser la terre sous lui et la voir sombrer dans l'insondable Néant; ce poète se sent l'égal de Napoléon, parce que son coeur lui reconnaît le droit à la domination.Ga naar voetnoot3 Il chante ensuite les louanges de Napoléon:
Vous brillez, et l'Univers disparaît de mes yeux!
Quel phénix s'élève après mille ans
Des cendres sacrées de Charlemagne?
Montez, pleines de respect, ô mes paroles!
Ressuscite avec lui, ô trône des Francs,
Mais plus grand que fut jamais trône!
Aux autres monarques il dit:
Vous, Monarques nés sur le trône,
Comprenez ce que la Toute-Puissance a décidé,
Adorez, et descendez de vos sièges,
...Ou mourez en âmes nées libres!
Mais l'avènement de Napoléon n'est que le prélude d'une autre monarchie, l'empire de Dieu qui s'établira, puissant et radieux, sur la terre. Et pour cela, aucune souffrance ne sera | |||||||||||||||||||||||
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trop grande, parce que l'humanité sera alors heureuse... - Jusque là le poète a évité de parler trop visiblement de Napoléon destructeur. L'empereur n'est que le constructeur qui a besoin de matériaux et qui prend les anciens états. Mais dans la dernière strophe le poète ose exprimer ce que des millions d'hommes pensaient:
Napoléon! voyez que mille langues
Répandent votre nom sur la terre!
De l'est à l'ouest on chante vos louanges!
Mais êtes-vous digne aussi des miennes?
Le salut de la terre est-il votre principal but?
Et pouvez-vous vous sentir heureux
En servant un tel dessein?
Que votre coeur en décide par vos actions.
Si elles ne trahissent pas un autre désir,
Eh bien, recevez alors mon hommage!
Les restrictions de cette dernière strophe ne trouvèrent pas grâce devant le professeur J. van der Palm à qui l'on soumit le poème. Il la trouva trop hardie, sur quoi la formule suivante fut trouvée:
Napoléon, recevez un hommage
Que l'on vous offre de l'est à l'ouest.
Mais bien que votre gloire remplisse l'univers,
Votre juge sera la postérité.
Ecrasez, tonnez, foudroyez tout,
Depuis l'arbuste jusqu'au plus haut cèdre;
La Divinité vous sert avec sa foudre.
Mais rengaînez le glaive guerrier;
La terre attend, elle demande à genoux la paix,
Celle-ci manque à vos trophées!
Peine perdue! Cette strophe-ci non plus ne trouva pas grâce. Elle fut supprimée, et le poème ainsi tronqué fut accompagné d'une préface de Van der Palm ‘pour éviter les malentendus’: ‘Le Héros qui...donna le coup de grâce au monstre de la Terreur, et d'un signe rétablit l'ordre social;...qui forme et change la physionomie de l'Europe comme l'artiste transforme un morceau de cire; qui crée, ce qui paraissait impossible de nos jours, une nouvelle monarchie mondiale. Voilà le digne objet de l'Ode pindarique. Il n'y a pas de poète quel qu'il | |||||||||||||||||||||||
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soit qui, s'il est vraiment poète, puisse rester froid; sa lyre résonne malgré elle...’Ga naar voetnoot1 L'Ode fit grand bruit dans la petite Hollande. On ne laissa pas de faire remarquer que le poète était bien empressé à encenser la nouvelle idole, et les amis même du poète s'en plaignirent. Celui-ci répond à l'un d'eux: ‘L'opinion que j'ai eue de l'apparition de Napoléon, dès le début, est connue; et cette estime que j'avais alors pour lui, je l'ai encore. Je l'ai tout de suite considéré comme l'homme appelé à fonder une nouvelle monarchie mondiale. Et même, j'ai prévu son avènement avant qu'il existât, ainsi que des témoignages peuvent vous le certifier’.Ga naar voetnoot2 Si, avec un peu de bonne volonté, on peut admettre que le poète a pressenti que le désordre et la révolution seraient suivis de la tyrannie, on constate aussi qu'avant 1806 le poète a traité Napoléon de meurtrier, de tyran, d'enfant de l'enfer.Ga naar voetnoot3 Il est vrai que les autres souverains ne valent pas mieux à ses yeux,Ga naar voetnoot4 et la campagne de 1806 couronne l'empereur d'une gloire surhumaine. ‘Je suis d'accord avec vous sur mon Ode [que le correspondant avait jugée probablement hors de saison], mais je ne pus la refouler. ‘Heinsius (me diton) a bien écrit un hymne à Bacchus: est-il pour cela un soûlard ou un idolâtre?’ Cela est vrai, mais expliquez cela au public qui n'y voit pas un exercice du génie poétique mais une opinion; et non seulement une opinion (car j'ai la ferme conviction que l'homme fait des prodiges et qu'il est un héros et le précurseur d'un âge meilleur), mais on y trouve ou on y cherche des vues qui sont au-dessous de moi. Deux strophes ont dû être éliminées qui auraient pu donner une tout autre idée de tout...’Ga naar voetnoot5 En 1823 encore, le poète doit affirmer à un ami respecté que l'Ode ne fut que le fruit d'un défi.Ga naar voetnoot6 D'autres ont cru de leur devoir d'excuser Bilderdijk d'avoir fait une Ode à Napoléon. Est-ce que le Hollandais Tollens, et Byron et Manzoni n'ont pas fait comme lui? Et Beethoven?Ga naar voetnoot7 | |||||||||||||||||||||||
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On aurait pu ajouter à cette liste les Hollandais J. de Bosch et C. van Lennep, dont l'un a fait une Ode latine que l'autre a traduite en hollandais.Ga naar voetnoot1 Est-ce leur faute s'ils n'ont pas prévu que le grand Conquérant, dans sa soif insatiable du pouvoir, devait oublier un jour qu'il buvait du sang? On aurait donc souhaité à Bilderdijk tout au plus un peu plus de prudence diplomatique;Ga naar voetnoot2 mais le poète en lui a toujours mal servi l'homme, et l'homme croyait toujours son inspiration tellement au-dessus de lui qu'il n'avait qu'à obéir quand elle parlait. Et elle parlait même au milieu de la tempête. Est-ce que Dupré a traduit l'Ode de Bilderdijk? Cela est peu probable. Dans Le vrai Hollandais du 1er janvier 1807, p. 4, on trouve une Ode sur la Bataille d'Iena, de Després,Ga naar voetnoot3 secrétaire de la Reine. Ce poème est tout autre que celui de notre poète, mais se termine aussi par une invitation à la paix:
Prince, honneur des Français (= Napoléon),
...Présente, de la paix, le rameau désiré...
Goûte... le calme glorieux qui t'attend sur un trône!
Dans Le vrai Hollandais du 16 janvier, no. 14, Després écrit une lettre très élogieuse sur l'Ode de Bilderdijk. Il constate seulement qu'elle n'est pas dans le goût français qui veut ‘du mouvement, mais avec méthode, de l'enthousiasme, mais avec mesure, des images, mais avec des idées philosophiques, enfin de l'harmonie, mais avec des tableaux dramatiques...’ Ce sont ‘Corneille, Racine et Voltaire qui ont inspiré ce goût à | |||||||||||||||||||||||
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tout genre de poésie’. Pourtant, l'Ode de Bilderdijk est dans le style d'Horace et de Pindare. Després préfère le poète hollandais à Pindare qui est ennuyeux. Il est surpris et flatté de voir que Bilderdijk termine son Ode comme lui ses stances. Aussi voudrait-il savoir le hollandais ou voir une traduction’. Cette lettre peu logique - comment peut-on énoncer un jugement si détaillé sur une chose qu'on ne connaît pas? - est sans doute une mystification, puisque Bilderdijk a envoyé son Ode à Dupré le 14 octobre 1806.Ga naar voetnoot1 On aura voulu cacher au public la genèse du fameux poème hollandais, afin qu'on ne crût pas à quelque leurre. Est-ce que Napoléon a eu connaissance de l'Ode? On ne sait. En tout cas, quand l'empereur visite la Hollande en 1811, il n'en parle pas à Bilderdijk.Ga naar voetnoot2 En 1807 Bilderdijk revient sur son Ode, en écrivant sa Zegefeest [Fête triomphale],Ga naar voetnoot3 ode d'un souffle vraiment sublime, dans laquelle il fait entendre qu'en faisant son Ode à Napoléon il a pressenti les grandes victoires que l'empereur devait remporter sous peu. Il y chante l'incroyable campagne impériale de 1806 qui eut pour résultat que ‘le siège de la monarchie de Frédéric passa comme une ombre au crépuscule du soir’.Ga naar voetnoot4 Et le poète ajoute: ‘Que voyons-nous? C'est l'ombre de Frédéric qui erre, grimaçant parce que son trône s'est effondré... Reposez-vous, Frédéric! qui que ce soit qui ait pu troubler vos cendres, ne vous en prenez pas à un Héros qui honore votre vertu militaire... Berlin humilié ne mérite pas votre épée’. Il est évident que ces paroles sont un écho du dix-septième bulletin de la grande armée: ‘l'ombre du grand Frédéric n'a pu que s'indigner de cette scène scandaleuse [le serment que le roi de Prusse et l'empereur de Russie s'étaient prêté sur le tombeau de Frédéric II]. Son esprit, son génie et ses voeux étaient avec la nation qu'il a tant aimée...’Ga naar voetnoot5 En attendant, Louis Napoléon est rentré en Hollande.Ga naar voetnoot6 Peu | |||||||||||||||||||||||
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de jours après, le poète est invité à se rendre à la Haye. ‘Je ne songeais plus à une grammaire hollandaise, et me flattais déjà que le Roi l'oubliât et moi avec. D'autant plus que j'ai vu à toutes les cours qu'on oublie facilement. Mais brusquement je reçois une lettre pour me rendre à la Haye’, ‘Sa Majesté vous communiquant de vive voix ses intentions’. J'arrivai et ce fut: ‘J'ai à vous charger de quelque chose que j'espère que vous ne refuserez pas, savoir, m'apprendre le hollandais. - Bien Sire. - Demain nous commençons; et ainsi tous les matins à huit heures; on vous préparera un appartement’.Ga naar voetnoot1 Quelle joie pour le poète, quel heureux avenir s'ouvrait devant lui. ‘I gratulate you with the quality of Frau Königliche Holländische Sprachmeisterin’, écrit-il à sa femme. Il lui annonce qu'il n'a pas de concurrents dans ce métier, et que les quelques connaissances qu'il a faites à la Cour, contribueront à ne pas rendre son travail désagréable. Comme il y restera, il la prie de lui envoyer ses habits de cérémonie:Ga naar voetnoot2 le roi n'est pas le premier venu. La première leçon eut lieu le 23 novembre 1806, soit huit jours après la rentrée du roi.Ga naar voetnoot3 ‘Votre élève fait-il quelque pogrès? Comment organisez-vous votre enseignement? etc. etc. Vous aurez vingt questions pareilles prêtes, mais comment puis-je y répondre dans cette lettre?’Ga naar voetnoot4 On conserve, à titre de curiosité, le plan de deux leçons,Ga naar voetnoot5 probablement les deux premières, que le précepteur a eu soin d'écrire de sa plus belle main, qui était celle d'un artiste. Ce sont des dialogues, forme toute désignée ici, vu le peu de temps dont le roi disposait et l'urgence de la chose. Le premier dialogue figure une conversation entre le roi et un vieux cordonnier qui s'appelle Etienne van der Klok et qui vient du village de Werkendam; il n'a pas d'ouvrage parce qu'il ne travaille pas dans le goût nouveau; il vient donc demander quelque emploi; il sait tout faire; il a été blessé à l'épaule par l'ennemi. Pour qui sait lire entre les lignes, il n'est pas difficile de découvrir | |||||||||||||||||||||||
