Bilderdijk et la France
(1929)–Johan Smit– Auteursrecht onbekend
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La France vue à travers l'HistorieSois toujours ami du François, Mais son voisin jamais ne sois.Ga naar voetnoot1 Quand un homme comme Bilderdijk a vu péricliter sa chère patrie par suite d'une politique francophile; quand il a dû s'exiler, et qu'il a perdu ainsi tout ce qu'il possédait: sa position, sa fortune,Ga naar voetnoot2 sa famille et ce qu'il avait de plus cher: ses livres et même ses manuscrits; quand il revient ensuite après dix ans d'exil dans sa patrie, pauvre, dépaysé, et qu'il trouve un appui tutélaire dans un roi français, ennemi de la politique française; quand il est réduit après cela à la plus noire misère par les conséquences de la politique de Napoléon; quand enfin il voit briser ses espérances les plus chères, presque sa raison d'être,Ga naar voetnoot3 par les mêmes forces qui l'ont toujours persécuté et qu'il croit de connivence avec d'obscures influences françaises, on ne peut pas s'attendre à ce que cet homme observe une froide objectivité devant l'histoire de la nation qui, à ce qu'il croit, a noirci sa vie. Le passé renferme le présent,Ga naar voetnoot4 dit le poète, et quand le présent a fait saigner son coeur hollandais, il a lieu de croire qu'à chaque contact des deux nations dans le passé le coeur de la Hollande aura saigné, car pour lui, poète, une nation n'était pas une froide conception géographique, mais un être vivant, une âme avec ses vertus, ses vices, ses passions, ses souffrances. Quand Bilderdijk parle donc de la France dans sa Geschiede- | |
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nis des Vaderlands, il est loin d'être impartial, d'autant moins que, quand le plan de cet ouvrage était arrêté et le prospectus déjà lancé (1811), la censure impériale trouva bon de le mettre à l'index avant qu'il fût né. Ce coup de stylet prématuré n'aura pas radouci les sentiments de l'auteur envers la France. Et dire que Bilderdijk avait voulu se réserver le droit de publier une traduction française de son Histoire! Après six ou huit ans pourtant, cette blessure peut avoir été guérie, sinon oubliée. Puis, quand Bilderdijk composait sa Geschiedenis des Vaderlands (1817-1819), la situation politique de l'Europe etait assez tranquille. Cette période de paix peut avoir contribué à voir les événements passés sous un jour favorable. Si l'auteur avait composé son Histoire quelques années plus tard, quand l'esprit de démocratie, de liberté et de révolte se manifestait de nouveau dans toute l'Europe, le ton de l'ouvrage aurait été plus véhément, témoin les poésies parues dans ces années. Ce qui donne du prix à cette Histoire, c'est, outre la valeur scientifique, qui est très contestée,Ga naar voetnoot1 le caractère intime de la composition: elle ne fut pas même tout d'abord destinée à la publication, étant plutôt un cours d'histoire donné à une petite élite d'étudiants.Ga naar voetnoot2 On est donc sûr d'y trouver l'image exacte que l'auteur s'était faite des événements. Mais il se peut que dans ses conférences l'auteur ait éclairci, amplifié certains détails qui laissent maintenant l'impression d'avoir été traités en bagatelle.Ga naar voetnoot3 Disons tout de suite que l'auteur se documente abondamment et qu'il ne néglige de consulter aucun ouvrage qui soit à sa portée. Quand on pense que sa bibliothèque comptait 6000 ouvrages en 1797, et celle de 1831 près de 2000, dont une grande partie se rapportait à l'histoire, la juridiction, la législation, tant des pays de l'Europe que des provinces et des com- | |
