Bilderdijk et la France
(1929)–Johan Smit– Auteursrecht onbekend
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Bilderdijk traducteur‘Aux novices de la poésie il ne serait pas inutile, aux compétents il serait peut-être amusant de remarquer mes écarts [de traduction] et de s'en rendre compte.’ Les traductions occupent une place considérable dans l'oeuvre de Bilderdijk. On pourrait y voir une marque de pauvreté d'invention. Ce reproche, qu'on a adressé au poète déjà de son vivant,Ga naar voetnoot2 n'est ni tout à fait juste ni tout à fait immérité. Bilderdijk est grand surtout comme poète lyrique: son âme avec ses amours, ses haines, ses admirations, ses passions, ses profondes détresses et ses aspirations éperdues vers l'Absolu, est la source inépuisable de son inspiration poétique. Dès qu'il quitte l'idée pour aller à l'action, il devient plus ou moins maladroit, de sorte qu'il empruntera très souvent un thème à un autre pour l'expression des élans de son coeur. D'autre part, il n'y a pas un seul poète hollandais qui ait écrit autant que Bilderdijk en dehors de ses traductions; il n'y a pas un seul poète hollandais, il y a peu de poètes au monde qui aient, comme lui, accumulé une telle quantité de connaissances, qui aient dominé leur siècle du regard et qui ne se soient pas lassés de chercher, d'interroger les grandes figures du passé ou du présent et de leur emprunter ce qu'ils y trouvaient à leur convenance. Nest-ce pas la recherche, par-dessus les foules et les siècles, d'une famille spirituelle, le besoin de sortir de la solitude morale qui a tourmenté les grands esprits, et qui | |||||||||||||||||||||||||||
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doit avoir oppressé le géant de la petite Hollande. Pour Bilderdijk, qui dormait peu et était possédé d'un besoin fiévreux de travail, traduire était un délassement d'esprit, qui le reposait de ses accès fous de rythmer et de rimer ce qui montait de son moi profond. ‘L'épanchement et le débordement de mon esprit est si épuisant qu'il faut de temps en temps s'en reposer, sans pouvoir laisser de le déverser toujours. De là toutes mes imitations’.Ga naar voetnoot1 Et ainsi il a enrichi le trésor national de la langue en y versant l'or étranger.Ga naar voetnoot2 De plus, le fol engouement pour tout ce qui vient de l'étranger, qui aujourd'hui encore est un des traits caractéristiques du Hollandais, le rendait jaloux à l'égard de sa belle langue et de son cher pays: ‘au moyen de mon chant je réduisis au silence des oracles étrangers!’Ga naar voetnoot3 De là vient aussi que le poète, au lieu de traduire, a plutôt remanié, façonné à la hollandaise les produits de l'art étranger. Ses traductions sont donc des adaptations, de ‘belles infidèles’. En général elles ont un accent plus fort que l'original. ‘C'est, dit le poète, que l'éloquence française et l'éloquence anglaise ont toujours quelque chose de léger, d'imprécis, parce que ces langues ne sont pas susceptibles des mille nuances qui appartiennent à la nôtre et qui donnent aux impressions émoussées et fondantes un contour précis où l'âme trouve du repos. On constate le mieux ces imperfections des langues étrangères en traduisant; alors il est le plus souvent difficile de ne pas y ajouter et de préciser, avec le résultat que nombre de sophismes se trahissent qui passent inaperçus dans l'original. On sent aussi combien l'habitude de ces langues étrangères et de leurs idées fugitives et vagues devait détruire le bon sens de notre nation’.Ga naar voetnoot4 Ce besoin de préciser dont parle le poète, dégénère chez lui facilement en une tendance à grossir, à accentuer les lignes. Du reste, Bilderdijk se rend bien compte qu'une copie n'est | |||||||||||||||||||||||||||
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qu'une copie: ‘Pour savourer le vrai goût et le vrai parfum, il faut boire à la bouteille d'origine’.Ga naar voetnoot1 Dans la longue série d'imitations, commençant par une féerie française et finissant par les Quatrains de FénelonGa naar voetnoot2 le français n'occupe pas la première place. Elle revient au grec et au latin, puis viennent l'anglais et le français. Une place relativement petite est réservée à l'allemand, à l'italien, à l'espagnol, aux langues orientales, etc. De toutes ces langues, il n'y avait que le français qui fût bien connu du public cultivé. Si pour les autres langues son choix a donc pu être guidé par son désir d'instruire, pour le français il n'y a eu que son plaisir d'artiste qui a décidé de ses préférences. Et cet artiste est sensuel et spirituel d'abord, puis, quand les souffrances l'auront rapproché de Dieu, il inclinera vers la poésie moralisatrice. Ainsi, dans sa jeunesse, Bilderdijk s'amuse à mettre en vers hollandais deux comédies en prose de P. de Saint-Foix, deux petites poésies du sensuel P.-J. Bernard,Ga naar voetnoot3 et un conte galant de Voltaire. Plus tard il imitera L'Homme des Champs de Delille plutôt pour le plaisir des autres que pour le sien propre, et il traduira Cinna de Corneille sur la demande du roi Louis-Napoléon. Quelques fragments du grand poème du Cardinal de Bernis La Religion vengée, et différentes petites poésies de Fénelon, de Lamartine, de Lebrun, de Racan, de Clotilde de Vallon Chalys complètent la série.Ga naar voetnoot4 Les imitations que notre poète a faites dans sa jeunesse pour se faire la main et qui doivent avoir été nombreuses, ont été livrées par lui à un autodafé salutaire. Seule, la saynette inédite Het Orakel, d'après L'Oracle, comédie en un acte en prose de M. de Sainte-Foy,Ga naar voetnoot5 a échappé au feu,Ga naar voetnoot6 et constitue un curieux spécimen de l'habileté poétique du jeune auteur. | |||||||||||||||||||||||||||
