Bilderdijk et la France
(1929)–Johan Smit– Auteursrecht onbekend
[pagina 158]
| |
Philosophie‘La raison est une béquille; celui qui brise ses jambes ou les laisse s'engourdir, pour clocher sur la béquille, n'ira pas si loin que ses ancêtres marchant naturellement’ Contre le XVIIIe siècle, qui proclame la Raison la déesse universelle de la vie, Bilderdijk lance le paradoxe suivant: la raison est une béquille! Et la marche naturelle de l'homme est réglée par son sentiment, son intuition, car ce qui vit en nous, c'est un être de volonté.Ga naar voetnoot2 Vivre, ce n'est donc pas avant tout penser; nous vivons à mesure que nous sentons. La volonté de Dieu, Dieu comme être de volonté, est l'ineffable énergie créatrice, la force universelle, seule chose indépendante, dont toute volonté humaine dépend. Notre plus grand bonheur est l'entière dépendance de cette volonté divine qui se communique parfois intimement à l'homme par les extases des prophètes et des poètes.Ga naar voetnoot3 Etre poète, c'est écouter ce que Dieu dit dans le silence de l'âme: ainsi, poésie et religion sont un. La raison est un instrument imparfait dont le XVIIIe siècle a exagéré l'importance. Que fait-elle au fond? Elle ne fait que comparer les idées, et est donc toute relative:Ga naar voetnoot4 ‘L'évidence, la pierre de touche de la raison cartésienne, suppose une faculté de la saisir’. Tout est relatif et l'entendement humain n'est | |
[pagina 159]
| |
qu'un échafaudage de relativités reposant sur la base mystérieuse du sentiment.Ga naar voetnoot1 Le sentiment est donc pour Bilderdijk le centre de toute vie, la base de toute science et préférable à la raison, parce qu'il est tout passif. Ce n'est pas qu'il ne voie la valeur inestimable de la raison humaine, sans laquelle l'humanité sombrerait dans un formidable chaos d'énergie aveugle. Il a chanté ‘la respiration de l'esprit’Ga naar voetnoot2 qu'est le va-et-vient des pensées, et il a été trop enfant de son temps pour ne pas partager sa soif de savoir et de comprendre, noble passion d'un siècle trop empressé à conclure et à dénigrer. ‘On sent sa destination qui est de visiter le grand édifice de sagesse et de vérité; on place çà et là une petite échelle pour voir s'il serait possible de regarder quelque part par une fenêtre; mais le plus souvent, c'est de la blague; crac, dit l'échelle, et patatras! vous voilà par terre! ou bien elle est trop courte, ou bien mal placée ou le sol trop peu ferme de sorte qu'elle glisse. Et si en grimpant nous croyons avoir entrevu quelque chose à travers un brouillard, le plus souvent ce n'est qu'un scintillement des vitres qui reflètent la lumière du dehors, que les grimpeurs veulent faire passer pour l'éclat des ornements intérieurs des salles, mais, croyez-moi, ils s'abusent et nous trompent’.Ga naar voetnoot3 L'homme qui parle ainsi, a grimpé infatigablement lui-même, s'est accroché à toutes les sciences pour sortir du puits crépusculaire de notre pauvre ignorance, et il a reconnu la vanité de toutes les tentatives tant que les sciences étaient trop peu solides, quelques prétentions qu'elles eussent. C'est pourquoi il a pu se permettre de parler avec une pitié dédaigneuse de ceux qui croyaient être arrivés déjà: ‘Le progrès des connaissances humaines s'est fait par sauts et par bonds chez les Français, par quoi cette nation a acquis le caractère d'un écolier qui de temps en temps seulement apprend sa leçon, et qui, sachant un peu de tout, sait jaser avec les autres et tient même le dé de la conversation, sans avoir jamais compris le rapport des choses qu'il a appri- | |
[pagina 160]
| |
ses: de là le manque de profondeur des Français qui gâte toute science’.Ga naar voetnoot1 La part de vérité que contient ce jugement ne doit pourtant pas nous faire oublier que nulle part on n'a déployé une activité comme en France au XVIIIe siècle pour arriver à savoir et à approfondir les choses, et si Renan exagère peutêtre en disant que toute cette grande philosophie a plus fait, en somme, que Luther et Calvin,Ga naar voetnoot2 la critique de notre philosophe est injuste et imméritée, quoique compréhensible. Il voyait surtout dans l'empressement à tirer des conclusions un effort fait pour renverser la religion et saper l'autorité de la Bible. Et qui pourrait nier cela aujourd'hui? C'est pourquoi il manifeste aussi une certaine réserve devant la philosophie, dont il n'est pas l'ennemi, bien au contraire.Ga naar voetnoot3 Mais il redoutait une philosophie de parti pris qui, à la foi, oppose la raison. Celle-là, il la combattait et la détestait sincèrement parce qu'il en voyait la fausseté fondamentale. Et c'est ainsi qu'il a été amené à dire que ‘la philosophie n'est bonne qu'à réfuter la philosophie’,Ga naar voetnoot4 comme Pascal avait assuré que ‘se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher’.Ga naar voetnoot5 Cette faute fondamentale, il la trouve chez Descartes, l'homme qui place le centre de la vie dans l'infaillibilité de l'entendement humain dont il fait le critère de sa philosophie, et qui par là a fondé le rationalisme, la salubre sécheresse intellectuelle, avec, à la fin, la mort de toute vie. Bien que protestant et par conséquent plus rationaliste qu'il n'aurait voulu l'être, Bilderdijk vivait trop en un contact direct avec la source profonde de la vie pour qu'il ne sentît pas que l'intelligence humaine ne vit qu'à la surface des choses. ‘C'est maintenant la conviction par l'évidence fondée sur le doute et l'examen cartésiens [qui est en vogue]? Je m'y oppose. C'est un semblant de conviction par l'évidence qui flatte l'amour propre et l'orgueil... | |