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munes de la Hollande;Ga naar voetnoot1 que l'auteur connaissait la littérature de tous les pays civilisés d'alors; qu'aucun domaine de l'esprit ne lui était étranger, et qu'il joignait à une mémoire encyclopédique un don de divination presque surnaturelle, on comprend quelle jouissance intellectuelle doivent avoir été ces leçons intimes pour les jeunes auditeurs qui vénéraient religieusement le maître,Ga naar voetnoot2 mais qui ne le suivaient pas docilement. Au contraire, les sentences du maître, qui souvent n'étaient que des paradoxes, les stimulaient à se former un jugement personnel.Ga naar voetnoot3 Mais, malgré l'estime qu'on peut avoir pour le travail de l'historien, on ne peut s'empêcher de constater que Bilderdijk a fait ce qu'il a reproché à Buffon:Ga naar voetnoot4 il a jugé de sa cellule le monde; il a, devant les yeux émerveillés de ses adeptes, dont plusieurs ont joué un rôle important dans leur patrie,Ga naar voetnoot5 - et | |
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qui sait à quel degré les paroles du maître ont influencé leurs sympathies et leurs actions -; il a ramené l'immense histoire à un jeu, à une comédie divine d'ombres chinoises, où la France jouait tour à tour le rôle de l'ogre ou de polichinelle, charmante ou gloutonne et toujours dangereuse. Et il prenait un malin plaisir à accentuer un peu ce rôle pour donner un antidote à l'histoire anti-orangiste de Johan Wagenaar, et à celle de Cerisier qui respirait un esprit français.Ga naar voetnoot1 Qu'on se garde bien, du reste, de croire que Bilderdijk soit aveugle aux défauts de ses compatriotes! ‘On dit que les Néerlandais ont créé leur pays, et cela semble beau; mais la vérité est que c'est Dieu qui le leur a préparé, et qu'eux, voulant le devancer dans leur impatience, l'ont gâté d'une façon des plus ingénieuses, pour finir par sombrer un jour avec ce pays’.Ga naar voetnoot2 Ce n'est pas flatteur. La manière dont il parle des Gueux, les héros nationaux dans la lutte contre l'Espagne, ne flatte pas non plus l'opinion publique. Il est donc absolument hors de doute que l'historien Bilderdijk est sincère: ‘La vérité doit nous être sacrée’, dit-il.Ga naar voetnoot3 Somme toute, on fera bien de s'en tenir au conseil que le poète a donné lui-même à sa fille: ‘Gardez-vous bien de donner trop de confiance aux portraits que les historiens vous | |
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font des hommes célèbres. Les faits peuvent se vérifier, quant à la substance de ce qui est arrivé; mais les circonstances, les vrais motifs, les moyens qui véritablement ont agi, sont presque toujours supposés dans l'histoire, au moins en partie; et ni les soi-disant grands hommes, ni les scélérats n'ont été ou si respectables, ou si méprisables qu'on les conçoit par l'imagination’.Ga naar voetnoot1 Pour l'ancienne France Bilderdijk n'a que des louanges: la France a été, au temps de Charlemagne, et longtemps après, un pays guerrier, religieux, curieux d'art, et nous a donné ses princes, sa culture et des modèles [en littérature] que nous acceptions volontiers et avec reconnaissance.Ga naar voetnoot2 Charlemagne excite son admiration. Il est ‘en effet grand en tout ce qui fait un souverain et un grand homme; les sciences et les lettres lui doivent autant que la liberté et l'indépendance de toute la chrétienté’.Ga naar voetnoot3 Quant à Roncevaux, après une analyse très détaillée des différentes opinions sur l'invasion de l'empereur, l'auteur dit qu'il est d'avis que les romanciers, c'est-à-dire les auteurs des chansons de geste, sont plus véridiques que les historiens. Le fond de cet énigmatique récit est vrai, dit-il, mais l'Histoire a trop brodé là-dessus.Ga naar voetnoot4 Il doute de la culpabilité de Ganelon, et parle sans enthousiasme du ‘mal famé’ Orlando d'Arioste, le célèbre Roland de la Chanson de Roland. Ainsi, Bilderdijk juge froidement, en historien objectif, sans un mot d'admiration, de cette odyssée de géants, qui a fait naître la magnifique Chanson de Roland, où Roland, le ‘mal famé’, se dresse comme une silhouette grandiose à l'horizon de l'histoire. En revanche, Bilderdijk s'étend sur les qualités physiques de Charlemagne,Ga naar voetnoot5 un peu comme un bourgeois satisfait d'exhiber un monstre, sans s'apercevoir qu'il est au pied de l'Olympe! Arrivé à l'an 1345, il parle déjà du ‘sang félon français’ des Valois,Ga naar voetnoot6 mais il prend, plus loin, hautement parti pour Phi- | |
