Bilderdijk et la France
(1929)–Johan Smit– Auteursrecht onbekend
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Classicisme et Romantisme‘... j'étais prédestiné à être ce que je suis: un romantique protestant contre le romantisme.’ Ce que Renan écrivit au moment où le romantisme français avait donné tous ses fruits, Bilderdijk aurait pu le dire si les tendances qui germaient dans l'âme européenne avaient déjà atteint leur développement à l'époque où vivait le poète hollandais. Elevé dans le respect des classiques, il leur est resté toujours fidèle, tout en nourrissant secrètement des aspirations vers un art nouveau. Son plus grand respect, une vénération amoureuse et passionnée, va à l'antiquité grecque et latine. Là est son idéal: Homère, Sophocle, Virgile sont grands entre tous. Il en témoigne dans de nombreux poèmes: pour lui on est grand à mesure qu'on approche de ces modèles. ‘L'Eden était pour moi aux verts rivages du Pénée. Là respirait mon coeur, là il vivait, là seul! Et ce qui paraissait aux autres un paradis, m'était un désert.’Ga naar voetnoot2 Aussi, tout comme Voltaire qui avait débuté au théâtre par son OEdipe, le poète hollandais, restant plus près de son idéal, débute par une traduction de l'OEdipe, de Sophocle,Ga naar voetnoot3 afin de ramener ses compatriotes à un art plus sain et plus élevé.Ga naar voetnoot4 Toute sa vie durant il publie des imitations | |
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des maîtres vénérés, et quand il traduira Ossian, il le fera parce qu'il y trouve le même souffle héroïque que dans Homère.Ga naar voetnoot1 Mais en 1820 encore il traduit, tout en en renforçant les termes, l'Ode de Lebrun sur Homère, où le poète grec est glorifié aux dépens d'Ossian, ‘le barbare Ecossais’!Ga naar voetnoot2 Ce qu'il admire dans les Anciens, c'est un art spontané, ‘naïf’, comme on disait au XVIIIe siècle;Ga naar voetnoot3 c'est leur lyrisme large et généreux, naturel comme une source jaillissant, limpide, des profondeurs de la terre. Leur théâtre est ce qu'il y a de plus grand: le caractère sublime des sujets de leurs tragédies, les choeurs qui relient les scènes entre elles; les unités de temps, de lieu, d'action; leur morale pure, leur simplicité, qui font du théâtre un monde poétique idéal; en un mot: leurs tragédies sont des poèmes.Ga naar voetnoot4 Ce dernier mot résume toutes les perfections que peut avoir une tragédie: dès qu'elle est un poème, c'est-à-dire puisée à la source profonde de l'inspiration divine, elle est parfaite. Car poésie est religion.Ga naar voetnoot5 ‘Quoi de plus sublime qu'un tel poème de théâtre qui d'une manière pareille (à la tragédie grecque), mais infiniment plus digne, représenterait, dans une succession d'hymnes poétiquement prophétiques, l'Etre Suprême infiniment miséricordieux et terrible, et, dans une action simple mais puissante, l'homme poussé comme une mourante feuille d'automne par le souffle divin...’Ga naar voetnoot6 ‘Mais ainsi la tragédie serait réduite à une cérémonie religieuse: ah, si cela se pouvait! Hélas! cela est réservé à des temps de bonheur parfait...Ga naar voetnoot7 Celui qui voit ainsi la tragédie comme une espèce de Messe Solennelle où la voix d'en haut se mêle à la voix de la terre, doit regarder les tragédies françaises, les meilleures même, | |
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comme imparfaites. Pourtant, Bilderdijk n'est pas un adorateur aveugle de l'Antiquité,Ga naar voetnoot1 et il reconnaît pleinement la place exceptionnelle que les classiques français occupent immédiatement après les Grecs et les Latins. Corneille et Racine sont vraiment des maîtres pour lui. Voltaire est presque leur égal par cela même qu'il respecte la tradition antique. Le XVIIe siècle français, le siècle de Corneille, de Racine et de Boileau, comme il l'a admiré! Comme se siècle de gestes forts mais sobres, de paroles précises, directes, de pensée nettement dessinée était selon son goût! Tout en se laissant aller à un subjectivisme effréné, il admirait là ces caractères tout d'une pièce, ces énergies concentrées, cette littérature de clarté et de puissante sobriété qu'il rêvait de donner un jour, lui aussi. Il avait pour le faire toutes les dispositions intellectuelles.Ga naar voetnoot2 Doué d'une pénétration psychologique particulière, il ne se plaît qu'à l'étude de l'homme.Ga naar voetnoot3 Il n'eprouve pas le besoin d'étudier les hommes, il veut connaître l'homme, c'est-à-dire, le dédale obscur de l'âme humaine.Ga naar voetnoot4 La nature n'a pas d'attraits pour lui:Ga naar voetnoot5 le cabinet d'étude est son univers. Là, il a la liberté de penser, car ce qu'il s'arrache à lui-même par la méditation, c'est là son gain!Ga naar voetnoot6 Il a aussi le besoin d'ordre lucide qui caractérise le grand siècle,Ga naar voetnoot7 et, avec cela et par là, la prédilection pour le tour oratoire de la poésie. C'est surtout ce dernier penchant esthétique qui a fait dire que Bilderdijk était un classique, ce qui, dans la bouche de certains auteurs hollandais, | |
