Bilderdijk et la France
(1929)–Johan Smit– Auteursrecht onbekend
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GallicismesLes langues, par leurs affinités mutuelles, sont trop liées entre elles pour qu'il ne soit pas permis, dans les cas urgents, de s'emprunter réciproquement un mot... pourvu que le génie de la langue soit conservé.Ga naar voetnoot1 Voilà un point de vue assez large et qui serait excellent s'il ne comportait deux idées assez difficiles à préciser: quand rencontre-t-on un cas urgent, et qu'est-ce que le génie d'une langue? Si le génie d'une langue est l'ensemble des lois syntaxiques et phonétiques qui régissent un vocabulaire propre à un peuple, Bilderdijk l'a fait souffrir plus d'une fois inutilement, tout en étant le plus grand virtuose de la langue hollandaise. C'est que ces cas urgents dont il parle ne sont chez lui, le plus souvent, que des caprices ou des inadvertances. Il faut d'abord s'entendre sur le mot urgence. Le mot hollandais uniform en présente un cas concret; le français uniforme n'a pas d'équivalent hollandais. Il y a ainsi des centaines de mots hollandais repris tels quels du français.Ga naar voetnoot2 On ne s'en occupera pas ici. Mais il y a aussi une nécessité artistique qui peut être aussi impérieuse que la première. Quand un grand orateurGa naar voetnoot3 préfère le mot tresoren (pluriel hollandais du français trésor) au hollandais schatten, il y aurait de quoi s'étonner si ce mot tresoren, employé là dans cette phrase, n'était une trouvaille de | |
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sonorité magnifique. Chez Bilderdijk on voit peu de cette nécessité artistique, si ce n'est dans le style badin où il aime à glisser un mot français pour obtenir un effet comique. Mais alors il a soin de le souligner pour le signaler franchement comme étranger:
Gij danst volmaakt; verstaat het spel;
Borduurt en teekent; maakt filet;
En vangt de heertjens in uw net.
(Mais la jeune fille a beau faire la Française, elle doit s'en tenir à la foi donnée:) Les autres cas d'urgence ne sont pas si inévitables que cela, malgré les excuses de notre auteur: ‘Je dois bien me servir de mots étrangers, français surtout, car la chose (savoir plier tout d'après des systèmes et des caprices de la mode) est si française et exotique, qu'elle ne se laisse pas concevoir ou exprimer en hollandais’.Ga naar voetnoot2 Suivent alors des termes comme naïf, illusie, axioma, demagogen, zich en spectacle geven (se donner en s.), accent, organe, actrice, factice, conventie etc., pour lesquels il y a un équivalent hollandais. Outre les emprunts français il y a un certain nombre de gallicismes, expressions ou constructions de phrase, qui sont évidemment des traductions. Les uns et les autres sont répartis assez régulièrement sur toute la vie littéraire de notre auteur, | |
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avec une légère augmentation pour les années françaises de 1795 à 1813. Il est curieux de voir que son premier grand ouvrage en prose, écrit en 1777, réponse à la question: la poésie et l'éloquence sont-elles en rapport avec la philosophie? -, est presque sans gallicismes ni mots d'emprunt, bien que la matière s'y prête particulièrement. Le souci de se montrer le champion de la langue hollandaise plus que le désir de plaire aux juges en sera la cause, puisque dans les annexes, parmi lesquelles se trouve une lettre à un ami,Ga naar voetnoot1 règne le même purisme rigide. Il est regrettable que cette première ardeur ait si peu duré. Le génie inventif de Bilderdijk aurait pu doter la langue hollandaise d'une riche collection de termes d'art et de science. Il ne faut pas douter que notre poète ait négligé de faire cela à bon escient. Dans un compte-rendu, présenté le 8 mai 1809 dans l'assemblée de la IIe classe de l'Institut Royal, Bilderdijk formule les vues de la commission chargée par le roi d'épurer la langue hollandaise de mots hybrides, comme suit: la langue ne doit pas être appauvrie par une délicatesse exagérée, de sorte que les mots qui ont acquis droit de cité, ou qu'on ne saurait remplacer complètement par un terme indigène, subsistent, pour ne pas nuire à la clarté de la langue; ce seront les termes de science, de métier, d'art et de palais. En outre, on conservera même les termes qui, sans être indispensables, enrichissent la langue en créant des synonymes qui ne servent qu'à varier le style, comme filosoof et wijsgeer, à condition que le mot hollandais ne soit pas supplanté par le terme étranger. Mais, dit la commission, il faut surtout se garder de remplacer un mot français par un terme allemand.Ga naar voetnoot2 On le voit: la porte allemande se ferme, la porte française reste grande ouverte; l'orientation de la langue hollandaise continuera à être nettement latine, et pour varier le style, l'artiste, et surtout Bilderdijk, pourra orner ses phrases à l'aide | |