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des allusions à la situation personnelle du poète.Ga naar voetnoot1 Ainsi ce dialogue aura dû servir à permettre au roi de s'entretenir avec un solliciteur, en même temps qu'à donner au poète l'occasion d'y glisser quelques mots d'utilité immédiate. Le second dialogue est du même genre. Les deux leçons pèchent çà et là contre les règles, et elles sont extrêmement difficiles pour un débutant. Qu'on en juge:
Louis cependant fit de son mieux, de sorte que le 26 novembre déjà Bilderdijk put annoncer à sa femme que l'élève royal a signé Lodewijk et non plus Louis;Ga naar voetnoot2 sous la dictée du maître, le roi paraphait des requêtes:Ga naar voetnoot3 c'est la seule fois que le poète ait été dictateur! Puis, comme le roi avait la louable intention de s'entretenir avec les gens du peuple aussi bien qu'avec les notables, et qu'il s'impatientait de se heurter à tant de difficultés, Bilderdijk lui recommanda de sa familiariser d'abord avec la déclinaison et la conjugaison hollandaises, et de se servir ensuite dans la conversation du mot français décliné ou conjugué à la hollandaise. Les assistants hollandais devaient alors lui rappeler l'expression hollandaise. C'est ainsi que le roi devait dire pour: j'ai chassé, ik heb gechasseerd, tant qu'il ne saurait pas encore le verbe jagen (chasser). Ce qu'il importait de savoir, c'était d'abord l'étymologie et la syntaxe, le vocabulaire s'acquérant peu à peu.Ga naar voetnoot4 Quant à la grammaire [théorique], ‘elle est pour ceux qui savent déjà parler la lan- | |||||||||||||||||||||||
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gue et non pour ceux qui ne savent pas s'exprimer’.Ga naar voetnoot1 Les leçons n'ont pas duré longtemps. D'humeur inquiète, le roi se désintéressa vite. Avant le 3 décembre déjà, il y a des jours où il est trop occupé pour prendre ses leçons.Ga naar voetnoot2 Le 17 janvier 1807, elles sont devenues rares: l'énergie manque.Ga naar voetnoot3 Le roi a pris plus tard d'autres maîtres de hollandais, parmi lesquels J. van Lennep,Ga naar voetnoot4 qui fit la même expérience que Bilderdijk: à peine eut-il eu le temps de parler de leçons que le roi s'en détourna, non sans avoir enchanté son professeur par sa bonté naturelle qui faisait oublier son manque d'énergie. Malgré ce qu'en dit le Moniteur du 3 avril 1808, qui annonce que le roi s'exprime très bien enhollandais et étudie journellement cette langue avec le plus grand succès, il n'a jamais réussi qu'à écorcher le hollandais, à la secrète joie de ses auditeurs. Nombre d'anecdotes en font foi ainsi que quelques lettres qu'il a essayé de rédiger. Mais, pour avoir déserté le cabinet d'étude, le roi n'oublia pas son professeur, au contraire, les relations entre le roi et le savant poète furent bientôt celles d'une amitié respectueuse. Chez le poète, le respect devant le prestige de la couronne se mêlait d'admiration pour l'étranger qui, frère de l'empereur, voulait devenir Hollandais; de reconnaissance envers le protecteur du génie traqué; de sympathie pour le jeune poète son élève.Ga naar voetnoot5 Car Louis avait les dons littéraires des Bonaparte. Il avait déjà publié un petit ouvrage en prose, incolore et insignifiant du reste;Ga naar voetnoot6 des poèmes un peu mélancoliques attendaient dans ses tiroirs.Ga naar voetnoot7 Pendant son séjour en Hollande, il écrit un roman très curieux,Ga naar voetnoot8 dans lequel on voit une grande influence de Rousseau et de Chateaubriand, et qui témoigne de l'admiration de l'auteur pour | |||||||||||||||||||||||
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la Hollande et ses habitants. Aimant les classiques français,Ga naar voetnoot1 il montrait dans ses ouvrages littéraires un penchant naturel à la mélancolie rêveuse. Un romantisme sentimental et un amour réfléchi des classiques habitaient paisiblement ensemble dans son âme sans énergie. Mais justement ce manque de force poétique lui faisait respecter le mâle génie du poète hollandais qui répandait la poésie comme un fleuve impétueux dans son oeuvre. D'ailleurs, Louis n'était pas tout à fait désintéressé en appelant Bilderdijk auprès de lui. Il comprenait que le seul moyen d'être maître de la Hollande serait de s'associer les grands hommes afin de revêtir son autorité de leur prestige. Imiter en cela son grand frère lui était une préoccupation instinctive.Ga naar voetnoot2 Pour garder le poète près de lui, il l'attache à la Bibliothèque royale que le poète doit organiser, peut-être par suite des plaintes de Bilderdijk qui voulait des occupations absorbantes: ‘Je ne peux pas trouver que ma présence ici soit d'aucune utilité; mais si cela plaît à sa Majesté!...’Ga naar voetnoot3 Mais la Bibliothèque est le refuge des rêveurs sans fortune: ‘Vous conviendrez que c'est une trouvaille. Car je ne saurais faire qu'étudier ou rêver, et celui qui m'en tirerait, m'assassinerait... J'ai tremblé que cela n'aboutît à quelque poste de caractère politique, mais non, Dieu merci. Sic nos servait Apollo’.Ga naar voetnoot4 Malheureusement, le roi ne parla jamais d'appointements,Ga naar voetnoot5 et le poète était une pauvre cigale. Il osa donc adresser au Roi la requête suivante:Ga naar voetnoot6 ‘Le Secrétaire des ordres de Votre Majesté m'a communiqué, il y a quelques jours, qu'Elle me faisait la grâce de m'attacher à la Bibliothèque Royale, et depuis j'ai reçu une lettre que Votre Majesté a daigné m'écrire, où je me trouve honoré du titre de Conservateur de Sa Bibliothèque. En conséquence, je supplie Votre Majesté de vouloir bien me faire savoir en quoi consiste | |||||||||||||||||||||||
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mon service, et quel est le traitement qu'Elle daigne y attacher. Je me flatte que Votre Majesté voudra bien pardonner que je touche ce dernier article. Je sais qu'Elle n'ignore pas mes malheurs. Si je jouis maintenant de quelque repos et de quelque bonheur, je ne le dois qu'à Sa générosité compatissante’. La réponse ne fut pas très rassurante. Le traitement serait indiqué par le Directeur des sciences et arts dès que celui-ci aurait été nommé! Le 18 janvier 1807 enfin, le poète reçoit une lettre très obligeante du roi qui fixe sa pension à 3000 florins par an, à courir du 1er janvier, ce qui n'était pas beaucoup comparé aux grosses sommes dont le roi gratifiait les personnages de marque de sa cour. Outre l'organisation de la Bibliothèque royale, Bilderdijk avait d'autres occupations: pour orienter le roi dans les affaires du gouvernement, il rédigeait des rapports, des considérations et des notes historiques à l'usage de Sa Majesté;Ga naar voetnoot1 il fut encore invité à collaborer au journal Le vrai Hollandais qui paraîtrait le premier janvier 1807, et qui, assure-t-on, fut fondé à la Haye par Napoléon pour appuyer son frère.Ga naar voetnoot2 En effet, dans le premier numéro du 1er janvier 1807, on rencontre un article signé B. qui ne peut être que de Bilderdijk, vu le style et le contenu. Dans la rubrique Variétés il annonce qu'il donnera des analyses d'ouvrages parus. Mais il ne faut pas s'attendre, dit-il, à ne voir annoncer que des oeuvres étrangères au préjudice des produits littéraires hollandais. ‘On ne cherchera donc pas chez nous ces productions légères qui semblent dictées par les grâces, cette fleur d'imagination qui naît avec tant de succès chez d'autres nations; ce genre enfin, toujours futile, mais toujours plein de charmes, qui cache, sous une surface brillante, la nullité de sa profondeur: nous avons été obligés, dans tous les tems, de nous attacher à ce que les connaissances | |||||||||||||||||||||||
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humaines ont de plus solide; et nous avons dû négliger ce qui n'est qu'agréable, pous nous occuper de ce qui est utile’.Ga naar voetnoot1 Ce qui a le plus nui à notre gloire, c'est ‘une certaine timidé de caractère qui nous est naturelle et qui nous porte toujours à croire que les autres font mieux que nous’... ‘Elle nous empêche de prendre un libre essor, et nous refuse cette noble confiance dans nos forces sans laquelle un écrivain ne s'élève jamais au-dessus du vulgaire’...‘Depuis soixante ans nous avons peut-être perdu dans l'opinion de l'Europe savante’, mais cela peut se réparer. Puis, mêlant un peu de politique à la littérature, l'auteur ajoute: ‘Au lieu de nous appesantir sur des regrets douloureux, livrons-nous à l'espérance consolante qui nous fait entrevoir dans un prochain avenir nos pertes réparées et nos maux adoucis’. Dans la suite, il déclare encore que pour la littérature ‘la cause du bon goût nous sera toujours sacrée’, ce qui sent son Boileau d'une lieue. A part cela, cette introduction a plutôt l'air d'un défi à la littérature française. Avec une collaboration pareille Le Vrai Hollandais pourrait bien, ô ironie du sort, faire plus d'honneur à son nom que son fondateur ne l'avait voulu. La part que Bilderdijk a eue à la rédaction du journal est restreinte. ‘Il y a trop peu de bons ouvrages à annoncer’, ditil.Ga naar voetnoot2 Il va sans dire que lui-même est mentionné comme ‘le premier de nos poètes modernes’.Ga naar voetnoot3 Aussi le poète croit de son devoir de faire remarquer au rédacteur que ses louanges sont exagérées. ‘Mais cela doit être ainsi; on veut briller, grâce à nos produits littéraires, en France où cette feuille va journellement et où l'on est très curieux des affaires hollandaises’.Ga naar voetnoot4 Le Vrai Hollandais, souffrant sous son titre contradictoire, a peu vécu: il a vu à peine le printemps.Ga naar voetnoot5 Mais dans sa vie éphémère il a encore donné l'hospitalité à un grand discours | |||||||||||||||||||||||
