Bilderdijk et la France
(1929)–Johan Smit– Auteursrecht onbekend
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Critiques et admirationsSans avoir fait un travail d'ensemble sur la littérature française, Bilderdijk a parsemé ses ouvrages de notes, d'observations, de jugements qui, dans leur forme concise et autoritaire, méritent plus le nom d'arrêts que de jugements et qui fournissent, dans leur ensemble, une excellente matière pour juger celui qui les formule. Il s'est intéressé à toute la littérature française, depuis les chansons de geste jusqu'à Lamartine, et il y a peu d'ouvrages français de quelque importance qui ne figurent pas dans le catalogue de vente de sa bibliothèque, surtout dans celui de 1797. Bilderdijk blâme même Maerlant de s'être plaint qu'on traduisît en néerlandais les Romans français sur Charlemagne, le roi Arthur et les Chevaliers du Saint-Graal. Il a goûté particulièrement quelques-uns de ces Romans, qui, par leurs détails sur la vie de ces temps anciens, ne peuvent laisser ‘d'inspirer le plus haut intérêt à celui qui ne veut pas dater son origine de l'alluvionnement du limon de mer...’Ga naar voetnoot1 Mais comme, dans son oeuvre poétique, il est surtout intéressant par ca place parmi les romantiques courbés sous la férule de Boileau, nous relèverons presque exclusivement ses sentences littéraires sur le XVIIe et le XVIIIe siècles français. De ce point de vue, le jugement de notre poète sur Boileau le législateur du Parnasse français, sera particulièrement intéressant, d'autant plus que son autorité, quoique fortement ébranlée au XVIIIe siècle, avait encore besoin des formidables assauts de Victor Hugo pour être anéantie définitivement.Ga naar voetnoot2 | |
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Il est incontestable que le poète hollandais, malgré ses révoltes, a subi l'autorité que Boileau a exercée pendant près de deux siècles. Dans sa jeunesse il reconnaît que ses écrits ont formé son goût. ‘Que dirait le poète’, dit-il en s'excusant d'avoir fait des fautes dans une poésie française, ‘que dirait le poète s'il levait les yeux? Mais j'ose me flatter qu'il usera d'un peu d'indulgence à mon égard, en faveur de l'antiquité dont nous sommes partisans l'un et l'autre.’Ga naar voetnoot1 Qui ne reconnaît l'original dans les deux préceptes littéraires suivants du jeune poète hollandais: ‘Suivre la nature est la première loi’,Ga naar voetnoot2 et: ‘Bien penser est le principe pour bien écrire’?Ga naar voetnoot3 Aussi l'Art poétique du classique français a été le livre de chevet du poète hollandais qui le cite souvent, soit pour lui emprunter un trait d'esprit, soit pour s'appuyer sur son autorité,Ga naar voetnoot4 et cela non seulement dans sa jeunesse, mais pendant toute sa vie: en 1820 il appelle Boileau encore son presque-contemporain!Ga naar voetnoot5 A côté de l'Art poétique, Bilderdijk a aimé beaucoup la traduction que Boileau a faite du Traité du Sublime de Longin.Ga naar voetnoot6 Il admire le poète dans Boileau qui a écrit des vers si beaux que Bilderdijk n'ose pas les traduire.Ga naar voetnoot7 Mais plus tard il ajoute que Boileau a traduit très librement, ce qu'il essaie de démon- | |
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trer en comparant la traduction et l'original. Il déclare même que le Français a trahi le sens de l'original; aussi préfère-t-il la concision fougueuse du grec aux doux transports, aux douces langueurs de Boileau.Ga naar voetnoot1 Ce n'est pas la seule critique que notre poète se soit permise. ‘Quoi qu'on pense sur Boileau et son bel Art poétique, il est sûr qu'il n'était pas fait pour être le législateur du Parnasse. Dans beaucoup de ses leçons perce l'étroitesse innée de son esprit,Ga naar voetnoot2 qui, par une pratique assidue des Anciens, s'était bien élargi, poli, embelli et enrichi, mais n'avait pas appris à prendre un vol vraiment poétique.’Ga naar voetnoot3 Il lui refuse même à lui, le froid critique, le droit de juger le Tasse par exemple,Ga naar voetnoot4 parce qu'un vrai poète est toujours supérieur à un critique, c'est-à-dire, aux préceptes de la raison. Ainsi Boileau a fait, par ses leçons et ses arrêts, plus de mal que de bien,Ga naar voetnoot5 car les poètes comprennent mieux leur langue que les critiques chargés d'une érudition qui les empêche de juger.Ga naar voetnoot6 Ayant débuté en s'appuyant sur Boileau, le poète hollandais, tout en respectant le théoricien du classicisme, a fini par l'écarter comme un obstacle qui empêcherait d'embrasser un horizon plus vaste...
Corneille, ‘le sublime Corneille’,Ga naar voetnoot7 était un des auteurs préférés de Bilderdijk. Il parle, il est vrai, avec un peu de dédain | |
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des fanfaronnades des Romains cornéliens,Ga naar voetnoot1 et prétend que ‘Corneille faisait d'abord ses tragédies à son gré, cherchant ensuite chez Aristote des règles pour les sanctionner,Ga naar voetnoot2 comme j'ai connu des jurisconsultes qui adoptaient d'abord une cause pour chercher ensuite des arguments dans le Code’.Ga naar voetnoot3 Mais en 1808, quand le roi Louis-Napoléon le charge de traduire Cinna, il se rend pleinement compte de ce que Corneille a été pour la France et l'Europe. Il l'appelle ‘le Sophocle de la tragédie française, dont le ton divin a été l'oracle de toute l'Europe.’Ga naar voetnoot4 Il est vrai que ‘Corneille n'avait pas encore cette élégance dans l'expression qui depuis a marqué les auteurs français: il était noble, sublime, parfois divin,... mais il était exposé aux influences d'un siècle bien au-dessous de lui et qu'il devait encore relever. De là des défauts de style, comme un certain manque de pudeur et un ton de comédie qui ne convient pas à la tragedie.’Ga naar voetnoot5 A part cela, son plus grand mérite est d'être poète: ‘Corneille était poète, et en cette qualité infiniment supérieur à ses contemporains en France, qui n'étaient que des beaux-esprits, comme presque partout en Europe’ (La Hollande faisait exception, où Vondel brillait comme poète).Ga naar voetnoot6 Il n'a pas, comme beaucoup d'autres, imité tant bien que mal les Anciens, mais il a compris les beaux détails de leurs ouvrages, l'esprit poétique, la grandeur du sentiment; et de tout cela il a fait une unité poétique. C'est ainsi que ses tragédies se sont écartées du caractère des pièces historiques dont elles étaient nées: Corneille a fait un nouveau genre de tragédies,Ga naar voetnoot7 qu'il a élevées au ton sublime des Anciens. Son art était plus spontané, plus vraiment poétique que celui de Racine: ‘Comme Euripide a baissé le ton d'Eschyle et de So- | |
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phocle, Racine a baissé le ton de Corneille.’Ga naar voetnoot1 C'est surtout Le Cid qui a son admiration. Dans une conférence faite en 1816 sur le Cid espagnol qu'il sait apprécier, il compare le Cid français avec l'original, et déclare que Corneille ne s'est pas borné à y prendre le sujet de sa tragédie, mais qu'il la transporté avec autant d'intelligence et de jugement que de sentiment sur la scène de sa patrie, et que, avec cet élagage dont son propre bon goût, le siècle et le pays dans lequel et pour lequel il travaillait se faisait une loi, il l'a pour ainsi dire transplanté, et par là enuobli.’Ga naar voetnoot2 Aussi le poète hollandais s'indigne qu'on veuille rapetisser le génie de Corneille en prétextant que Jodelle, Shakespeare, Lope de Vega ou Garnier lui ont frayé le chemin: Corneille a été un véritable poète, ses tragédies sont des poèmes, c'est-à-dire des choses divines,Ga naar voetnoot3 et cela dit tout. ‘Quelques critiques qu'on puisse faire sur le Cid français, les lauriers du grand poète qui a si magistralement réuni tout l'intérêt [de l'action] sur les deux principaux personnages, ne se faneront jamais.’ ‘On connaît, ajoute-t-il, les vers de Boileau:
En vain contre le Cid un Ministre se ligue,
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue,
L'Académie en corps a beau le censurer,
Le public révolté s'obstine à l'admirer,
qu'il traduit ainsi:
Vergeefs door kuiperij een eedgespan geschapen,
Een rechtrenclub gevormd of opgeprest te wapen;
In spijt van domme lof, of vitzucht of gezag,
Is...een prul, de Cid een flonkerbag.
