Bilderdijk et la France
(1929)–Johan Smit– Auteursrecht onbekend
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Bilderdijk correspondant et auteur françaisToute langue dans laquelle on écrit exige qu'on pense en elle.Ga naar voetnoot1 Est-il exagéré de dire qu'au XVIIIe siècle tout homme cultivé avait deux langues, la sienne et puis la française? Pour certains milieux aristocratiques il paraît même que tout homme avait deux langues, la française et la sienne propre.Ga naar voetnoot2 En tout cas, on constate en Hollande l'existence d'une abondante production littéraire française qui vaudrait une étude à part. En même temps, le français est devenu l'instrument de la correspondance dans la bonne bourgeoisie. Il ne faut pas voir exclusivement dans ce phénomène un besoin de parure intellectuelle; il y a là peut-être aussi un désir, conscient ou instinctif, d'être membre d'une plus grande famille que le peuple dont on faisait partie, une tendance vers le cosmopolitisme, vers l'universalité, vers la liberté enfin. Que cette seconde langue fût la française, cela n'a pas besoin d'explication. Qu'elle eût même supplanté le latin comme langue des savants, cela ajoutait à son prestige. Etant poète, se sentant le trésorier de la langue hollandaise dont il estimait la supériorité incontestable, Bilderdijk, en général, ne s'est servi du français que par nécessité. Si cette nécessité s'est présentée plus qu'il n'aurait désiré, ce n'est pas sa faute. Pourtant, il s'exprime parfois en français par courtoisie, par humeur badine, ou pour cet autre motif dont parle | |
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Goethe: la langue étrangère est parfois un masque qui cache les vrais sentiments.Ga naar voetnoot1 Le français de Bilderdijk est loin d'être irréprochable, ce qui ne peut nous étonner, vu son éducation peu soignée et les vastes connaissances qu'il avait d'autres langues. Du reste, le français qu'on écrit de ses jours en Hollande, était assez défectueux.Ga naar voetnoot2 Heureusement, le poète a eu en sa seconde femme une excellente collaboratrice qui aura un peu surveillé de temps en temps sa plume, surtout dans les grandes occasions. On trouvera donc dans le français de notre auteur, en dehors des morceaux ‘polis et repolis’, assez de fautes de grammaireGa naar voetnoot3 et de style, bien que, comme chez presque tout le monde, il y ait des hauts et des bas; parfois la phrase française coule facile et claire; d'autres fois, l'auteur s'empêtre dans une phrase embrouilléeGa naar voetnoot4 et crée des mots fraîchement dérivés du latin.Ga naar voetnoot5 Le plus souvent sa phrase porte la marque d'avoir été pensée en français; elle est solidement charpentée et a une sonorité d'un effet parfois surprenant. Il va sans dire que pendant la période française de la vie du poète, de 1795 à 1813, il a eu assez d'occasions de perfectionner son français et de s'en servir. Après 1813 l'auteur français Bilderdijk ne ressuscite que rarement. Une des premières fois que le poète se sert du français, il compose le petit poème suivant qui montre combien pauvrement la muse française a vécu en Hollande au XVIIIe siècle: | |
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Non, quoique partisan zélé
Des esprits de l'antiquité,
Je ne prétends régler au gré de leurs caprices
La Muse de Racine ou celle de Lannoy.Ga naar voetnoot1
J'adore les grands noms, en abhorrant les vices;
Le seul bon goût nous doit servir de loi.
Mais quand un faux brillant s'empare du Parnasse,
S'érige en fol censeur et choque le bon sens,
Tout indigné de telle audace
Pour moi faut-il que j'y consens?Ga naar voetnoot2
Il s'excuse quelques jours plus tard de sa faute de versification en citant Boileau:
Gardez-vous qu'une voyelle à courir trop hâtée,
Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée,
et il a tellement honte de ses fautes qu'il déclare vouloir brûler tous les vers français qu'il a déjà fabriqués.Ga naar voetnoot3 La muse n'y aurait rien perdu, si tous les vers français de notre poète étaient tombés dans l'oubli. Mais la science sourit souvent là où la muse pleure. Pourtant, on peut signaler une jolie imitation française inédite d'une ode d'Horace,Ga naar voetnoot4 faite en septembre 1795 sur le navire qui ramène l'exilé d'Angleterre à Hambourg, et dont voici les principaux passages:
Ami, vous vivrez heureux,
Si, toujours maître de vos voeux,
Vous n'errez pas trop loin sur la plaine liquide.
Ni, redoutant des flots les coups capricieux,
Vous cotoiez les bords d'une course timide.
D'un arbre trop touffu le superbe feuillage
Est exposé de près aux forces de l'orage;
Des plus hauts batiments les fondamens chargés
Du plus terrible choc s'écroulent ébranlés.
Et quand le ciel s'irrite, en nous lançant la foudre,
C'est le sommet des monts qu'il va réduire en poudre.
Au milieu des revers gardant la fermeté,
Et s'ouvrant aux douceurs d'une belle espérance,
Mais craignant du bonheur la fragile inconstance,
Un grand coeur ne connoit que la sérénité.
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Celui qui dans les airs fait gronder la tempête,
D'un mot, d'un seul clin d'oeil l'arrête,
Et nous rend la tranquillité.
Vous, dans le milieu de l'orage,
Opposez à vos maux la grandeur du courage.