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officiel de notre poète. C'est que le roi avait institué un ‘Ordre Royal du Mérite’, pour l'installation duquel il invita Bilderdijk à rédiger un Discours, qui devait être prononcé par le Grand-Chancelier de l'Ordre. Le poète fit de son mieux - il n'avait que vingt-quatre heures! -, le roi supprima et changea quelques passages, et voulut bien, dans une séance solennelle,Ga naar voetnoot1 et assis sur un trône à côté de la reine, écouter, en présence de trois cents chevaliers de date récente,Ga naar voetnoot2 la lecture du discours dont l'auteur restait dans la coulisse. Le porte-parole dit d'abord que la Nation est redevenue heureuse, parce qu'elle a reçu un bon roi qui est déjà Hollandais; l'ordre royal est une nouvelle preuve de ses sentiments généreux; cet ordre récompensera la vertu ‘qui est l'apanage de nos pères’. Puis, le lecteur rappelle les temps reculés où la Hollande fut puissante sous des comtes; mais ‘nos dissensions, les révoltes coupables de quelques seigneurs turbulents’ nous plongèrent dans la misère; puis, quel siècle de prospérité! La Hollande était à la tête de l'Europe et les grands hommes ne manquaient pas. Hélas! il y eut un temps de décadence, mais sous un roi protecteur des sciences et des arts, on a le droit d'attendre un grand avenir, où le sentiment de l'honneur ‘seul mobile des âmes fortes et généreuses’ va régénérer la Nation,Ga naar voetnoot3 comme les ordres de chevalerie disciplinés par le sentiment d'honneur, ont sauvé le moyen-âge. La vertu et l'honneur guideront les nouveaux Chevaliers. Enfin, le discours exhorte les Chevaliers à aller prêter le serment solennel de l'ordre entre les mains ‘de notre auguste Grand-Maître’ qui n'était autre que Louis. ‘Oui, allons jurer entre ses mains, de vivre et de mourir en gens d'honneur, de nous dévouer à tout ce que la probité, la vérité, le vrai patriotisme, l'humanité, la vertu et l'honneur exigent de plus sévère: jurons d'avoir pour règle de notre conduite, la loi fondamentale de l'ordre: Doe wel en zie niet om!’Ga naar voetnoot4 Les Chevaliers s'écrièrent à l'unisson: Wij zweren het,Ga naar voetnoot5 et le | |||||||||||||||||||||||
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soir on assista à un repas solennel. Ce discours diffère sur plusieurs points de celui que Bilderdijk avait préparé. Qu'on en juge par quelques citations:
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Somme toute, Louis met dans le discours un accent plus personnel. La devise Doe wel en zie niet om, peut être due à Bilderdijk, qui a écrit plus tard un poème avec ce titre.Ga naar voetnoot1 Le roiromancier dit dans Marie ou les peines de l'amour, que cette devise est celle du pays.Ga naar voetnoot2 Seize ans plus tard, en 1823, l'auteur pense encore avec quelque plaisir à son Discours; envoyant le manuscrit à un ami,Ga naar voetnoot3 il le nomme en plaisantant ‘un petit monument de mon éloquence française, une rareté unique et singulière’. Et ailleurs: ‘un petit monument de mon éloquence française (de mémoire pitoyable), depuis lors décédée avec d'autres choses, et, bien qu'elle me profitât parfois dans mon exil, morte par suite du manque de nourriture. Ce que le Roi a biffé, peut être constaté par comparaison avec le discours alors publié, et est assez curieux. Veuillez ne pas oublier que pour la composition dont on ne m'avait indiqué ni le contenu ni la matière, je n'avais que vingt-quatre heures’.Ga naar voetnoot4 Est-ce que les Hollandais se laissèrent nommer chevaliers? La liste des trois cents titulaires est assez éloquente; aussi Falck constate avec déplaisir qu'on se rue sur la nouvelle distinction; il écrit au seul homme qui ait refusé: ‘Votre demande (de ne pas être nommé) ne se perdra pas de ma mémoire pour beaucoup de raisons et entre autres parce qu'elle est unique dans son genre’.Ga naar voetnoot5 | |||||||||||||||||||||||
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Et que fit Bilderdijk, l'homme du discours? ‘Vous vous étonnez, écrit-il à un ami,Ga naar voetnoot1 que je ne sois pas devenu Chevalier. Pourquoi donc? Il y en a beaucoup dont on s'étonne qu'ils le soient devenus. Voilà qui est plus malin. J'espère aussi que je n'aurai pas besoin de le devenir. Je disais l'autre jour (avant que la nomination eût lieu) à la Cour: ‘Tout ce qu'il y a de distinctions a été tellement avili qu'on ne peut y mettre aucun prix qu'autant que c'est un gage de l'estime de celui qui le donne. Et sous cet aspect même, si l'on considère le nombre de ceux qu'on décore, il faut avouer que la véritable estime n'y peut avoir que bien peu de part’. Bilderdijk est du même avis que Napoléon qui ne cacha pas à son frère son mécontentement au sujet du nouvel ordre.Ga naar voetnoot2 Pourtant le fait étrange subsiste que le poète n'ait pas même reçu une offre directe ou indirecte d'être nommé Chevalier. Cela prouve en tout cas qu'il n'était pas un vil flatteur. Aussi ne s'en est-il jamais plaint, bien que cela ne veuille pas dire qu'il n'eût pas accepté le ruban si le roi le lui avait offert. Mais cet oubli ne signifie pas que le roi fût en mauvais termes avec lui. Au contraire, et s'il est vrai qu'on laissa à celui-ci une entière liberté pour la composition du discours, on peut en conclure qu'il jouait un rôle assez important à la Cour. Au début, il s'y sentait bien un peu dépaysé, malgré le fait qu'il avait eu ses entrées à la cour de Guillaume V et à celle du duc de Brunsvick. ‘Je sens bien ne pas avoir le style ou le ton qu'on veut ici à présent et qu'on a mis en vogue.... ni mon état ni le caractère de mon esprit ne me permettent de penser d'une façon si superficielle, si frivole ou si piquante... je considère ce goût comme la perte de toute vraie connaissance et comme le premier symptôme de l'échange de la véritable science et du vrai génie contre la frivolité française et le witticism anglais’.Ga naar voetnoot3 Non, il n'avait pas le style, cet opiniâ- | |||||||||||||||||||||||
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tre ci-devant, qui avec sa perruqueGa naar voetnoot1 et ses habits démodés, détonnait dans cet entourage luxueux. On a pu même s'égayer des cérémonieuses révérences et des manières collet-monté rappelant la cour de Louis XIV, avec lesquelles il avait l'habitude de s'approcher du roi et de lui parler,Ga naar voetnoot2 et il est très peu sûr qu'il ait accepté les invitations au bal et au cercle que le chambellan du roi avait l'obligeance de lui envoyer,Ga naar voetnoot3 bien qu'il ait traversé le Corridor de la Tentation sans remplir ses poches.Ga naar voetnoot4 Mais cela n'empêcha pas qu'on se plaisait à écouter le poète qui, par ses reparties et ses boutades formulées en un français incorrect mais vigoureux, faisait sourire et réfléchir.Ga naar voetnoot5 C'est que ce grand timide avait une franchise bien hollandaise qui lui faisait oublier toute circonspection, même devant le roi, et qui stupéfiait parfois les assistants. Un jour il a été aux prises avec le roi. ‘Tout autre que vous ne l'aurait pas fait impunément’, lui dit un témoin. ‘C'est possible, riposte le poète, mais je suis trop près du tombeau pour ne pas dire ce qui en est, bien que, à vrai dire, le tort fût de mon côté, parce que je ne comprenais pas bien ce dont il s'agissait et qu'ainsi je fus cause d'une affaire très dèsagréable’.Ga naar voetnoot6 Mais Louis n'en estimait pas moins ce courtisan peu souple qui ne voulait pas abdiquer sa dignité d'homme pour plaire. Un jour, dit-on, le roi témoigna publiquement de son amitié pour le poète. Il porta, à un dîner, la santé du poète en rimant: ‘Aan mijnheer | |||||||||||||||||||||||
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Bilderdijk, de glorie van mijn rijk.Ga naar voetnoot1 Est-ce que le poète se flattait trop quand il disait: ‘Depuis que je suis à la Cour, on a conçu une opinion très favorable de notre génie hollandais; mais on ne veut pas encore nous accorder cette délicatesse de goût qu'ont les Français. Le roi n'interroge ni ne juge; ce sont les autres... Or, vous savez comment sont faits les Français: juger d'abord et après, ou jamais, s'instruire’.Ga naar voetnoot2 Il va sans dire que, si d'un côté la faveur dont Bilderdijk jouissait auprès du roi, défrayait la conversation médisante des envieux,Ga naar voetnoot3 d'un autre côté on tâchait d'en profiter pour solliciter quelque place, d'autant plus que le roi l'a chargé de recevoir les postulants. Cela, il l'exècre. Lui, qui avait toujours espéré obtenir une chaire de professeur, doit donner audience maintenant à des centaines de personnes qui viennent présenter des requêtes au Roi. Il s'en plaint amèrement: ‘Un sentiment de honte de mon absolue inutilité me serre le coeur, et j'envie ceux qui ont marché à la guillotine’.Ga naar voetnoot4 ‘Quiconque veut obtenir quelque chose du roi, quiconque a un mauvais procès, tous ceux qui demandent justice, grâce, emplois ou pensions, tous ceux qui ne savent que faire de leurs loisirs, se ruent sur moi en foule, me prenant soit pour quelqu'un qui approche le roi et peut faire ce qu'il veut, soit pour avocat, soit pour Bilderdijk tout court’.Ga naar voetnoot5 ‘Tous les coquins et tous les intrigants’... qu'il a ‘sauvés autrefois en grande partie de l'échafaud’ cabalent contre lui parce qu'il n'a ni l'envie ni le pouvoir de rétablir ces malheureux dans leurs anciens postes. ‘Ce pays est | |||||||||||||||||||||||