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lippe-le-Bon, duc de Bourgogne, qui destitua Jacoba de Bavière, comtesse de Hollande, et devint comte à sa place.Ga naar voetnoot1 Sur Jeanne d'Arc: ‘En 1431 le sort de la guerre changea encore. La Pucelle d'Orléans (comme on l'appelait) fut faite prisonnière et brûlée comme sorcière; et avec elle disparut la fortune des Français. Heureusement pour les Anglais’.... Et puis, c'est tout! Non, il y a une note qui dit: ‘Quaeritur, an recté? - Juridicè, minime. Sed politicè, omnino; tam quod ad Gallos, quam quod ad Anglos’.Ga naar voetnoot2 Abstraction faite de ce terrible distinguo entre un meurtre juridique et un meurtre politique,Ga naar voetnoot3 il est déplorable et inquiétant que l'historien chrétien ne trouve pas nécessaire de réhabiliter par quelques mots de sympathie la surhumaine figure de la grande héroïne française après la honteuse flétrissure que Voltaire s'était plu à lui infliger; et que le poète hollandais n'ait pas vu la grandeur tragique de cet autre Roncevaux de l'histoire de France. Louis XI est pour notre auteur le traître, le fin matois, pour qui la fin justifie les moyens; et cette fin fut l'annexion des Pays-Bas. ‘Mais la nation néerlandaise l'avait en horreur!’Ga naar voetnoot4 Quand le comte de Hollande, Guillaume VI, meurt en France par suite d'une morsure de chien, l'auteur suppose qu' ‘un chien de français’ l'aura fait,Ga naar voetnoot5 ce qui n'est qu'une mauvaise plaisanterie. Louis XII, ‘à qui les Français donnent le | |
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titre d'honneur de ‘Père du peuple’, s'est distingué par une conduite ‘entrêmement perfide, politique, sans aucune bonne foi’.Ga naar voetnoot1 Bilderdijk parle du ‘massacre hideux de la Saint-Barthélemy’, et de ‘l'infernale mégère Catherine de Médicis’, et il n'a pas tort.Ga naar voetnoot2 Du reste, il voit que la nation française est dépravée par suite des influences italiennes, et cela depuis la Renaissance italienne dont le fond était l'incrédulité et la folie.Ga naar voetnoot3 Henri IV, ‘le grand Henri’,Ga naar voetnoot4 est loin d'être le brave homme de la tradition; il joint à sa vaillance une faiblesse de caractère, et à son aménité son esprit français de ruse et d'intrigue, et son despotisme.Ga naar voetnoot5 Le traité de 1608 ne fut qu'une corde qu'Henri IV, avec une habileté toute française, jeta autour du cou des Etats-Généraux de Hollande, et qu'il pouvait resserrer à volonté.Ga naar voetnoot6 Après avoir énuméré d'autres preuves de fausseté de ce prince, Bilderdijk s'écrie: ‘Et voilà ce bon, ce grand Henri Quatre, ce modèle des Princes, ce Prince sans défauts, à qui notre pays doit tant!’Ga naar voetnoot7 Par l'intermédiaire du ministre Jeannin, Henri aurait corrompu Oldenbarneveld, l'homme d'état hollandais.Ga naar voetnoot8 C'est qu'Henri aurait toujours nourri secrètement le projet de devenir seigneur des Pays-Bas,Ga naar voetnoot9 et, finalement, de réunir le monde entier sous son sceptre:Ga naar voetnoot10 cela aurait été le grand sacrilège, la révolte contre Dieu! Après la mort d'Henri, la France continue à se mêler des affaires intérieures de la Hollande, et elle est toujours du parti anti-stadhoudérien et anti-réformé. Ce fut Louise de Coligny, la quatrième femme de Guillaume le Taciturne, qui y contribua en influençant son fils, Frédéric Henri: ‘Un mot seulement trouvait du crédit auprès de son fils: politique française!’Ga naar voetnoot11 Oldenbarneveld, grand pensionnaire de Hollande, est | |