[pagina 161]
| |
Qui lui apprend ce que c'est que connaître ou savoir? C'est qu'on ne sait rien de ce qui est simplement là, devant nos pieds... Tout est obscurité; et avec tout ce qu'on a trouvé dans ces dernières années, l'homme de notre temps est devenu plus ignorant, moins susceptible de vérité, dans la même mesure qu'il s'est écarté de Dieu... Quels avantages a-t-on obtenus? On a échangé préjugés contre prejugés, erreur contre erreur...Ga naar voetnoot1 Les principes de la contradiction et de la raison suffisante ne servent pas à grand'chose. Et quand même ils seraient sûrs et suffisants en soi, ils ne pourraient pas encore servir à acquérir de nouvelles connaissances. Et qu'est-ce que la connaissance? Les plus prudents disent: tout est phénomène, et cela même est la plus grande sottise’.Ga naar voetnoot2 Le rationalisme qui rend toute foi suspecte; l'individualisme qui rompt tout lien entre les individus, et qui tous les deux reposent sur l'autonomie de l'homme, sont pour Bilderdijk des puissances ennemies qu'il doit combattre.Ga naar voetnoot3 Au lieu de croire en la suprématie de la raison humaine, il ressentait le besoin d'une autorité hors de l'homme, et cette autorité, il la trouvait dans la parole divine, dans les vérités révélées.Ga naar voetnoot4 Pour lui le cartésianisme avait trop pénétré même le protestantisme, parce que cette religion avait l'air de soumettre la parole divine à l'approbation humaine. ‘Dans l'église catholique, dit-il, il y a | |
[pagina 162]
| |
encore trop de dogmatique aristotélicienne, dans le protestantisme trop de cartésianisme. Quand tous les deux, insensiblement, s'en seront dégagés, on s'entendra, on sera d'accord, quelque paradoxalement que cela puisse sonner à l'oreille. Croyez-moi, un bon réformé est plus catholique qu'il ne le sait lui-même’.Ga naar voetnoot1 Plus tard, dans sa grande lutte contre les ‘libéraux’, il exprime le voeu que Dieu ‘puisse délivrer la chrétienté de la rage en vogue du kantisme, ainsi que de l'aristotélisme et du cartésianisme’.Ga naar voetnoot2 Bilderdijk n'aime donc pas Descartes, mais il déteste cordialement Locke, l'homme du déisme et du sensualisme,Ga naar voetnoot3 dont les idées ont empoisonné la pensée française depuis qu'elles ont été propagées par Voltaire.Ga naar voetnoot4 ‘L'oeuf anglais des athées couvé près de la Seine, remplit l'Europe de ses vipères’.Ga naar voetnoot5 Le grief le plus fort de Bilderdijk contre Locke et ses disciples français est qu'ils dégradent la vie jusqu'à n'être qu'un froid mécanisme où les mathématiques jouent un rôle prépondérant. Est-ce que D'Alembert n'a pas élevé les mathématiciens à la dignité de poètes?Ga naar voetnoot6 Est-ce à lui que notre poète a pensé en disant que les mathématiques ‘rétrécissent la pensée, qu'elles apprennent à se résigner aux combinaisons machinales de l'intelligence au lieu de lui donner une vue claire de la vérité’.Ga naar voetnoot7 Ainsi à la science prônée comme la plus haute forme du ratio- | |
[pagina 163]
| |
nalisme, celle qui est construite tout entière par la raison humaine comme un immense échafaudage dans le vide, Bilderdijk, tout en reconnnaissant sa haute valeur,Ga naar voetnoot1 refuse son arrogante autorité: la vie suit des lois immuables, mais elle n'est pas l'ensemble de ces lois! La vie est une volonté, une force qui veut, qui cherche à se réaliser, qui se manifeste par le sentiment; et la raison est une lampe bien faible dans la nuit de l'existence. On croit suivre sa petite lampe, et le plus souvent on éclaire d'une lueur hésitante les pas que l'intuition nous a fait faire à tâtons! C'est devant la masse écrasante des problèmes qui se dressent gigantesques dans l'ombre et dont le XVIIIe siècle n'a pas vu l'immensité, que Bilderdijk a adopté librement, sciemment, la vieille doctrine chrétienne, croyant, sachant, sentant avec le ‘fou sublime’ que ‘le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas’. En effet, la philosophie assez sommaire de notre poète, qu'il n'a développée régulièrement nulle part, fait penser involontairement à Pascal. Il est vrai que l'espèce de volontisme que professait notre penseur,Ga naar voetnoot2 avait déjà trouvé d'éloquents propagateurs en Allemagne, grâce aux écrits de Fichte et de Schelling.Ga naar voetnoot3 Et il est sûr aussi que Bilderdijk a connu, de réputation du moins, Fichte. Mais il l'a détesté.Ga naar voetnoot4 Il est vrai aussi qu'au XVIIIe siècle s'étaient élevées des voix qui, du moins pour la poésie, rendaient au coeur et au sentiment la place qui leur était due.Ga naar voetnoot5 Mais la place centrale que prend chez Bilderdijk le sentiment, on ne le retrouve que chez l'auteur des Pensées, pour qui la raison est juste assez bonne pour servir contre ceux qui mettent leur confiance en elle.Ga naar voetnoot6 ‘Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment’, dit une des Pensées.Ga naar voetnoot7 ‘Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le coeur; c'est de cette dernière sorte que nous connaissons | |