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Le sujet correspond bien à sa vie isolée: Une fée a élevé son fils loin du monde, mais ne peut empêcher qu'il rencontre un jour une admirable forme humaine qu'il ne connaît pas et qui jette le trouble dans son jeune coeur. Cette forme humaine se trouve être une princesse dont l'Oracle a prédit qu'elle ferait le bonheur du jeune homme à condition qu'il fasse semblant d'être sourd, muet et insensible. Le jeune homme essaie donc d'être immobile et impassible, mais quand la princesse commence à parler d'amour, il ne peut se contenir: la nature est plus forte que la convention. Et c'est là une leçon morale allant à merveille au jeune poète qui ne cessera de la répéter pendant toute sa vie. Cette imitation qui, sur l'original, a l'avantage d'être en vers, montre déjà les qualités et les défauts qui marqueront toujours le style de notre poète: à côté d'une maîtrise déjà étonnante du vers, on constate le besoin d'accents forts,Ga naar voetnoot1 et la suppression ou le changement des passages qui ne lui plaisent pas. La deuxième petite comédie de Saint-Foix que notre poète a traduite Deucalion et Pyrrha,Ga naar voetnoot2 présente le même caractère que la première. L'amour, bienfaiteur du coeur humain et de l'univers, et qui se fait jour malgré la fière réserve d'une âme élevée, est encore le thème de cette pièce. L'imitation du conte en vers de Voltaire Ce qui plaît aux Dames,Ga naar voetnoot3 Ridder Sox,Ga naar voetnoot4 est un indice que la frivole sensualité du spirituel Français n'a encore rien de repoussant pour Bilderdijk, comme elle a amusé un public international à cette époque.Ga naar voetnoot5 Avec quel plaisir folâtre il versifie l'histoire du gentilhomme qui s'acquitte bravement d'un écoeurant devoir | |||||||||||||||||||||||||||
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auprès d'une vieille sorcière et qui se trouve récompensé en voyant que la vieille s'est transformée en une jeune fille délicieuse...! Bien que l'excuse alléguée par Lessing: ‘Plaisanterien muss man nicht zergliedern wollen’,Ga naar voetnoot1 ne suffise par pour disculper notre poète d'avoir imité le conte libertin de Voltaire, il ne faut pas oublier que le XVIIIe siècle avait habitué les oreilles à une élégante friponnerie littéraire. Quelle différence avec La Prière de FénelonGa naar voetnoot2 que notre poète met en vers hollandais.Ga naar voetnoot3 Il se trouvait à Londres, où, tout comme Chateaubriand, il se laissait faire la cour, - il n'était pas ingrat -, par une jeune fille à qui il donnait des leçons. Bientôt, cédant au doux enivrement d'un printemps nouveau, il se laissa aimer et aima; mais il était encore légitimement marié à celle qu'il n'aimait plus et qui avait refusé de le suivre. Les troubles de sa conscience ne lui laissèrent pas de repos. La prière de Fénelon, copiée sur un bout de papier, lui fournit le texte d'une admirable poésie, cri angoissé lancé vers la Lumière. Pour permettre une comparaison des deux textes, voici le hollandais et le français rapprochés: Gebed
Genadig God, die in mijn boezem leest!
Ik vlied tot U, en wil, maar kan niet smeeken.
Aanschouw mijn nood, mijn neêrgezonken geest,
En zie mijn oog van stille tranen leken!
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La version hollandaise apporte à la résignation de l'original ce sentiment d'angoisse des coeurs engagés dans le péché secrètement chéri. Et comme le vers hollandais, tout en traduisant exactement, coule d'une façon naturelle! Le chef-d'oeuvre de Bilderdijk en matière de traduction est sans doute son Buitenleven,Ga naar voetnoot1Ga naar voetnoot2 imitation de L'Homme des Champs, de Jacques Delille. Dans le pays de Goethe et de Schiller, l'abbé Delille passait alors, en 1800, parmi les réfugiés, pour un grand génie; dans sa patrie il était le seul poète de quelque envergure,Ga naar voetnoot2 et presque le chantre officiel,Ga naar voetnoot3 couronné, depuis longtemps, des éloges de Voltaire.Ga naar voetnoot4 Réfugié, il passe l'été de 1798 à Brunsvic, très répandu dans les cercles intellectuels. Il y connaît le fameux Zimmermann, avec les conseils duquel il achève quelques chants du poème des Trois règnes | |||||||||||||||||||||||||||