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soutenu par la France contre le prince Maurice. Bilderdijk en est indigné, mais il est exaspéré contre les Hollandais de son temps qui croient à la culpabilité de Maurice dans la triste affaire de la mort du Grand Pensionnaire.Ga naar voetnoot1 ‘Frédéric Henri fut si francophile et si tolérant en même temps qu'il envoya vingt vaisseaux pour aider le roi de France à bloquer les réformés de La Rochelle.’ En outre, ce roi eut des exigences excessives et traitait notre pays en province conquise. ‘Et il en était toujours ainsi, dès qu'en France on apercevait quels principes avaient le dessus en Hollande’.Ga naar voetnoot2 Voici la source des sentiments anti-français de Bilderdijk. Etre arminien, tolérant, moderniste, voulait dire: être ami de la France, et par conséquent, mettre le pays en danger. Une religion relâchée amenait un patriotisme relâché. C'est pourquoi Bilderdijk ne peut souffrir Frédéric-Henri, qui ‘grâce à sa mère française, fait l'hypocrite français,... cherchant toujours des accommodations françaises entre la justice et l'injustice, entre le devoir et le crime’.Ga naar voetnoot3 Quelle volte-face peu de temps après! ‘Le voisin faux, orgueilleux et traître, cette canaille française’Ga naar voetnoot4 devint un ange tutélaire de la royauté, lorsque la France protégea Charles Ier, roi d'Angleterre et donna asile à son épouse et à ses fils! Ce fut ‘le furieux esprit républicain, cette chose damnée, stupide et pernicieuse au plus haut degré, qui rendit les gouvernants hollandais si méchants à l'égard de la France et de Louis XIV, avant qu'il eût rien fait qui le méritât. Et comme cet esprit les excita à être en bons termes avec l'Angleterre, follement rebelle, bien que le diable y régnât, ils enragèrent à l'idée d'une paix avec l'Espagne grâce à laquelle la France, ennemie alors des républicains, leurs camarades démocratiques, deviendrait plus puissante et serait mise en état de subjuguer ces chiens infernaux’.Ga naar voetnoot5 La paix de Westphalie (1648) fut signée malgré les protestations des Français, qui rappelaient le traité de 1644: on ne ferait la paix avec l'Espagne que de concert. ‘Que la France fût très mécontente, tout le monde le comprend... La France | |
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ne put laisser de se montrer susceptible et de concevoir une rancune naturelle dans des cas pareils. Et c'est à partir de cette heure-là que furent jetées les bases de cette haine éternelle et ineffaçable de la France contre notre Etat, tandis qu'on aurait mieux fait de la ménager au lieu de l'offenser méchamment et de propos délibéré, parce qu'elle marchait de compagnie avec le prince d'Orange contre le parlement d'Angleterre’.Ga naar voetnoot1 Et les années suivantes la Hollande manque de la circonspection nécessaire pour amener la France à de meilleurs sentiments. ‘Notre ambassadeur Van Beuningen prévint en 1688 Louis XIV, qui flottait encore, contre lui par son caractère orgueilleux (et l'on peut dire impertinent, chose qu'il croyait seyante à un républicain)’.Ga naar voetnoot1 Il est évident que ce sont les principes monarchiques qui font aller la sympathie de l'auteur vers la France, quelques objections qu'il ait contre le caractère des Français. Cela se manifeste plus encore par ce qui suit. Pendant que la France corrompt grâce à son argent les régents hollandais, le grand pensionnaire Jean de Witt ‘négocie avec la France contre l'Espagne et avec l'Espagne contre la France’, au sujet du partage des Pays-Bas méridionaux. ‘Cela fut considéré en France comme une perfidie, et en effet, on ne se trompait pas’.Ga naar voetnoot2 Et alors, c'est la guerre, la catastrophe de 1672. De Witt, l'ami trop rusé de la France, et les régents, également amis de la France et surtout ennemis des stadhouders hollandais, en furent la cause. Alors les soldats français ont commis des atrocités contre les non-combattants. Bilderdijk les excuse ainsi: c'est que des bandes de paysans avaient résisté et cela aura déterminé Luxembourg à donner l'ordre de ne rien épargner. Du reste, il ne faut pas imputer ces atrocités au duc de Luxembourg, ni le traiter de ‘ce tigre de Luxembourg’, car celui-ci ‘ne prit pas de plaisir à laisser maltraiter des hommes, des femmes et des enfants sans défense; mais il faut imputer cela à la nature de la nation française, dont Voltaire a dit, il y a des années, qu'on ne saurait croire combien et à quel point les Français sont cruels et barbares’... ‘Chez les Français’, explique Bilderdijk, ‘la méchanceté ne provient pas de leur frivolité: la gaîté folâtre est | |