Qu'on mette dans l'espace en blanc la pièce qu'on voudra, fût-ce l'Agathocle de l'adoré Voltaire!’Ga naar voetnoot4 Avec Le Cid, c'est Horace que Bilderdijk admire, et dans Horace surtout le fameux ‘Qu'il mourût!’Ga naar voetnoot5, dont il explique | |
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le beauté à deux reprises.Ga naar voetnoot1 Il n'est pas de l'avis de ceux qui disent que le vers suivant: ‘Ou qu'un beau désespoir alors le secourût!’, en gâte l'effet.Ga naar voetnoot2 Au contraire, c'est le père qui corrige le patriote, parce que celui-ci se laisse entraîner par les instincts patriotiques.Ga naar voetnoot3 En somme, Bilderdijk a reconnu en Corneille un frère aîné, un poète spontané qui, se laissant aller à son inspiration, est par là supérieur aux poètes trop réfléchis qui l'ont suivi.
Racine, ‘le tendre Racine’,Ga naar voetnoot4 était pour Bilderdijk celui qui avait atteint le plus après les Anciens. C'est que ‘Racine était pénétré de la lecture des Anciens, ce qui lui a valu la priorité sur son célèbre rival, qui le dépassait de beaucoup pour le reste.’Ga naar voetnoot5 ‘Avec moins d'élévation et d'élan, il avait cultivé davantage la Cour et l'Olympe, et était incomparablement plus exquis de sentiment et de goût’.Ga naar voetnoot6 ‘Sophocle même n'aurait pas rougi de lui emprunter des traits.’Ga naar voetnoot7 Au fond, ‘il est le seul auteur français qui ait connu le vrai amour.’Ga naar voetnoot8 Ce qui charmait Bilderdijk encore dans les tragédies de Racine, c'était cette atmosphère solennelle qu'elle empruntait à la cour du Roi-Soleil et qui convenait si bien à l'esprit aristocratique de notre poète.Ga naar voetnoot9 Ces tragédies étaient des poèmes, se mouvant dans un monde idéal où les aspirations sublimes de l'homme s'épanouissent. Le théâtre de Racine, comme celui de Corneille, élèvent l'esprit, au lieu de refléter l'image banale de la vie quotidienne.Ga naar voetnoot10 Le chef-d'oeuvre de Racine est pour Bilderdijk Andromaque, qui ‘appartient entièrement à Racine seul’...Ga naar voetnoot11 ‘Ah, s'écrie-t-il quelle peinture plus que digne d'Eu- | |
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ripide, du malheureux Oreste, qui, entraîné, accablé, exaspéré par l'infortune, et vaincu après de longues luttes, s'enfonce dans l'abîme du désespoir, et fou de rancoeur et d'impatience, se révolte contre la divinité, la vertu et lui-même. Affreuse situation, sans égale, et qui est si naturelle et inévitable là où la conscience chrétienne d'une Providence bienfaisante et paternelle qui préside à tout, ne sanctifie pas notre malheur. Quel coeur n'est pas saisi d'effroi quand Oreste épanche le fond de son âme dans le sein de son ami de coeur:
Que veux-tu? Mais s'il faut ne te rien déguiser,
Mon innocence enfin commence à me peser.
Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance
Laisse le crime en paix, et poursuit l'innocence.
De quelque part sur moi que je tourne les yeux,
Je ne vois que malheurs qui condamnent les dieux.
Méritons leur courroux, justifions leur haine,
Et que le fruit du crime en précède la peine.Ga naar voetnoot1
Celui qui a été au bord du désespoir a pu penser ainsi, et à entendre de tels vers il jette, tremblant et les genoux fléchissants, un regard en arrière, et rend grâce au Tout-Puissant qui le retenait d'une main invisible. Avec autant de justesse, avec autant de connaissance de l'homme [que cet épisode] sont rendus les personnages d'Oreste, de Pyrrhus, et d'Hermione, et même d'Andromaque qui, du reste, est un peu faible. Que celui qui connaît ce chef-d'oeuvre du théâtre français et qui peut le méconnaître, ne se croie pas poète!’Ga naar voetnoot2 Pour celui qui connaît la vie de Bilderdijk, et les misères infinies auxquelles il était ou se croyait toujours en butte, il n'est pas difficile de voir qu'il se reconnaissait, lui, l'homme passionné et génialement déraisonnable, en Oreste, qui est une des créations les plus puissantes du jeune et si peu tendre Racine. Oui, Andromaque était pour Bilderdijk, malgré la rhétorique qu'il croyait y trouver,Ga naar voetnoot3 l'apogée du génie français: ‘Après son Andromaque rien ne mérite plus d'être vanté!’Ga naar voetnoot4 Aux autres tragédies de Racine, le poète hollandais trouve | |
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bien des choses à redire. En général, il les trouve trop compliquées, il y a trop d'épisodes. Britannicus en souffre spécialement, et cette pièce a aussi un double dénouement: la mort de Britannicus et la fuite de Junie: double intérêt qui fait que l'unité se perd.Ga naar voetnoot1 Dans Iphigénie il trouve le style trop pompeux; la péripétie n'est pas bien préparée, beaucoup moins qu'Euripide ne l'a fait; et la fille de Jephté est, selon lui, incomparablement plus touchante que l'Iphigénie de Racine.Ga naar voetnoot2 Pour Phèdre, Bilderdijk a une grande admiration mêlée de critique.Ga naar voetnoot3 C'est encore la scène du désespoir qui le ravit,Ga naar voetnoot4 c'est-à-dire la scène où la passion éclate et dégénère en folie: ‘Fuyons dans la nuit infernale!’ Il est caractéristique pour Bilderdijk qu'il reproche à Racine d'avoir poli et adouci le personnage de Phèdre qui aurait pu être plus effrayante!Ga naar voetnoot5 Dans sa vieillesse il parle encore avec enthousiasme de Phèdre et s'indigne de ‘la sotte critique générale du récit de Théramène: comme je souhaiterais propager une bonne anti-critique contre tous ces anti-poètes qui, depuis tantôt un siècle, raisonnent hardiment à tort et à travers.’Ga naar voetnoot6 Il convient de dire que le poète hollandais a prodigué lui-même ses réserves: ‘Ce qu'il y a de beau dans Phèdre, a été emprunté à Euripide, mais a lamentablement souffert:Ga naar voetnoot7 le charme fatal est trop faible et si peu préparé que les traducteurs ne l'ont jamais compris, et en | |
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ont fait une passion infortunée,Ga naar voetnoot1 au lieu d'un charme fatal.’Ga naar voetnoot2 Cependant, Racine n'était pas moins poète que Corneille, suivant Bilderdijk ‘Si je disais cela, je trahirais mon coeur’, dit-il. ‘Mais il avait une certaine appréhension de retomber dans le style boursouflé de Corneille, et une trop grande étude d'Euripide faisait de lui le père de ce style tragique plutôt modéré que les gens dénués de génie poétique confondaient facilement avec la rhétorique, et c'est ainsi qu'avec Racine commence la décadence de la poésie française.’Ga naar voetnoot3