[pagina 164]
| |
les premiers principes...’Ga naar voetnoot1 ‘C'est le coeur qui sent Dieu, et non la raison’.Ga naar voetnoot2 Ces quelques maximes résument et la philosophie de Pascal et celle de Bilderdijk qui, tous les deux, s'arrêtent respectueusement sur le seuil de l'inconnaissable sans oser lever les yeux vers les profonds mystères que Dieu y a cachés. ‘Il y a des principes qu'on n'aurait jamais dû examiner, parce qu'on n'est pas à même de les examiner’, dit le poète hollandais,Ga naar voetnoot3 et Pascal s'était proposé d'‘écrire contre ceux qui approfondissent trop les sciences’.Ga naar voetnoot4 Comme Bilderdijk a admiré beaucoup le penseur français, ce qui est chose naturelle, il aura subi insensiblement son influence, ou du moins, ses propres idées auront été renforcées par la lecture assidue des Pensées si simples et si profondes. Pour la philosophie proprement dite, Bilderdijk cite Wolff, Bacon, Leibniz et Malebranche comme ses maîtres.Ga naar voetnoot5 L'influence du premier ne paraît pas avoir été grande. Leibniz au contraire a été son maître à qu'il est resté fidèle pendant toute sa vie, bien qu'il ne lui ait pas épargné ses critiques.Ga naar voetnoot6 L'influence, de Malebranche est plus difficile à indiquer. C'est que Bilderdijk ne le mentionne que rarement. Dans son autobiographie françaiseGa naar voetnoot7 il dit que Malebranche et Leibniz ont formé son esprit, mais l'écrit était destiné au duc de Plaisance, dont Bilderdijk sollicitait la protection. Il peut donc avoir nommé d'abord le philosophe français pour flatter un peu l'orgueil national du puissant gouverneur. Cependant Bilderdijk n'avait pas l'habitude de flatter qui que ce soit. Ce qui est certain, c'est qu'il ne le cite qu'une fois, dans sa vieillesse,Ga naar voetnoot8 et alors | |
[pagina 165]
| |
c'est surtout le chrétien qui ‘mieux que la plupart des écrivains chrétiens, a compris et exposé l'idée de la réconciliation avec Dieu par le sang du Christ’. ‘Malebranche, ajoute-t-il, était encore de ceux qui recommandaient la lecture assidue de l'Ecriture sainte’. Mais il y a certaines idées du philosophe français qu'on retrouve chez notre poète. Le sentiment dont Pascal et Bilderdijk font la base de tout savoir, et qui pour l'un et l'autre n'est qu'une Raison supérieure, reflet de la Raison divine, est pour Bilderdijk l'instrument de notre connaissance qui est purement intuitive,Ga naar voetnoot1 c'est-à-dire communiquée non par l'intermédiaire des sens, mais par Dieu. Cette idée, nous la retrouvons chez Malebranche, qui enseigne que la certitude par les sens est impossible: ‘Toutes nos idées claires sont en Dieu quant à leur réalité intelligible; ce n'est qu'en lui que nous les voyons’. Notre âme comporte, selon lui, une double relation: l'une immédiate, nécessaire, avec l'auteur de son être, avec la raison universelle, qui est ‘le lieu des esprits comme l'espace est le lieu des corps’; l'autre médiate et contingente, bien que réglée par des lois générales, avec son corps, et par celui-ci avec les autres corps. L'âme n'est donc immédiatement unie qu'à Dieu. La vision de Dieu, effet de l'action constante de Dieu sur nous, autrement dit de la liaison de notre raison avec la raison universelle, est donc le fondement de toute certitude.Ga naar voetnoot2 ‘Toutes les fois que Bilderdijk parle de l'intime sentiment de soi-même, il a en vue cette perception immédiate, universelle qui est comme un contact avec le monde invisible’, dit A. Kuyper,Ga naar voetnoot3 qui croit être sûr que cette conception du sentiment, laquelle est plus profonde que le sensus divinitatis dont parle Calvin, a été empruntée à l'homme de Genève. Après ce qui précède, on croira plutôt que la philosophie de Malebranche ne sera pas étrangère aux idées de Bilderdijk qu'on a rapprochées aussi de la philosophie d'E. von Hartmann.Ga naar voetnoot4 Malebranche était rationaliste en ceci qu'il croyait à la Rai- | |
[pagina 166]
| |
son universelle, principe de la morale, principe de la religion.Ga naar voetnoot1 L'amour de cet ordre était pour lui la vertu capitale.Ga naar voetnoot2 Pour Bilderdijk, l'ordre était non une chose recommandable, mais un principe de vie. Dans ses idées, son travail, ses habitudes, ‘les moindres choses de la vie quotidienne’,Ga naar voetnoot3 il appliquait ce principe, parfois terrible dans ses conséquences. Mais cet amour de l'ordre, élevé en amour de l'ordre universel, a inspiré le poète à composer son hymne magnifique à l'Ordre, apothéose de la Raison universelle. Il y chante l'ordre sacré, conservateur de toutes choses, législateur de l'univers, sans lequel la gloire de Dieu serait perdue, et qui règne jusque dans la mort.Ga naar voetnoot4 Cette idée de l'ordre, de la nécessité qui est la loi rigoureuse de la vie, préside aussi aux dénouements des tragédies du poète,Ga naar voetnoot5 et diffère en ceci de l'antique fatalité qu'elle repose sur la sagesse divine.Ga naar voetnoot6 A cette idée de l'ordre se rattache aussi la répulsion de Malebranche pour ceux qui viennent déranger le penseur; ‘la société est une pénible et fâcheuse servitude’, et ‘peut-être la pire des pénitences’.Ga naar voetnoot7 Bilderdijk a témoigné la même aversion, et l'a exprimée plus d'une fois dans ses poésies.Ga naar voetnoot8 Sur le mariage aussi les deux hommes professent les mêmes idées. ‘Cette union, dit Malebranche, est naturelle, et les deux sexes, par leur construction particulière, et en conséquence des lois admirables de l'union de l'âme et du corps, ont l'un pour | |