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un besoin pour eux; là où ils deviennent sérieux, c'est un abominable caractère diabolique, une barbarie effrénée qui se montre’.Ga naar voetnoot1 Louis XIV, dont Bilderdijk ne conteste pas la grandeur,Ga naar voetnoot2 est jugé très sévèrement quand, en vieillissant, il montre un caractère de plus en plus léger et cruel. Au milieu de la guerre ‘il danse sur le théâtre de Paris, dans le costume de Mars, un pas de deux avec une vénus joliment affublée’.Ga naar voetnoot3 L'auteur hollandais le voit poussé, après 1684, par ‘une insatiable soif de domination et de gloire vers le souverain pouvoir universel que visa Henri IV et auquel Richelieu avait frayé le chemin’.Ga naar voetnoot4 L'homme qui seul sut lui résister fut notre Guillaume III ‘que tout Français honore comme le diable honore Dieu en le maudissant!’Ga naar voetnoot5 Aussi Louis XIV, qui d'abord l'estimait, voulut-il plus tard le faire assassiner.Ga naar voetnoot6 Il va dans dire que Bilderdijk trouve qu'un des plus grands crimes de Louis XIV est la révocation de l'Edit de Nantes qui devint non moins désastreuse pour la Hollande que pour la France, car ‘la Hollande fut inondée de milliers d'émigrés français qui, avec la langue et les moeurs françaises, inspirèrent partout le mépris des institutions ancestrales, et détruisirent les liens intimes par lesquels on tient à sa nation et à sa patrie’.Ga naar voetnoot7 L'historien chrétien n'est pas tendre pour ses coreligionnaires, les réfugiés français, parmi lesquels il y a eu des héros, et qui tous, ou à peu près, furent des martyrs. C'est qu'ils entamèrent la pureté de l'âme hollandaise, et ce fut là le crime de Louis XIV. Aussi sa haine pour ce roi était violente. Il compare Louis, qui feignit de satisfaire aux voeux des Espagnols en leur accordant pour roi le duc d'Anjou, à Napoléon, qui joua le même rôle quand il nous donna son frère. ‘Ainsi les Français se ressemblent toujours, et se ressembleront jusqu'à ce que le dernier soit exterminé’.Ga naar voetnoot8 Quand l'ancien protégé de Louis-Napoléon s'est oublié à lâcher cette stupide grossièreté, il a souffeté brutalement les | |
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souvenirs les plus sacrés de sa vie. Le désir d'ébahir l'auditoire aura eu sa large part à cette vilaine boutade, qui déshonore son auteur autant qu'elle révèle la passion aveugle avec laquelle cet homme aimait et damnait. Ses jeunes auditeurs ont-ils été assez indépendants d'esprit pour résister à l'entraînement de cette fougue? Quand l'auteur en arrive au XVIIIe siècle, on sent que les événements sont de l'histoire contemporaine pour lui. Il ne quitte pas son ton véhément. La France ayant assuré d'observer un traité (1736), l'auteur ajoute: pour autant qu'un traité avec la France puisse porter le nom d'assurance; et dans une note il ajoute ce commentaire: ‘certainement, dans le sens français du mot qui ne signifie qu'insolente imposture’.Ga naar voetnoot1 Le reste du XVIIIe siècle pâlit devant l'éclat redoutable de la révolution française, qui, pour l'historien, le savant, le philosophe et le poète, n'est qu'une formidable flamme infernale qui incendie le monde et dont les rouges lueurs se projettent sur toutes les institutions antérieures et ultérieures de la civilisation moderne. Un mot résume ces forces infernales: les Jacobins,Ga naar voetnoot2 sortis de la populace, démolisseurs du trône et de l'autel; ce sont des Robespierre, pis encore, des Marat, qui rivent la chaîne de la liberté autour de votre cou, de votre conscience!Ga naar voetnoot3 Où le feu a-t-il pris? A l'instar de tant d'autres, Bilderdijk cherche la cause dans des mouvements secrets, un obscur complot d'une secte révolutionnaire: les francs-maçons, et, parmi eux, les Illuminés. Ce furent là les vrais coupables.Ga naar voetnoot4 La Grande Loge nationale de Paris aurait lancé un manifeste signé par le duc d'Orléans en qualité de Grand-Maître, et propageant la révolte dans toute l'Europe.Ga naar voetnoot5 Une espèce de ligue puissamment organisée devait préparer la révolution, | |