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visiblement maudit de Dieu!’, crie-t-il dans son désespoir.Ga naar voetnoot1 Il exagère sans doute, mais le dialogue suivant que raconte le poète, a tout l'air d'être véridique et donne une bonne idée de ses aptitudes pratiques. ‘Un jour le roi me demanda: Vous connaissez monsieur un tel? - Oui, Sire, et c'est un fort honnête homme. - C'est donc un sujet recommandable pour telle chose? - Sire, je n'en sais rien; je ne me recommanderais pas moi-même, car comment garantir la conduite future d'un homme? Je lui connais des principes et de la capacité, c'est tout. Mais je ne veux pas me rendre responsable des écarts où l'on peut tomber’.Ga naar voetnoot2 Réponse très sensée, mais qui ne vaut rien en politique. ‘Sa Majesté me dit l'autre jour de m'entendre avec le Ministre de l'Intérieur: je dus demander qui était cet homme...On est offensé quand je fais de telles questions, et croit que je dois savoir cela, parce que tout le monde le sait; mais comment le saurais-je? et comment le retenir ensuite?’Ga naar voetnoot3 Si le rôle d'intermédiaire entre le roi et la gent porte-requête lui répugnait, sa place de bibliothécaire royal lui pesait aussi. Il donna sa démission au roi qui l'accepta. ‘J'ai fait remontrer au roi que je suis bien capable d'étudier dans une bibliothèque, mais que je ne peux pas passer ma vie à lire des catalogues et à faire office de bouquiniste... Le roi a trouvé que c'était bien, et a dit: Soit! mais j'avais cru bien faire. Vivez où et comment vous voudrez, je suis content pourvu que vous le soyez. Le reste fut trop obligeant pour le répéter. Mais quoi qu'il en soit, il m'a comblé de bienfaits, et a dit - mais non, cela, je vous le dirai entre quatre yeux’.Ga naar voetnoot4 Probablement, le roi a promis ou fait entrevoir quelque chose qu'il n'a pu réaliser par la suite, peut-être un professorat à quelque université, chose qui seule pouvait inspirer tant d'enthousiasme au poète. Mais tout cela n'aboutit à rien. Un mois aprèsGa naar voetnoot5 le roi le chargea de la surintendance de la Gazette Royale:Ga naar voetnoot6 ‘A dater du 1er janvier prochain la sur-intendance de tout ce qui a rapport | |||||||||||||||||||||||
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à la Gazette Royale sera confiée au Sieur W. Bilderdijk, qui sera responsable de tout ce qui s'y trouvera et s'occupera autant que faire se peut lui-même d'une partie de la rédaction’.Ga naar voetnoot1 Le sieur Bilderdijk, prince du royaume enchanté du rêve, gérant d'un journal! ‘Quelque actif que je sois, je ne suis fait que pour l'étude. Ce que le roi me demande, je ne peux le fournir; il ne faut pas vouloir employer la tortue comme héraut du carosse ni la limace pour la chasse au lièvre’.Ga naar voetnoot2 Aussi le 30 mai 1808 son nom ne figure plus parmi les collaborateurs.Ga naar voetnoot3 Qu'il ait même tenu jusqu'au 30 mai, signifie qu'il a voulu du moins faire preuve de bonne volonté. Du reste, il n'y a pas trace de collaboration de Bilderdijk dans cette feuille, de sorte qu'on se demande si le poète a fait autre chose que protester contre sa nouvelle charge. On ne peut qu'admirer la patiente générosité du roi qui, après chaque déception, essaye de nouveau de trouver pour notre poète une place qui lui plaise, et c'est un témoignage en faveur de sa perspicacité d'amateur des sciences et des arts, qu'il ait compris, mieux que personne dans tout le cours de la longue vie de Bilderdijk, la place exceptionnelle que celuici occupait dans le royaume invisible de l'esprit. Il est vrai que ses libéralités ne se bornaient pas au seul Bilderdijk: il portait un vif intérêt à tout ce qui concernait la culture intellectuelle et artistique de son pays;Ga naar voetnoot4 mais il n'y a eu personne qu'il ait pour ainsi dire poursuivi de ses bienfaits comme le grand enfant si difficile à satisfaire. Le poète se plaint de l'air malsain de la Haye: le roi lui offre un séjour à Katwijk, puis à Soestdijk, ensuite à Utrecht. Louis, malade imaginaire lui-même, accueille avec une inlassable indulgence les plaintes exagérées du poète qui sent sa santé partout compromise. Car il veut que le génie s'épanouisse librement. Quand la surintendance de la Gazette Royale se trouve ainsi être une charge trop accablante pour Bilderdijk, le roi | |||||||||||||||||||||||
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lui trouve une autre place. Il vient de fonder, à l'instar de l'Institut français, l'Institut Royal à Amsterdam qui doit ‘s'occuper à perfectionner les sciences et les arts’. Il offre alors à Bilderdijk d'être membre de la deuxième classe, celle des lettres hollandaises et d'histoire, chargée par le roi de composer les Annales du Royaume et un dictionnaire hollandais. Mais Bilderdijk croit devoir décliner cette nomination. Il adresse une lettre au roi disant qu'il en est incapable et que sa santé ne lui permet pas d'accepter. Et alors il ajoute malicieusement ‘qu'il est vrai qu'il se flattait de soutenir passablement sa réputation littéraire, mais les curateursGa naar voetnoot1 de notre université de Leyde en ont jugé autrement, et je suis bien éloigné d'opposer un vain amour-popre au jugement des personnes d'un savoir renommé.Ga naar voetnoot2 N'étant pas capable de la seule chose que je savais faire, comment oser m'engager dans une carrière qui m'est tellement étrangère...’ Et il dit être peu fait pour le commerce des hommes, ‘car il n'en existe pas qui pensent d'accord avec moi!’ Il est donc de l'honneur de Sa Majesté ‘de ne pas associer un misérable comme moi à ceux qu'elle juge en état de soutenir la gloire nationale [au]près de l'étranger’.Ga naar voetnoot3 L'amère ironie de cette lettre fait comprendre quelle cruelle blessure on avait faite au savant poète. Quand le roi ne répond pas assez vite, il envoie une autre lettre annonçant qu'il est malade. Louis, qui est au palais du Loo en Gueldre et travaille peut-être à son roman, en est vivement touché. ‘Monsieur Bilderdijk, j'ai reçu avec peine les deux lettres que vous m'avez écrites; pour ma satisfaction particulière et pour la gloire de l'Institut vous en serez membre.Ga naar voetnoot4 Je vous remercie des deux | |||||||||||||||||||||||
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ouvrages que vous m'avez envoyés; ces cadeaux ne justifient pas l'excessive modestie de vos lettres; si vous vouliez que je pensasse comme vous me le dites, il ne faudrait pas faire de si bons ouvrages et ne pas vous maintenir à la tête des littérateurs et des poètes de votre Pays. Je vois avec peine que vous soyez malade. Si le climat de Soestdijk ou du Loo peut vous être plus convenable et que vous ayez la force de vous y rendre, je vous engage à accepter l'offre que je vous fais d'un logement et d'un petit jardin pour vous et votre famille; je serai bien heureux de vous savoir bien portant et libre de donner à votre génie tout son essor’.
Au palais du Loo, le 26 mai 1808. adieu Louis [ces mots de la main du Roi]
Le moyen de bouder le charme de cette bonté royale?Ga naar voetnoot1 Bilderdijk accepta donc, mais il s'en est repenti toujours.Ga naar voetnoot2 Il fut élu président de sa classe, travailla avec un zèle passionné et étonna ses colleguès par ses connaissances de toutes les sciences. Mais les déplacements continuels de Leyde à Amsterdam, où était le siège de l'Institut, épuisèrent ses forces et il tomba malade. Au plus fort de cette maladie qui faillit être mortelle, le poète murmure un adieu ému au Roi où il exprime ses sentiments de profonde gratitude envers ce prince, ‘image de la divinité, salut de la Hollande’, bienfaiteur de l'infortuné poète qui adore son prince parce que celui-ci aime la Hol- | |||||||||||||||||||||||
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lande.Ga naar voetnoot1 Il ose donc affirmer, - et qui ne le croira pas? -:
Dis, quand je m'en serai allé au tombeau:
Son âme fut pure et hollandaise.Ga naar voetnoot2
Malgré le travail accablant dont le roi chargeait Bilderdijk, travail qui lui prenait toutes ses journées et très souvent ses nuits,Ga naar voetnoot3 le luth du poète n'était pas resté muet. Au contraire, jamais le génie poétique du barde hollandais n'a pris un essor comme pendant les quelques années qu'un roi français lui a ouvert la perspective d'un horizon plus vaste. La parole du poète dans Le Vrai Hollandais du 1er janvier 1807, disant que la timidité hollandaise ‘nous empêche de prendre un libre essor et nous refuse cette noble confiance dans nos forces sans laquelle un écrivain ne s'élève jamais au-dessus du vulgaire’,Ga naar voetnoot4 est plus qu'une exhortation adressée aux autres: c'est une confession, et, par son aveu même, un cri de délivrance, et une promesse pour l'avenir. Que cet aveu vînt alors, quelques mois après l'avènement de Louis Bonaparte, c'est un signe que l'éclatante protection du roi et le grand respect du petit poète pour le timide visionnaire avait inspiré à celui-ci la confiance en lui-même qui lui fit déployer les ailes pour le faire monter dans l'infini des cieux bleus.Ga naar voetnoot5 Comme cette étude ne doit éclairer qu'un seul côté du génie de Bilderdijk, nous ne nous occuperons ici que des poèmes qui se rapportent au roi Louis et à la France. En 1806 le poète écrit son Hommage au Roi,Ga naar voetnoot6 petit poème français sans poésie qui paraît avoir été fait peu de temps après l'avènement du roi:
Fléchissant sous le joug de tyrans mercenaires,
La Batave orgueilleux próna sa liberté;Ga naar voetnoot7
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Et mollement déchu des vertus de ses pères,
En vain il se para de leur noble fierté.
Quel fut son sort, hélas! La Discorde en furie
Lui jette ses serpens, l'embrase de ses feux;
Sortie de ses flancs, la funeste Anarchie
Le foule sous les pieds d'un corps de factieux.Ga naar voetnoot1
Enfin du char roulant les rênes échappées
Se mettent dans la main d'un Phaéton nouveau:Ga naar voetnoot2
Il échoue, il se perd, jouet des destinées,
Et l'Etat surchargé succombe à son fardeau.
Sire, vous paraissez, le bonheur va renaître;
Tout un peuple à genoux vous demande la loi;
Le Batave est surpris et d'adorer un Maître
Et d'être libre enfin sous le pouvoir d'un Roi.
