Bilderdijk et la France
(1929)–Johan Smit– Auteursrecht onbekend
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En exil‘Cet Enfer physique et moral...’ En Angleterre, où Bilderdijk a passé deux ans (1795-1797), il ne paraît pas avoir connu d'émigrés français qui y pullulaient pourtant en ce temps-là. Quand il entre en Allemagne, il trouve, à Emden, écrit sur une vitre ce conseil: ‘Pour voyager en Allemagne, il faut avoir beaucoup d'argent, un tempérament fort, une patience extraordinaire, et point de délicatesse’. Je pris cela pour un Avis au lecteur, dit-il. On avait écrit dessous, en mauvais français: ‘Allez en Hollande, c'est là qu'on écorche les gens’.Ga naar voetnoot2 A Hambourg, où il est resté pendant quelques mois (1795), vivant de leçons, il fait concurrence aux réfugiés français, instituteurs et institutrices, maîtres de français, dont beaucoup d'origine noble,Ga naar voetnoot3 avec qui l'éxilé hollandais avait de commun la haine et le mépris du Hambourgeois, hôte lourdement aimable. Rivarol, le sémillant Français, qui y a passé aussi quelques années, qui, comme Bilderdijk, a fréquenté les milieux aristocratiques,Ga naar voetnoot4 et fournissait des articles spirituels au Spectateur du Nord, édité à Hambourg, raillait les coutumes des habitants de la ville en vers et en prose.Ga naar voetnoot5 Il se plaint des poêles de faïence et des étouffants édredons, et parle de l'allure bovine des Hambourgeois.Ga naar voetnoot6 Il est curieux de | |
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voir que Bilderdijk énonce les mêmes critiques: ‘Les Hambourgeois sont le vrai modèle d'honnêtes buffles’, écrit-il.Ga naar voetnoot1 Et il se moque de leurs poêles et de leurs édredons.Ga naar voetnoot2 Influence directe ou indirecte, ou sentiment personnel, toujours est-il qu'à partir du séjour à Hambourg commence l'aversion insurmontable et presque maladive pour les Allemands et pour l'Allemagne qui n'a plus jamais abandonné l'impressionnable poète hollandais. Quand, après son séjour en Angleterre, Bilderdijk revient en Allemagne, il se rend à Brunsvick, où il est bien reçu du duc de ce pays, à qui il avait eu l'occasion de rendre service lors de l'intervention armée de ce prince dans les affaires de Hollande en 1787. La cour de ce grand ami des Français était alors le centre d'une socitété composée d'émigrés qui lui payaient en flatteries les pensions qu'il leur distribuait. Bilderdijk, n'aimant pas la vaine représentation, se tenait loin de la cour, ayant du reste assez à faire à donner des leçons à des Hollandais et à des Français, et employant ce qu'il lui restait de loisir à faire des vers et à traduire en hollandais des poèmes latins, anglais et français. Les amitiés qu'il cherchait ou qu'il acceptait, étaient, à une exception près,Ga naar voetnoot3 des amitiés françaises. ‘Plusieurs évêques m'aimaient, gens de lettres, de vertu et de candeur’,Ga naar voetnoot4 dit notre poète, qui préfère leur société à celle de pasteurs protestants allemands. Les plaisanteries sur les Allemands recommencent: ‘Comme les Français, ils ne savant pas parler une langue étrangère et sont assez polis pour dire: il est comme vous, en voulant dire: il est comme fou... ils disent: une maison de bierre ou de poix, pour une maison de pierre ou de bois,Ga naar voetnoot5 plaisanteries où l'on reconnaît la critique habituelle des Français. | |
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C'est dommage que Bilderdijk ne nomme aucune de ses relations françaises, de sorte qu'on est réduit à des suppositions. Delille, dont il a traduit L'Homme des Champs,Ga naar voetnoot1 a fréquenté en 1798 la maison de Zimmermann aussi bien que Bilderdijk.Ga naar voetnoot2 Il est certain que le poète hollandais a été fort jaloux du poète français, ce qui ne peut être résulté que d'impressions personnelles devant le succès de l'autre, et doit avoir amené les observations malveillantes au sujet de la frivole nullité des Français en cette période.Ga naar voetnoot3 Un autre personnage célèbre que Bilderdijk a certainement connu et dont il ne souffle mot, c'est le vieux Grimm, Allemand de naissance, mais Français de culture, et ancien ami de Rousseau, de Voltaire et de toute la cohorte encyclopédique. F.