Molière ne figure pas dans les catalogues de vente de la bibliothèque du poète en 1797 et en 1832! Il y a des milliers | |
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de livres, les grands et les petits auteurs sont amplement représentés: Molière, l'immortel génie comique, manque!Ga naar voetnoot1 Cependant Bilderdijk le connaît, mais il trouve la comédie de peu d'importance,Ga naar voetnoot2 et qui pis est, immorale. ‘Rien peut-être n'est plus immoral que de jeter l'outrage du ridicule sur quelqu'un et surtout sur une classe parmi les hommes. Voilà en quoi consiste en grande partie le caractère immoral de la comédie.’Ga naar voetnoot3 Plus tard Bilderdijk revient un peu de ce jugement trop général, qui, du reste, n'avait servi qu'à chicaner le bon abbé Delille; il loue alors le don particulier qu'ont les Français pour ce genre de théâtre.Ga naar voetnoot4 Il n'y a qu'une pièce de Molière qu'il trouve alors franchement immorale, et c'est le Tartuffe, qu'il déteste non pour l'hypocrisie que Molière flagelle, mais à cause de la scène où une femme mariée, Elmire, feint de céder aux instances de Tartuffe. Bilderdijk s'est même opposé à ce que ‘cette pièce infernale’ fût jouée pendant le règne de Louis-Napoléon.Ga naar voetnoot5 Chose curieuse: ce qui, dans le Bourgeois Gentilhomme, ‘la comédie généralement connue’, prête à rire, c'est, selon lui, que le maître de philosophie explique la position de la bouche pour la voyelle d'après la forme du caractère imprimé et non inversement!Ga naar voetnoot6 Il est probable que peu de gens en riront: c'est une leçon très simple et très exacte, dont le ridicule réside dans le débit pédantesque du maître et l'imitation naïve de Jourdain. On peut en conclure peut-être que Bilderdijk n'a jamais vu jouer la pièce dont il parle, et surtout qu'il lui manque l'abandon, le plaisir enfantin de goûter une sottise ou de voir s'embrouiller une situation contre toute attente. Pour jouir d'une comédie, il faut savoir être un peu enfant: Bilderdijk ne l'a jamais été; il a rêvé et pleuré comme un vieillard quand | |
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d'autres enfants jouaient à cache-cache.Ga naar voetnoot1 A part quelques observations sur les emprunts que Molière faisait aux Italiens et à Plaute,Ga naar voetnoot2 notre poète ne s'occupe plus du grand comique qui, au fond, n'a été pour lui qu'un amuseur qu'on ne prend pas au sérieux. Parlant de Louis XIV qui revient du siège de Namur en 1692, Bilderdijk dit: ‘Et après cette gloriole [la prise de Namur, préparée par d'autres], le roi remit le haut commandement en d'autres mains, et alla danser au théâtre dans les comédies de Molière,’Ga naar voetnoot3 phrase qui exprime bien le dédain du savant calviniste pour la comédie. Le charme du franc rire, ce privilège de Molière, n'est pas connu du poète hollandais qui, doué d'une ironie mordante, goûtait davantage le ricanement de Voltaire, et était trop sérieux pour badiner. Ainsi, une paraphrase rimée du fameux vers de Molière:
Nul n'aura de l'esprit que [= hors] nous et nos amis,Ga naar voetnoot4
est un vrai sermon hollandais, finissant pourtant par des fulminations brutales contre les critiques.Ga naar voetnoot5 Bilderdijk n'a ni goûté, ni compris Molière, et cela est regrettable. Car savoir goûter Molière, c'est comprendre mieux le génie français.Ga naar voetnoot6
Pascal, le grand chrétien et philosophe, est l'homme selon le coeur du poète hollandais, qui n'a qu'un grief contre lui: il a trop raillé les jésuites. ‘Comme on a malmené honteusement les jésuites à cause de leurs casuistes! Avec toute l'estime où je tiens sincèrement Pascal, je ne voudrais pas me faire le | |
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complice de ses invectives et des conclusions fausses qu'il tire contre eux... A parler franchement, je n'ai pas, moi, pu lire les Lettres de Pascal sans indignation ni sans penser plus favorablement sur les jésuites qu'auparavant.’Ga naar voetnoot1 L'auteur des Provinciales qui attaque malicieusement et ironiquement les jésuites, ne plaît pas à Bilderdijk, qui, avant tout, est partisan de l'autorité. Attaquer les jésuites, c'est attaquer le dogme à travers eux, c'est miner l'autorité de l'Eglise. Et l'on ne peut nier qu'il n'y ait à cet égard un peu de légèreté dans les Provinciales. Par contre, l'auteur des Pensées qui n'a cessé de répéter que le sentiment prime la raison, doit avoir eu un lecteur zélé en Bilderdijk, qui lui doit peut-être le fond de sa philosophie.Ga naar voetnoot2 Pour le reste, Pascal est l'homme qui a vu le fond de toute sagesse en avouant ‘qu'aussitôt que la religion chrétienne découvre ce principe que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les yeux à voir partout le caractère de cette vérité. Car la nature est telle qu'elle marque un DieuGa naar voetnoot3 perdu, et dans l'homme et hors de l'homme.’Ga naar voetnoot4 Il nous manque quelque chose, même quand tous nos souhaits sont comblés. Tout, la vie du poète, son mécontentement, sa passion d'approfondir les secrets de la création, son incurable pessimisme, se résume dans cette phrase de Pascal qu'il cite: ‘Tout nous crie qu'il y a eu autrefois en l'homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, qu'il essaye vainement de remplir de tout ce qui l'environne’.Ga naar voetnoot5 Là est le noeud’, s'écrie notre poète.Ga naar voetnoot6 En 1819, quand il réunit une petite élite d'étudiants autour de lui, il assure qu'il ne laisse jamais de répéter ces paroles de Pascal à ces jeunes gens.Ga naar voetnoot7 Quelques années avant sa mort, il met en | |
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vers quelques autres pensées de Pascal qui rapetissent la grandeur de l'homme jusqu'à faire de lui un atome perdu dans l'abîme de l'éternité.Ga naar voetnoot1 Avant de mourir, le vieillard aura consulté une fois encore l'homme qui, plus que personne, s'est penché en frémissant sur le bord de l'abîme pour écouter le silence de l'infini.