[pagina 167]
| |
l'autre la plus violente passion, parce que l'amour de Jésus-Christ pour son Eglise, et celui de l'Eglise pour son Seigneur, son Sauveur et son Epoux, est le plus grand amour qui se puisse imaginer’.Ga naar voetnoot1 Cette plus violente des passions, Bilderdijk n'a cessé de la chanter comme la plus sainte jouissance qui nous fait pressentir le bonheur éternel;Ga naar voetnoot2 tout comme Malebranche pour qui le plaisir n'est pas la fin de nos actions, mais le motif naturel et invincible, qui peut nous rapprocher du souverain bien lui-même, quand il sera devenu complet, absolu, éternel.Ga naar voetnoot3 Un trait bien particulier de la morale du philosophe français est encore la façon dont il accentue la nécessité que la vérité prime la charité. ‘Il faut toujours rendre justice avant que d'exercer la charité’, dit Malebranche, et: ‘On ne peut bien défendre la vérité sans rendre ridicule celui qui l'attaque et son parti méprisable’.Ga naar voetnoot4 Toutes les mortelles railleries que le poète a déversées à flot continu sur les adversaires de ce qu'il croyait être la vérité, et qui ont scandalisé bien des suaves chrétiens, apparaissent ici dans un jour tout nouveau.Ga naar voetnoot5 Pourtant, bien que Bilderdijk ait connu toute la philosophie de son temps, il n'était pas philosophe, il n'a jamais exposé systématiquement sa pensée. Il en était incapable, étant avant tout poète, ‘Demander pourquoi il n'a jamais écrit un livre sur ses “haines”, c'est demander pourquoi Jérémie n'a pas écrit un hebdomadaire de politique étrangère ou Pascal un Discours de la Méthode’, dit spirituellement un des admirateurs du poète hollandais.Ga naar voetnoot6 Son génie ne brillait pas d'une lumière sereine; il jetait des éclairs qui illuminaient brusquement des coins insoupçonnés de l'esprit, mais qui effrayaient toujours | |
[pagina 168]
| |
de nouveau les paisibles optimistes de la première moitié du XIXe siècle. Aussi, quel homme bien pensant aurait accordé au poète que la Raison fût la déesse française éhontée,Ga naar voetnoot1 la prostituée à laquelle on dresse un sanctuaire,Ga naar voetnoot2 fantôme infernal, la Volupté qui, sous le nom de Raison, chez les païens déchristianisés monta sur l'autel consacré à Dieu; qu'elle ne fût autre chose que l'orgueil, l'intelligence qui se déclare Dieu?Ga naar voetnoot3 Qui ne se serait pas fâché en entendant ricaner le poète à propos des naïfs qui escaladaient la montagne de la Raison, glissaient, s'efforçaient de s'y maintenir, descendaient avec une vitesse vertigineuse, tombaient, mais qu'on applaudissait néanmoins.Ga naar voetnoot4 Et quelle mauvaise plaisanterie que ces ‘Dix commandements anti-chrétiens’ que l'auteur prétendait avoir tirés ‘du vieux bouquin, intitulé: Livre du Roi Modus et de la Reine Ratio’, et dont le premier et le plus important était: ‘Ne songe jamais à Dieu et ne te soucie pas de Lui’; un autre: ‘Plaisante sur le diable et l'enfer’; un autre: ‘Si le sort t'est contraire, il n'y a plus qu'à te pendre!’Ga naar voetnoot5 Quant au déisme, qui niait l'immanence de Dieu, Bilderdijk le condamnait,Ga naar voetnoot6 le traitait d'antéchrist,Ga naar voetnoot7 qui se levait en Allemagne aussi comme conséquence des railleries de Voltaire.Ga naar voetnoot8 A mesure que le sentiment religieux se relâchait, le culte de Dieu faisait place au culte de la Vertu. Le plat matérialisme du baron d'Holbach ne trouvait pas encore un sol bien préparé; c'est au XIXe siècle que ce privilège a été réservé. Le XVIIIe siècle, sentant disparaître ce qui donne à la vie son sens profond, éprouvait le besoin d'un autre idéal. Cet idéal fut la vertu.Ga naar voetnoot9 Comme ce siècle sans foi l'a encensée, que ce fût la vertu autonome d'Helvétius et de Diderot, de Voltaire et de Rousseau, ou la vertu amour de l'Ordre universel comme Malebranche la prêchait! Le jeune Bilderdijk, pénétré de ses | |
[pagina 169]
| |