-M. von Grimm, réfugié de France, établi de 1798 à 1800 à Brunsvick, élevait dans sa maison trois arrière-petits-enfants de Mme d'Epinay, son ancienne amie, morte en 1783. Il leur faisait donner des leçons par des émigrés de naissance; dispensateur de cinq mille roubles que l'empereur de Russie lui envoyait annuellement pour les Français, il était entouré d'une cour un peu intéressée. Mais en outre il recevait chez lui les célébrités de ce temps, Goethe, Herder, Wieland, Mme de Staël, Benjamin Constant, Delille, Zimmermann. Bilderdijk venait y donner des leçons de dessin. Une des enfants, Catherine, âgée alors de treize ans, a raconté cela assez vivement:Ga naar voetnoot4 ‘Quatre fois par semaine arrivait notre génial maître de dessin, Monsieur Bilderdijk, nommé Tristerband (sic!), un célèbre savant émigré de Hollande. Sa spécialité étaient les langues orientales et anciennes, à côté desquelles il donnait aussi des leçons de dessin, mais seulement pour se reposer de ses fatigues de l'esprit, et probablement aussi, pour augmenter le nombre des branches de l'enseignement qu'il donnait pour son entretien et celui de sa fille.Ga naar voetnoot5 Guillaume Bilderdijk avait l'extérieur très négligé; penché en avant quand il marchait, à quoi | |
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sa myopie l'obligeait, il clignotait de ses yeux gris clair, ombragés de gros sourcils noirs. Souvent il portait des lunettes. Ses épais cheveux noirs étaient toujours fort poudrés, de sorte que le collet de son habit avait toujours l'air d'être enfariné. Il portait d'ordinaire un habit vert; ce n'est que pour des visites ou en répondant à une invitation à dîner qu'il s'habillait de noir.Ga naar voetnoot1 Cet homme remarquable possédait une profonde érudition dans presque toutes les branches des sciences, mais particulièrement dans toutes les langues du monde, sur l'origine desquelles il avait beaucoup médité... Il attachait un très grand prix à la langue hollandaise, et il considérait presque comme une insulte si quelqu'un la tenait pour une variété de la langue allemande. Sous le prince d'Orange, le stadhouder des Pays-Bas Unis, qui ne constituaient pas encore un royaume, Bilderdijk avait occupé le poste élevé d'Avocat-Général. En souvenir de cela, il ne manquait pas de présenter ses hommages, aux journées importantes pour la Hollande, à la princesse héréditaire de Brunsvick, fille du Stadhouder. Un jour, venant directement de chez Elle pour me donner ses leçons, il me montra un noeud de couleur orange qu'il portait sous son gilet sur le coeur. Son amour pour la patrie était si ardent et si enthousiaste qu'on attribuait sa mélancolie aux malheurs de la patrie plutôt qu'au désir de revoir les siens qu'il avait dû laisser en Hollande pendant son exil.Ga naar voetnoot2 Il n'avait emmené pour sa consolation qu'une seule fille de dix-huit ans environ;Ga naar voetnoot3 on l'aurait invitée plus souvent chez nous, si elle n'avait pas été réduite à se servir de la langue hollandaise et n'avait pu se faire comprendre que difficilement en allemand. Le père (Bilderdijk) fut invité à dîner plusieurs fois par le Baron, et jouissait volontiers de son commerce enjoué. Pendant les leçons de dessin que Bilderdijk nous donnait d'après les principes de l'art antique d'une manière vraiment géniale, il se prit à m'aimer à ce point qu'il entamait souvent des conversations sérieuses avec moi qui, plus que je ne le pensais alors, ont | |
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certainement influé favorablement sur mon esprit. Il était très fervent protestant, mais ne me parlait pas de sujets religieux.Ga naar voetnoot1 Une seule fois que j'avais dit quelque chose qu'il tenait à tort probablement, pour inconciliable avec la foi vivante, il me cria tout à coup à haute voix et avec une expression de figure presque prophétique: ‘Et moi je vous dis, dit le Seigneur Jésus-Christ, que celui qui a de la foi aussi gros seulement qu'un grain de moutarde,Ga naar voetnoot2 déplacera des montagnes’. Il disait cela en langue française, celle dont nous nous servions toujours