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de joyaux empruntés à la belle voisine. Mais ces bijoux seront souvent du strass, comme on le verra. | |
Mots d'empruntLa liste qui va suivre, est loin d'être complète; elle est plutôt une collection d'échantillons. Elle suit l'ordre chronologique; une liste à part sera consacrée au grand ouvrage en prose Geschiedenis des Vaderlands, pour des raisons exposées plus loin. Ecrivant en hollandais à la Baronne de Lannoy, Hollandaise de culture française, Bilderdijk emploie en 5 lignes les mots: maximes, applicatie, discussie, gemodificeert, gedetermineert, niets generaals (rien de général), isolé;Ga naar voetnoot1 plus loin: absolveeren, getenteerd (tenté), flattant.Ga naar voetnoot2 Il va sans dire que les gallicismes se multiplient quand le poète, en exil, doit se servir du français pour s'entretenir avec les gens. Au début, ses lettres, surtout celles écrites à sa femme, sont assez exemptes de taches étrangères;Ga naar voetnoot3 c'est qu'elles sont toujours un peu froides et que sa femme n'a pas beaucoup de culture. Une lettre enjouée au contraire qu'il écrit à sa belle-soeur, femme de beaucoup d'esprit auprès de laquelle le poète est certain d'avoir du succès avec ses saillies, est émaillée de fleurs gauloises.Ga naar voetnoot4 On y lit (p. 416): resultat, conjecturen, charakter, commitée, delibereeren, conclusie, concludeeren, intellectueel, physiq; (p. 417): een ruse de [femme], pourtrait, accoucheur, corrigeeren, employ, interesseeren; (p. 419): public comptoir, politique bussiness (!), dependent, gouvernement, distantie; (p. 421): sentiment, tournure, politesse bewijzen, imposant schoon, grossier van leden, qualiteit, soupes; (p. 422): revolteeren, sceptische dispositie, medicamenten; (p. 423): gedistingueerd, geografie, historie, respectabele geniën, temperament, enfantin, gemaniert, aimable en respectable wezens, insupportabel vain, insolent, rigide, unic; (p. 424): egaliteit, constitutie, poeëten, charlatanisme, solide, profond, universeel, scenes, manufacturen (le holl: fabrieken!), metier, arbitrair; (p. 425): decideeren in 't civile, 't | |
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crimineele, executie, ridicul, plaisir, violent, cruelle vesicatoriën, lavament, appliceeren, pour la rareté du fait; (p. 427): troupen, monteering, exercitie, universeel en groot point, retireeren, strikt, ik heb mij te loueeren (= se louer de), bandage; (p. 427): insignifiant. Puis, dans différents ouvrages: empressement, een proces entameeren, enorm, enfin, ignoreeren, temporaire commissie, resulteeren, provisioneel ergens resideeren, qualiteit deploieeren, personeel attachement, de politesse der ministers is geproportioneert naar het werk dat de Souverain van iemand maakt; ik jouïsseer van een zeer gedistingueert aanzien, en zulks personeel;Ga naar voetnoot1 er existeert, contretemps, dit recueil, brillant leven, zich soutineeren (se soutenir), remplaceeren, geaccableert, 't hof frequenteeren, de assemblés, offensie (offense = beleediging), bizar denken;Ga naar voetnoot2 een woord in ent (en ent = se terminant en ent).Ga naar voetnoot3 Dans une lettre de 1809, sur une seule page, on rencontre: glorie, catastrophe, remplaceeren, fragment, genealogiën, positie, materie, confundeeren (confondre), praeferentie, geattacheert (gehecht aan, gesteld op), plaisir, applicatien, conform, observatie.Ga naar voetnoot4 Puis: iemand à l'erte houden (pour all'erta), een lumineus idee.Ga naar voetnoot5 Le départ des Français en 1813 ne change rien au style de Bilderdijk: il continue de se servir de gallicismes quand d'autres surveillent mieux leur plume.Ga naar voetnoot6 En 1814: ik reprocheer mij; reprochabel; maar aan een Ambassade geattacheert te worden? Vous n'y pensez pas.Ga naar voetnoot7 Private confiances kosten mij oneindigGa naar voetnoot8 (= m'en coûtent infini- | |