lectures rationalistes, exalte aussi la vertu qui ‘a son but en elle-même’, et qui ‘vaut mieux qu'un sang royal’.Ga naar voetnoot1 En 1795 encore il parle de ‘l'honnêteté, de la vertu et de l'esprit éclairé’ contre lesquels tout conspire.Ga naar voetnoot2 Mais quand le penseur en lui a mûri, il flagelle l'idolâtrie dont elle était l'objet, disant qu'elle est non seulement amour de l'Ordre universel, mais encore et surtout rectitude de la volonté, émanant directement de Dieu;Ga naar voetnoot3 qu'elle n'est pas autonome, mais fille de la vraie religion.Ga naar voetnoot4 De même la doctrine de l'évolution, de la perfectibilité, chère au XVIIIe siècle, et propagée en France par Rousseau, Condorcet et Lamarck, ne saurait agréer au chrétien orthodoxe,Ga naar voetnoot5 qui fait la remarque très juste que l'idée de la perfectibilité n'est pas une doctrine, mais un besoin intime de chaque individu.Ga naar voetnoot6 Il ne voulait pas même entendre parler d'une certaine gradation dans la création,Ga naar voetnoot7 parce que l'idée d'une échelle de perfection mènerait au transformisme, à l'évolution. La fixité des espèces est compromise dès qu'on admet des systèmes de classification. Buffon a déjà fait observer qu'en admettant les familles dans les plantes et les animaux, on doit reconnaître aussi que l'homme et le singe ont une origine commune.Ga naar voetnoot8 M. Gustave Lanson fait la remarque très juste que c'est Rousseau, et non pas Darwin qu'on peut accuser d'avoir fait descendre l'homme du singe.Ga naar voetnoot9 En effet, c'est ainsi que les contemporains perspicaces l'ont vu. Bilderdijk par exemple insinue que les évolutionnistes sont des singes, redescendus à l'état de singes, leurs ancêtres imaginaires.Ga naar voetnoot10 Il écrit même tout un poème contre la doctrine de la perfectibilité, disant que chaque génération traverse les mêmes misères morales, et que la seule perfection se trouve dans le ciel.Ga naar voetnoot11 Il va sans dire qu'il ne veut pas croire que la terre soit | |
[pagina 170]
| |
plus ancienne que la vieille orthodoxie chrétienne ne le dit. C'est pourquoi il blâme vivement Buffon qui admet, avec Leibniz, que la terre est très vieille et qu'elle a traversé ‘une infinité de révolutions’.Ga naar voetnoot1 ‘Je n'ai pas assisté à la création’, dit-il, faisant allusion aux systèmes de Newton, de Buffon et de Laplace; et il est heureux de trouver un frère d'armes célèbre en De Luc.Ga naar voetnoot2 Après ce qui précède on s'étonne d'autant plus que notre auteur ait voulu concéder à Mirbel qu'il n'existe qu'un seul type de l'être organisé.Ga naar voetnoot3 Il va sans dire qu'il y avait en France, en Hollande et ailleurs des milliers d'âmes perspicaces qui ne donnaient pas dans les nouvelles idées. Mais peu ont protesté fortement, éloquemment. Un d'eux fut La Harpe, esprit un peu étroit peut-être, mais une âme exquise, qui ne devient méchante que lorsqu'il s'agit de combattre ‘l'orgueil horriblement incorrigible’, ‘l'ignorance commune et puissante’, ‘la déraison insolemment despotique’, ‘de ceux qui répètent encore tous les jours si fièrement de si absurdes horreurs’...‘des philosophes de seconde main’ du XVIIIe siècle, comme Diderot, d'Holbach, Helvétius.Ga naar voetnoot4 Bilderdijk, qui a connu La Harpe, fut seul à dire des choses pareilles en Hollande. Là, il était un prophète de malheur qui ne cessait de saisir tous les moyens pour détruire les idoles du temps. Il est heureux pour lui qu'il pût opposer à un Buffon un De Luc, et que la littérature française lui fournît de la matière pour combattre le déisme et l'athéisme: ce fut le poème du galant cardinal de Bernis, intitulé La religion vengée, dont Bilderdijk traduisit plusieurs passages.Ga naar voetnoot5 Le seul résultat immédiat de tous ses efforts fut que les esprits éclairés le regardaient comme un ennemi de la vérité. Comme cela a changé! A la lumière de la science moderne, il devient un précurseur qui a rouvert sur le monde invisible cette fenêtre de l'âme, le sentiment, et | |
[pagina 171]
| |
qui, en assignant à la raison son domaine: le monde des phénomènes, a fait pressentir la philosophie bergsonienne, qui parle du ‘monde caché dont les profondeurs obscures de la conscience ont l'intuition immédiate et que la pensée discursive, ce fantôme décoloré, ne peut qu'ignorer’.Ga naar voetnoot1 ‘Je mets tout mon bonheur dans la dépendance; dans la liberté individuelle je vois le plus grand désastre pour l'homme et pour toute créature’.Ga naar voetnoot2 La grandeur, l'orgueil et la faiblesse du XVIIIe siècle français a été l'idée de l'autonomie de l'homme, réaction contre toutes les autorités qui pesaient sur sa tête et qui ont failli l'écraser: autorité absolue du roi, autorité de l'Eglise, autorité de la science aristotélicienne, autorité de l'art antique. Le principe de la liberté individuelle: liberté politique, liberté religieuse, libre examen de tous les problèmes scientifiques, liberté dans l'art, a hanté ce siècle de rationalisme. A ces tendances individualistes qui trouveront dans le chaos de la Révolution française leur aboutissement et leur démenti, Bilderdijk oppose le principe de la dépendance absolue, idée peu propre à séduire l'imagination du vulgaire. Liberté de la volonté, cet instinct primitif de toute créature, et le fonds de l'individualisme, a été le cri inconscient de la Révolution. Mais Dieu seul est libre, la volonté divine seule est indépendante. La volonté individuelle est, de par sa nature, dépendante, et le plus grand bonheur consiste à se résigner à la Volonté suprême. Désirer une volonté libre serait donc renier Dieu,Ga naar voetnoot3 se rendre, par orgueil, l'égal de Dieu. Voilà pourquoi Bilderdijk, dans les bonnes et les mauvaises aspirations de son temps, entrevoyait le vieux thème séculaire de la félonie humaine, le péché originel. Quand tout son siècle croyait danser sur un air joyeusement nouveau de quelque bon génie, le prophète hollandais entendait de plus en plus clairement la | |