Ce souhait de bienvenue, qui est en même temps une profession de foi politique, est remarquable pour la jolie pointe des deux derniers vers. Tous les poèmes parus pendant ces heureuses années de 1806 à 1810 débordent en louanges reconnaissantes pour celui que le poète nomme le Sauveur de la Hollande.Ga naar voetnoot3 L'Académie Royale des Sciences à Amsterdam possède un manuscritGa naar voetnoot4 contenant huit strophes inédites que le poète a faites en 1807 comme suite d'un poème, Droom [Un rêve], publié en 1793, dans lequel le prince Guillaume le Taciturne lui prédit que la patrie connaîtra de grands désastres, mais qu'avec la confiance en Dieu et l'étendard des Nassau le pays sera sauvé.Ga naar voetnoot5 Dans les strophes ajoutées après coup le vieux prince revient, disant que la Hollande se relèvera après de grandes tempêtes. - ‘Triomphe! s'écrie le poète, c'est donc un nouveau rejeton de Guillaume qui viendra? - Non, dit le prince, mais ce prince sera le sauveur de la Hollande, son sein sera rempli des vertus de Guillaume. Va! honore ce héros comme roi de Hollande! Tu lui dois ta foi’...Ga naar voetnoot6 Il se tait. Alors Bilderdijk ajoute: Je courus au cher pays de | |||||||||||||||||||||||
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Hollande; je vis, et Louis parut. Les bienfaits ruisselaient de ses mains... O, mon prince, recevez ma foi, mon coeur, mon sang!’Ga naar voetnoot1 Et c'est ainsi que les rêves s'adaptent à la réalité. Du fait que ces strophes n'ont pas été publiées, il ne faut pas conclure qu'un habile calcul y soit pour quelque chose: on les a supprimées malgré l'auteur qui s'en plaint à un ami.Ga naar voetnoot2 Les mêmes idées, d'ailleurs, se retrouvent dans d'autres poèmes. Dans l'un d'eux,Ga naar voetnoot3 écrit quand Louis a perdu un jeune enfant, le poète prétend que le roi est trop bon pour ‘la morose Hollande au coeur constamment dénaturé, qui a assassiné et calomnié toujours ses braves princes’; et il affirme que son salut et son bonheur suprême est de contempler de près ce noble coeur princier. Ailleurs il dit que le roi est entouré d'une auréole divine,Ga naar voetnoot4 et les pauvres sinistrés de Leyde auxquels le roi montra une pitié émue et efficace ne l'auront pas contredit. Mais qu'il soit nécessaire d'afficher son attachement à la personne du roi comme le poète l'a fait à la naissance d'un prince royal, on peut en douter: VreugdezangGa naar voetnoot5 exhorte la Hollande à chanter, car l'avenir de cet enfant sera brillant et paisible; l'aigle française et le lion hollandais domineront la terre de siècle en siècle; et le nom des Bonaparte doit être porté aux nues! Il est vrai que le poète officiel de la cour devait tenir compte des sentiments du roi qui, dans sa naïve bonne foi, croyait que la naissance du prince resserrerait les liens avec la nation hollandaise, et qui, trois mois avant la naissance de l'enfant, avait fait dire des prières dans toutes les églises de la Hollande pour l'heureux accouchement de son épouse.Ga naar voetnoot6 Il est vrai aussi que le poète se moquait avec ses amis des ‘vers de parade’ qu'il fabriquait trop facilement.Ga naar voetnoot7 Mais on ne peut oublier qu'il | |||||||||||||||||||||||
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blessait le public par ses panégyriques boursouflés. La seule excuse pour ce chant d'allégresse inopportune, c'est que le poète était gravement malade quand il reçut la joyeuse nouvelle qui fit naître un tel avorton. Le poète eut une meilleure occasion de célébrer le roi quand celui-ci transféra sa résidence de la Haye à Amsterdam. Il croyait que la capitale ne pouvait mieux montrer sa joie de cette décision qu'en offrant au roi une représentation de théâtre. Dans cette intention Bilderdijk fit en trois jours une tragédie, Floris V,Ga naar voetnoot1 pièce d'inspiration patriotique dont le sujet est la conjuration des seigneurs féodaux contre Florent V, comte de Hollande (1296). Ce Florent V, successeur de Guillaume II, ennemi de l'Angeleterre, ami de la France,Ga naar voetnoot2 amateur des arts, veut apaiser les querelles sanglantes des différents partis politiques, et offre ainsi une frappante ressemblance avec Louis, tandis que les seigneurs féodaux ont un air de parenté avec les ‘regenten’Ga naar voetnoot3 du XVIIIe siècle qui poursuivent leurs vues politiques sous le couvert de l'obéissance, même sous le roi Louis. Ce sujet est admirablement choisi pour prodiguer des allusions aux circonstances contemporaînes.Ga naar voetnoot4 C'est ainsi que Florent s'écrie:Ga naar voetnoot5 ‘Que nous apporta la chute de Guillaume sinon le désordre et la discorde’. Le traître Woerden, brute rebelle, qui incarne l'esprit d'opposition et de haine, reproche au héros sympathique Amstel de se laisser éblouir par l'amour de la parure qui distingue Florent, parure qui est un guignol papiste amusant seules les femmes...Ga naar voetnoot6 Il n'est pas difficile de voir ici une allusion au poète qui, malgré ses objections intimes, se rallie au nouveau roi; mais c'est surtout la brutale sortie contre l'église catholique qui doit être remarquée: Bilderdijk était calviniste ou à peu près; et on trouvait suspect qu'il fût en si bons termes avec un roi dont la foi était un défi à l'histoire de la Hollande.Ga naar voetnoot7 Mais ce qui fait de cette tragédie | |||||||||||||||||||||||
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une pièce de circonstance, c'est la scène où Florent, sentant sa mort imminente, prédit l'avènement d'un roi qui, remplaçant la maison régnante, réprimera la rébellion et sera adoré comme un père. Et dans son exaltation il ajoute: ‘Je vois de loin cette heureuse aurore; quelle noble Majesté ce fier visage annonce! Vivez, ô Roi, vivez et prospérez! Mon coeur vous acclame;...devenez puissant, Empire grandissant, et portez jusqu'aux confins du monde le nom de Louis!’Ga naar voetnoot1 Quand le comte revient de son extase, il se souvient si bien qu'il a imité le Joad de Racine qu'il ajoute:
Voilà donc l'or comtal changé en chaînons de fer,Ga naar voetnoot2
ce qui rappelle clairement:
Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé?Ga naar voetnoot3
Mais question d'imitation à part, si imitation y a, il n'est pas étonnant que cette prophétie fît murmurer les Hollandais.Ga naar voetnoot4 Quand on en parlait plus tard au poète, il avait l'habitude de faire observer, dit un ami indulgent, que Son Altesse le Prince d'Orange portait aussi le nom de Louis, ainsi que le prince héritier d'Orange.Ga naar voetnoot5 Il eût mieux valu que le poète ne se fût pas servi d'un faux-fuyant pour excuser la claircoyance du vieux comte qui n'était pas si grand clerc qu'il pût, même dans une extase, fournir une prophétie à double usage! | |||||||||||||||||||||||
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La représentation de cette tragédie devait être précédée d'un Discours au RoiGa naar voetnoot1 dans lequel Vondel, le prince des poètes du XVIIe siècle, était célébré: ‘Le luth de Vondel résonnait d'un ton céleste avant que la France, ce berceau des intelligences exquises, eût des Corneille ou des oreilles pour les écouter’. Et le poète ajoute malicieusement: ‘Alors déjà la Hollande prescrivait aux barbares de l'Elbe et du Rhin la loi de l'art que toute l'Europe oubliait...’ Depuis, dit-il, les temps ont changé, mais Louis, sauveur de la Hollande, saura insuffler une vie nouvelle à la poésie, à ce point que le Français et l'Anglais devront s'incliner devant elle. Dans ce Discours encore, loin de flatter indignement le roi, Bilderdijk chante l'union étroite de la Hollande avec son souverain; et plutôt que d'offrir la Hollande à ce prince, il annexait Louis à son pays en disant: ce coeur appartient à la Hollande!Ga naar voetnoot2 La tragédie ne fut pas jouée; on prétextait qu'il n'y avait plus assez de temps pour faire apprendre les rôles. L'auteur s'étonne que trois semaines ne suffisent pas quand trois jours ont suffi pour la composer. Si on n'a pas refusé de représenter Floris V pour éviter l'ennui qu'il causerait au public (nos pères avaient une patience à toute épreuve), on doit l'avoir fait pour les ennuis qu'il causerait au parti régnant à Amsterdam qui pourrait à bon droit être blessé par les nombreux traits que le poète lui lançait.Ga naar voetnoot3 Ayant manqué son coup, Bilderdijk ne s'en tint pas là. Quand la pièce fut imprimée, il la pourvut d'une dédicace française, respectueuse autant que malicieuse
Au Roi. Sire, De tout temps la Tragédie a été considérée comme l'école et l'amusement des Princes et des Peuples, parce qu'elle réunit | |||||||||||||||||||||||
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le mâle caractère de l'histoire aux agréments de la poésie. La pièce que j'ai l'honneur de mettre à Vos pieds, Sire, intéresse la Majesté du trône que Vous occupez. Le sujet que je traite est national. C'est la chute de l'ancienne maison des Comtes de Hollande; c'est la gloire de notre nom ternie par un lâche attentat; c'est l'envie et l'orgueil des Grands, ligués contre un Prince aimable, rempli de vertu, et l'amour de son Peuple; c'est la lutte de ces petits tyrans du moyen-âge, oppresseurs par principe comme par intérêt, avec la magnanimité, la douceur et la bienfaisance d'un maître adoré. Souffrez, Sire, que je retrace les malheurs de ces temps, où la vie du meilleur des Princes fut à la merci de quelques Barons sanguinaires, ne respirant que le désordre et l'anarchie. Instruit par de semblables tableaux, que le Hollandais sache apprécier la tranquillité d'un règne paisible, d'un pouvoir légitime et juste, assis sur les lois, affermi par les bienfaits, soutenu par la force prépondérante du sceptre; et qu'en jouissant des avantages d'une constitution monarchique, il se pénètre bien de cette importante vérité, qu'après les excès de la licence démocratique, rien n'est plus détestable que la puissance aristocratique des Grands, et qu'il n'y a de bonheur assuré et durable que sous la royauté. Je suis avec le plus profond respect
Sire, de Votre Majesté
Le très humble, très obéissant, très fidèle, et très dévoué serviteur et sujet, Bilderdijk. Leyde, ce 1 Juin 1808.