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de la nature.Ga naar voetnoot1 Ce Zimmermann est un ami intime de Bilderdijk, un des rares Allemands qu'il ait estimés. Delille y fréquente aussi la maison du vieux Melchior Grimm, aux petitesfilles duquel Bilderdijk donne des leçons de dessin, et qui invite de temps en temps le professeur de dessin à dîner.Ga naar voetnoot2 Si les deux poètes ne se sont pas rencontrés, et tout prête à le croire,Ga naar voetnoot3 le Hollandais a certainement entendu les échos de l'admiration dont Delille était entouré. On peut s'étonner aujourd'hui qu'un grand poète et un esprit profond comme Bilderdijk ait consenti à imiter un Delille dont la gloire littéraire a été éclipsée si complètement depuis le romantisme qu'il ne compte plus guère dans l'histoire de la littérature française. Et cela, quand il y avait en Allemagne cette magnifique éclosion d'une poésie nouvelle, profonde, que tant de Français saluaient déjà comme une nouvelle aurore. Ce n'est pas que Bilderdijk fût fermé à l'esprit nouveau qui soufflait en Europe: il traduisit, avant et après Delille, Ossian qui lui rappelait Homère et la poésie vraie. Mais le génie allemand lui était insurmontablement antipathique. La langue et la littérature allemandes, qu'il connaissait assez bien, lui inspiraient une horreur sacrée qu'il n'a jamais su vaincre, bien qu'il ne soit pas resté aveugle au mérite de Goethe. En outre, les grands ouvrages littéraires français avaient déjà été traduits tant de fois qu'il ne se sentait pas disposé à ajouter une nouvelle traduction au nombre. Quand L'Homme des Champs de Delille parut et qu'on invita notre poète à le mettre en hollandais, il consentit, mais il ne se trompait pas sur la valeur de l'ouvrage français. ‘Bien loin d'y voir un chef-d'oeuvre’, il y trouva ‘une versification soignée’, et plusieurs ‘beautés de détail’, et surtout ‘du bon français’, ce qui, ajoute-t-il, était très rare et un mérité extra-ordinaire.Ga naar voetnoot4 Même, il y découvrait de la poésie, de sorte que le poème lui | |||||||||||||||||||||||||||
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‘inspirait une sorte d'intérêt’.Ga naar voetnoot1 Cet éloge n'est pas exagéré. Il est même plus juste, moins partial et moins aveugle que la plupart des appréciations contemporaines ou ultérieures.Ga naar voetnoot2 L'enthousiasme du poète, assez réservé déjà, a diminué encore à mesure que son travail avançait; il ne tarda pas à constater le caractère superficiel de cette poésie de salon, et il dut, comme presque toujours, combattre l'idolâtrie aveugle de la foule qui admire le clinquant. Aussi y avait-il un abîme entre le catholique français assez fortement déiste, et le protestant orthodoxe hollandais qui ne songeait pas un instant à mettre en bon hollandais ce qu'il croyait erreur ou mensonge. ‘Très souvent je diffère du tout au tout avec lui. Ceux qui me connaissent savent que les sentiments d'un Abbé Delille ne peuvent pas être les miens. Je le déclare publiquement, je ne suis ni Buffoniste ni naturaliste selon le goût moderne; je n'ai pas l'audace d'être égal à Dieu; je ne flatte pas les idées en vogue, ni ne dissimule les miennes ....’ ‘Grands admirateurs de Delille, arrière! Ce n'est pas à vous que je destine cette imitation. Mais vous, honnêtes Hollandais qui nourrissez l'amour national pour la religion, l'ordre, la régularité, la vérité et la beauté, et qui, en Chrétiens, vous intéressez à la vertu et à | |||||||||||||||||||||||||||
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l'humanité, c'est pour vous que j'écris...Ga naar voetnoot1 Si Bilderdijk ne sympathise pas du tout avec le philosophe Delille, il ne goûte guère davantage le poète; c'est qu'il y a un manque de conception vraiment poétique, de sorte que le poète hollandais n'a pas pu s'élever comme il l'aurait voulu. ‘C'est une tout autre affaire de traduire un poète de l'antiquité, modèle de perfection, que nous admirons avec un respect tenant d'une adoration amoureuse, un Sophocle par exemple, ou L'Homme des Champs de Delille. Là où le coeur est enthousiaste, les vers coulent rapidement et heureusement; et cette pièce en montrera, je m'en flatte, les marques; mais j'avoue que mon coeur ne peut s'échauffer là où un simple versificateur est dans son élément...’Ga naar voetnoot2 Cette traduction, ou plutôt cette adaptation du poème français, est devenu un chef-d'oeuvre de versification hollandaise, presque partout supérieure de beaucoup à l'original par son rythme toujours varié, par l'harmonie du vers, par la force de l'expression et, çà et là, par la flamme divine de la poésie qui réchauffe et transforme la froide rhétorique du bon abbé. Elle est aussi, avec ses annotations irritées et irritantes, un document de valeur pour la connaissance du poète. Mais c'est surtout la confrontation des deux textes, l'original et l'imitation, qui est intéressante; ce sont comme deux chevaux d'allure différente attelés à la même voiture: l'honnête haridelle française et le fringant coursier hollandais: la dissemblance saute aux yeux. Cela se révèle dès les premiers vers:
Boileau jadis a pu, d'une imposante voix,
Dicter de l'art des vers les rigoureuses lois.Ga naar voetnoot3
Bilderdijk traduit d'abord:Ga naar voetnoot4
Boileau heeft lang voorheen zijn onverbreekbre wettenGa naar voetnoot5
Mais le poète a hésité. Est-ce qu'il y a des lois inviolables ou rigoureuses pour la poésie. Peut-on soumettre l'inspiration libre du poète à des lois éternelles? Et voilà que le problème de la liberté de l'art qui est à la base de la querelle des anciens et des modernes, se pose au poète hollandais qui, ap- | |||||||||||||||||||||||||||
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pelé à se prononcer, proclame hautement cette liberté de l'inspiration sans laquelle il ne peut vivre. Résolument il biffe le mot ‘onverbreekbaar’ [inviolables], et le remplace par ‘opgeworpen’ [arbitraires] qu'il renforce encore par le second vers:
Boileau heeft lang voorheen zijn opgeworpen wetten