[pagina 172]
| |
vieille mélodie troublante, variée pour les besoins du temps, et il le voyait distinctement, le prince des ténèbres, chef de l'orchestre infernal, qui menait la bande effrénée, la conduisait, avec une grimace polie, vers le gouffre des douleurs. Il voyait aussi que cette folle passion de la liberté détruisait tout l'organisme de la vie, l'église, l'état, la famille; et cela redoublait ses souffrances. Car pour lui toute la création était un grand organisme dont Dieu est le centre radieux, le grand dominateur qui est toute sagesse et tout ordre. L'homme ne naît pas par hasard, et l'humanité n'est pas un agglomérat d'individus tombé sur la terre comme une froide grêle sur un toit de zinc: Dieu donne à chacun sa place, sa famille, sa patrie; Dieu lui cherche une épouse. Dès lors toute idée de contrat social,Ga naar voetnoot1 de révolution, de divorce, de désertion religieuse est à rejeter: ce que Dieu unit, l'homme ne doit pas le désunir! Ainsi le cri de liberté est une absurdité et un péché contre Dieu qui est la source de tout pouvoir.Ga naar voetnoot2 La vraie liberté est l'innocence. Et qu'est-ce que l'innocence? Etre sans tache, être purifié par l'Esprit des Cieux;Ga naar voetnoot3 vouloir ce que Dieu veut, ne pas être esclave de l'esprit du siècle; c'est ainsi qu'on mourra libre comme on est né libre, dans l'amour de Jésus.Ga naar voetnoot4 Par contre, la liberté des révolutionnaires consiste à vivre selon sa propre volonté, et à imposer cette volonté au souverain et à Dieu.Ga naar voetnoot5 Cette liberté-là, mot magique qui charme les innocents, est à la racine de tous les maux,Ga naar voetnoot6 et finit par l'esclavage des Robespierre, des Marat, des Napoléon.Ga naar voetnoot7 Liberté? Oui, liberté d'opprimer.Ga naar voetnoot8 Qui sont-ce du reste, ceux qui crient ‘liberté’? Un tas de monstres qui vous garrottent sous le joug de leur stupide orgueil,Ga naar voetnoot9 canaille rebelle, qui se jette à la face de Dieu et renverse le trône et l'autel,Ga naar voetnoot10 rompt le mariage, empoisonne par la vaccination les enfants sans défense. | |
[pagina 173]
| |
Partout l'étendard de la liberté se lève. En Amérique, terre découverte pour le malheur de l'humanité, les grenouilles enflées coassent: ‘liberté’!’ au son de la vielle française.Ga naar voetnoot1 En Grèce une immonde race d'esclaves grommelle aussi: ‘liberté!’, et ose se soulever contre les Turcs.Ga naar voetnoot2 Et Chateaubriand et Lamartine applaudissent!Ga naar voetnoot3 ‘Chrétiens, s'écrie le poète, ouvrez les yeux!’Ga naar voetnoot4 Ah, cette Liberté, fantôme hideux, monstre fardé, abominable statue nue, dressée par la canaille meurtrière dans le gouffre boueux de la France,Ga naar voetnoot5 le poète hollandais se vantait de ne jamais s'être incliné devant elle!Ga naar voetnoot6 Quelle différence entre le jeune homme de 1779 qui était fier de ne pas être un Français habitué au gouvernement autoritaire d'un monarque,Ga naar voetnoot7 et le vieillard de 1820! C'est que celui-ci avait éprouvé tous les bienfaits de la Liberté, et surtout, qu'il voyait, et avec quelle rage! que les libéraux faisaient des Pays-Bas un royaume constitutionnel, où le roi, au lieu d'être libre comme Dieu,Ga naar voetnoot8 était placé sous la tutelle de ministres. Non, l'état naturel et idéal était pour lui celui où le peuple forme une grande famille dont le souverain est le père, à qui les sujets doivent une obéissance limitée seulement par les exigences de la conscience.Ga naar voetnoot9 Cette relation impose des devoirs aux deux partis. Le souverain ne rend compte des siens qu'à Dieu. Bilderdijk est donc partisan du ‘droit divin’, mais la devise de Versailles: ‘L'état, c'est moi’, n'avait pas son suffrage.Ga naar voetnoot10 C'est le moyen-âge, qui, selon Bilderdijk, a réalisé son idéal: l'état féodal,Ga naar voetnoot11 où lui-même surtout n'aurait pas été | |
[pagina 174]
| |
réduit à jouer le rôle passif d'un serf. ‘Jamais il n'y eut temps plus heureux!Ga naar voetnoot1 Le roi n'était pas un despote, ses arrêts n'avaient pas force de loi; ses pairs, les chefs de guerre, ne connaissaient pas même le nom de sujet, dont l'idée leur eût été haïssable.Ga naar voetnoot2 C'est justement ‘la faute de la langue française (influencée par l'espagnol), que le nom de vassal signifie maintenant “sujet”. Ainsi est née en France l'aversion insensée contre l'état féodal, qu'on a représenté comme l'esclavage le plus lamentable, tandis qu'au contraire il réalise la plus grande liberté’.Ga naar voetnoot3 Cette liberté est réservée aux pairs du roi, cela s'entend. Les serfs n'en ont pas besoin. Bilderdijk a un dédain souverain pour cette classe basse aux âmes d'esclaves,Ga naar voetnoot4 ainsi que pour les marchands.Ga naar voetnoot5 Aussi s'est-il empressé de se chercher des origines nobles, très contestées du reste,Ga naar voetnoot6 comme d'autres romantiques l'ont fait. Il les a trouvées dans la très vieille noblesse française étroitement apparentée aux premiers rois des Francs.Ga naar voetnoot7 Le ‘comte de Teisterbant, dit Willem Bilderdijk’ ne pouvait avoir épousé qu'une femme d'origine noble. Seulement, les ancêtres de celle-ci furent les vassaux des siens.Ga naar voetnoot8 Cela seyait à un comte, car il eût été intolérable qu'une femme fût la supérieure d'un homme, ni qu'elle eût quelque droit supérieur aux siens: ‘Un Français même ne l'a jamais toléré’, s'écrie-t-il.Ga naar voetnoot9 | |