Cette dédicace française et le Discours sont de remarquables manifestes politiques et poétiques d'un auteur qui a une belle confiance dans sa cause et en celui à qui il s'adresse. Pourquoi écrit-il la dédicace en français, lui qui a été fier, il y a près de deux ans, que le roi étranger se servît déjà du hollandais? Question de politesse à part, n'y aurait-il pas là plutôt un dédain assez ostentatif quand, parlant du parti des ‘Grands’ | |||||||||||||||||||||||
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comme d'un tiers, le poète ne lui fait pas même l'honneur de parler sa langue? Huit jours après l'achèvement de Floris V, le poète termina une autre tragédie, empruntée aussi à l'histoire nationale, Willem van Holland,Ga naar voetnoot1 et qui, contenant peu ou point d'allusions aux circonstances contemporaines, se termine pourtant par trois strophes lyriques empruntées au Chant d'allégresse composé à l'occasion de la naissance d'un fils de Louis.Ga naar voetnoot2 Le poète y vante le bonheur et la gloire de l'avenir quand, sous un prince adoré, toutes les discordes seront apaisées.Ga naar voetnoot3 - Et cela semble bien avoir été son rêve, dans cette année 1808, de voir la Hollande heureuse sous le bon roi Louis. La pensée d'un retour possible et même souhaitable de la Maison d'Orange paraît avoir été absolument éclipsée pour quelque temps. Aussi le poète se trouvait si heureusement blotti sous les ailes royales, à l'abri de la méchanceté et des outrages des envieux et des adversaires. Comme son génie poétique grandit et prospère, comme il domine magistralement toute la littérature de son temps! Il est si sûr de lui-même qu'il fait tonner sur les vastes plaines de la Hollande son poème Polyfeem aan Niemand,Ga naar voetnoot4 qui est bien le plus farouche anathème qu'aucun auteur hollandais ait jamais jeté à ses ennemis. Personne, c'est l'hydre anonyme de la calomnie qui éteint la divine lumière du géant de la littérature. ‘Ah, si vous étiez un homme comme moi! un sur lequel mon poing eût de la prise, et chez qui mon pied impétueux trouvât quelque chose à fouler!’...Ga naar voetnoot5 Après ces paroxysmes de rage puissante et presque démoniaque, le poète retombe dans ses rêveries pessimistes et il regrette d'être né: la Vie l'a jeté sur le tas de fumier qu'on appelle le Monde!Ga naar voetnoot6 Mais la confiance dans sa supériorité artistique persiste: l'année suivante il lance son manifeste d'éman- | |||||||||||||||||||||||
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cipation littéraire: De Kunst der Poëzy.Ga naar voetnoot1 Le sort a voulu que ce fût un roi français qui ait favorisé la libération poétique du poète hollandais. On est d'autant plus étonné de l'extrême fécondité du génie poétique de Bilderdijk pendant ces temps que, cette même année 1808, il a collaboré à un ouvrage scientifique de B. Mirbel,Ga naar voetnoot2 et que le roi l'a fait prier de traduire enfrançais plusieurs projets le loi, entre autres une adaptation du Code Napoléon pour la Hollande, afin qu'il pût en juger.Ga naar voetnoot3 Quelque temps aprèsGa naar voetnoot4 le roi invite le poète à traduire les meilleures pièces de ‘Corneille, Racine et autres’, parce que le roi a ‘observé avec regret le mauvais goût qui règne dans le choix des pièces qu'on traduit et qu'on joue au théâtre hollandais... Il pourra peut-être paraître difficile (au poète) de renfermer ses idées dans celles des autres’, mais il pourrait ainsi ‘épurer le goût national’. Le poète répond par une lettre très détaillée,Ga naar voetnoot5 disant: ‘après les auteurs grecs et latins, ce sont les ouvrages de Corneille et de Racine qui m'ont formé dans la Poésie, et personne ne peut porter plus loin que moi le respect que l'on doit à ces deux génies brillants et illustres’. Bilderdijk veut bien traduire leurs chefs-d'oeuvre, mais il existe de bonnes traductions de Cinna, d'Horace, de Polyeucte, de Pompée, d'Héraclius etc.... Car ‘depuis la restauration de la Tragédie par Corneille, le théâtre hollandais a été modelé sur le Théâtre français’. ‘Tout ce qu'ont écrit Crébillon, La Grange-Chancel, Saint-Foix, Voltaire, Le Mierre, La Harpe, Belloy, a été traduit et représenté chez nous’ ... ‘Nos tragédies originales n'ont été modelées que sur les auteurs français qu'on a regardés comme législateurs universels et uniques dans cette partie, et qu'on a imités avec plus ou moins de succès’. Le théâtre a été dépravé par le Drame qui ‘n'offrant qu'un genre mitoyen et vicieux, n'a pu que corrompre les deux genres qui s'y confondaient de la manière la plus absurde’. C'est Mercier qui a préparé les voies | |||||||||||||||||||||||
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à la dramaturgie et au faux goût des Allemands qui ont envahi le théâtre hollandais. Le succès de ces niaiseries allemandes est dû à la nouvelle mode d'envoyer les enfants aux institutions allemandes d'éducation d'où ils reviennent ‘remplis de mépris pour la littérature française, et ne pouvant supporter rien qui soit hollandais’. En outre, le théâtre allemand est jacobin: on n'y trouve qu'invectives et satires contre les Princes, élévation du bas peuple aux dépens de ce qu'il y a de plus respectable’. Il faut donc combattre l'intrusion allemande, comme Bilderdijk lui-même l'a fait dès le début. Il faut remédier au manque d'habileté de nos acteurs, qui jouent mal le théâtre classique, en envoyant quelques-uns des plus habiles à Paris, où ils trouveraient de meilleurs principes; mais il faut d'abord leur apprendre notre langue à fond. C'est sur eux que se formeraient plus tard les autres. Il faut essayer en outre de faire dissiper l'ignorance du public vis-à-vis du bon théâtre français. Et pour encourager les bons auteurs, Bilderdijk propose de fonder un prix de concours annuel pour la meilleure tragédie dans le goût de Corneille et de Racine. Le poète clôt son aperçu en suggérant au roi l'idée (encore!) d'une chaire de lettres; le professeur qui occuperait cette chaire, devrait être ‘fermement résolu à résister au faux goût et à la foule vulgaire, et devrait être obligé de donner un certain nombre de leçons vraiment publiques’...Le roi n'avait pas à chercher bien loin pour trouver le professeur fermement résolu à tenir tête à tout le monde. Mais cette fois-ci encore il n'a pas appelé cet homme pour occuper cette chaire tant désirée. En attendant le poète consentit à traduire Cinna de Corneille, que le roi avait indiqué. Le sujet de la pièce devait bien lui sourire: le débat sur la démocratie et la monarchie où celleci devait prévaloir; le conflit entre le nouveau souverain et la conspiration des mécontents qui devait trouver une solution si heureuse grâce à la générosité d'Auguste; et enfin la prédiction de Livie: ‘Vous avez trouvé l'art d'être maître des coeurs’,Ga naar voetnoot1 | |||||||||||||||||||||||
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se prêtent bien aux circonstances que la Hollande avait traversées. Il est probable que le roi, de concert avec son poète, a choisi cette tragédie pour qu'on reconnût en lui le monarque qui, assez détaché de la vanité du pouvoir, n'en tenait pas moins à se voir obéi, quitte à pardonner à ceux qui avaient intrigué contre lui. Et le poète ne trouvait certes pas Louis moins auguste qu'Auguste lui-même. Il a donc commencé avec plaisir la traduction de Cinna,Ga naar voetnoot1 tandis que sa femme, gagnée par l'enthousiasme de son mari, traduisait Iphigénie de Racine. Bientôt les deux tragédies furent achevées et dédiées au Roi. Pour consacrer toute son énergie aux travaux de l'Institut et pour se tenir à la disposition du roi, Bilderdijk a transféré son domicile de Leyde à Amsterdam. Ici le travail ne chôme pas. ‘Tous les jours le roi m'a occupé au palais dès 9 heures du matin jusqu'à 1 ou 2 heures après-midi. Les soirs, j'ai dû avoir des conférences sans nombre pour l'Institut, et depuis 9 heures du soir, j'étais obligé de travailler à des rapports, des aperçus etc. jusqu'au matin...’Ga naar voetnoot2 Le poète paraît avoir profité de sa présence au palais pour reparler de son rêve: le professorat. ‘Mr. le Chambellan de service a l'honneur de prévenir M. Bilderdijk que Sa Majesté désire qu'il vienne au Palais demain matin à 10 heures’.Ga naar voetnoot3 Ce billet est adressé, chose significative, à ‘Monsieur le Professeur Bilderdijk, membre de l'Institut Royal, Keizersgracht bij de (sic!) Wolvenstraat, no. 246, à Amsterdam’. Le professeur Bilderdijk, quel éblouissement! Dans un brouillon de lettre, annexé à ce billet, Bilderdijk dit que son ‘fort est sans doute le Droit romain et public universel...’, bien que les mathématiques appliquées ou un professorat lingua universalis lui sourient aussi...Ga naar voetnoot4 La nomination ne vient pas, ce que le poète attribue à des intrigues obscures. Il paraît qu'il y a eu, en 1809, un léger refroidissement entre le roi et le poète, peut-être par suite du professorat refusé. Le roi oublie de faire payer son protégé, qui s'en plaint à un ami: il attend depuis cinq moins sa pension, et est ainsi | |||||||||||||||||||||||
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à court d'argent.Ga naar voetnoot1 Louis est parti pour le château du Loo en Gueldre, ce qui oblige Bilderdijk, après de longues hésitations, de rappeler au roi que les poètes ont des besoins matériels comme les autres hommes. Il joint à sa lettre un exemplaire de la cantate L'avènement du roi,Ga naar voetnoot2 grand poème emphatique destiné à être chanté à une fête officielle. Louis y est appelé le Messie de la Hollande.Ga naar voetnoot3 Le 30 juin 1809, Flament, précepteur du roi, répond que le poète ne tardera pas à recevoir de nouvelles preuves de la bonté du roi. Le lendemain, premier juillet, Flament écrit une lettre très aimable: ‘...Sa Majesté a daigné me charger de vous répondre 1o qu'Elle veut que vous viviez, 2o que vous viviez tranquille et heureux, 3o que vous me disiez avec franchise ce qu'il vous faut pour cela, 4o que vous continuiez à faire pour la gloire des lettres hollandaises ce que vous avez fait jusqu'ici, 5o que vous trouverez toujours en Elle un roi protecteur des sciences et des arts, et qui se fait un plaisir de répandre des bienfaits sur ceux qui les cultivent avec autant de succès que vous... D'après cela, vous devez sentir la confiance et la joie renaître dans votre âme, et désirer un peu moins d'émigrer pour toujours vers ces lieux d'où personne ne revient’.Ga naar voetnoot4 Puis, il pense, dit-il, qu'une somme de trois mille florins suffira pour payer les dettes de Bilderdijk, somme que le roi fournira. Comme le poète n'habite pas la maison d'Utrecht que le roi lui a donnée, il doit la céder à bail; cela lui rapportera 400 florins par an; sa pension lui sera régulièrement payée; ainsi il aura quatre mille florins de revenus. ‘Il me semble que vous serez aussi riche et plus tranquille que si vous étiez professeur en droit...’Ga naar voetnoot5 Et Flament lui donne ce conseil: ‘C'est à Mr. Bilderdijk à bien faire son budget en conséquence’. Sa Majeste le Roi, dit-il, ‘ne veut pas compter avec vous, comme vous voyez, mais suivant sa propre expression, vous mettre en état de faire une Ode à la | |||||||||||||||||||||||