Et lorsqu'au centre du bonheur
Tout marche au gré de votre ardeur,
Craignez qu'une maligne étoile
N'enlève à tout moment cette vaine faveur;
Et quelquefois, baissez la voile!Ga naar voetnoot1
C'est probablement l'habitude prise en Angleterre de s'exprimer en français qui lui a fait faire cette imitation en cette langue. Mais quel noble passe-temps que la traduction de ces vers stoïques qu'un génie serein a inspirés au poète antique. Et que ces vers conviennent bien à la situation où l'exilé se trouve. En Angleterre où le poète demeure jusqu'à 1797, après un bref séjour à Hambourg, il vit de leçons qu'il donne en français. Quand, dans ces leçons, il doit parler de poésie, il écrit un poème hollandais et le traduit ensuite en français ou en anglais, parfois en vers, le plus souvent en prose.Ga naar voetnoot2 Que le poète ait charmé ses jeunes auditeurs et en ait été charmé, cela se comprend. Même il tourne pour ses jeunes auditrices, ses ‘douces écolières’,Ga naar voetnoot3 de petites poésies assez galantes, dans le goût du siècle. Nous citerons quelques vers inédits qui témoignent de l'amour croissant que le poète a conçu pour une de ces ‘douces écolières’, devenue sa femme après deux ans de cours et de cour.
A miss Billah
(écrit dans sa grammaire italienne)
Lorsqu'un beau jour les graces de l'Amour
Vouloient parler à la race mortelle,
Il s'en forma des langues la plus belle,
Dont Vénus fit son language de Cour.
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Jeune Beauté, dont la grace éclatante
Sait distinguer et le coeur et l'esprit!
Sais-tu quelle est cette langue touchante?
C'est l'italien, que partout on nous vante.
Doute-en, qui veut! Au moins sans contredit,
Il le sera, quand ta voix l'embellit.
London 1796.Ga naar voetnoot1
Ces vers de 10 syllabes sont loin d'être corrects. Pourtant, la césure est à la place régulière, après la quatrième syllabe. Et, comme le dit le sixième vers, le coeur et l'esprit y sont. On peut même constater que le coeur fait de l'esprit ou que l'esprit fait le joli coeur. Une autre poésie française (il y en a en allemand, en anglais, en italien et en latin) est d'un ton plus délicat. En voici la première et la dernière strophe:
A Mlle...
Reçois, Amie incomparable,
ô Toi qui règne sur les coeurs!
Recois d'un regard favorable
L'encens de ces indignes fleurs!
Toi donc, dont la douceur céleste
Surpasse ces Divinités [Pallas, Phébus]
Souffre que d'une main modeste
J'en ceigne Tes cheveux dorés.Ga naar voetnoot2
Londres, 3 juillet 1796.
Le ton de ces vers révèle un coeur charmé, mais réservé encore. Le poète parle plus clairement dans les vers suivants péniblement tournés:
A l'Aminte du Tasse, en le Remett ant à Mademoiselle...
Heureux d'avoir pleuré les rigueurs de Sylvie,
Berger sensible et doux, tu vas bénir ce sort:
Des yeux bien plus puissants te rendront à la vie,
Que ceux qui ont manqué de te donner la mort.
Berger sensible et doux, à ton bonheur suprême
Dans la main qui t'attend, que ne puis-je aspirer?
Que ne puis-je à mon gré disposer de moi-même?
A toi que j'y remets, j'irais la disputer.Ga naar voetnoot3
Londres 17 96
Bien que le dernier vers soit un peu obscur (le sens en est évidemment: j'irais te disputer cette main dans laquelle je te mets, ô berger), la portée de ces alexandrins est assez claire: | |
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quand on est marié, on a beau soupirer des rimes amoureuses, la dure réalité vous rive à une autre main dénuée de poésie peut-être, mais dûment munie de tous les droits civils que confère le mariage. Pour ne considérer que la forme de ce petit poème, on pourrait faire grief au poète d'avoir dissimulé un drame dans un madrigal et d'écrire un madrigal en alexandrins. Car ces vers ne sont pas un jeu d'esprit; ils révèlent que dans la lutte obscure de la conscience contre un amour toutpuissant, la barrière est déjà franchie: l'épouse légitime est ouvertement signalée comme un obstacle au bonheur.Ga naar voetnoot1 En Allemagne, où le poète séjourne de 1797 à 1806, il écrit des centaines de lettres dont beaucoup en anglais et plusieurs en français, les dernières notamment à l'avocat J. Kinker, vieil ami et collaborateur, chargé des affaires du poète en Hollande, et à sa fille qui, après lui avoir tenu compagnie en Allemagne, s'en va en Hollande. Le père donne à Louise des conseils pour son éducation, lui recommandant de cultiver le français: ‘puisque tu n'as pas l'occasion de m'écrire en bon néerlandais [elle est dans un pensionnait français], écris-moi plutôt en langue française qu'il te sera sans doute extrêmement utile d'écrire et de parler; je te permettrais aussi de m'écrire en allemand de temps en temps, si tu ne l'as pas déjà oublié’.Ga naar voetnoot2 Et plus loin: ‘Vous faites bien de cultiver l'anglois ... Mais en vous y appliquant, ma fille, appliquez-vous en même temps au françois que vous écrivez encor très incorrectement quoique votre dernière lettre est (sic!) cent fois meilleure que la précédente.’Ga naar voetnoot3 Au beau milieu du grand travail historique de Bilderdijk, la Geschiedenis des Vaderlands,Ga naar voetnoot4 on est étonné de rencontrer brusquement cinq pages de français insérées là par l'éditeur, qui avait trouvé probablement ce passage parmi les papiers manuscrits de notre auteur.Ga naar voetnoot5 C'est l'histoire très détaillée de la principauté d'Orange, et on peut se demander si vraiment ces papiers sont des brouillons de leçons, d'autant plus qu'ils sont ‘entièrement remaniés, complétés et recopiés au net’.Ga naar voetnoot6 Peut-être il faut y voir autre chose. A Brunsvick Bilderdijk a | |