[pagina 175]
| |
Point d'égalité donc parmi les hommes: c'est la naissance qui décide du rang. Une des idées favorites du XVIIIe siècle, exprimée par Voltaire dans son Mahomet, est que seule la vertu fait la noblesse. ‘Un lieu commun, dit le poète, bon pour ceux qui portent encore les meurtrissures des entraves ancestrales.Ga naar voetnoot1 Non, la seule chose qui pour nous est propre et inaliénable, c'est la naissance, et non l'intelligence, ni l'érudition, ni la vertu. Celles-ci dépendent de circonstances futiles et quasi-fortuites,Ga naar voetnoot2 tandis que la procréation amène l'identité de caractère.Ga naar voetnoot3 Dans une relation étroite avec cette idée se trouve l'opinion de l'auteur sur la guerre. ‘L'homme dépravé est toujours dans un “status belli”, et l'état de repos est toujours purement factice sur cette terre; Christ seul amènera la paix durable, mais la Sainte-Alliance est un palliatif’.Ga naar voetnoot4 Mais ce n'est pas seulement le chrétien qui condamne les tentatives faites pour établir un équilibre paisible parmi les nations,Ga naar voetnoot5 c'est aussi le romantique fougueux, amateur du moyen-âge chevaleresque. ‘Les hommes sont devenus, maintenant que la guerre ne fait plus leur principale occupation, de petits êtres de convention, des acteurs qui jouent un rôle au lieu de se créer un drame,Ga naar voetnoot6 et la passion de la guerre n'est plus comprise que dans le coeur des vrais nobles qui ont conservé leur sang pur... Le Christianisme a converti cette férocité en une vertu inflexible: | |
[pagina 176]
| |
heureux temps!’ soupire le poète.Ga naar voetnoot1 Et quand on était opprimé? ‘Chacun pouvait se faire justice par les armes...’Ga naar voetnoot2 Le duel même est préférable à la honte, insinue le guerrier sédentaire.Ga naar voetnoot3 Un guerrier sédentaire! Bilderdijk l'a toujours été. Dans sa jeunesse il avait toujours rêvé d'une carrière militaire, mais sa santé débile la lui avait interdite. Alors il s'était réfugié dans des études militaires fort étendues dont témoignent les nombreux livres français sur l'art militaire qu'il possédait, et les observations curieuses dont il parsème ses ouvrages. ‘L'artillerie de Luxembourg fut glorieusement [heerlijk] servie’,Ga naar voetnoot4 s'écrie-t-il dans sa Geschiedenis des Vaderlands. Et notez que Luxembourg est le général de l'armée française combattant Guillaume III en 1692. Il admire Napoléon d'avoir été si savant dans l'art militaire,Ga naar voetnoot5 et reconstruit et raconte dans le détail la bataille de Fontenoy.Ga naar voetnoot6 Quand on constate que l'auteur du Discours préliminaire de l'Encyclopédie, ce résumé de tout le XVIIIe siècle rationaliste, s'étonne que le nom des grands destructeurs soit célèbre tandis que celui des inventeurs d'objets utiles reste inconnu,Ga naar voetnoot7 on comprend mieux le contraste qu'il y a entre la froide philosophie de cette époque et l'âme passionnée du grand solitaire de Hollande dont les rêves étaient autant d'orages. Personne ne s'étonnera que Bilderdijk n'aime pas la démocratie. Il ne voulait entendre parler des droits de l'homme. ‘Il ne faut pas faire accroire aux enfants, aux femmes et aux peuples qu'ils aient des droits en dehors de ceux qui leur sont réellement accordés’.Ga naar voetnoot8 Aussi Bilderdijk a-t-il ridiculisé de toutes les manières l'idée démocratique,Ga naar voetnoot9 et surtout l'idée du | |
[pagina 177]
| |
contrat social.Ga naar voetnoot1 Mais il s'indigne aussi que le premier venu puisse être appelé à diriger l'état et à dresser la guillotine quand les affaires ne marchent pas à souhait.Ga naar voetnoot2 Quand le roi Guillaume Ier a nommé quelques ministres français parce qu'une partie des Pays-Bas est wallonne, Bilderdijk s'exaspère: ‘un tas d'esclaves français règnent ici en maîtres, et la prostituée de Babel qu'est la France, trône à côté de la pure Epouse du Seigneur: je rougis d'être Néerlandais’, s'écrie le poète.Ga naar voetnoot3 L'empereur de Russie au contraire est le héros qui a étranglé le monstre français de la démocratie.Ga naar voetnoot4 La seule forme de gouvernement que Bilderdijk admettait, c'était la monarchie, et pour contrebalancer la révolution et l'idée démocratique, il était même disposé à applaudir à une monarchie révolutionnaire. Cela a été un des motifs pour lesquels il a composé son Ode à Napoléon en 1806.Ga naar voetnoot5 Mais quelle doit avoir été l'irritation du poète quand il a écrit: ‘Heureux véritablement le pays où l'usage des Lettres de cachet est introduit; on y vit paisiblement et en repos, tant qu'on ne donne pas ombrage au gouvernement’. Tous les maux sont la faute de la république. Nos pères ‘que n'allaient-ils se réfugier à l'abri d'un trône quelconque. Que s'avisaient-ils de rendre leurs enfants esclaves des derniers des hommes, des despotes tirés du comptoir d'un banquier ou de la boutique d'un marchand’.Ga naar voetnoot6 Une boutade révèle ce qu'il y a de plus caché dans l'âme humaine. Celle-ci montre que l'entière dépendance dont Bilderdijk faisait la base de son bonheur et le principe de sa philosophie, n'était pas un vain terme pour lui, et qu'elle courait risque, dans certaines circonstances, de tourner au despotisme. Aussi n'est-il pas éton- | |