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fortune propice. ‘J'ai répondu [au Roi] que vos premiers sentiments seraient plutôt consacrés à la reconnaissance, et je suis persuadé qu'elle vous inspirera aussi vivement que toute autre divinité...’ Le 12 juillet, Bilderdijk envoie son Cinna au roi et à Flament. Celui-ci répond à la lettre que le poète a jointe à son envoi: ‘Monsieur, j'ai ri ce matin en lisant votre lettre. J'approuve beaucoup Mme Bilderdijk de vous avoir interrompu au milieu, et tout au milieu de votre fleuve d'éloquence, où, en termes d'art, vous faisiez des brassées, comme un homme qui se noie...’ Il annonce au poète que le roi a fixé sa pension à six mille florins... ‘et je recommande amicalement à Mme Bilderdijk de tenir si bien les cordons de la bourse que bientôt vous puissiez avoir un quartier d'avance ...’Ga naar voetnoot1 Sans méconnaître la générosité du roi, Bilderdijk a senti cette pension comme une sanglante injure, de la part des conseillers du roi. ‘Ah, que j'aurais été heureux de gagner ma vie en donnant des instructions utiles! mais on a voulu étouffer, extirper ces dispositions, en m'avillissant par une pension’.Ga naar voetnoot2 Il est à présumer que le refus obstiné du roi de nommer Bilderdijk professeur est dû aux opinions politiques de ce dernier, qui, très porté contre les Anglais, adhérait à la politique de l'empereur, ce qui fut un péché mortel aux yeux de Louis.Ga naar voetnoot3 Ses ennemis n'auront pas manqué de le représenter comme un ennemi des intérêts de la nation et, par conséquent, comme un homme dangereux. Le poète en eut bientôt la preuve. Dans ce même mois de juillet eut lieu l'invasion des Anglais en Zélande. Aussitôt Bilderdijk lance la fougueux poème Wapenkreet,Ga naar voetnoot4 plein d'injures contre les Anglais ‘méprisable canaille, tas de barbares qui contrecarrent et maltraitent la France et menacent de détrôner un roi adoré sur le sol de la Hollande’. Non, s'écrie le poète, ‘plutôt l'esclavage que la liberté avec votre aide!’Ga naar voetnoot5 Le curieux de l'affaire, c'est que les Anglais prirent posses- | |||||||||||||||||||||||
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sion de la Zélande au nom de Guillaume VI, prince d'Orange, et que le terrible anathème que le poète lance contre les Anglais frappe en quelque sorte le prince légitime. Le poète n'a pas su cela, probablement, ou il a cru que c'était un leurre, parce que les anglophiles étaient des démocrates, ennemis de la Maison d'Orange et de la royauté.Ga naar voetnoot1 Quoi qu'il en soit, Louis estima le Cri de guerre trop injurieux pour l'Angleterre et en fit recueillir les exemplaires, à la grande indignation de Bilderdijk, qui attribue cet étrange procédé aux sourdes menées des anciens jacobins, des aristocrates et des orangistes qui excitent le roi contre lui.Ga naar voetnoot2 Mais celui-ci avait encore un autre motif d'être mécontent du poète. C'est que Bilderdijk, après ses effusions bonapartistes de 1808, s'était ressaisi, et ne dissimulait pas son vieil amour tenace pour les Orange. Un jour, Louis, entrevoyant un brusque changement de fortune, sonde le poète sur les sentiments des Hollandais à son égard. Bilderdijk répond par un poème,Ga naar voetnoot3 disant: ‘Que demandez-vous, cher Louis, si l'Etat, attaché à votre vertu, oubliera jamais le nom de Nassau?...Non, mon roi, il ne serait pas digne de vos bienfaits ... Le sincère Batave a beau être heureux sous votre règne, son coeur ne reconnaît de patrie que là où le Lion libre plante l'étendard d'Orange!’ Et comme un sourd avertissement il ajoute que la Providence finira par faire triompher la vertu sur l'iniquité! Les trônes sont secoués comme des roseaux... Mais les bienfaits restent, et un jour Orange et la postérité en rendront grâce à Louis..Ga naar voetnoot4 | |||||||||||||||||||||||
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Y a-t-il, dans l'historie des peuples, un pareil exemple d'incroyable franchise? Si le roi, comme dit Bilderdjik,Ga naar voetnoot1 a approuvé ces sentiments, il a dû comprendre aussi que, si jamais la Hollande avait à opter entre lui et un prince de la maison d'Orange, ce n'est pas à son poète favori qu'il devait s'adresser pour solliciter son appui. Pourtant, la reconnaissance du poète envers son bienfaiteur ne diminue pas. Quand, au début de 1810, le roi est parti pour un certain temps, le poète, inquiet, écrit un poème plein d'angoisse nostalgique Au Roi,Ga naar voetnoot2 dans lequel il s'écrie: ‘O, revenez une fois encore, revenez! et séchez nos larmes; dites, Roi, à votre peuple, dites, père, à vos enfants, vous resterez mes sujets...’ De ce temps date aussi une lettre française par laquelle Bilderdijk prie le roi de le relever de ses fonctions à l'Institut parce qu'il ne peut pas souffrir l'esprit de contradiction; il ajoute dans son désespoir qu'il veut ‘s'ensevelir dans quelque coin de la terre’, ayant deux images devant les yeux: Dieu et l'Auguste Maître [= Louis].Ga naar voetnoot3 Au lieu de lui permettre de s'ensevelir, le roi lui envoie une invitation au bal qu'il donne en l'honneur du mariage de Napoléon avec Marie-Louise d'Autriche.Ga naar voetnoot4 Alors le poète trouve urgent de fabriquer un épithalameGa naar voetnoot5 qui chante la gloire du surhomme Napoléon, dont la fille d'un empereur peut être fière de partager le lit. Le poète assure que leurs enfants n'éclipseront pas la gloire du père, ce qui veut dire que Napoléon est plus grand qu'un empereur de naissance. Quelques mois après, des bruits vagues courent que le roi va partir. Le premier juillet ces bruits se précisent: la Hollande sera annexée par la France. Bilderdijk est affolé! Dans son angoisse il écrit au roi:Ga naar voetnoot6 ‘Dans le moment même tout se remplit ici de la plus terrible des nouvelles. Dans la calamité universelle je suis bien éloigné de me croire digne d'être remarqué, mais la bonté de Votre Majesté s'est toujours distingué à mon égard. Souffrez, Sire, que je l'[lisez: vous] implore en la [= vous] priant de me sauver de ce pays désormais horrible | |||||||||||||||||||||||
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pour moi. De grâce, Sire, sauvez-moi de mes ennemis. Malgré les bienfaits de Votre Majesté, malgré sa protection Royale, j'ai souffert l'incroyable. Que sera-ce si Elle m'abandonne. Daignez m'ordonner, Sire, de vous suivre, je ne demande que cela. Le refus me sera un arrêt de mort...’ Le départ de Louis fut si brusque qu'il ne s'était pas même donné le temps de prendre congé de ses amis, auxquels il envoie pourtant, par l'intermédiaire de quelques intimes, ses salutations. Un de ses amis est D.-J. van Lennep, avec qui le roi avait eu des relations assez superficielles, et qui répond par une lettre pleine de reconnaissance, se terminant comme suit: ‘Quant à moi, conservant toute ma vie le souvenir précieux de vos bontés, que de fois ne me dirai-je pas avec orgueil: et moi aussi il m'aima’.Ga naar voetnoot1 Pour Bilderdijk ce fut un anéantissement de tous ses rêves. Non qu'il se soit plaint que son ami royal ne lui ait pas écrit, même plus tard, un mot d'adieu. Cela lui a peut-être paru tout naturel, un roi étant si élevé au-dessus des autres. Mais ce fut l'effondrement de son existence, un abîme de ténèbres dans lequel il allait se perdre... Le poète travaillait justement à son grand poème épique De Ondergang der eerste Wareld,Ga naar voetnoot2 dont le sujet peut se résumer en quelques mots. La race de Caïn, laboureurs et brigands impies, et la race de Seth, élévateurs dévots, vivant d'abord en ennemis, s'allient contre les Géants, descendants, eux aussi, de Caïn, qui envahissent le pays. Les Caïnites et les Séthites proclament leur chef et roi Ségol, dont ils avaient tué auparavant le frère dans une révolte. Ségol est un chef idéal, robuste, noble, intrépide. Les armées abattues reprennent courage et Ségol repousse et défait les Géants. Après la bataille il demande à Dieu de se révéler à lui, et Ségol est alors doucement élevé de la terre et monte aux sphères célestes. Le poète en était arrivé là, au milieu du cinquième chant, quand la nouvelle de la chute de Louis arriva. La plume lui | |||||||||||||||||||||||
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échappa des mains, et l'épopée qui devait avoir au moins vingt chants en resta là pour toujours ‘C'est étrange que je me sois arrêté, comme sous le coup d'une influence magique, sans pouvoir aller plus loin, à la disparition de l'éminent Ségol, roi de la terre, enlevé dans un moment des plus intéressants’.Ga naar voetnoot1 On voit que le poète sentait un rapport mystique entre Louis et Ségol, et il ne sera donc pas audacieux de supposer que cette parenté ne se bornera pas à la toute dernière scène, d'autant plus que le roi paraît avoir stimulé le poète à entreprendre son poème.Ga naar voetnoot2 Il va sans dire qu'on ne peut pas prouver mathématiquement que Bilderdijk ait songé à l'histoire contemporaine en composant son poème, mais vu le manque d'esprit inventif du poète, il ne serait pas étonnant que dans la trame antiqueGa naar voetnoot3 il ait tissé les événements qui venaient d'ébranler l'Europe et sa patrie, mêlant ainsi la réalité tangible au rêve lointain.Ga naar voetnoot4 Le poète avait vu la décadence générale et assistait encore à la perte que l'on croyait définitive d'un monde corrompu par l'incrédulité et la superstition.Ga naar voetnoot5 Les pieux Séthites seraient les Hollandais, les premiers Caïnites les amis de la France avant la Révolution, les uns et les autres éloignés de plus en plus de Dieu.Ga naar voetnoot6 Les Géants seraient les Français, envahissant toute la terre et menaçant de dominer pour toujours.Ga naar voetnoot7 | |||||||||||||||||||||||