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l'apostasie générale; le Système de la Nature d'Holbach, la politique naturelle, la philosophie de la nature, le Système [Contrat] social, les discours de Mirabeau et d'Helvétius en étaient les symptômes. Les Illuminés étaient accusés de placer des bombes, de provoquer des avortements etc. etc.Ga naar voetnoot1 bref, c'était l'enfer déchaîné! ‘Tout le génie français, s'écrie notre rêveur, tend à détruire la religion et les moeurs; leur code civil est établi dans cet esprit, et ce même esprit est soigneusement conservé et fortifié dans leur Code Napoléon’.Ga naar voetnoot2 Sur tout ce que font les francs-maçons plane un profond mystère, il faut donc qu'ils soient en rapport avec ‘l'engeance française’.Ga naar voetnoot3 Et comme les vieux alchimistes trouvaient au fond de leurs cornues la matière que leur rêve y avait déposée d'avance, l'imagination échauffée du poète distille le résidu invraisemblable de ses cauchemars.Ga naar voetnoot4 Si grande que soit son horreur de la révolution française, Bilderdijk a quelques mots d'estime, mêlés d'insinuations puériles, il est vrai, pour les armées françaises. ‘Le manque d'exercice militaire des soldats français (le plus souvent des jeunes garçons contraints au service par la menace de la mort et poussés au combat par la crainte de la mort) fit naître une façon de combattre toute nouvelle et irrégulière, qui déconcerta les troupes régulières; insensiblement les Français devinrent vaillants et guerriers, et redoutables par l'habileté et le courage personnels des individus contre lesquels les opérations en masse des Prussiens, mises en usage partout, ne pouvaient rien’. Les Français étaient encore supérieurs par leur artillerie et le sacrifice de milliers d'hommes. Ainsi, les généraux étrangers ‘étaient avec leurs systèmes artificiels aussi incapables de vaincre les formidables armées françaises inexpérimentées mais qui se battaient rageusement, qu'un savant escrimeur de se défendre à l'épée contre une brute sans connaissance des armes’.Ga naar voetnoot5 On le voit, l'historien hollandais n'a pas vu, n'a pas | |
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voulu voir l'élan magnifique et l'ardeur indomptable de ces cohortes françaises qui avaient fait le rêve fou d'imposer la liberté aux gens malgré eux. Mais l'auteur avait subi les suites fâcheuses de ce beau rêve: il en était dégoûté! En tout cas, il ne cherche pas aux soldats français des crimes qu'ils n'ont pas commis, et déclare qu'ils se conduisaient bien dans notre pays, où ils imposaient de lourdes contributions, il est vrai, mais où ils protégeaient le parti vaincu contre la violence et l'injustice.Ga naar voetnoot1 Et la révolution en Hollande? ‘En Hollande on contrefit les Français comme des singes, mais sur une échelle plus petite, et par là on se rendit ridicule et méprisable’.Ga naar voetnoot2 Plus tard encore, Bilderdijk a un mot spirituel pour caractériser cette révolution en miniature: dans l'orgie universelle ‘la Hollande, sans avoir bu, faisait l'étourdie avec les ivrognes’.Ga naar voetnoot3 Ce résumé des vues de notre poète sur l'histoire de France - un réquisitoire plutôt, fondé sur un violent parti pris - ne serait pas complet sans la mention de ses opinions ultérieures sur la France jusqu'en 1830.Ga naar voetnoot4 Après la chute de Napoléon le poète constate avec regret que l'esprit français persiste partout,Ga naar voetnoot5 et que les idées de la Révolution n'ont pas disparu.Ga naar voetnoot6 De plus, il voit un renouveau