Der Dichtkunst, vrij van band, ten regel durven zetten.Ga naar voetnoot1
Dans ces deux vers il y a tout un programme; ce début est même un cri de guerre: désormais le poète suivra son propre drapeau, il ne reconnaîtra qu'un maître: son coeur.Ga naar voetnoot2 Après ces deux vers, il n'est pas étonnant que le poète n'ait pas hésité à changer radicalement l'original. Un des auteurs nommés par Delille dans son poème, Buffon, que l'original porte aux nues, est particulièrement pris à partie par le Hollandais.Ga naar voetnoot3 Les noms des autres auteurs français cités par Delille, sont remplacés par des Hollandais. Pascal par exemple cède la place à Huyghens; Le Lorrain, peintre français, à Schweickhardt, peintre qui avait le mérite d'être le beau-père de Bilderdijk. Ainsi le vers:
On relit tout Racine, on choisit dans Voltaire,Ga naar voetnoot4
devient:
In Poot vindt m'alles schoon; in Vondel, uit te zoeken.Ga naar voetnoot5
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Quand l'abbé peint la misère des paysans et engage les riches à faire le bien aux pauvres de leur village,Ga naar voetnoot1 Bilderdijk introduit une louange de sa patrie où il n'y a pas de villages pauvres: ‘Daar waar men lijden ziet en geen erbarming voedt,
Daar vloeit geen Nederlandsch, maar uitlandsch bastaardbloed.Ga naar voetnoot2
Et après le tableau des bienfaits qu'un riche peut prodiguer aux pauvres, Delille s'adresse au bienfaiteur: ‘Et satisfait de tout, et ne regrettant rien,
Vous dites comme Dieu: ce que j'ai fait est bien.Ga naar voetnoot3
Mais Bilderdijk traduit:
En van uw werk voldaan, het oog op God geslagen,
Moogt ge in vertrouwende ernst om zijn voltooiing vragen,Ga naar voetnoot4
ce qui est sans doute plus orthodoxe que la plaisanterie un peu irrévérencieuse de l'abbé. Ailleurs l'original fait dire à un vieux vétéran fanfaron que, dans un grand combat
Lui seul, avec [le duc] de Saxe, il a sauvé l'état.Ga naar voetnoot5
Le poète hollandais, fervent orangiste, fait dire par son soldat hollandais:
Oranje in 't hart, schoon Frankrijk zegepraalde,Ga naar voetnoot6
traduction bien curieuse et piquante alors, en 1802. Mais pourquoi Bilderdijk ne traduit-il pas ces deux vers:
Souvent en l'embrassant, son respectable père
Lui disait: O ma fille, image de ta mère!Ga naar voetnoot7
Pourquoi se contente-t-il de mettre:
Egerie (une jeune fille) is al zijn vreugd, Egerie
al zijn smart.Ga naar voetnoot8
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C'est que le poète hollandais ne veut pas voir dans sa fille l'image de sa mère qui est restée en Hollande, tandis qu'une autre compagne a pris sa place. Ce qui étonne, c'est de voir l'auteur hollandais critiquer fortement l'abbé, parce que celui-ci avait osé écrire en parlant du maître d'école du village:
Il sait celui qui rit, qui cause, qui sommeille,
Qui néglige sa tâche, et quel doigt polisson
D'une adroite boulette a visé son menton.Ga naar voetnoot1
La dernière espièglerie a le malheur de provoquer l'indignation de Bilderdijk, qui croit que l'abbé ridiculise ainsi toute une classe de la société, les maîtres d'école, ce qui est ‘immoral’.Ga naar voetnoot2 Mais ce qu'il met à la place, est bien étrange pour un homme comme lui. ‘Hij raadt wie lacht, wie snapt, wie luiert en wie slaapt,
Wie andren partjens speelt of onder 't bidden gaapt.Ga naar voetnoot3
Cette dernière peccadille fait allusion aux prières prolongées outre mesure du maître d'école réformé qui, imitant en cela le pasteur, mettait à une dure épreuve la patience de ses jeunes auditeurs. Pourtant, toute piquante qu'est cette traduction, en fait de délicatesse, ce n'est pas le Hollandais qui remporte le prix. Voici une traduction fidèle qui prouve bien que Bilderdijk est enfant de son temps aussi bien que Delille: le Français s'écrie, en parlant du plaisir de collectionner des insectes:
Insectes, paraissez, vos cartons vous appellent!Ga naar voetnoot4
C'est que le XVIIIe siècle aimait la nature l'épingle à la main, pour satisfaire à sa passion de classer les êtres et les phénomènes.Ga naar voetnoot5 Bilderdijk traduit docilement:
Uw plaatsen wachten U, Insecten, koomt, ô koomt!Ga naar voetnoot6
Voilà une invitation à une valse macabre qui devient bêtement ridicule par le ton onctueux du mot ‘koomt’. | |||||||||||||||||||||||||||
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Mais à part ces quelques passages qui invitent à la critique, on constate partout que l'imitation est meilleure, mieux sentie, que l'original. Delille, parlant de l'herboriste qui trouve une plante rare, dit:
Avec moins de tendresse,
L'amant voit, reconnaît, adore sa maîtresse ...Ga naar voetnoot1
Le Hollandais, qui n'est pas un abbé de salon, loin de là, traduit:
Minder is de vreugd van d'afgerichte kat
Wanneer ze 't muisjen grijpt, daar z' op te loeren zat.Ga naar voetnoot2
‘Bon dieu! s'écrie le poète, comparer la joie enfantine ou philosophique (je n'ose pas déterminer la distance entre ces deux genres) d'un amateur de botanique qui trouve une plante inconnue ou rare ou cherchée depuis longtemps, à l'extase d'un amant qui étreint son salut, son ciel, son tout. - Montesquieu n'aurait pas osé faire dire pareille chose à un eunuque’.Ga naar voetnoot3 Aussi, qu'allait-il faire, cet abbé, dans la galère de l'amour. Comme la traduction est belle de ce joli passage: ...l'oeil...