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La mort du demi-frère de Ségol, assassiné par sa propre armée parce qu'il avait osé résister aux démons aériensGa naar voetnoot1 (les dieux du siècle!) pourrait se rapporter à la destitution de Guillaume V. Les troubles qui affaiblissent l'armée ont un trait de parenté avec les troubles intestins de la Hollande avant et après la révolution de 1795.Ga naar voetnoot2 Ségol, refusant d'accepter le commandement des armées séthites et caïnites,Ga naar voetnoot3 rappelle Louis qui a voulu abdiquer plusieurs fois, montrant tous deux leur désintéressement. Organisant la résistance contre les Géants, il rappellerait la résistance que Louis organise contre Napoléon. On sait que Louis a même songé à défendre Amsterdam à main armée contre son frère et cela juste pendant le temps où Bilderdijk travaillait à son poème. La prière que l'armée adresse à Ségol de vouloir prendre le sceptre: ‘Nous périrons tous, à moins qu'il ne nous protège’,Ga naar voetnoot4 formule à peu près le sentiment qui anime Bilderdijk envers le roi. Suit le rêve grandiose du poète: Ségol-Louis, proclamé roi, ensuite Monarque du monde entier.Ga naar voetnoot5 Puis, l'apothéose: Ségol, sceptique, se convertissant à la vraie religion qui apprend à s'humilier et à adorer Dieu. C'est un vieillard qui parle en termes élevés de cette religion, et on pourrait y voir une allusion aux entretiens que Bilderdijk a eus avec Louis sur Dieu et la vraie religion.Ga naar voetnoot6 Ségol et Louis sont en même temps enlevés. Le poète y vit la main de Dieu qui voulait l'empêcher de s'élever trop et de s'enorgueillir.Ga naar voetnoot7 Il n'a plus jamais essayé de continuer son | |||||||||||||||||||||||
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poème, pas même quand, en 1813, le prince d'Orange est revenu en Hollande. Il est donc probable que, l'homme dont il s'inspirait ayant disparu, l'épopée fut privée de son héros.Ga naar voetnoot1
‘C'est depuis 1810... que je ne suis plus de ce monde!’ écrit en 1816 le poète à un parent.Ga naar voetnoot2 Aussi quel anéantissement! Avec la disparition de Louis il a perdu le seul être que, après sa femme, il ait jamais aimé, admiré, et vénéré sincèrement, profondément; celui dont l'image lumineuse lui est restée, au milieu de la haine et de l'envie, dans les heures les plus sombres de sa vie, comme une consolation, un coin du ciel, un regret infiniment doux et infiniment douloureux. Il est étrange qu'il n'y ait plus trace de correspondance entre les deux hommes. Une fois cependant, en 1813, Bilderdijk écrit encore à l'ex-roi au nom de la seconde classe de l'Institut, une lettre officielle mais très personnelle,Ga naar voetnoot3 pour lui annoncer que, grâce à sa générosité, le 3e volume du Spieghel Historial de Maerlant a pu être publié.Ga naar voetnoot4 Cette lettre très reconnaissante, très courtoise, très respectueuse, se termine ainsi: ‘Plus d'une fois je me suis trouvé heureux, Sire, d'expliquer à Votre Majesté les sentiments de mes confrères, et de les voir accueillir par Elle avec bonté. Veuillez maintenant agréer cette faible expression du respect et de la reconnaissance qui ne cesseront jamais de les inspirer. Je n'ajouterai point combien je partage ces senti- | |||||||||||||||||||||||
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ments et avec quelle ferveur j'ai l'honneur d'être avec la plus profonde vénération, Sire, De Votre Majesté Le très humble, très obéissant, et très dévoué serviteur W. Bilderdijk. Amsterdam, ce 20 Septembre 1813.Ga naar voetnoot1
Louis a-t-il répondu? Quoi qu'il en soit, Bilderdijk n'avait pas besoin de nouvelles pour continuer à exprimer sa touchante gratitude envers l'ancien roi. Quand celui-ci vient de partir, le poète écrit sa Prière,Ga naar voetnoot2 où il s'écrie: ‘Oh! que dans les contrées les plus lointaines il emporte cette idée qu'ici des coeurs reconnaissants prient pour celui qui a relevé la gloire de la Hollande...’Ga naar voetnoot3 En 1811, quand Napoléon visite notre pays, le poète, abandonné, écrit le magnifique Au Roi Louis,Ga naar voetnoot4 cri de douleur, et d'indignation à la vue de la félonie des arrivistes politiques. En 1812 il donne le nom du malheureux roi à son fils Lodewijk-Willem. En 1813, au milieu de l'enthousiasme national auquel Bilderdijk a pris une large part, il commence ainsi un hymne sur L'avènement du Prince Guillaume-Frédéric:Ga naar voetnoot5 ‘Brillant comme l'aube... fut votre avènement, inoubliable Louis...’ Dire une parole aussi hardie peut trahir un certain manque de tact, mais non de franchise ni de reconnaissance. Plus tard, en 1815, il refuse de collaborer à un périodique; le motif qu'il en donne, honore son coeur: ‘...je vois avec regret que dans cet ouvrage on se permet ou se vante de vilipender et de stigmatiser l'ancien roi Louis, que je connais et que j'ai appris à connaître plus intimement que personne en notre pays; et que je reconnais, par le coeur et par la parole et, à la rigueur, au prix de mon sang et de ma vie, comme un ami honnête et cordial de notre nation ingrate | |||||||||||||||||||||||
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et de la Maison d'Orange, dont il espérait qu'elle serait un jour reconnaissante de son amour de la Hollande à laquelle il était toujours décidé à se sacrifier. Lui qui, en tant que cela dépendait de lui et que je voulais les accepter, m'a toujours comblé de bienfaits, et qui m'aimait cordialement comme un ami...; et qui était trop bon pour un peuple tellement dépravé et inaccessible à la reconnaissance et au devoir, il ne mérita jamais que je fisse naître par aucun acte le plus léger soupçon même d'approuver de telles invectives contre lui, ne fût ce qu'en m'y résignant...Personne ne me soupçonnera de désirer, si j'avais à choisir, qu'il fût encore roi, lui, le débonnaire mais faible Louis au caractère bon enfant et peu ferme et qui était frivole et peu profond...; ou même que je pusse avoir pour lui l'attachement que j'ai eu avec mon sang pour la Maison d'Orange...’ L'auteur ajoute que Louis considérait le trône de Hollande comme appartenant de droit à cette maison.Ga naar voetnoot1 En 1816, année où la calomnie et la haine générale se déchaînent le plus fortement contre le poète, sous le coup de la déception que le refus d'une chaire universitaire promise lui cause,Ga naar voetnoot2 il éclate en regrets: Au Roi Louis pendant son séjour en ItalieGa naar voetnoot3 est une plainte amère contre la Hollande d'alors. ‘Non, s'écrie-t-il, votre coeur serait blessé trop cruellement si vous appreniez combien d'atroces souffrances vos bienfaits coûtent au vieil exilé’. En outre, on remarque dans les premières strophes de ce poème un regret d'artiste que le trône ne soit plus occupé par un prince amateur de la poésie.Ga naar voetnoot4 Si ce poème ne fut pas publié alors, le poète exprime les mêmes sentiments à maintes occasions en termes assez clairs. En 1820 par exemple, dans la préface de son épopée De Ondergang van de eerste Wareld,Ga naar voetnoot5 il parle du ‘bienfaisant ami des arts Louis, dont la bienveillance et la bonté à l'égard de moi, faible vieil- | |||||||||||||||||||||||
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lard épuisé, n'eurent jamais d'égales...’ Le reproche qu'on lit entre les lignes n'est pas tout à fait justifié: le nouveau roi était plus lié par l'opinion publique que Louis, et cette opinion était peu favorable au poète. Jusqu'à sa mort, le poète garde les mêmes sentiments vis-à-vis de LouisGa naar voetnoot1 ‘au coeur duquel son coeur reconnaissant restera éternellement attaché’...Ga naar voetnoot2
Et Louis, l'ancien roi, qu'a-t-il fait de son côté? C'est le silence absolu! Quand il s'en va en 1810, il fait de nouvelles connaissances, il a des entretiens intéressants à Téplitz avec Goethe,Ga naar voetnoot3 mais oublie son poète hollandais, bien qu'il ne puisse oublier sa chère Hollande.Ga naar voetnoot4 Quand, en 1813, la puissance de Napoléon commence à s'ébranler, Louis s'adresse à quelques Hollandais influents, entre autres à D.-J. van Lennep, pour s'informer si la Hollande veut encore de lui...Si, au contraire, elle préfère un prince d'Orange, il ne saurait l'en blâmer...Ga naar voetnoot5 Mais il ne s'adresse pas à Bilderdijk. Et cela est en parfait accord avec l'affirmation du poète qui avait toujours dit qu'il ne s'occupait jamais de politique avec Louis; d'ailleurs, les sentiments du poète lui étaient trop bien connus pour qu'il pût rien en espérer. Quand l'ex-roi, devenu Comte de Saint-Leu, écrivait plus tard des livres, il en envoyait des exemplaires à D.-J. van Lennep,Ga naar voetnoot6 mais jamais à Bilderdijk. Dans ces ouvrages, il parle avec amour et admiration de la Hollande et de ses habitants,Ga naar voetnoot7 mais on cherche en vain, dans ses romans et dans ses vers, un | |||||||||||||||||||||||
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vestige, une ombre, un souvenir du poète, excepté peut-être dans une petite poésie consacrée à la Hollande.Ga naar voetnoot1 Un jour qu'un admirateur de Bilderdijk alla trouver le comte de Saint-Leu à Florence pour lui parler du maître décédé, l'ancien roi voulut bien se souvenir affectueusement de son génial protégé d'autrefois...Ga naar voetnoot2 Le visiteur ne trouva aucun livre hollandais dans sa bibliothèque, pas même les jolies reliures en maroquin rouge que le poète lui offrit autrefois, au temps de leur bonheur à tous deux. O Roi, ô oubli, ô grandeur humaine, ô illusion d'un coeur trop fidèle! |
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