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ment; cette phrase a été pensée en français); en gij weet, je m'en mêle un peu, s'il s'agit de faire le prophète.Ga naar voetnoot1 Mon chancelier dira le reste, zei Lodewijk XIV altijd;Ga naar voetnoot2 de warmte heeft mij geabîmeerd;Ga naar voetnoot3 naïf, niais, bigarrure;Ga naar voetnoot4 een Fransche Cuisinier is d'Almacht hier te sterk (avec un effet comique);Ga naar voetnoot5 en vogue;Ga naar voetnoot6 sur une page de lettre à Da Costa: pietiet, motiven, egaliteit van geest en karakter, invectiven, geparenteerd;Ga naar voetnoot7 à tort et à travers kritiseeren; het tumultueuse van 't opstel; een hors-d'oeuvre, badinage, pitoyabler gedachtenisse, curieus;Ga naar voetnoot8 hooglijk offensant;Ga naar voetnoot9 dans une demi-page: choquant, kwaliteit, methodique orde (= d'ordre méthodique), details, redites (= répétitions), egaal;Ga naar voetnoot10 En wat zullen we zeggen? C'est que l'homme est toujours enfant;Ga naar voetnoot11 't uiterlijk van femme belesprit;Ga naar voetnoot12 waarom laat men mij niet stil en ongemerkt uitsterven, als de Franschen zeggen, de ma belle mort?Ga naar voetnoot13
Gallicismes (expressions hollandaises ayant une tournure française). En 1779, Bilderdijk traduit: Peu s'attendent de mourir sçavants, par: Weinigen zijn bevreesd, geleerden te sterven,Ga naar voetnoot14 construction qui revient souvent encore. Puis: zich toejuichenGa naar voetnoot15 (= s'applaudir: zich gelukkig achten), expression qui revient souvent; ik onderschrijf er aanGa naar voetnoot16 (= j'y souscris = ik stem het toe); tevreden van (= content de); omdat zij niet kunnen penetreeren de oneindige plichten van zoo verschillende natuur, die uwe betrekkingen op u leggenGa naar voetnoot17 (oneindig = infini; natuur = nature: aard, toute cette phrase a été pensée en français); zich van iets gevoelenGa naar voetnoot18 (= se ressentir de q.c. = ergens de gevolgen van ondervinden); dat vloekbre minnenijd nooit hart had ingenomen (jamais + subst. sans article);Ga naar voetnoot19 | |
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zich ontdekken (= se découvrir: ontdekt worden);Ga naar voetnoot1 schikken van iets (= disposer de q.c.: over iets beschikken);Ga naar voetnoot2 't wordt een goed te leven (= un bien: goed);Ga naar voetnoot3 zich iets herroepen (= se rappeler: zich herinneren);Ga naar voetnoot4 Vrouw Ada weigert zich aan alles (= se refuser à = zich onttrekken aan);Ga naar voetnoot5 uw teerheid is mij waard (= votre tendresse m'est chère: uw liefde is mij dierbaar;Ga naar voetnoot6 het heelal (= l'univers: de wereld).Ga naar voetnoot7 Uw redding kost hem den dag (= le jour: het leven);Ga naar voetnoot8 dat keert aan Uw herdenking weer (= revenir à la mémoire: in de herinnering terugkomen);Ga naar voetnoot9 om nooit te zijn gebluscht (= être: worden);Ga naar voetnoot10 het volk vervloekt hen mooglijk dood (= il les déteste morts = als ze dood zijn);Ga naar voetnoot11 sterf Romein (= meurs en citoyen romain = als Romein;Ga naar voetnoot12 bepalen aan (= borner à: tot);Ga naar voetnoot13 hij heeft, de eerste, onze natie hare oogen beginnen te openen (= le premier: het eerst);Ga naar voetnoot14 borgen aan iemand (= emprunter à = bij);Ga naar voetnoot15 die in 't albestuur voorzit (= présider à = leiden);Ga naar voetnoot16 de grond herbouwde zich (= se rebâtit: werd herbouwd);Ga naar voetnoot17 gij, ô voorwerp al te waard (trop cher objet [de mon amour];Ga naar voetnoot18 aan 't voorhoofd der troepen (= le front = het front):Ga naar voetnoot19 zich beklagen van (= se plaindre de: klagen over);Ga naar voetnoot20 ik nam de partij van terug te keeren (= je pris le parti de: ik nam het besluit);Ga naar voetnoot21 ...zich met dat punt eenigszins bezig hield. Punt, dat mij naderhand... (= Point qui: welk punt);Ga naar voetnoot22 overreed van het eenig menschelijk schepsel te zijn in een land... (= persuadé: overtuigd);Ga naar voetnoot23 een hoop van monsters (un tas de: een hoop m.);Ga naar voetnoot24 daar is er die... hebben (= il y en a: zijn);Ga naar voetnoot25 ongevoelig gebeuren (= insensiblement: | |