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fréquenté le prince héritier d'Orange, le futur roi de Hollande. Celui-ci tâchait de gagner les bonnes grâces de NapoléonGa naar voetnoot1 et alla même à Paris pour plaider les intérêts de la maison d'Orange.Ga naar voetnoot2 Quoi de plus naturel que de supposer que le jeune prince s'est adressé à l'avocat Bilderdijk pour se renseigner exactement sur les droit qu'il pourrait faire valoir sur l'ancien territoire des Oranges. ‘Il se brouilla bientôt avec Buonaparte’, assure BilderdijkGa naar voetnoot3 et Orange demeura perdue pour les Orange. Le passage français en question serait donc de 1802, et aurait été composé à la hâte, car les fautes grammaticales et stylistiques sont nombreuses. En 1803 Bilderdijk a eu une courte, mais intéressante correspondanceGa naar voetnoot4 avec le célèbre physicien et naturaliste J.-A. de Luc, émigré lui aussi, ardent champion de l'orthodoxie chrétienne, que Cuvier place au rang des premiers géologues de son époque et que Chateaubriand loue beaucoup.Ga naar voetnoot5 En 1802 Bilderdijk termine son imitation de l'Homme des Champs de Delille, où il oppose à Buffon, vanté par le descripteur français, De Luc ‘qui seul voit clair dans la création, et qui reconnaît la parole infaillible de Dieu dans ses ouvrages’.Ga naar voetnoot6 Il chante les louanges de De Luc ‘que celui-ci n'entendra probablement jamais’,Ga naar voetnoot7 et dit avoir faim de ses leçons: la détresse de la chrétienté réclame ce présent [les leçons].Ga naar voetnoot8 Bilderdijk savait que le célèbre savant avait un ouvrage sur le chantier: le bruit en avait déjà couru.Ga naar voetnoot9 Dans les premiers jours de mai 1803 il résolut donc de s'adresser à lui pour fixer son attention sur les erreurs d'un certain Schmieder, géologue allemand, docteur en philosophie à Halle, auteur de La géognosie exposée d'après les principes de la chimie, Leipzig, 1802, et qui ‘abuse des mots’: ‘ces Allemands créent des mots et se prosternent devant comme les sculpteurs qui adorent la statue qu'ils viennent de former’. En parlant de la formation des montagnes, dit Bil- | |
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derdijk, ce Schmieder ne donne pas l'ombre d'une explication; il parle de ‘forces de la Nature’, mais qu'est-ce que cela veut dire! Et puis, et surtout, ses suppositions sont contraires au récit de Moïse dans la Genèse. - Malheureusement De Luc ne sait pas l'allemand; il prie donc notre savant Hollandais de faire un résumé en français du livre en question pour lui permettre d'en juger. Quelques jour après, De Luc peut écrire de Hanovre qu'il a déjà son ‘plan presque formé pour une courte mais vive sortie contre ce fabricant de chimères’ qui ‘substitue des mots à des choses’. Il l'envoie à Bilderdijk, et lui dit qu'il veut en faire l'appendice d'un livre prêt à être mis sous presse.Ga naar voetnoot1 A la réception de cette lettre, le 9 mai 1803, Bilderdijk, qui ne manque pourtant pas d'occupations, répond immédiatement: ‘La manière dont vous l'attaquez est victorieuse et ne laisse rien à désirer. C'est peu de chose que mon sentiment, Monsieur, mais je suis enchanté de l'aisance avec laquelle vous renversez ses propositions fondamentales’. Et il se plaint: ‘C'est un nuage de scepticisme qui de nos jours s'est répandu sur toutes les sciences et qui a sa source dans le manque total de logique....’ Ce Schmieder est évidemment quelqu'un ‘qui ne fait que prendre dans la science ce qu'il lui convient pour coudre un système imaginé au hasard par le principe que toute hypothèse peut être vraie, puisque la Nature peut tout. En lisant cela, je n'ai pu m'emprêcher de penser à la bonne femme qui espérait toujours de tirer le gros lot à la loterie, quoiqu'elle n'y avait pas mis, parce que (disait-elle) le bon Dieu peut tout.’ Au ton familier du poète et sur son assurance qu'il a plus de zèle que d'habileté, De Luc aussi descend de son piédestal: ‘On peut paraître devant ses amis en bonnet de nuit, et je paraîtrai ainsi devant vous, pour accélérer’.Ga naar voetnoot2 Il enverra tout l'ouvrage, et prie Bilderdijk de le corriger au crayon, en marquant d'une croix les passages susceptibles de correction et en consignant ses remarques sur une feuille à part. Mais le 15 mai De Luc écrit à son ‘bien estimable Aristarque’ qu'il a déjà publié le premier livre, étant talonné par le libraire qui vou- | |
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lait avoir l'impression prête avant la foire de Leipzig. Mais il y a fait insérer une note annonçant la publication d'un nouveau volume qui serait l'appendice augmenté. Et, comme le poète a exprimé le désir de s'entretenir avec lui, il répond qu'il n'en a pas le temps: ‘Dieu nous aidera l'un et l'autre à arriver à la Cité céleste, car j'espère que c'est en prendre le chemin [en travaillant à la cause commune de la science à l'appui de la Bible]. Là nous nous entretiendrons avec BaconGa naar voetnoot1 de cette métaphysique formée d'abstractions et d'universalités avant d'avoir connu ces sujets d'où elles devraient être tirées’. Attendez-moi sous l'orme! dit cette phrase onctueuse. Mais Bilderdijk s'obstine: il désirerait un rendez-vous moins éthérien. ‘Je demeure dans la Kannegiesser-strasse chez la veuve Hansen’, insiste-t-il. Et il ajoute: ‘Vous me charmez, Monsieur, en me parlant de nos entretiens futurs avec Bacon sur cette sublime Métaphysique. Vous le trouverez singulier si je vous dis que dans l'un des premiers ouvrages de ma jeunesse (j'avais alors 18 à 19 ans), petit Traité qui remporta le prix de l'Académie littéraire de Leyde, je me suis expliqué avec bien de la ferveur sur Bacon comme l'homme éclairé qui seul a su montrer la route qui mène à la vérité.’ De Luc répond aussitôt,Ga naar voetnoot2 reconnaissant, avec une exagération courtoise peut-être, que ‘c'est à vos excellentes lettres que je dois d'avoir fixé mon plan, en général et dans ses parties’. Il demande le jugement de Bilderdijk, homme de goût et philosophe, sur l'ouvrage entier. ‘Je vous embrasse de tout mon coeur, mon cher frère dans la Foi, et mon aide pour la défendre’. ‘Vous avez donc pris à tâche de me rendre orgueilleux’, s'écrie Bilderdijk.Ga naar voetnoot3 ‘Je ne l'ai jamais été, puisque sentant toujours la petitesse de ce que j'étois, je ne regardais les distinctions que je reçus, que comme des preuves de la médiocrité des gens qui pouvaient mettre quelque prix à ce rien. Mais maintenant tout cela tombe, c'est M. de Luc qui me comble de marques de confiance et de tout ce qu'il y a de plus flatteur. | |