Voltaire venait de mourir dans toute sa gloire quand Bilderdijk débuta, et l'écho des applaudissements universels pour ‘M. de Voltaire’Ga naar voetnoot2 a dû retentir à l'oreille du jeune auteur qui admirait quasiment sans réserve le ‘vigoureux Voltaire, le poète le plus poétique peut-être que se nation ait jamais eu.’Ga naar voetnoot3 Son admiration va surtout à l'auteur dramatique, l'habile continuateur de la tradition classique: ‘Jamais je ne lis Voltaire sans m'étonner de son habilité à maintenir l'intérêt, surtout dans son Brutus et son Amélie.’Ga naar voetnoot4 Elle est d'autant plus vive qu'elle sert à accentuer son dédain pour le théâtre moderne d'alors, les drames de Mercier et de Diderot, qui se sont écartés de ‘la route royale du théâtre classique.’ Car Voltaire est ‘un juge compétent dans tout ce qui concerne le nouveau théâtre.’Ga naar voetnoot5 Mais il le combat, quand celui-ci prétend que les choeurs dans les tragédies sont des hors-d'oeuvre; au contraire, dit Bilderdijk, ils servent de lien entre les scènes, et de correctif.Ga naar voetnoot6 Il cite les paroles de Voltaire sur l'esprit qui est blâmable dans le genre sérieux, mais ne manque pas de faire l'observation que le Français a trop souvent péché lui-même contre ce bon précepte.Ga naar voetnoot7 Et en outre le jeune poète hollandais trouve que l'unité d'action n'est pas bien observée dans le Brutus de Voltaire, parce que l'intérêt s'étend sur quatre personnages.Ga naar voetnoot8 Malgré ces critiques, il est évident que notre jaune poète ad- | |
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mire Voltaire plus qu'aucun autre poète français. Toutefois l'admiration du Hollandais pour lui diminue avec le temps. Quelques années plus tard Voltaire est encore ‘le plus célèbre des poètes français’, dont la Henriade est ‘le chef-d'oeuvre.’ Bilderdijk regrette seulement que cet ouvrage ait ‘perdu beaucoup de sa réelle beauté par les parties intercalées qui, bien qu'en soi très belles, gâtent l'impression d'unité.’Ga naar voetnoot1 Il paraît donc bien que la Henriade a fait une impression profonde sur l'esprit du poète hollandais qui la cite plusieurs fois.Ga naar voetnoot2 Peut-être même elle a été pour quelque chose dans la conception du poème héroïque qu'il a écrit plus tard.Ga naar voetnoot3 Pourtant, quoiqu'il reconnaisse encore que l'auteur de la Henriade peut se vanter d'avoir l'intelligence prompte, l'invention vive et un style élégant, il croit devoir refuser aux Français la grandeur d'âme, le vrai amour de la patrie, des principes de la liberté, et le goût du sublime, parce que l'autorité absolue règne en France’!Ga naar voetnoot4 En 1795 Bilderdijk traduit la romance érotique Ce qui plaît aux dames,Ga naar voetnoot5 conte assez licencieux qui est bien un peu inconvenant pour un poète comme Bilderdijk qui devait être le champion du christianisme. Mais les chansons érotiques avaient toujours été ‘le genre favori’Ga naar voetnoot6 du poète, qui aimait une sensualité malicieuse comme celle de Voltaire. La place que celui-ci occupe encore chez le poète hollandais, paraît clairement en 1795, quand Bilderdijk a dû quitter le pays sans ressources et surtout sans livres. Après en avoir reçu un lot très restreint,Ga naar voetnoot7 il réclame encore l'Imitation et ‘les deux volumes de poésies de Voltaire’!Ga naar voetnoot8 Jamais les deux tendances contraires qui ont toujours tiraillé le poète en sens con- | |
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traire, n'ont été si laconiquement caractérisées! L'Imitation et Voltaire, deux mondes: le bon sens railleur du XVIIIe siècle, et la profondeur sublime de la sagesse chrétienne. Quelques années plus tard il commence une série de critiques de plus en plus acerbes. D'abord Voltaire a lamentablement échoué dans ‘son misérable poème de Fontenoi, dont on aurait pu faire une si belle chose.’Ga naar voetnoot1 La description que Voltaire y a faite de la bataille a tellement indigné le poète que beaucoup plus tard, en composant sa Geschiedenis des Vaderlands [Histoire de la Patrie], il se met en devoir de décrire avec force détails la victoire des Français, déterminée par les canons de Richelieu qui ‘avait plus de bon sens que de connaissance de la tactique.’Ga naar voetnoot2 Comme les descriptions de bataille sont assez rares dans cet ouvrage de treize volumes, on comprend que la vieille rancune contre le poète français était encore vivante!Ga naar voetnoot3 A côté de cette critique littéraire et historique, apparaît une critique morale contre ‘les bestialités que quelques-uns aiment à lire dans Voltaire,’Ga naar voetnoot4 dont ‘les écrits sont pleins de grandes et réelles vérités importantes qui, comme au milieu d'une grêle d'impertinences, lui ont échappé malgré lui.’Ga naar voetnoot5 Après une inculpation de spinozisme,Ga naar voetnoot6 le poète hollandais arrive à l'accusation fondamentale: Voltaire n'est pas un véritable poète; sa poésie ne jaillit pas du coeur, de sorte que, sentencieuse et oratoire, elle ne frappe que l'imagination.Ga naar voetnoot7 Ou plutôt, Voltaire avait tué le poète en lui-même. Parlant de son inspiration qui, après avoir fermenté longtemps, s'épanche comme par effervescence, phénomène dont le poète n'est qu'un observateur, Bilderdijk dit que son expérience en ces choses lui a fait | |
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comprendre ‘combien Voltaire se trahissait (et quel monstre il doit avoir été), quand il disait: ‘Pour Racine, il avait de la religion, car il était bon poète.’ C'est-à-dire: poésie est religion, et inversement.Ga naar voetnoot1 ‘Certes lui-même [Voltaire] était aussi poète, et il sentait la religion, mais il l'étranglait et l'étouffait dans son coeur’.Ga naar voetnoot2 On voit que même dans ce jugement très dur perce la grande estime que le poète ressent pour Voltaire poète; il voit en lui un frère plus âgé, mais un frère renégat, un ange tombé. Bilderdijk a encore un autre grief contre Voltaire. Voyant en l'Angleterre le grand foyer de destruction de l'Europe, il reproche à l'écrivain français que, bien que très peu versé en anglais, mais vaniteux du peu qu'il avait appris à comprendre à la littérature anglaise, il ait introduit en France le goût, la poésie, la philosophie, l'économie politique, le libertinage, les marchandises, les vêtements anglais.Ga naar voetnoot3 C'est Voltaire qui a donné au démon anglais la clef de l'Europe. ‘Il se fit [par cette influence anglaise] un grand revirement dans les cerveaux français qui (cela va de soi) ne peuvent extravaguer d'une nouvelle manière sans que la Hollande et l'Allemagne se prosternent aussi devant la nouvelle idole.’Ga naar voetnoot4 Après 1810 Voltaire ne figure plus guère dans l'oeuvre de Bilderdijk que dans une satire. C'est en 1823, l'année mémorable où le fougueux poète et son impétueux disciple Da Costa étaient l'objet d'un haine générale,Ga naar voetnoot5 que Bilderdijk fonce sur Voltaire et Rousseau. Il écrit une paraphrase ironique sur la sentence de Voltaire: ‘Il faut exterminer tous les prêtres par le fer et par le feu’:
Oui, Voltaire, vous avez raison,
Il faut exterminer par le fer et par le feu les prêtres
Qui se mêlent du salut de l'homme:
Cela ne rend ni pétulant ni riche.Ga naar voetnoot6
Mais les philosophes peuvent prospérer... etc.Ga naar voetnoot7
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En résumé, Voltaire a été un idéal pour le jeune Bilderdijk, un poète par la grâce de Dieu, le dernier des classiques français. Plus tard, le penseur reproche au penseur de corrompre son siècle, mais l'admiration de l'artiste devant l'artiste subsiste malgré quelques critiques,Ga naar voetnoot1 et si aujourd'hui on goûte surtout la prose de Voltaire, Bilderdijk et ses contemporains ont admiré en lui le poète qu'auréolent ‘les dernières lueurs de la splendeur classique.’Ga naar voetnoot2
Rousseau, le ‘mal famé’ Rousseau,Ga naar voetnoot3 avec ses ‘idées fausses sur la nature et le droit’,Ga naar voetnoot4 devait exciter une vive réaction dans l'esprit du juriste qui tenait passionnément à la tradition, à l'ordre établi. Avec son amour de la clarté et de la logique, le poète hollandais ne pouvait manquer de se heurter à la grande âme vagabonde et génialement obscure du grand Français. ‘Il n'y a rien de plus pernicieux aux sciences que d'être savant à demi. C'est ainsi que, de son isolement, un froid philosophe songeur me parle, le front ridé, la voix rauque et grommelante.’Ga naar voetnoot5 Il n'est pas difficile, de reconnaître ici le portrait du solitaire de l'île de Saint-Pierre. ‘Mais,’ dit Bilderdijk, ‘l'homme le plus savant n'est que savant à demi... Seulement [on est pernicieux] quand, avec de faibles connaissances, on veut faire des systèmes, comme le mal famé Rousseau, qui illustre lui-même cette thèse qu'il présente dans un ouvrage où il veut en effet bannir toutes les idées claires.’Ga naar voetnoot6 Rousseau au- | |
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rait dû écrire des vers, car dans la prose le style est maître de l'homme, au lieu que le poète est maître de son style.Ga naar voetnoot1 Mais Bilderdijk reconnaît que Rousseau écrit bien. ‘Très souvent même il a dit ce qu'il n'avait pas l'intention de dire, mais qu'il adoptait pour la beauté de l'expression.’Ga naar voetnoot2 En 1822, à l'époque où l'esprit de révolution souffle sur l'Europe, Bilderdijk croit reconnaître l'influence néfaste de Rousseau. Commentant ironiquement un paradoxe de l'homme de Genève: ‘L'homme qui pense est un animal dépravé,’Ga naar voetnoot3 Bilderdijk y oppose le cri de ‘Vive la Raison’, et il continue: ‘Rousseau, ah, que ne l'avez-vous su plus tôt! Ou, avant d'écrire, que n'avez-vous pensé à cette parole d'or! L'Europe n'aurait pas détruit si légèrement sa prospérité, ni violé les lois et les devoirs de la religion.....’Ga naar voetnoot4 L'année d'après Bilderdijk revient à la charge dans un poème intitulé A J.-J. Rousseau.Ga naar voetnoot5 Après la traduction très libre d'une citation de Rousseau, il crie au ‘douteur de Genève’:Ga naar voetnoot6 ‘Lève-toi, et regarde: l'imbécile fait la loi au sage; un tas d'obscurantistes empoisonnés persécutent la doctrine de l'expiation divine.Ga naar voetnoot7 Tu n'as certainement jamais soupçonné cela, toi qui semais les graines et qui, des charmes du style, drapais des sottises pour les sots! Oh! malheureux, qui jamais ne te comprenais toi-même; qui voulais fonder des lois et violais les premières lois; qui voulais former des Etats, ne pouvant te guider toi-même, voilà ton oeuvre à la fin! Si tu levais les yeux, tu frémirais de toi-même et de ton oeuvre.’ | |
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Comme en 1824 la Nouvelle Héloïse trouvait encore de nombreux lecteurs en Hollande, Bilderdijk, dans sa haine du grand révolutionnaire, se moquait de Saint-Preux qui se pâmait devant une tache de rousseur sur la figure de son amie, comme Balbinus trouvait plaisir au nez morveux de son amie.Ga naar voetnoot1 La même année, les vieilles et injustes plaisanteries de Voltaire sur Rousseau reviennent: ‘On veut l'égalité? Oui, c'est là le plus grand bienfait. Bientôt... nous serons tous redevenus égaux comme des sauvages, nus comme des vers, et tous également riches. Et alors nous pourrons, dans les forêts (Jean-Jacques le voulait ainsi) étendre la main vers les grappes de raisin et les régimes de dattes, vers les pommes odorantes, comme nos premiers ancêtres, ou manger des glands...’Ga naar voetnoot2 Si un homme de 68 ans lance de pareilles plaisanteries d'un goût douteux, on peut en conclure qu'il couve une vieille rancune! Le ‘mal famé’ Rousseau ne figure pas souvent dans l'oeuvre du poète hollandais.Ga naar voetnoot3 Mais on peut se demander si son influence ne s'est pas fait sentir, directement ou indirectement, sur Bilderdijk, qui a tout lu de Rousseau, aussi bien que les nombreux ouvrages qu'on a lancés contre lui. Ne doit-on pas songer involontairement à la Nouvelle Héloïse (publiée en 1761), quand on lit les lettres amoureuses que notre jeune poète écrit à sa bien-aimée: ‘Ame pure que j'adore, comme je vous admire, et combien grande vous êtes à mes yeux! - Non, vous ternissez par votre éclat immaculé tout ce qui vous entoure sur la terre.... Ah, connaissez-le [mon coeur] parfaitement, lisez dans mon âme: elle désire, elle coupire d'être connue de Vous, comme elle est connue de Dieu. - Elle est toute amour, toute adoration, et elle ne se sent plus elle-même dans l'extase dont elle est remplie par votre grandeur. Ange du ciel, et plus qu'un ange! recevez l'hommage illustrissime des habitants du ciel; le nôtre vous humilie à un rang où vous ne pouvez descendre...’Ga naar voetnoot4 [‘Votre amour] est pour moi le ciel, la béatitude | |