du prestige de la France en Europe, la Sainte-Alliance plaçant la France au centre de la diplomatie: le règne du diable est établi pour tout de bon dans le pays de la Révolution. Le poète va jusqu'à dire que la Bête de l'Apocalypse, c'est Louis XVIII.Ga naar voetnoot7 Les indices certains ne manquent pas: la langue française est devenue la langue universelle en Europe, propageant les moeurs, l'incrédulité et l'athéisme par lesquels le dragon, c'est-à-dire le diable, dont le pouvoir siège en France (lui, le Prince de ce monde, contre lequel nous invoquons Dieu en priant: ‘que Ton règne vienne’) tient toute l'Europe sous son joug.Ga naar voetnoot8 Et Paris, successeur de Rome, est Babylone;Ga naar voetnoot9 la Sainte- | |
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Alliance est l'alliance des monarques, prédite dans l'Apocalypse: c'est une renaissance de la république universelle voulue par Henri IV.Ga naar voetnoot1 Dix rois détruiront la monarchie française et la partageront en trois parties: ce sont les dix cornes de l'Apocalypse.Ga naar voetnoot2 Ainsi la France est un paradis de démons où un nouveau tyran se lève déjà!Ga naar voetnoot3 Paris, capitale infernale du monde, devrait, pour le bonheur du monde entier, être consumé par les flammes, pour expier ses quatre siècles d'horreurs.Ga naar voetnoot4 La Hollande devrait donc se méfier de ce pays funeste, mais le poète constate le contraire:Ga naar voetnoot5 la classe bourgeoise donne une éducation française à ses enfants au moyen de gouvernantes et de précepteurs français.Ga naar voetnoot6 Le roi ne peut pas tenir sa parole donnée à Bilderdijk en 1815 de lui procurer une chaire de littérature:Ga naar voetnoot7 ce sont les anciens ennemis, Hollandais francisés,Ga naar voetnoot8 qui l'en empêchent; ces francophiles, ivres du vin français empoisonné, et dont le front se tend déjà vers la marque de Caïn,Ga naar voetnoot9 font que la Hollande reste sous le joug français,Ga naar voetnoot10 d'autant plus qu'une partie des sujets du roi sont des Wallons et qu'il a des ministres françaisGa naar voetnoot11 qui sont des tyrans plus qu'infernaux, étant français.Ga naar voetnoot12 Le monarque est donc invité instamment à ‘casser la gueule et les dents à la France vorace’!Ga naar voetnoot13 Dans un accès de désespoir, au milieu de la persécution | |
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dont il est l'objet, le poète dit voulair partir pour d'autres rivages où son corps reposera, parce que ses compatriotes sont plus français que les Français eux-mêmes!Ga naar voetnoot1 Vers la fin de sa vie, en 1826 et en 1827, le poète lance ses derniers anathèmes, ses ‘Châtiments’ à lui, appels sincères et émouvants, cris d'un coeur déchiré, pour ramener sa chère patrie dans la voie du salut. Obsédé de préjugésGa naar voetnoot2 qui le martyrisent nuit et jour (il ne dort presque plus), il voit toujours surgir du milieu de ses sombres visions le fantôme livide de la France qui étend une main sacrilège vers la douce Hollande pour l'enlacer d'une étreinte mortelle. Et alors il lance ses foudres, toujours plus éperdûment, puisque toujours plus impuissant, contre l'idole séductrice, et lui voue un culte passionné de haine et de mépris, appelant, sans résignation, le courroux céleste sur elle!Ga naar voetnoot3 Voyant, comme Saint Augustin, l'histoire comme un conflit tragique entre la civitas Dei et la civitas diaboli,Ga naar voetnoot4 le poète n'a pas pu rester indifférent devant la vision dantesque de cette lutte grandiose. Qui lui en voudra? Son âme était trop forte pour être sceptique. Débordant d'énergie, elle a adoré trop passionnément cette autre idole, la patrie. Et il a cru servir son Dieu à sa manière, comme un Elie, allumant avec le feu du ciel l'autel de son adoration, ordonnant avec une cruauté sacrée le massacre des serviteurs de Baal, et criant du désespoir d'être seul à servir l'Eternel.Ga naar voetnoot5 |
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