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Comment voulez-vous qu'on y résiste à la longue?’ C'est là une humilité bien suspecte. Et pourtant on comprend la joie de notre exilé, vivant pauvrement et ignoré presque, dans un pays qu'il détestait, sentant la flamme divine en lui s'éteindre sous les tracasseries des leçons à donner.Ga naar voetnoot1 Et voilà soudain un homme de génie qui le distingue, qui le traite d'égal à égal! Comme ce pâle rayon de soleil lui fait du bien. Quelques jours après, le 26 mai 1803, il exprime son entière satisfaction sur le livre. ‘J'en suis touché, Monsieur, à un point indicible, et du fond de mon coeur je rends grâce à la Providence de nous avoir ménagé l'entrevue qui, outre tous les autres rapports sous lesquels elle me sera toujours inappréciable, m'a donné le moyen de vous parler de ce Schmieder. Que cette même Providence couronne votre ouvrage en le rendant fertile en résultats pour le bien de l'humanité égarée et la gloire de celui à qui tout ce qui est bon se rapporte...’ Ici finit la correspondance. Pourquoi? L'élève-ami de Bilderdijk, son biographe Da Costa, prétend que le poète a habité quelque temps la même maison que De Luc qui se serait senti profondément lié au Hollandais. Parfois, quand le poète, surmené de travail et épuisé de privations et de veilles, avait un de ses accès de frénésie, le bon vieillard aurait écouté à la porte de sa chambre pour écouter s'il respirait encore.Ga naar voetnoot2 Histoire touchante qui malheureusement devient problématique après la correspondance publiée plus haut,Ga naar voetnoot3 datant de l'époque ou De Luc avait déjà quitté Brunsvick pour aller à Hanovre. Seul le mot ‘entrevue’ dans la dernière lettre de Bilderdijk pourrait être un indice que les deux hommes se sont rencontrés. Mais dans ses tâtonnements stylistiques le Hollandais peut l'avoir employé pour désigner l'idée de ‘relation’. Probablement le Genevois, qui avait soixante-seize ans, et qui s'était déjà excusé de ne pas avoir le temps, estimait ses moments trop précieux pour qu'il écoutât les confidences d'un étranger. D'ailleurs, en 1804 il quitta l'Allemagne. | |
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Dix ans plus tard en 1813, Bilderdijk publie sa Géologie, dans la préface de laquelle il reconnaît que ‘c'est des naturalistes français qu'on peut dire qu'ils ont créé la géologie’. Il nomme en particulier De Saussure, Dolomieu et le Genevois De Luc.Ga naar voetnoot1 ‘De Luc spécialement s'est distingué dans cette branche’.Ga naar voetnoot2 En 1823, Bilderdijk veut encore traduire quelques ouvrages de son ancien correspondant qu'il a beaucoup aimé,Ga naar voetnoot3 et qui était mort en 1817. Rentré en Hollande, le poète a assez souvent à se servir de la langue française: requêtes et rapports au roi Louis-Napoléon, correspondance avec l'étranger. Le poète français même se réveille en lui: il écrit des vers qui célèbrent le bienfaiteur royal.Ga naar voetnoot4 Celui-ci avait amené de France M. Brisseau Mirbel, savant botaniste français, né à Paris et plus âgé de deux ans. Méconnu en France,Ga naar voetnoot5 il avait trouvé un protecteur en Louis-Napoléon, qui l'avait nommé son secrétaire-archiviste. Il travaillait à une théorie de l'organisation végétale, sujet devenu actuel après Linné. Quand il eut fait la connaissance de notre poète, son aîné de 20 ans, il se l'associa pour surveiller et compléter son étude, qu'il publia en 1808.Ga naar voetnoot6 Surpris de s'y connaître en botanique ou de passer pour tel, le poète avoue: ‘On est parfois mêlé bizarrement dans une affaire. S'il y a une branche où je suis bien loin d'avoir quelque prétention, c'est la botanique, et me voilà pourtant, je ne sais pas trop moi-même comment, auteur, imprimé et mentionné en pays étranger parmi les botanistes! ô quantum est in rebus inane!Ga naar voetnoot7 Cela n'empêche que sa part dans le travail de Mirbel est excellente, car le botaniste improvisé se montre un savant perspicace qui met les points sur les i et démontre impérieusement, dans un français très correct et souvent élégant,Ga naar voetnoot8 la | |