Aime à voir de la nuit la modeste courrière
Revêtir mollement de sa pâle lumière,
Et le sein des vallons et le front des coteaux;
Se glisser dans les bois, et trembler dans les eaux.Ga naar voetnoot4
Hoe streelt ons 't zedig licht der bleeke Nachtgodes,
Daar 't weemlend sluipt door 't loof van Olmboom of Cypres,
Op 't ruischend water trilt, of met zijn zilvren stralen
Den rug der heuvlen glanst, en neerstrijkt in de dalen.Ga naar voetnoot5
Dans l'original c'est surtout l'emploi des consonnes liquides l et r en diverses combinaisons qui nous frappe et qui annonce déjà le vers mélodieux de Lamartine; le même procédé se remarque dans l'imitation, mais on y admire en outre le rythme ondoyant et ralenti, et la répétition caressante des mêmes voyelles qui rendent si exactement l'étrange sérénité | |||||||||||||||||||||||||||
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diaphane du clair de lune. C'est de la pure musique.Ga naar voetnoot1 Le vrai Bilderdijk pourtant préfère des accents plus forts, des scènes plus passionnées. Quand Delille recommande, pour peindre la vie agreste, de peupler
ces eaux de baigneuses,
Qui...semblent...rougir d'elles mêmes;
Tandis que, les suivant sous le cristal de l'eau,
Un faune du feuillage entr'ouvre le rideau ...Ga naar voetnoot2
le poète hollandais en fait un tableau autrement vivant. Il parle de:
Tengre veldnajaden
Die...een oog vol schaamte slaan op 't geen heur hand omvat,
Terwijl z'een dartle faun, door 't groen der wilgeblaren,
Met kloppend hart begaapt, en vonklend na blijft staren.Ga naar voetnoot3
Tout en accentuant le caractère mythologique de la scène (il change les baigneuses en naïades), comme le poète hollandais la rend plus vive, plus sensuelle, et comme le faune platonique du bon abbé devient chez Bilderdijk un être de chair et de sang. On n'a qu'à comparer une autre traduction que le poète avait mise au bas de la page du manuscrit, pour constater combien la première est supérieure:
Terwijl een dartle Faun 't gordijn der wilgeblaren
Verschuift, om dwars door 't nat heur weerglans na te staren.Ga naar voetnoot4
Pour le naturel de la description, voici une scène de divertissement public au village:
Plus loin, non sans frayeur, dans les airs suspendue,
Eglé monte et descend sur la corde tendue:
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Zéphir vient se jouer dans ses flottants habits,
Et la pudeur craintive en arrange les plis.Ga naar voetnoot1
On voit d'ici le bon abbé, qui n'était pas si abbé que cela, arborant son sourire professionnel, enclin à l'indulgence devant tant de rustique innocence, la bénédiction sur les lèvres et une larme attendrie au coin du nez. Mais le poète hollandais pense au village hollandais où Eglé, la bergère des pastorales, s'incarne dans une grosse paysanne joufflue, au rire bruyant:
Ginds ziet g'een bolle meid, op 't slingrend touw geheven,
Zich schommlen door de lucht en op de winden zweven.
De dartle zephir speelt met onderkleed en schort,
Dat om haar knieën golft, met zilvren band gegord;
En d'arglooze onschuld lacht, wanneer de schalke boeren
Haar, met een dubblen zet, den hemel nader voeren.Ga naar voetnoot2
Mais toute la différence, l'abîme qui se creuse entre les deux poètes, paraît le mieux dans la traduction du vers de Delille:
Je le répète, il faut peindre ce que l'on aimeGa naar voetnoot3
[dans la nature]
Ce vers étiolé, pédantesque, mais qui contient une grande vérité, s'épanouit ainsi:
Die schoonheid schildren zal, dien moet het schoon verrukken ...
Het vlamm' ze in 't blakend hart, en late 't nooit verkoelen,
Het bruisch' door 't driftig bloed, en ademe in hun borst,
En prikkle met een gloed van nooit verzaadbre dorst.Ga naar voetnoot4
A côté du passionné artiste hollandais, le poète français n'est qu'un bon artisan du vers. Cela, Bilderdijk ne pouvait le lui pardonner. C'est pourquoi, dans ses annotations, il poursuit l'abbé d'observations ironiques, malveillantes même, l'accusant | |||||||||||||||||||||||||||
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de blasphèmes, de vanité, d'ignorance, de pauvreté d'esprit. Et voyant l'admiration générale dont Delille était l'objet, et dont il a été témoin en Allemagne, il s'écrie indigné: ‘Tout le monde sait qu'un Français n'a pas besoin de savoir quelque chose pour écrire tout ce que sa sotte imagination lui inspire, et pour être acclamé des trois quarts de l'Europe’.Ga naar voetnoot1 Quand on pense aux auteurs français émigrés qui, avec leur médiocre talent, remplissaient de leur bruit une partie de l'Allemagne, et surtout le Brunsvic, leur paradis, où demeurait aussi notre poète, on comprend la colère du Hollandais qui, pauvre, inconnu, méconnu, vivant des miettes qui tombaient de la table des riches, voyait obséquieusement accueillis ceux qui savaient faire briller leur petit talent. C'est dommage que cette indignation soit cause que l'auteur hollandais est injuste et l'induise même en erreur, par exemple là ou il commente les deux vers de Delille:
Heureux, je célébrais d'une voix libre et pure,
L'humanité, les champs, les arts et la Nature.Ga naar voetnoot2
Prenant le mot humanité dans le sens que l'original n'a pas probablement, celui de bonté, de générosité, il se fâche qu'un abbé la range parmi les amusements de la campagne. ‘Le beau passe-temps! s'écrie-t-il. Un Hollandais peut s'étonner qu'on exerce la bienfaisance par esprit d'amusement ...’Ga naar voetnoot3 Nouveau symptôme de la légèreté du carractère français! Arrivé à la fin de son imitation, le poète a des regrets: ‘Je suis vexé d'avoir pris ces entraves étrangères, dit-il, et de ne pas avoir traité librement ce sujet.Ga naar voetnoot4 C'est que Delille ‘n'a plus qu'une faible lueur de l'ancien lustre français’.Ga naar voetnoot5 Ce jugement, Bilderdijk ne fut pas seul, ni le premier à l'énoncer, mais il allait bien contre l'opinion publique.Ga naar voetnoot6 Le mot de Rivarol qui promenait en Allemagne son ennui et son originalité polissonne: ‘Delille n'est qu'un rossignol qui a reçu son cer- | |||||||||||||||||||||||||||
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veau en gosier’Ga naar voetnoot1 était cruellement juste, mais avait l'air d'un sacrilège.Ga naar voetnoot2 Aussi quand Het Buitenleven parut, la critique ne fut pas tendre pour lui. C'étaient surtout les annotations qui irritaient les gens.Ga naar voetnoot3 Pourquoi l'auteur avait-il traduit un ouvrage auquel il trouvait tant à redire, demanda-t-on.Ga naar voetnoot4 ‘La haine implacable que Bilderdijk nourrissait depuis longtemps contre les Français, ne pouvait faire attendre de lui qu'injures, cris de rage et malédictions contre eux... On n'a qu'à lire ses notes sur L'Homme des Champs, pour y trouver le caractère haineux de sa raillerie grossière et insipide et une morgue insupportable, non seulement à l'égard de l'auteur qu'il traduit, mais aussi à l'égard de l'immortel Montesquieu, de Buffon, Boileau, Klopstock, Haller, Schiller, Gessner, Kotzebue, Bolingbroke et même de Napoléon ...’Ga naar voetnoot5 L'imitation elle-même fut bien reçue.Ga naar voetnoot6 's Gravenweert parle de ‘cette élégante imitation de L'Homme des Champs, alors à la mode, qui, en Hollande, effaça l'original’.Ga naar voetnoot7 L'opinion de Bilderdijk sur Delille est restée toujours la même, comme l'opinion publique est restée longtemps favorable à Delille. En 1808 on soumet à notre poète un nouveau poème de Delille qui serait une merveille,Ga naar voetnoot8 et un des meilleurs amisGa naar voetnoot9 de Bilderdijk l'invite à lui faire le même honneur qu'à L'Homme des Champs. Mais le poète n'y pense pas; il s'attriste même de voir le mauvais goût des gens. ‘L'Homme des Champs a meilleure allure, dit-il, et pourtant j'ai mal fait d'y apporter des intercalations et des changements, au lieu d'en rejeter les trois quarts et de traiter la pièce à nouveau.’Ga naar voetnoot10 Les contemporains auront pu douter du goût de notre poète; aujourd'hui il faut lui reconnaître cette instinctive sûreté de | |||||||||||||||||||||||||||
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jugement poétique dont beaucoup de critiques se réclament et qui n'est l'apanage que de quelques âmes d'élite.