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absolue, l'univers, ah, que dis-je? la divinité n'a rien pour mon coeur brûlant qui puisse lui être comparé’.Ga naar voetnoot1 Si l'on croit que ce style enflammé n'est dû qu'à la jeunesse du poète, on n'a qu'à comparer la lettre française suivante qu'il a écrite en 1806 ou en 1807 probablement, à une dame qu'il avait connue autrefois à Brunsvick et qui lui avait reproché de l'avoir oubliée. ‘Tout ce que l'imagination peut concevoir d'une telle bonté; tout ce qu'elle se peut figurer de sentiments qui y répondent, tout cela n'est rien auprès de ce que vous m'étiez, de ce que vous me serez tout le temps de ma vie, ni auprès de ces sentiments dont toute mon âme, toute mon existence est remplie, et qui coulent dans mes veines avec le sang vital qui anime le coeur. Des millions, des royaumes, des montagnes d'or n'y auraient pu ajouter... C'est peut-être du galimatias, ce que j'écris. Soit! Mais ce galimatias peut s'entendre, quand on a une âme pour sentir, et vous l'avez, Madame...’Ga naar voetnoot2 Quelques idées sur l'éducation les enfants montrent une ressemblance frappante avec celles qu'on trouve dans l'Emile de Rousseau. On y trouve d'abord la recommandation de soigner le corps des enfants et de les endurcir:Ga naar voetnoot3 le premier livre de l'Emile ne fait que répéter ce conseil. Quant aux fables, ‘Batteux dit, si je me rappelle bien,Ga naar voetnoot4 que la fable ésopique est le théâtre des enfants. Cela peut être vrai, mais moi j'aimerais mieux la voir appelée celui de la vieillesse. Familiarisé dès ma plus tendre jeunesse avec cette fable, je n'y ai jamais remarqué rien de touchant ni d'important, excepté quand je pouvais l'appliquer à quelque événement de la vie ou de l'histoire.’ Et le poète conclut: pas de fables donc pour les enfants.Ga naar voetnoot5 Il ne faut pas gâter la jeunesse des enfants par des études inutiles,Ga naar voetnoot6 dit Bilderdijk; et dans sa vieillesse il s'exprime franchement sur l'étude des langues: ‘Avant qu'un enfant ait | |
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aucun jugement, on lui remplit la tête de langues qui ne lui donnent rien à penser, qui empêchent son intelligence naissante de se développer, son jugement de s'exercer. La misérable mémorisation, le prix qu'on y attache, pour être promptement, en peu de temps, latiniste, l'accable. Confusément il charge sa mémoire de mille faussetés de convention, prend tout pour de l'argent comptant, et croit... C'est ainsi qu'il se remplit de fatuité, il ne sent pas combien il lui manque; ou s'il le sent, il continue à piocher, s'endurcit dans les préjugés suggérés... Où apprend-on au garçon, à l'adolescent, à voir par ses propres yeux; où à penser et non à répéter ce qu'on dit? On le fait l'esclave d'une convention humaine que préconise l'esprit du siècle; il crie “liberté” avec les autres, tandis qu'il est attaché par le coeur et l'esprit. Il croit être sage parce qu'il est d'accord avec la bêtise du parti. Il taxe et apprécie tout d'après la soi-disant opinion suggérée, et méprise de ce chef ceux qui ne sont pas montés aussi haut que lui dans cette bêtise, et qui ont le courage de penser par eux-mêmes...; car qu'est-ce qu'ils ont appris si ce n'est des mots, de quoi sont-ils devenus capables autrement que de mots, sans jamais être arrivés à l'idée de ce que c'est que la langue ou la logique.’Ga naar voetnoot1 Ceci pourrait être une page de l'Emile, si le mot liberté n'y était pas: Bilderdijk attaque les ‘libéraux’ de ses jours harcelant les gens qui ne pensaient pas comme eux, les croyants orthodoxes par exemple. Mais toute cette exaltation de l'enfance: ‘Tout ce que la sagesse terrestre rassemblait, mon cher enfant, n'a pas la valeur de tes jeux enfantins’,Ga naar voetnoot2 exaltation qui est naturelle chez Rousseau et qui n'est peut-être autre chose que l'amour de l'inconscient si caractéristique chez les romantiques finissant par le pessimisme de Schopenhauer et de Von Hartmann, est peu naturelle chez Bilderdijk qui ‘n'a jamais trouvé plaisant d'être enfant.’Ga naar voetnoot3 Réminiscences? | |
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Son dédain de la comédie qu'il condamnait comme immorale,Ga naar voetnoot1 s'accorde encore singulièrement avec les sentiments de Rousseau à cet égard.Ga naar voetnoot2 Enfin, l'aversion du poète hollandais pour les Académies officielles d'art et leurs théories ‘qui font autant de préjudice aux arts que les universités et les sociétés savantes aux sciences,’Ga naar voetnoot3 pourrait avoir été inspirée par la lecture de Jean-Jacques. Seulement, que Bilderdijk soit allé jusqu'à traduire les Confessions de Rousseau, comme on l'a prétendu,Ga naar voetnoot4 rien ne le prouve, et même tout le contredit: les Confessions paraissent de 1781 à 1784, époque où Bilderdijk travaille éperdument pour finir ses études de droit et s'établit comme avocat à la Haye; là il est bientôt tellement accablé d'affaires qu'il a à peine le temps d'écrire les vers qui lui viennent et d'en soigner l'édition. Après 1795, quand le poète a plus de temps, il est devenu trop sérieux en matière de religion pour entreprendre une traduction - pour qui? - des Confessions du ‘mal famé’ Rousseau. Et de la prose encore! Il est regrettable que Bilderdijk n'ait pas su apprécier Rousseau à sa juste valeur. Sans doute il y avait des affinités profondes entre les deux hommes: leur nature subjective; leur fierté qui leur faisait haïr tout travail rémunéré;Ga naar voetnoot5 leur culte du moi qui ne trouve pas de satisfaction et mène à la misanthropie et aux rêveries pessimistes et au suicide;Ga naar voetnoot6 leur révolte devant les conventions humaines; leur lyrisme, et surtout l'irrésistible instinct de liberté qui a hanté les deux hommes - Bilderdijk, malgré ses protestations, aussi bien que Rousseau -, autant de motifs pour que Bilderdijk se trouvât attiré vers l'homme de Genève. Hélas! non. Le poète hollandais n'a vu en lui qu'un songe-creux à qui on jette quelques boutades et quelques malédictions, au lieu de voir en lui le héros de | |
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l'avenir qui, des flammes de son génie, a embrasé le coeur innombrable d'une humanité en marche vers une nouvelle civilisation. En cela, Bilderdijk se range du côté de Voltaire. Mais pouvait-il bien juger avec pondération les idées de Rousseau autrement qu'il ne l'a fait, lui, le contemporain, qui assistait aux vives disputes que chaque nouvel ouvrage du Français suscitait;Ga naar voetnoot1 et ne devait-il pas fulminer contre des systèmes qui lui semblaient si totalement faux qu'il s'exaspérait rien qu'en y songeant? Un déiste, un homme qui nie le péché originel, un pauvre être humain qui prétend trouver Dieu dans la nature, c'était un objet de dérision aux yeux du chrétien orthodoxe pour qui la révélation divine était la seule lampe dans la nuit de l'existence. Rousseau a été pour Bilderdijk un faux-monnayeur fabriquant des pièces brillantes qui ne méritent aucun crédit.