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supériorité que le système du savant français a sur quelques érudits allemands plutôt bruyants. Le Discours préliminaire et l'appendice Lettre du Dr. Bilderdijk à M. Mirbel, ne sont pas indignes de l'ouvrage du dernier. Les Considérations sur la théorie de l'auteur par le Dr. Bilderdijk qui composent le Discours préliminaire sont remarquables, aujourd'hui encore, pour les vérités générales qu'elles contiennent. Elles montrent le poète hollandais sous un jour inconnu jusque là. Parlant de la critique et de ses devoirs, il dit par exemple: ‘On ne saurait être trop scrupuleux en matière de critique’.Ga naar voetnoot1 Ailleurs il concède: ‘Sans doute (car pourquoi ne pas le dire ouvertement) il n'existe qu'on seul type de l'être organisé, dans un développement plus ou moins parfait; mais nous ne sommes pas toujours à portée de reconnaître ce type, et notre ignorance nous jette dans des méprises et des erreurs de tout genre’.Ga naar voetnoot2 Cette phrase très prudente fait sousentendre en apparence l'idée d'évolution; en réalité elle ne reconnaît qu'une gradation conséquente dans la création. Pourtant, de la part de Bilderdijk, elle est déjà une concession, comme la phrase incidente le fait soupçonner. Dans un ouvrage qui a vu le jour cette même année, 1808, il qualifie cette idée encore de blasphème (Dichtroerken, VII, 443; et 440, 441). Le prestige de M. Mirbel a donc été bien puissant. Pour lui plaire, le poète décerne des lauriers à Buffon même!Ga naar voetnoot3 - Voici encore quelques autres opinions dignes d'attention: ‘C'est donc un procédé peu sûr de conclure à l'existence, sur l'idée de ce qui devrait être, tant qu'on n'a pas assez observé. D'ailleurs, il ne | |
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suffit pas d'observer au hasard; l'esprit doit diriger l'observation; il doit même diriger l'oeil, mais il ne faut pas qu'il le devance par des conjectures hasardées, ou qu'il abuse des observations pour flatter l'imagination ou les préjugés’.Ga naar voetnoot1 ‘Nous ajustons des pièces, et nos plus savantes théories ne sont, à vrai dire, que des ouvrages de marqueterie’.Ga naar voetnoot2 Phrase admirable, qui exprime par une belle image le scepticisme scientifique de notre savant poète. Elle n'a qu'un tort: elle oublie de dire que l'oeil n'a de repos que lorsqu'il a discerné, vaguement peut-être, l'unité de la figure que l'Artiste Divin a dessinée sous l'apparente multiplicité. C'est là la soif de clarté, la noble passion de tout esprit désintéressé. Pourtant, du temps de Bilderdijk il était bon d'élever la voix contre les fabricants de systèmes. Aussi il dit: ‘Il ne suffit pas cependant qu'un système soit simple, il faut encore qu'il porte sur des faits’.Ga naar voetnoot3 Et qui ne souscrirait à la maxime suivante: ‘C'est rétrograder que de ne considérer aujourd'hui dans la Nature que des phénomènes isolés; il s'agit de saisir le principe qui les réunit, et qui seul explique la raison suffisanteGa naar voetnoot4 de ces phénomènes, essentiellement les mêmes dans toutes leurs modifications’.Ga naar voetnoot5 Vraiment, ce sont là des idées qui, loin d'être neuves,Ga naar voetnoot6 peuvent servir de base à tout travail scientifique. Et il faut savoir gré à M. Mirbel d'avoir amené notre poète à formuler des principes qui montrent que sous l'effervescene de ses boutades, il cachait la passion profonde et sincère de la vérité.Ga naar voetnoot7 Mais en outre, on s'étonne de trouver dans le Discours du poète une prudence, une politesse, même quand il parle des erreurs d'autres savants, qu'on chercherait en vain dans le reste de son oeuvre. Il s'excuse même de devoir combattre un | |
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savant allemand: ‘Les erreurs des hommes vulgaires n'ont pas besoin d'être relevées; elles sont sans conséquence; il n'en est pas ainsi des erreurs des hommes distingués, elles séduisent la multitude, et il faut les attaquer avec vigueur pour les détruire’.Ga naar voetnoot1 C'est là un compliment et une confession. Il est presque édifiant de voir comment l'irritable Bilderdijk, au contact du charmant Français, devient d'une douceur paternelle. Mirbel fait l'observation suivante à propos de certaines grossièretés étrangères: ‘Je me contenterai de rappeler ici à M. Rudolphi [un des adversaires de son système] que la modération et la politesse n'affaiblissent jamais la force d'un argument; que l'intérêt de la vérité exige, peut-être, que l'on ne prenne sa défense qu'avec une certaine gravité modeste et réfléchie qui, d'ailleurs, sied bien à l'homme éclairé; que la science veut des amis zélés, mais non pas des apôtres intolérants; et qu'enfin, de quelque rare génie que l'on soit doué, on ne saurait se dispenser d'être juste, et même indulgent, à l'égard des hommes studieux qui s'efforcent de reculer les limites des connaissances humaines’.Ga naar voetnoot2 Voici maintenant l'écho de ces paroles chez le poète: ‘Si l'un de vos censeurs, au lieu d'imiter les autres dans leur ton plein de décence, s'est abandonné à des expressions que réprouvent le bon goût et la politesse, vous ne devez pas vous en affecter; cet écart est dû, sans doute, à l'effervescence d'une vive jeunesse; le temps et l'exemple corrigeront M. Rudolphi; et je me plais à croire qu'un jour ce savant, moins enclin à la satire, et plus soigneux de sa propre réputation, joindra l'urbanité qui lui manque aux vastes connaissances qu'il possède déjà’.Ga naar voetnoot3 On n'a qu'à parcourir les quelques pages où il est question de l'Allemagne,Ga naar voetnoot4 pour voir quelle maîtrise de soi le poète s'est imposée. Elle sera due en grande partie à l'esprit pondéré du collaborateur français. Mais sans doute le poète a eu aussi le sentiment intime de parler, pour la première fois de sa vie, sur le forum de l'humanité et du monde scientifique. Il ne faut pas croire que Bilderdijk souscrive à tout ce que dit Mirbel. Au sujet d'une opinion de Mirbel sur l'usage du suc | |