La seconde grande oeuvre française que Bilderdijk a traduite est le Cinna de Corneille. Les motifs qui en 1808 ont amené le roi Louis à charger le poète de cette traduction, seront exposés ailleurs.Ga naar voetnoot1 La tâche n'était pas facile. Cette fois-ci il ne s'agissait pas d'imiter plus ou moins librement, mais de traduire aussi fidèlement que possible. Il est vrai que le poète avait déclaré s'en tenir à l'esprit plutôt qu'à la lettre.Ga naar voetnoot2 Et cela s'accordait bien mieux avec sa manière primesautière de travailler. Mais ici il n'avait pas affaire à un écrivain de second ordre ou à un auteur ancien quelque peu ignoré, qu'il pouvait corriger ou modifier à volonté, mais à un auteur et à une pièce que tout le monde admirait et qui faisait autorité. Changer le moins du monde un classique français, ce serait presque un crime de lèse-majesté qui déplairait sans doute au roi, admirateur du théâtre classique. Et si le traducteur était inférieur à sa tâche, quel blâme! Voilà donc le poète lié et garrotté. Aussi, dans sa dédicace Au Roi,Ga naar voetnoot3 previent-il, et cette fois-ci sans hyperbole poétique, que le souffle du Sophocle français est trop puissant pour les sons néerlandais. Il n'en a pas trop dit. Cette traduction est la plus mauvaise que la plume du poète ait produite. Dès les premiers vers, l'infériorité évidente se manifeste:
Enfants impétueux de mon ressentiment,
Que ma douleur séduite embrasse aveuglément...Ga naar voetnoot4
Dans sa préfaceGa naar voetnoot5 le traducteur blâme Emilie, l'aimable furie qui prononce ces deux vers, de s'attribuer pour ainsi dire des enfants, elle ‘qui suivant la délicatesse actuelle, doit observer dans ses discours cette réserve virginale qui n'est que l'excès de la décence que nous voulons à présent voir ménagée et honorée.’ Mais, ajoute-t-il, autrefois cette expression répugnait | |||||||||||||||||||||||||||
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si peu, du moins chez nous, que la Société artistique Nil volentibus arduum a osé ajouter le mot geteeld:Ga naar voetnoot1
Verbolgen kindren, uit mistroostigheid geteeld,
Die 'k blindlings heb gevolgd, gekoesterd en gestreeld.Ga naar voetnoot2
Voici maintenant la version de Bilderdijk:
Gij, prikkel van de smart die dees mijn boezem koestert,
Zoo blindelings omhelst, met zooveel wellust voedstert...Ga naar voetnoot3
Est-ce la douleur ou l'aiguillon qu'on couve? Un sein peutil embrasser, et embrasser aveuglément? Une jeune fille qui, même sur la scène, tiendrait un tel langage, serait tout simplement ridicule. Et des platitudes pareilles doivent racheter la suppression des enfants impétueux. Emilie, la jeune fille ardente, dont l'amour pour Cinna est dominé seulement par sa soif de venger son père, termine son entretien avec Cinna par le vers qui clôt aussi le premier acte:
Va-t'en, et souviens-toi seulement que je t'aime.Ga naar voetnoot4
Ce vers, qui est un appel suprême de l'amour, un dernier cri, qui persiste dans l'oreille comme une formule d'enchantement, est traduit par:
Ga, denk slechts aan mijn liefde, en 't geen zij U beleedGa naar voetnoot5,
vers pâle, finissant par une phrase anémique. Le fameux:
Et monté sur le faîte, il aspire à descendreGa naar voetnoot6
devient:
Zoo voedt het [hart], op den top, dien wensch van af te dalen,
Die, tot zichzelf gekeerd, zijne onrust kan bepalen,Ga naar voetnoot7
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traduction fade, confuse, qui noie lamentablement le beau vers de Corneille. Ceci devient vraiment du galimatias:
(Emilie:) Je verse assez de pleurs pour la mort de mon père.Ga naar voetnoot1
Ik smolt genoeg in rouw op 't overschot eens vaders.Ga naar voetnoot2
Ailleurs on trouve:
Après un long orage il faut trouver un port;
Et je n'en vois que deux, le repos ou la mort.Ga naar voetnoot3
La traduction, assez heureuse d'abord, gâte l'effet final, la note mélancolique qui passe au désespoir: repos-mort, en invertissant l'ordre de ces deux mots:
Ik heb den storm beproefd; ik haven aan de kust,
En weet geen ree, dan deze: Dood of rust.Ga naar voetnoot4
Et le célèbre:
Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie,Ga naar voetnoot5
est noyé dans:
Treed, treed vrijmoedig toe, en Cinna, zijn wij vrinden!