[pagina 178]
| |
nant que, dans sa lutte acharnée contre les suites morales de la Révolution, il ait salué en Joseph de Maistre un frère d'armes dont les opinions sur l'autorité religieuse et la politique, exposées dans l'ouvrage Du pape, lui plaisent,Ga naar voetnoot1 et dont il reconnaît la parenté spirituelle avec Leibniz et lui-même. Mais il y a une chose importante où le protestant diffère du catholique: celui-ci suppose que Jésus aurait institué dans l'Eglise son vicaire comme prince souverain. ‘Nous ne croyons pas en l'Eglise, dit Bilderdijk, nous croyons au Christ’.Ga naar voetnoot2 Il y a ici, comme en politique, la même limite que l'auteur hollandais mettait à toute autorité: les exigences de la conscience, et en cela il est individualiste. Cela explique d'une part que, malgré les tendances vers le catholicisme romain qu'il y a en lui,Ga naar voetnoot3 il soit resté protestant; et d'autre part qu'il essaye de disculper ses compatriotes d'être allés trop loin dans leur lutte contre l'Eglise catholique. Pour les sermons en plein air par exemple qu'en 1566 on faisait en Hollande malgré la défense de l'Eglise et du Roi, Bilderdijk a cette faible excuse: ‘la plupart des prédicateurs étaient venus de France; d'autres venaient d'Emden’.Ga naar voetnoot4 Ce sont donc des étrangers qui prêchent la révolte et qui brisent les images dans les églises.Ga naar voetnoot5 Sa sympathie pour les réfugiés français est très médiocre: ce sont ‘des gens turbulents’Ga naar voetnoot6 qui corrompent la nation.Ga naar voetnoot7 Du reste, dans les pays catholiques comme la France, protestant et déiste sont synonymes ou presque.Ga naar voetnoot8 Mais l'église catholique aussi est en faute: c'est elle qui a produit les Voltaire, les Buffon, les Montesquieu, les Marmontel, les Diderot, les Raynal, et tout le fameux essaim des Encyclopédistes.Ga naar voetnoot9 Et la France est son siège: | |
[pagina 179]
| |
‘l'église papale, c'est la grande Prostituée assise sur la Bête’. La Bête, c'est la France.Ga naar voetnoot1 Ainsi, en philosophie en religion, en morale et en politique, le mal venait en grande partie de France. Un sentiment de tristesse, de mécontentement, de haine se dégage de toutes ces considérations. Il est vrai que celui qui aime fortement, hait fortement. Bilderdijk était une nature combative. Chiliaste, il envisageait avec impatience l'avènement du Christ, et se jeta dans la lutte avec la frénésie d'un mahométan. Il aurait été plus sage, plus humain, si la prudence philosophique qui lui a inspiré cette phrase profonde: ‘Notre meilleure sagesse n'est ni plus ni autre qu'un rêve suivi’,Ga naar voetnoot2 l'avait mis en garde contre ses hâtives combinaisons apocalyptiques. Mais cet homme a été un soldat du Dieu qui l'avait placé dans un avant-poste. Là, seul dans un monde qui ne le comprenait pas, dont il n'était pas, dont il ne voulait pas être, il ne s'est pas résigné à ‘jouer un rôle’, il a ‘fait un drame de sa vie’, il a payé de sa personne, il a subi les haines ‘éclairées’ qui, dans un petit milieu, étouffent plus radicalement que dans un grand pays. Il a souffert, il a persévéré quand même et il a crié sa joie de servir la bonne cause. Pourtant, ce guerrier intrépide, ce coeur orgueilleux, avait un autre combat à soutenir: le combat intérieur. Là, il n'était pas le vainqueur bruyant, mais l'humble combattant dans la lutte contre les puissances obscures qui montent du gouffre de ténèbres pour enlacer d'une étreinte mortelle l'enfant de Dieu. Au début de ses confessions, Rousseau adresse à l'Etre éternel cette phrase orgueilleuse: ‘Que chacun d'eux [des hommes] découvre à son tour son coeur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose: Je fus meilleur que cet homme-là’.Ga naar voetnoot3 | |
[pagina 180]
| |
Bilderdijk termine ses confessions par cet humble aveu: ‘Je considère toute ma vie traversée péniblement, comme un état d'attraction de la part de Dieu et de répulsion de mon côté, où là grace est dans une lutte sans fin avec le mal. Vous qui lisez ceci, priez pour moi’.Ga naar voetnoot1 Quelle différence d'attitude devant le grand mystère de la Vie et de la Mort. Là un esprit orgueilleux qui apostrophe familièrement l'Etre éternel comme pour le mettre en garde contre des erreurs d'appréciation; ici une âme hautaine qui, torturée d'angoisses obscures, bat sa coulpe devant la Justice suprême, et se prosterne, infiniment humble, aux pieds de la Miséricorde divine. |
|