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des plantes, il dit: ‘Au reste, Monsieur, je ne pense pas que ceci soit autre chose qu'une hypothèse à vos yeux; car il me semble qu'il n'existe ni observations ni expériences qui puissent donner à ce passage la couleur d'une théorie’.Ga naar voetnoot1 Admirons le Français qui, dans sa propre maison, se laisse morigéner par son hôte. Pour le reste, le poète hollandais est enthousiaste, et les Français, comme M. Mirbel et le protecteur royal évidemment, sont les meilleures gens du monde. Il fait l'éloge de ‘l'école française, à laquelle il serait bien difficile de contester aujourd'hui, dans les sciences physiques, une supériorité dont elle est redevable à la sage circonspection qu'elle porte dans ses recherches, et à l'excellence de ses méthodes d'observation...’ et qui possède ‘cette manière d'envisager la physiologie végétale, plus vaste, plus philosophique, plus conforme à l'état actuel des sciences, plus digne, en un mot, du siècle où nous vivons...’Ga naar voetnoot2 Quelques années auparavant le poète avait jugé autrement de la science française.Ga naar voetnoot3 Quelque retenue que le poète ait observée dans son Discours, au fond, dans son for intérieur, il s'impatiente et volontiers il aurait aiguisé son épée. ‘J'ai accentué un peu son travail: il écrit timidement’, confie-t-il à un ami.Ga naar voetnoot4 On ne peut donc s'étonner de trouver dans saLettre à la fin du livre, l'encouragement suivant: ‘Je m'assure que, si vous eussiez été mieux informé de ce que contiennent les livres de ces savantsGa naar voetnoot5 [allemands], vous ne vous fussiez pas borné à la défensive, mais que vous eussiez voulu faire la guerre sur leur propre terrain et à leurs dépens’.Ga naar voetnoot6 Si cela avait dépendu du bouillant poète, ils auraient ensemble exterminé les adversaires de M. Mirbel. Le livre de M. Mirbel, que Bilderdijk a traduit aussi en allemand, a eu, du moins en France, une bonne presse. Le Moniteur du 23 mars 1808 dit: ‘Le discours préliminaire de Mr. Bilderdijk présente des considérations sur l'état actuel de la physiologie végétale, une comparaison des diverses théories, une distinction exacte entre les opinions hypothétiques et les faits constatés, et | |
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des idées très philosophiques sur la méthode à suivre pour accélérer les progrès des sciences physiques. Il est écrit avec beaucoup de noblesse et de clarté... Le Parallèle [entre la théorie de Mirbel et celle de Rudolphi] qui est de Mr. Bilderdijk, est extrêmement curieux... L'ouvrage que nous annonçons est encore remarquable par une netteté, une précision, un ton de bienséance et une élégance de style qui en rendent la lecture très intéressante. - La traduction en allemand ayant été revue par Mr. Bilderdijk, qui est célèbre comme poète, comme littérateur et comme savant, et qui dans les morceaux qu'il a joints ici, se montre à la fois très instruit et excellent écrivain, nous sommes persuadés que l'ouvrage aura le même succès en Allemagne qu'en France’.Ga naar voetnoot1 Bilderdijk en est fier avec modestie. Et à bon droit. Il croit pourtant que cet éloge est dû aux émigrés qui, rentrés de Brunsvick, auraient fait connaître son nom en France.Ga naar voetnoot2 Malheureusement, Mirbel est rappelé. Il devient Directeur des Ecoles des Beaux Arts à Paris et à Rome, et entretient pendant quelque temps une correspondance très amicale avec Bilderdijk. Quand celui-ci reçoit un exemplaire de la seconde édition de leur livre, il mande à Mirbel toutes les bontés que le roi a eues pour lui. Il constate que ‘voilà plus d'un an que je suis en défaut de vous écrire...’ Il parle d'une Ode sur la naissance du jeune princeGa naar voetnoot3 ‘que je vous avais adressée avec une traduction littérale, mais qui m'a été retournée sans vous parvenir’... ‘Je vous range, dit-il, à la tête de ceux qui véritablement m'ont pris en amitié, qui ont embrassé mes intérêts, qui les ont soignés, poussés, avec autant d'assiduité et de ferveur que de bonté...’ Mirbel est maintenant adjoint à M. Desfontaines. ‘Je vous en félicite de tout mon coeur. Il me paraît que c'est un triomphe pour vous, et qui doit inspirer du respect à vos adversaires allemands ou autres. Ces messieurs les Allemands ne sont pas fort contents de nous deux. Pour moi, allant au combat comme un nouveau Patrocle dans | |
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l'armure d'Achille, je vous avoue que j'ai été traité avec moins de rigueur que je n'appréhendais. On trouve seulement qu'il n'était pas besoin de beaucoup de discernement quand une fois on s'était proposé de vous donner raison en tout et partout, et je n'avais eu d'autre but que cela’. - Supposons que ceci est de la pure politesse. L'heureux poète termine la lettre, après bien des confidences comme on en fait à un ami de coeur et d'esprit: ‘Je ne me sens pas d'aise de vous écrireGa naar voetnoot1 et je me retrace les doux moments de nos entretiens à la Haye...’Ga naar voetnoot2 C'est dommage qu'il n'y ait plus trace de relations ultérieures. Mais l'amitié avec ce Français modeste et charmant constitue un des doux moments dans la vie du poète hollandais, et éveille un regret: Que n'a-t-il plus souvent collaboré avec un savant comme M. Mirbel. Car le caractère aristocratique de la science françaiseGa naar voetnoot3 correspondait si bien à l'âme, naturellement aristocratique, de notre poète. Un projet de collaboration avec un autre Français, Charles Pougens, linguiste et littérateur, a fourni la matière d'une correspondance assez curieuse.Ga naar voetnoot4 Comme Louis-Napoléon avait chargé la deuxième classe de l'Institut Royal de faire un dictionnaire de la langue hollandaise, Pougens, établi non loin de Paris, offre ses services à la classe. Il s'occupe depuis 30 ans du dictionnaire étymologique et raisonné de la langue française et prie le secrétaire, qui est Bilderdijk, de lui indiquer les mots - à commencer par la lettre A - sur lesquels on désire des éclaircissements. Mais, et ceci caractérise la modestie du correspondant, il termine sa lettre ainsi: ‘Je finis en répétant ma prière, quoique je n'aie pas l'honneur d'être connu de Monsieur le secrétaire perpétuel, je lui demande, comme preuve de bonté particulière, de ne produire ma proposition qu'autant qu'il la jugera convenable’.Ga naar voetnoot5 Bilderdijk, directeur à ce moment de la classe, répond avec un cérémonial pompeux qui rappelle le style empire aussi bien | |