Ik ben het, die 't verlang, gij, laat m'u vaardig vinden.Ga naar voetnoot6
Le besoin d'accents forts, dont nous avons parlé et qui paraît avoir été général dans les imitations hollandais des tragédies françaises,Ga naar voetnoot7 se trahit aussi dans le Cinna hollandais. Dans l'original, Cinna parle de tuer Auguste et de mériter ainsi la main d'Emilie:
Je veux joindre à sa main ma main ensanglantée.Ga naar voetnoot8
Bilderdijk en fait une tirade de roman-feuilleton:
Dan zal mijn rechterhand, den moorddolk opgeheven,
En druipend van zijn bloed, zich in de hare kleven...Ga naar voetnoot9
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Quand Cinna dit avec une vague allusion au meurtre:
C'est à vous à régler ce qu'il faut que je fasse,Ga naar voetnoot1
il dit trop crûment en hollandais:
Aan U is 't hem door mij den dolk in 't hart te jagen.Ga naar voetnoot2
Et enfin:
Je vous aime, Aemilie; et le ciel me foudroie,
Si cette passion ne fait toute ma joie,
Et si je ne vous aime avec toute l'ardeur
Que peut un digne objet attendre d'un grand coeur.Ga naar voetnoot3
Emilia, 'k bemin - wat zeg ik? 'k bid U aan;
En moge 't vuur der wraak dit hoofd te plettren slaan,
Indien ik ademhaal, dan om voor u te leven,
Of grooter wellust ken, dan in uw dienst te sneven!Ga naar voetnoot4
Il est vrai que Voltaire juge ce passage bien fade; mais Bilderdijk le rend ridicule. Heureusement, on peut citer des passages d'une traduction irréprochable, ce qui n'est pas peu dire,Ga naar voetnoot5 et parfois même le hollandais est supérieur à l'original:
Ces petits souverains...
Des plus heureux desseins font avorter le fruit.Ga naar voetnoot6
Die kleine Koninkjens, die korten tijd regeeren,
Verhaasten zich, voor d'oogst de halmen neer te slaan.Ga naar voetnoot7
Et le seul consulat est bon pour les Romains:Ga naar voetnoot8
En Rome laat zich blij van consuls onderdrukken,Ga naar voetnoot9
traduction qui est une méchanceté de Bilderdijk envers le parti des aristocrates en Hollande. De quelques changements que le traducteur apporte au texte on pourrait conclure qu'il s'est laissé guider çà et là par les observations de Voltaire sur cette pièce. Celui-ci blâme | |||||||||||||||||||||||||||
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l'expression: ‘mes faveurs t'attendent’,Ga naar voetnoot1 dont Emilie se sert pour stimuler son amant à commettre le meurtre: Bilderdijk supprime les faveurs. Voltaire dit qu'Auguste a tort de parler de l'argent qu'il a dépensé pour elle après qu'il a fait tuer le père:Ga naar voetnoot2 Bilderdijk ne parle pas de cet argent. Dans l'acte III, scène première, Euphorbe, confident d'une moralité douteuse, répond à son maître qui exprime l'espoir qu'Emilie l'aimera peut-être:
C'est ce qu'à dire vrai je vois fort difficile.
L'artifice pourtant vous y peut être utile;
Il en faut trouver un qui la puisse abuser,
Et du reste le temps en pourra disposer.
‘Cette manière de répondre à une objection pressante sent un peu plus le valet de comédie que le confident tragique’, fait observer Voltaire, et Bilderdijk traduit:
De ware min, mijn Heer, vindt nergens zwarigheên.
Wat liefde mocht misdoen, haar misdaân zijn er geen.
Ook de uwe heeft haar recht. Een hart dat kan beminnen,
Vergeeft het middel licht, waardoor het was te winnen,Ga naar voetnoot3
ce qui est tout autre chose, et même meilleur que l'original. Mais Bilderdijk ne suit pas servilement les indications de Voltaire, témoin le passage suivant que les comédiens supprimaient toujours, suivant lui:
Sa mortGa naar voetnoot4 dont la mémoire allume ta fureur,
Fut un crime d'Octave, et non de l'empereur.
Tous ces crimes d'Etat qu'on fait pour la couronne,
Le ciel nous en absout alors qu'il nous la donne,
Et, dans le sacré rang où sa faveur l'a mis,
Le passé devient juste et l'avenir permis.Ga naar voetnoot5
Cette maxime, que Voltaire nomme ‘aussi fausse qu'horrible’, Bilderdijk la traduit fidèlement: | |||||||||||||||||||||||||||
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Verwijt Oktavius uws Vaders bloedig sneven;
Maar 't zij in blinde drift den Vorst niet aangewreven!
Wat bloedvlek, welk een schuld aan kroon of scepter kleeft,
De Hemel wischt die af, wanneer zijn gunst haar geeft.
De Heiligheid des troons maakt wie hem mag bekleeden,
Onstraflijk voor den stap, waarlangs hij op mocht treden,
Rechtvaardigt wat gebeurde, en geeft de toekomst wet.