Buffon, le grand naturaliste, qui dans ses Epoques de la Nature reconstruit l'histoire de la terre sans y supposer une intervention particulière et continuelle du Créateur, abstraction faite de la fameuse ‘chiquenaude’ et d'une soumission plutôt apparente à la révélation divine,Ga naar voetnoot2 était, aux yeux de Bilderdijk, marqué d'avance. La faute fondamentale de Buffon a été qu'il n'ait connu la nature que par les yeux d'autrui, et qu'il ait été ainsi trompé.Ga naar voetnoot3 Il aurait dû se borner à constater des phénomènes, au lieu de bâtir des systèmes qui sont des ‘chimères qui, il faut l'avouer, doivent en imposer au public là où la beauté du style est tout’.Ga naar voetnoot4 ‘Il ne faut pas abandonner trop légèrement des systèmes établis à cause de voiles que le temps dissipera peut-être!’Ga naar voetnoot5 Au lieu donc de servir la science, ‘son imagination l'a amené a des conclusions qui sont dans une opposition flagrante avec la révélation divine; et c'est ainsi qu'il est devenu, peut-être malgré lui, le chef des athées ou | |
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des déistes d'aujourd'hui’.Ga naar voetnoot1 Bilderdijk s'indigne: ‘Ses observations superficielles et en partie imaginaires suggéraient à Buffon l'idée d'un âge presque infini du sol terrestre que nous habitons. Des vues plus profondes jointes à des observations plus exactes démontrent à De Luc,Ga naar voetnoot2 à Dolomieu, à de SaussureGa naar voetnoot3 et à d'autres qu'il [le sol terrestre] ne peut pas avoir cinq mille ans.’Ga naar voetnoot4 L'auteur hollandais blâme ‘la frivolité, le peu de science, l'aveuglant et entraînant désir de nouveautés d'un Buffon et de ses adeptes.’Ga naar voetnoot5 Un autre grief de Bilderdijk contre le naturaliste français, c'est qu'il refuse une âme aux animaux: ‘Il les avilit jusqu'à n'être qu'un produit mécanique’,Ga naar voetnoot6 tandis que lui voit en eux des anges tombés, alourdis d'un corps:Ga naar voetnoot7 pour le poète, la création n'était qu'esprit. Malgré les objections qu'il a contre Buffon, il reconnaît qu'il est un grand esprit: ‘On est obligé, dit-il, de faire droit à l'esprit pénétrant de Buffon dans l'explication d'une foule de phénomènes du monde souterrain’... ‘Mais tout ce que son système a de raisonnable, on le trouve depuis de longues | |
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années mentionné dans des écrits tant néerlandais que latins. Mais depuis longtemps on ne les lit plus; et pour attirer l'attention du monde, il faut toujours qu'un bouffon français saute sur les épaules de nos vieux auteurs et fasse des cabrioles. Et alors l'Europe s'écrie étonnée: le grand homme! même quand il se blesse honteusement le nez en gambadant.’Ga naar voetnoot1 On le voit: il ne reste pas beaucoup du génie de Buffon. Bilderdijk lui oppose volontiers le savant genevois De Luc, ‘qui prouve infailliblement l'exactitude de la révélation’,Ga naar voetnoot2 mais ‘qui a scruté de ses propres yeux la nature, au risque d'y laisser sa peau.’Ga naar voetnoot3 Chose curieuse: en 1808, écrivant à un savant français,Ga naar voetnoot4 M. Brissau Mirbel, secrétaire de Louis-Napoléon, Bilderdijk chante tout-à-coup la gloire de Buffon: ‘Je n'aime pas sa tirade véhémente [il parle d'un savant suédois un peu outrecuidant, appelé Rudolphi] contre M. de Buffon. Est-il même au pouvoir de M. Rudolphi d'attenter à la gloire de M. de Buffon!’Ga naar voetnoot5 Il est clair que devant le public néerlandais le poète a voulu rapetisser la renommée de l'étranger, tandis qu'il saisissait habilement l'occasion de flatter l'orgueil national du Français. Et ce Français était un ami charmant, secrétaire d'un roi adoré! Et Rudolphi écrivait en allemand: assez de motifs pour placer Buffon dans un jour favorable. Mais en 1810, Buffon compte parmi les fléaux de l'humanité, plus nuisibles que les Attila,Ga naar voetnoot6 parce qu'il a détourné l'Europe de Dieu. Science humaine ou révélation divine, mécanisme ou organisme rayonnant de vie, voilà les deux antithèses qui motivent l'attitude du savant hollandais vis-à-vis du célèbre Français.
Sur Montesquieu on ne rencontre dans l'oeuvre de Bilderdijk que des boutades moroses. Comment pourrait-il en être autrement? Un homme ‘profondément irréligieux, pour | |
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qui la raison est le plus parfait, le plus noble et le plus exquis de tous les sens,Ga naar voetnoot1 ne peut pas être du goût d'un poète pour qui le coeur et ses effusions sont la source de la vie intérieure. Mais son aversion va surtout contre l'homme politique qui avait méconnu le droit divin. L'Esprit des lois n'est ‘qu'un ignoble libelle du ridicule et sot Montesquieu,’Ga naar voetnoot2 qui n'a rien compris au système du gouvernement monarchique qu'il a cru retrouver dans les Capitulaires de Charlemagne.Ga naar voetnoot3 ‘Le gouvernement despotique, dont Montesquieu médit,Ga naar voetnoot4 n'est pas ce qu'il croit, car le despotisme amène naturellement une sollicitude extrême pour la propriété de la part du despote; tandis que les gouvernants qui ne restent que quelque temps en place, n'ont rien de plus pressé à faire que de profiter de leur situation. Qu'on aille en Angleterre pour s'en convaincre.’Ga naar voetnoot5 ‘J'ose crier malheur sur le pays où les absurdités, les sophismes, les nombreuses faussetés historiquesGa naar voetnoot6 de cet auteur ignorant autant que turbulant et crédule, passent pour des oracles. Malheur à la liberté, à la science, au bon goût, à l'érudition, et au droit public!’Ga naar voetnoot7 Et sur le manuscrit Bilderdijk avait ajouté: ‘je le dis du fond de mon coeur: à mesure que dans un pays on fait cas de cet âne (car il l'est pour les faits autant que pour les principes et les raisonnements), ce pays est près de sa perte. S'il était possible de l'exterminer, ce serait un bienfait...’Ga naar voetnoot8 Car Montesquieu ‘est un charlatan, plus superficiel et plus dangereux que Rousseau.’Ga naar voetnoot9 ‘Il peut avoir été un excellent homme dans la société,Ga naar voetnoot10 mais il reste un fléau de l'humanité, parce | |
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qu'il enseigne à des ignorants des choses qu'il ne comprend pas lui-même.Ga naar voetnoot1 C'est contre Montesquieu que Bilderdijk a lancé les traits les plus véhéments de son indignation. Il aurait été plus intéressant de rencontrer une réfutation méthodique des idées du grand écrivain qui était partisan de la monarchie. On pourrait même se demander si le sentiment d'honneur, ‘seul mobile des âmes fortes et généreuses’ que Bilderdijk vante comme principe essentiel de la monarchie,Ga naar voetnoot2 n'est pas un écho de l'honneur dont Montesquieu fait le principe de la monarchie,Ga naar voetnoot3 bien qu'il soit très douteux que notre poète ait trouvé avec lui que l'honneur est ‘le préjugé de chaque personne et de chaque condition.’Ga naar voetnoot4
Mercier, Marmontel et Batteux, trois écrivains du XVIIIe siècle, à qui on prêtait une attention particulière, sont tombés à peu près dans l'oubli maintenant. Pour Bilderdijk ils représentaient des puissances littéraires, mauvaises ou bonnes, mais dont l'influence se faisait sentir en Europe. Mercier, ‘le singe de Rousseau’,Ga naar voetnoot5 dont l'oeuvre s'éditait à Amsterdam et dont les drames étaient représentés en Hollande (Le marchand de vinaigre fut traduit et remporta un succès bruyant!), incarnait pour notre poète l'esprit moderne. Non pas que Bilderdijk condamne a priori les tendances modernes: ‘Un drame parfait ne serait à peine autre chose que la tragédie des anciens (abstraction faite du sublime des sujets). Ce que Mercier exige pour le théâtre, les Anciens l'ont réalisé: une morale pure, pas de mauvais exemple, la vertu récompensée, la vieillesse respectée; pas d'êtres inexistants pleins de pure vertu ou de vice absolu; l'unité d'intérêt, prêchée et non observée par Mercier, se trouve chez les Anciens; ne connaissant pas les phares établis par eux, il s'éloigne des ports de son désir, tout en croyant y toucher.’Ga naar voetnoot6 Non seulement Mercier croit pouvoir se passer de l'unité de lieu et de temps, mais ‘se laissant aveugler pas ses chimères, il ne sait souvent pas | |