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que le pire troubadourisme: Guillaume de Teisterbant, dit Bilderdijk, Docteur en droit, Membre de l'Institut Royal de Hollande, etc., etc. A
Monsieur Charles Pougens, Membre de l'Institut de France, Correspondant de plusieurs Académies Etrangères, etc., etc. Dans cette lettreGa naar voetnoot1 Bilderdijk oppose au trente ans d'études étymologiques de son correspondant trente autres années: ‘C'est depuis plus de 30 ans, Monsieur, que je m'occupe de l'Etymologie universelle’, ce qui est une belle étiquette pour une série innombrables de notes prises au hasard de l'inspiration. Mais ce n'est pas pour le dictionnaire qu'on désire les lumières de Pougens, ‘c'est pour l'étude vraiment étymologique, qui, pour être fructueuse, doit embrasser autant que possible, toutes les langues’. Bilderdijk lui développe son plan de campagne pour des recherches linguistiques sur des bases aussi larges que possible, et fournit des exemples à foison: ‘mannequin n'est qu'un ancien diminutif flamand (mannekijn) du mot man [homme]... qui va jusqu'à la racine ma, dans le sens de ‘force’, qui constitute le fond du mot man...; ‘anden, racine celtique, d'où vient à la fois notre wandelen [se promener], le français aller et l'italien andare’; etc, etc. Puis il parle d'un projet d'Aperçu de l'influence des organes physiques sur la différence du langage, dont s'occupe la Classe. En échange des rensèignements à fournir éventuellement par Pougens, Bilderdijk lui fera part des connaissances qu'il a acquises ‘dans les langues boréales’. ‘Quoique maladif depuis quelques années, je pourrais peut-être obtenir du bon Roi, qui ne cesse de m'honorer de ses bontés, la permission de me rendre à Paris, afin de nous concerter ensemble sur un plan d'opération assez universel, à l'exécution duquel nous pourrions travailler à l'envi, et chacun de son côté’. Et quand, pour terminer, il réclame des explications sur toute une liste de mots: (abandon, abeille etc.... - avis), il prévient son correspondant: ‘Je vous demande ces mots, Monsieur, en supposant que vous ne vous bornerez pas à les dériver soit de l'italien, soit de quelque | |
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autre langue, mais que vous en expliquerez et le fond et la forme’. Un peu ébahi devant tant d'audace, le prudent savant français répond: ‘Vos lumières, la profondeur de vos connaissances dans ce genre d'érudition vers lequel j'ai dirigé spécialement mes études m'imposent la loi de vous soumettre avec empressement le résultat de mes travaux, de mes recherches et de mes doutes. Personne ne sentira mieux que moi le prix de vos leçons. Eclairé par vos avis, et par ceux des illustres membres de la classe que vous présidez, je marcherais d'un pas moins incertain dans une carrière assez épineuse en elle-même, et où l'on courrait à chaque instant le risque de commettre bien des erreurs, pour peu qu'on s'écartât des règles d'une critique sévère. Sans un scepticisme sage et une philosophie timorée, si j'ose m'exprimer ainsi, l'histoire des mots et celle des hommes substituant sans cesse le mensonge à la vérité, ne nous laisserait apercevoir tout au plus que des lueurs plus dangereuses que l'obscurité même, et nul doute que l'ignorance ne vaille encore mieux que l'erreur’...Ga naar voetnoot1 On sent dans ce fragment de lettre un avertissement d'être prudent de la part du Français qui n'avait pas assez de génie pour oser être inexact. Il prie Bilderdijk de ne pas venir le trouver, car il est pauvre et aveugle. Quand, en 1810, Pougens publie son opuscule sur la Déesse Nehalennia,Ga naar voetnoot2 Bilderdijk fait un compte-rendu favorable du livre: ‘Monsieur Pougens se distingue par sa profonde connaissance des langues orientales et, qui plus est, des langues nordiques: il est bien supérieur à tout ce que l'Allemagne et l'Angleterre ont produit dans les derniers temps; il est remarquable aussi par sa modestie qui égale ses connaissances particulièrement étendues et qui doit confondre la brutalité anglaise et allemande introduite dans les lettres. ‘Nos proches voisins, dit le poète, ne s'efforcent dans leurs études à rien autre chose qu'à faire chanter victoire à leur coq allemand’.Ga naar voetnoot3 | |
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Après tous ces éloges prodigués au savant français, il est presque comique de voir que l'explication du nom Nehalennia que Pougens cherche méthodiquement et vainement, Bilderdijk la trouve d'emblée!Ga naar voetnoot1 La même année 1810, le poète hollandais avise Pougens qu'il a proposé au roi de le nommer premier membre étranger de l'Institut Royal des Pays-Bas.Ga naar voetnoot2 Mais il ne reçoit pas de réponse. Peut-être que la situation politique, qui a changé en 1810, en est la cause. ‘Je ne sais quel esprit malin trouble notre correspondance’, lui écrit-il.Ga naar voetnoot3 Un ami va trouver Pougens, qui répond à Bilderdijk par une lettre très obligeante dans laquelle il conseille à son correspondant d'attendre tout d'un empereur vraiment grand et généreux.Ga naar voetnoot4 En 1813 la Classe a écrit à M. Pougens pour avoir communication d'un manuscrit, mais elle ne reçoit pas de réponse.Ga naar voetnoot5 En mai 1814 Pougens écrit à BilderdijkGa naar voetnoot6 qu'il le cite dans plusieurs de ses articles.Ga naar voetnoot7 Sa maison a été dévastée et il a dû fuir à Paris; mais ‘son coeur est tranquille, son esprit calme’, assure-t-il.Ga naar voetnoot8 En 1816, Pougens annonce à Bilderdijk que se maison a été dévastée vingt-deux fois par les Cosaques, et que tous les malheurs l'ont éprouvé. Il le remercie de sa nomination de membre étranger de l'Institut.Ga naar voetnoot9 Là s'arrête la correspondance entre ces deux travailleurs infatigables. Ce qui frappe dans ces relations avec trois savants français, c'est que le fougueux Hollandais pousse à l'attaque tandis que les autres sont circonspects. Mais, de quelle passion cet homme étrange doit-il avoir été possédé pour pousser ainsi la nef de la science vers la terre inconnue où l'énigme de la vie serait résolue. Lui qui se méfiait de la raison humaine! | |