Si Bilderdijk avait trouvé ces vers contraires à la vérité, il ne les aurait certainement pas traduits. Cela est révoltant? Mais n'oublions pas que, si cette maxime, en général, peut être qualifiée de ‘fausse et horrible’, elle fut un sage conseil au temps des Bonaparte. Naturellement la politique, en 1808, pour une pièce comme Cinna où l'on discute la forme du gouvernement: république ou monarchie, a déteint sur la traduction. Quelquefois les motifs en faveur de la république sont assez bien présentés, et cela dans un temps d'inquétude politique où les anciennes prédilections pour elle persistaient cachées, mais tenaces, dans le coeur de bien des Hollandais. Fervent monarchiste, le poète hollandais n'était pas assez au-dessus de la mêlée pour ne pas saisir l'occasion d'accentuer un peu le discours du monarchiste. D'abord, il supprime, et non sans raison, dans une traduction du reste très fidèle, le passage suivant:
et le nom d'empereur,
Cachant celui de roi, ne fait pas moins d'horreur.Ga naar voetnoot1
Puis, quand on dépeint les avantages de la république: ...cette liberté qui lui [à Rome] semble si chère,
N'est pour Rome, Seigneur, qu'un bien imaginaire;
Plus nuisible qu'utile, et qui n'approche pas
De celui qu'un bon prince apporte à ses Etats;Ga naar voetnoot2
la traduction porte:
Die vrijheid, schijnbaar doel van zooveel rustloos pogen,
Is Rome tot verderf, hoe kostlijk in haar oogen:
En zalig, boven 't peil van Raads- en Volksbewind,
Die Landaart, die de zorg eens Meesters ondervindt.Ga naar voetnoot3
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L'allusion au passé récent est assez évidente ici. De même:
Le pire des états, c'est l'état populaire,Ga naar voetnoot1
se traduit par:
Neen, Volksregeering is het gruwzaamst Staatsbewind,Ga naar voetnoot2
où parle le coeur de l'ancien exilé, comme dans la traduction de:
Et [un bon prince] dispose de tout en juste possesseur,
Sans rien précipiter, de peur d'un successeur ...Ga naar voetnoot3
C'est l'ennemi de la révolution qui détourne le sens de l'original:
Stoot, wat zijn voorzaat wrocht, niet onbedachtzaam om,
Noch plondert, in den Staat, een hoofdloos eigendom.Ga naar voetnoot4
Somme toute, on peut conclure que le poète hollandais n'a pas réussi dans sa tâche ardue. Le chef-d'oeuvre de Corneille est dans le hollandais de Bilderdijk peu attrayant, à en juger d'après la lecture. Il est juste d'ajouter que ces mêmes vers devenaient magnifiques quand le prodigieux acteur hollandais Louis Bouwmeester les récitait: on était ravi et on pensait involontairement à Bilderdijk demandant qu'une tragédie soit avant tout un poème.Ga naar voetnoot5 Ce qui est curieux, c'est que la traduction de Bilderdijk n'ait pas été représentée pendant la période de la domination française. On ne trouve pas trace d'un motif pourquoi le roi n'a pas fait jouer la pièce. Bilderdijk n'en parle nulle part, bien que sa déception doive avoir été bien grande. Il dut attendre jusqu'en 1814.Ga naar voetnoot6 Le poète s'en était déjà détaché probablement, | |||||||||||||||||||||||||||
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car il n'en parle pas dans sa correspondance. Mais sa traduction a été réimprimée deux fois, en 1824, et en 1852.Ga naar voetnoot1
Parmi les autres imitationsGa naar voetnoot2 citons celle d'un fragment du fameux récit de Théramène dans Phèdre de Racine (V, 6).Ga naar voetnoot3 On sait que Bilderdijk admirait beaucoup ce récit.Ga naar voetnoot4 Ajoutons deux pièces d'après M.-E. Clotilde de Vallon Chalys,Ga naar voetnoot5 dont l'une permet au poète d'exprimer son horreur de l'esprit de révolteGa naar voetnoot6 qui troublait la France au XVe siècle et qui soulevait la tête partout en Europe. ‘Un seul souverain légitime ne vaut-il pas mieux que cent tyrans?’ s'écrie le poète, qui joint à son imitation une morale exprimant le voeu que les étendards révolutionnaires soient épargnées à la Hollande.Ga naar voetnoot7 La même année 1824 notre poète imite une Ode de Lamartine, la dixième des Méditations Poétiques.Ga naar voetnoot8 Au fond, on aurait tort de parler ici d'une imitation, le poème de Lamartine étant plutôt le prétexte que le modèle des vers de Bilderdijk. Les strophes de 10 vers n'en comptent plus que 8; l'appel que le poète français adresse à la jeunesse de son pays pour l'exciter à l'action glorieuse, est devenu une accusation contre la révolution; loin de glorifier la France qui ‘comme un astre immense inondait tout de ses rayons’,Ga naar voetnoot9 le vieillard hollandais vante le bon vieux temps où tout le monde était | |||||||||||||||||||||||||||
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content sous la direction paternelle d'un prince; et quand le Français demande à la jeunesse de ‘chercher les étincelles du génie et de la vertu’, le poète chrétien exhorte la jeunesse à revenir aux pieds du Christ. C'est ainsi que le géant hollandais prêtait son armure au frêle David français pour combattre les ennemis du Dieu d'Israël. L'armure était trop lourde. C'est Madame Bilderdijk, plus jeune de vingt ans que son mari, qui donna au public hollandais une imitation calviniste de deux Méditations Poétiques de Lamartine.Ga naar voetnoot1 Sur la demande d'un inconnu - Bilderdijk le dit expressément - notre poète a encore traduit un petit poème de Fénelon: La sagesse humaine, ou le Portrait d'un honnête-homme,Ga naar voetnoot2 en hollandais Grondregelen [Maximes].Ga naar voetnoot3 Cette imitation a cela de piquant qu'elle a obligé un homme passionnément individualiste comme Bilderdijk à traduire un vers comme: ‘Conformez-vous toujours aux sentiments des autres’, ce qu'il rend fidèlement par: ‘Leer u met buigzaamheid in elks gevoelen schikken’. On ne sera pas étonné ensuite que notre poète croie de son devoir de joindre aux recommandations un peu terre-à-terre de l'original une strophe montrant Dieu comme la source de toute sagesse et de tout bonheur. Car la destinée humaine ne se dessine sous son vrai jour que vue sub specie aeternitatis. |
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