alors’. Bilderdijk ne mentionne nulle part ces visites au vieil encyclopédiste, et pourtant ce portrait ne saurait mentir: il est pris sur le vif. Comme on aurait aimé à avoir des détails sur la conversation des deux hommes, dont l'un était pris dans la rouille tenace des préjugés de son siècle: déisme, supériorité de la raison humaine; l'autre, théiste, s'en tenant aux vérités bibliques et n'attendant de la sagesse que de la révélation divine, et tous deux, bien que chacun à sa façon, admirateurs de la littérature française. Il va sans dire que pour Grimm, qui avait vu les gloires européennes, l'apparition d'un maître de dessin qui avait aussi la curiosité de s'occuper de littérature, ne devait pas être un événement; aussi n'en parle-t-il pas dans sa correspondance qui, du reste, avait déjà cessé à peu près complètement en ces années-là où le vieil encyclopédiste était devenu presque aveugle.Ga naar voetnoot3 Des maladies, le départ de beaucoup d'émigrés, la pénurie qui se faisait sentir, firent perdre à Bilderdijk une grande partie de ses leçons, de sorte qu'à la fin de son séjour dans le Brunsvick il avait de la peine à joindre les deux bouts. Les pensions même qu'on lui payait l'exaspéraient. A la fin il était obsédé d'un grand désir qui le dévorait: quitter cette géhenne de douleur où la vie était un cauchemar. C'est dans cet état d'esprit qu'il doit avoir écrit la lettre française dont un fragment va suivre. Après avoir souhaité que le prince d'Orange, qui était à Brunsvick, et le duc de Brunsvick trouvent moyen d'expédier le poète dans un autre pays, il continue: | |
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‘Il y a huit ans que je suis dans ce païs-ci, depuis ce tempslà j'ai coûté à Mgr. le Duc à peu près 3000 Ecus, pour m'y mettre à la plus cruelle torture où celle qu'on fait subir aux criminels n'approche pas...’ Qu'on le laisse donc aller en Angleterre. Mais on le retient ‘par des promesses et les menées sourdes et les perfidies noires de ce M. de Feronce auquel on me renvoyait parce qu'il avait l'oreille du Duc, et qui n'était pas fait même pour comprendre un homme de naissance, de candeur, et de savoir...’ ‘Croit-on donc que dans l'âme je puisse me croire redevable pour ces soidisants bienfaits [en argent] qui n'ont jamais visé qu'à me plonger dans la misère, qu'à m'avilir, qu'à me rendre la vie odieuse et insupportable, qu'à m'ôter à moi-même? dont je ne saurais recevoir aucun, sans prier le bon Dieu que chaque morceau de pain que j'en avale puisse m'étouffer et me délivrer ainsi de l'horreur d'en jouir. - Non, qu'on me retire tous ces bienfaits, qu'on me remette dans le lieu où l'on m'a trouvé, et dont on m'a jeté par la plus cruelle de toutes les perfidies possibles, dans un Enfer de maux indicibles. Qu'on me remette sur les bords de l'Allemagne, sans dettes, sans soucis, et ayant de quoi retourner en Angleterre. Qu'on my remette dans la force de l'âge, jouissant d'une santé passable, et n'aiant pas perdu ni la mémoire, ni le jugement, ni l'esprit par l'abattement des maux infinis où depuis j'ai été livré en proie. - Ou, si l'on ne peut pas, qu'on rougisse de m'avoir ainsi trahi et ruiné et d'avoir ôté aux sciences et à la postérité, ce que j'étais destiné à leur être! Ou bien, puisqu'il n'y a pas de moien de rappeler le temps perdu: que dans ce moment même l'on me transporte dans un païs où je n'entendrai plus prononcer le nom de l'exécrable Brunsvic, où je serai rendu à moi-même, pour gagner la pauvre subsistance à ma famille, qui maintenant est réduite à si peu; où je serai isolé avec elle du reste du monde, et où je pourrais donner un essor libre aux malédictions d'un coeur ulcéré à toute outrance, et qui ne peut plus que respirer vengeance contre ces scélérats qui l'ont attiré et retenu dans cet Enfer physique et moral où l'existence elle-même est un poids | |
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qu'il n'est plus possible pour moi de supporter davantage’.Ga naar voetnoot1 Peu après, en mars 1806, le poète quitte la terre d'exil pour regagner sa chère Hollande, où quelques années de bonheur relatif l'attendent. |
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