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En 1810, avec l'annexion, Bilderdijk, croyant que le français supplantera la langue hollandaise, songe à faire des ouvrages français. On trouve des ébauches d'études françaises qui indiquent que l'écrivain a élaboré des projets de grande envergure. Tel est le fragment d'un traité de géométrie,Ga naar voetnoot1 commençant par un exposé des Principes de logique pour servir d'introduction aux Eléments de Géométrie. Ce traité, nullement remarquable, ne pourrait servir qu'à démontrer que l'auteur n'est pas un Pascal, si on ne devait s'étonner de rencontrer notre poète-linguiste-historien-jurisconsulte-philosophe-botaniste même sur ce terrain de l'abstraction pure. Le départ des Français en 1813 signifie aussi la retraite de l'auteur français Bilderdijk, qui, ne l'oublions pas, avait, pendant cette période de domination française, enrichi sa langue maternelle de chefs-d'oeuvre impérissables. De loin en loin on rencontre encore des lettres françaises, entre autres celles adressées au célèbre philologue allemand J.-L. Grimm,Ga naar voetnoot2 dans lesquelles il est exclusivement question de sujets linguistiques. Terminons ce chapitre qui apporte déjà beaucoup d'inédit, par deux lettres françaises inédites qui ont été écrites peu de temps avant la mort du grand Hollandais. La première, qui est plutôt un brouillon de lettre et ne porte ni date ni adresse, est ainsi conçue: ‘Un vieillard accablé par les ans et les infirmités que lui ont attiré les travaux et les persécutions d'un temps de rage et d'hostilité dont il a été la victime, n'ayant d'autre ressource que les douceurs de la poésie, n'oserait offrir à V.A.I. et R. ce recueil de vers hollandais, s'il ne s'était hasardé d'y célébrer la vaste Monarchie du Nord, dont la gloire immortelle s'identifie avec l'illustre rejetton des Sars et des Empereurs qui l'ont créée et portée au plus haut point de gloire et de prospérité. A ce titre, Madame, je croirais manquer à un des plus sacrés devoirs, si j'hésitais à le mettre aux pieds de V.A. avec toute la vénération d'un coeur vraiment hollandais, et qui ne s'est jamais avili par une lâche complaisance aux sentiments qu'il ne cessera de désavouer et de combattre, tant | |
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qu'il lui restera un moment de vie. Monarchiste par principe et attaché à la Maison d'Orange, il ne s'en fait pas un mérite, mais c'est toujours en faveur des principes de loyauté qui de tout temps ont distingué sa famille, qu'il prend la liberté de vous adresser Mad., ses hommages sincères, se faisant gloire d'être avec le plus profond respect...’Ga naar voetnoot1 Ce brouillon ne peut-être qu'une dédicace destinée à la princesse russe Anna Pavlona, épouse du prince héritier d'Orange, plus tard Guillaume II. Le vieux poète lui aura envoyé un de ses derniers volumes de poésie, Vermaking [Jouissance], contenant un poème: Rusland [La Russie]Ga naar voetnoot2 qui finit par un discours adressé ‘à l'illustre rejeton impérial, bonheur d'Orange et mère de ses enfants’. La seconde lettre est d'un ton plus résigné. Le grand vieillard, venant de perdre son épouse bien-aimée, répond à une lettre française de condoléance:
Ma toute chère Nièce,
‘Il m'est bien doux d'apprendre que vous partagez en quelque manière la profonde douleur d'un parent qui vous aime d'une sincère tendresse et qui vient de perdre l'incomparable et unique appui de son vieil age, plongé dans un étât de caducité deplorable. Soyez assurée que je suis bien sensible à l'attention que vous me marquez par votre aimable lettre, et que rien ne me sera plus consolant dans cet affreux étât d'accablement oû je suis livré que d'y vous voir compatir. Ecrivez-moi de temps à temps, et ne manquez pas de presenter mes respects à Made votre Mère, avec ceux de mon fils desolé et inconsolable comme moi. Non, ma bien-aimée parente, je vous porte trop d'affection pour ne pas vous écrire moi-même, et ce seroit à mes yeux, manquer à la chère défunte qui ne cessera jamais de vivre dans mon coeur et à qui je prie le bon Dieu qu'il vous fasse ressembler en toutes choses, comme le plus parfait modèle de vertu et de piété qui jamais exista! | |
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Adieu, mon aimable enfant, et croiez-moi avec les plus tendres sentiments d'un parent Votre oncle de coeur et d'âme Bilderdijk. Haarlem, 27e Avril 1830.
P.S. Vous vous informez de ma santé. Elle n'est que trés chancelante et je souffre toujours’.Ga naar voetnoot1
Cette lettre, qui porte le cachet de cire de la famille de Teisterbant, est une des dernières que le poète ait écrites. Sa correspondante était une compatriote. Le vieil aristocrate a eu la délicatesse de lui répondre dans la langue qui, après sa chère langue maternelle, lui était la plus familière et qui était considérée comme la plus noble, propre aux âmes distinguées. |
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