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lui-même, ce qu'il veut, se contredisant à chaque page.Ga naar voetnoot1 Aussi Bilderdijk le combat-il, et avec lui le drame faussement démocratique et puérilement émouvant. C'est pour cela que le jeune Bilderdijk traduisit OEdipe: sa seule ambition était de ramener le public hollandais au bon goût classique. Il n'a pas réussi: Son OEdipe ne fut pas joué, et le Marchand de vinaigre continua se marche triomphale. Comme il a regretté que dans la querelle des anciens et des modernes les modernes aient eu le dessus! ‘Au-dessus de l'Iliade Perrault place la Pucelle de Chapelain, et Mercier le conte du Serpentin verd (qui n'est pas précisément la plus belle des féeries).Ga naar voetnoot2 Tout cela est le résultat d'une nouvelle poétique, dit le poète hollandais: ‘On détruit à fond le goût de l'adolescence qu'on surprend et trahit ainsi... Mon coeur saigne pour le sort de l'humanité.’Ga naar voetnoot3 Bilderdijk estime donc très peu le célèbre dramaturge français.Ga naar voetnoot4 Et pourtant, dans sa jeunesse, le voluptueux poète hollandais, tout imprégné de ses lectures françaises, écrit des choses qui ressemblent singulièrement à celles que professait Mercier, mais qui, du reste, pourraient avoir été puisées à la même source, la Nouvelle Héloïse. Mercier écrit dans sa préface de Zoé: ‘Je crois que l'amour est le véritable contrepoison de la débauche’:Ga naar voetnoot5 Bilderdijk dit que ‘[l'amour] a les effets les plus salutaires: ses flammes purifient le coeur de passions ignobles; sa douce entrave est le frein le plus fort de la débauche.’Ga naar voetnoot6 M. Gaiffe ajoute à sa citation: ‘Aussi est-ce le front haut que les héros de ce drame ardent se glorifient de leur passion, même lorsqu'elle se heurte aux lois des hommes.’Ga naar voetnoot7 N'est-ce pas que cette phrase résume toute la conduite de Bilderdijk quand il renonce à sa première femme pour | |
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devenir l'époux passionnément amoureux de sa bien-aimée Catherine Schweickhardt? Qui sait quelles influences oublieés et peut-être détestées, rentrées depuis longtemps dans l'abîme obscur de l'inconscient, remontent dans des circonstances favorables et deviennent les directives d'une action inexplicable sans ces agents secrets? Le poète hollandais a reconnu que Mercier a écrit des choses bien au-dessus de lui-même.Ga naar voetnoot1 Quelles sont ces choses? Outre celles qui sont citées au cours du présent ouvrage, il est très probable que Bilderdijk a en vue ici les opinions de Mercier sur la liberté de l'art. Déjà en 1779 le poète hollandais constate que la tragédie ne peut pas être libre en France, où le peuple dépend des caprices d'un roi et où l'on aimera donc les ‘fanfaronnades’ de Corneille sur le peuple qui s'estimera heureux de mourir pour son roi. Mercier avait écrit la même chose sur les maximes boursouflées de Corneille, sur le gouvernement français et sur la tragédie: ‘Je persiste donc à dire que ce ne sera que dans les Etats vraiment libres que la tragédie élèvera sa tête auguste et fière...’Ga naar voetnoot2 Ceci n'est qu'un détail. Mais quand, après 1795, le poète s'émancipe de plus en plus pour finir par proclamer en 1808 la liberté absolue de l'art,Ga naar voetnoot3 il est impossible de ne pas penser à Mercier qui ‘a écrit des choses bien au-dessus de lui-même.’ En effet, il n'y pas d'écrivain au XVIIIe siècle qui ait été plus ‘romantique’ que lui et il suffit de lire son Nouvel essai sur l'art dramatique, écrit avec beaucoup de conviction, pour sentir que les idées qu'il y exprime saisissent le lecteur. ‘Obéis à ta fougue’, crie-t-il à un jeune poète.Ga naar voetnoot4 Car l'imitation des modèles est la mort de l'art. ‘Je veux voir l'expression naïve de son âme,’ dit-il sur le vrai écrivain; ‘elle sera forte, précise, abondante ou négligée. Je veux voir la physionomie de son idiome, connaître s'il est véhément ou délicat, solide ou fin, élevé ou simple, tranquille ou vif. A-t-il enrichi la langue de quelques tours nouveaux, nombreux, rapides? A-t-il créé de ces expressions que l'on retient? La parole accompagne-t-elle l'image avec précision? Son style a-t-il tous les mouvements | |
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que les idées lui impriment? Je ne demande plus alors s'il est châtié, élégant ou fini. Cet auteur est un écrivain...’Ga naar voetnoot1 L'inspiration à laquelle le poète s'abondonne si complètement et avec tant de négligence parfois, n'aura-t-elle pas trouvé dans ces mots une autorisation secrète et un encouragement? Toujours est-il que la définition de Mercier caractérise à merveille notre poète qui a été le seul échanson de la poésie passionnée dans la Hollande de ses jours.
Marmontel, ‘l'universel et médiocre Marmontel’,Ga naar voetnoot2 au XVIIIe siècle une autorité en matière de goût littéraire, est assez souvent cité par le jeune Bilderdijk pour son amour du théâtre classique.Ga naar voetnoot3 La sympathie avec laquelle il cite Marmontel disant que ‘le plaisir de la poésie provient de la clarté des idées, et non de la confusion’ est caractéristique pour le jeune poète hollandais.Ga naar voetnoot4 Plus tard il parlera du ‘froid compilateur du Bélisaire’Ga naar voetnoot5; alors une révolution, pleine d'hésitations il est vrai, se sera accomplie dans son esprit. Mais on voit quelles leçons l'autodidacte Bilderdijk a prises à coeur. On n'a qu'à feuilleter son oeuvre pour voir la funeste influence de l'auteur des Eléments de littérature, qui a fait le plus long et le plus ennuyeux éloge du ‘bon goût’ qui existe.Ga naar voetnoot6
Une autre autorité dans le domaine des arts est Batteux, auteur des Beaux-arts réduits à un même principe. C'est celui du bon goût, c'est-à-dire le sentiment qui décide si la belle nature est bien imitée. Bilderdijk a aimé beaucoup cet ouvrage de ‘notre Batteux’,Ga naar voetnoot7 bien qu'il le trouve un peu superficiel, ce qui n'est pas étonnant. Mais, dit-il, ‘Batteux aura le mieux réussi à déduire des règles d'exemples bien choisis, tant que nous n'aurons pas encore un système philosophique et simple des beaux-arts.’Ga naar voetnoot8 Aussi se permit-il de différer d'opi- | |
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nion avec Batteux,Ga naar voetnoot1 ou de le citer à l'appui de ses dires.Ga naar voetnoot2 Mais il trouve que Batteux est seul à avoir vu à peu près clair dans le caractère de l'épopée.Ga naar voetnoot3 On pourrait en conclure que le poète hollandais s'est laissé guider par lui dans la conception du plan de son chant épique De Ondergang der Eerste Wareld.Ga naar voetnoot4 En effet, ce poème paraît bâti sur l'indication très sommaire que donne le théoricien français: ‘Pour faire un poème épique, il faut donc commencer par choisir un sujet qui puisse porter le Merveilleux: et ce choix fait, il faut tellement concilier les opérations de la Divinité avec celles des Héros, que l'action paraisse toute naturelle, et que le spectacle des causes supérieures et celui des effets ne fassent qu'un tout.’Ga naar voetnoot5 En vieillissant le poète hollandais a vu de plus en plus le vide du principe de Batteux, et, quoiqu'il ne l'ait pas aussi franchement condamné que Victor Hugo l'a fait plus tard,Ga naar voetnoot6 il parle des absurdités et de la confusion que ce principe a causées,Ga naar voetnoot7 ce que Diderot avait déjà fait avant lui.Ga naar voetnoot8
Il résulte de cet aperçu des jugements littéraires que, si Bilderdijk a emprunté beaucoup aux autres, il n'a suivi docilement aucun d'entre eux. Classique avec Boileau, héraut du bon goût avec Batteux et Marmontel, révolutionnaire avec Mercier, il a pris les armes là où il les trouvait pour combattre le bon combat de l'esprit qui vivifie contre la banalité, les préjugés et la lettre morte. |
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