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onmerkbaar);Ga naar voetnoot1 een zegen beproeven (= éprouver: ondervinden).Ga naar voetnoot2 Il y a en outre quelques expressions qui peuvent être des gallicismes ou des germanismes: zich behagen (= se plaire à, sich gefallen);Ga naar voetnoot3 dien zullen de Eeuwen zich vertellen (= se dire, sich erzählen: elkaar);Ga naar voetnoot4 onze kennissen (= nos connaissances, unsere Kenntnisse: onze kennis);Ga naar voetnoot5 men reikte zich de handen, omhelsde zich (= se, sich: elkaar); zich naad'ren (= s'approcher, sich nähern: naderen).Ga naar voetnoot6
La Geschiedenis des Vaderlands [Histoire de la Patrie] a été principalement composée de 1817 à 1819, en vue de conférences devant une petite élite d'étudiants qui avaient assez de culture française pour que la langue ne les rebutât pas. Ici, dans l'intimité du cabinet d'étude du maître vénéré, le savant conférencier peut se laisser aller au penchant de tout Hollandais cultivé à larder son langage de termes étrangers. C'est que ceux-ci ajoutent parfois une nuance que la langue maternelle n'a peut-être pas, nuance d'ironie aussi parfois;Ga naar voetnoot7 et puis, le terme étranger a une sonorité qui prête à l'idée exprimée un prestige d'autant plus grand qu'à travers le mot français on entrevoit le latin. Comme Bilderdijk a été avocat, on remarquera de nombreux termes de jurisprudence. La matière s'y prête, ainsi qu'aux termes de politique et d'art militaire, sciences que l'auteur avait étudiées autrefois dans des livres français très nombreux. Bien que l'auteur des douze volumes d'histoire reproche à Wagenaar, historien hollandais, de fuir trop les termes techniques étrangers,Ga naar voetnoot8 il serait difficile de prouver que l'abondante liste qui va suivre ne présente que des cas d'emprunt urgent. Au contraire, on serait tenté de supposer que le français, la seule langue étrangère que Bilderdijk a parlée, a hanté ce | |
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cerveau omniscient, et on ne peut que s'étonner que le poète, rachetant les péchés du prosateur, écrive une langue si pure le plus souvent. Quelle cloison étanche a donc séparé les deux consciences?Ga naar voetnoot1 Dans la triste collection imprimée à l'appendice on remarquera un grand nombre de mots d'emprunt qui ne s'emploient nulle part ailleurs. Il y a encore un certain nombre d'expressions françaises citées en français pour enjoliver le style, ou pour faire ressortir leur authenticité, ou simplement parce que le terme étranger lui venait plus promptement que le mot hollandais. Il y a ensuite un grand nombre de mots familiers à tout Hollandais instruit, et que l'auteur ne voudrait pas bannir du domaine paternel, parce qu'ils permettent de varier le style. Parfois l'auteur se mêle à la conversation française que ses personnages ont eue, ce qui est extrêmement curieux et montre bien la vivacité avec laquelle il déroulait son histoire. Somme toute, cette liste est éloquente dans sa sobriété. L'auteur a tout simplement écorché çà et là sa chère langue maternelle. S'il a pu dire à bon droit, parlant de sa poésie:
Verser à flots le trésor de la langue hollandaise,
Cela est ma gloire, et rien que celal,Ga naar voetnoot2
il n'aurait pas pu en dire autant de sa prose. Heureusement, il y a des excuses. La première est que Bilderdijk travaillait toujours avec une précipitation fiévreuse; la seconde, qu'il considérait la prose comme un genre inférieur qui était toujours assez bon du moment qu'il exprimait ce qu'on voulait dire; et la troisième, c'est que pour son Histoire de la Patrie il n'a plus eu l'envie, à soixante-dix ans, de reviser son travail. ‘La publier moi-même, écrit-il, serait, je crois, humiliant pour moi’.Ga naar voetnoot3 Aussi le manuscrit a été publié par son ami Tydeman, après la mort de l'auteur. Sans cela, on serait tenté de retourner malicieusement la phrase indignée qui revient chez lui plusieurs fois: C'est ainsi qu'on écrit l'histoire! et de demander simplement: Est-ce ainsi qu'on écrit l'histoire de sa patrie? |
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