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était un péché mortel.Ga naar voetnoot1 Mais à part cela, il est, avec les classiques français, admirateur sans réserve de l'Antiquité, dont ils ont eu le bonheur d'imiter avec succès les grands modèles. Aussi, quand il les blâme, il le fait parce qu'ils se sont écartés de leurs maîtres. La grande règle, le but pour lequel ils écrivaient, était pour les Racine et les Corneille de plaire et de toucher.Ga naar voetnoot2 Bilderdijk souscrit à cette règle’Ga naar voetnoot3 mais il donne au mot ‘behagen’ ou ‘vermaken’Ga naar voetnoot4 un sens plus profond. L'art doit rappeler à l'âme un état de perfection qu'elle n'a plus.Ga naar voetnoot5 Sans être tendancieux, il doit élever l'âme, et la ropprocher ainsi de son origine divine. Plus tard, le poète hollandais s'indigne qu'on ait osé appeler l'art un amusement, terme, dit-il, qui caractérise la nation à laquelle nous l'avons emprunté.Ga naar voetnoot6 L'art n'est ni | |
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un simple amusement, ni l'enveloppe agréable d'une thèse,Ga naar voetnoot1 il a son but en soi-même: l'art pour l'artGa naar voetnoot2 était la devise de notre poète longtemps avant qu'elle le fût d'une école poétique. Il est vrai que le poète n'est pas arrivé d'emblée à cette idée: dans sa jeunesse il avait proclamé, se montrant un vrai enfant de son siècle, que travailler au perfectionnement de l'humanité, chercher à l'éclairer doit être le but de tout poète!Ga naar voetnoot3 En vieillissant, Bilderdijk se détache de toutes les opinions en vogue de son temps. Un des griefs de notre poète contre le théâtre classique français, c'est que l'unité d'action, cet indispensable principe de toute oeuvre d'art, se perd par les épisodes qui interrompent la marche de la pièce, de sorte que très souvent il y a deux sujets dans une pièceGa naar voetnoot4 comme dans OEdipe de Corneille ou dans Brutus de Voltaire. Ces épisodes donnent aux tragédies françaises une supériorité apparente sur le théâtre grec: cela charme, cela ravit, mais c'est déjà une marque de décadence.Ga naar voetnoot5 Car, et voici un raisonnement purement cartésien, le théâtre grec présente des idées claires et simples, qui se succèdent aisément: il est donc une source abondante de plaisir. Le théâtre français au contraire (l'auteur a dû penser surtout au théâtre du XVIIIe siècle) présente une confusion d'idées obscures; il est donc un cruel supplice.Ga naar voetnoot6 Le jeune poète doit avoir senti que le plaisir n'est pas le résultat d'un raisonnement. Il ajoute donc: ‘Si quelques-uns préfèrent la vivacité du théâtre français, il faut songer que la gravité sombre,Ga naar voetnoot7 qui fait l'essence même de la tragédie, doit souffrir de cette frivole variété. Et comme les Anciens ont eu au moins autant d'esprit que les Français, témoin l'extrême richesse de leurs comédies, il faut bien qu'ils aient été d'avis que ces tons sombres allaient naturellement à la tragédie. En outre, le caractère hollandais étant plus près de celui des Anciens que des Français, il faut aussi | |
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que les Hollandais préfèrent la démarche majestueuse des Anciens aux sauts légers des Français.’Ga naar voetnoot1 Mais les préférences du public hollandais qui se détournait déjà du théâtre français classique pour goûter les drames de Mercier ou de Kotzebue, n'allaient plus à ‘la gravité sombre’! Quant à l'unité de temps, Bilderdijk tient avec les classiques que la pièce doit durer plutôt moins que plus de 24 heures. Pour l'unité de lieu, le poète était plus sévère dans sa jeunesse que plus tard: ‘Ce changement [de lieu] est-il naturel? Sans changer de place, je suis dans un autre palais, dans un autre lieu? Quelle contradiction! Qui n'en voit pas l'absurdité? Dans des féeries on peut en rire, mais dans les tragédies sérieuses, c'est se moquer de tout bon sens’.Ga naar voetnoot2 Un grief sérieux contre le théâtre français était aussi l'absence des choeurs. Les confidents qui remplacent le choeur ancien, sont des moyens imparfaits pour y parer, parce que le choeur servait à corriger les sentiments que le jeu des héros aurait pu éveiller, tandis qu'il est évident que le confident d'un malfaiteur ne peut être qu'un méchant homme. L'art véritable consisterait donc à insérer des discours qui mettent les spectateurs au courant des sentiments des personnages’.Ga naar voetnoot3 Il est vrai, dit l'auteur, que Racine a introduit des choeurs dans son Esther et son Athalie, mais ce sont là une espèce de satellites attachés à un des personnages. Ils n'ont donc pas la variété des choeurs anciens qui chantaient le pour et le contre,Ga naar voetnoot4 et surtout, ils ne donnaient pas lieu, comme les choeurs, aux épanchements de lyrisme, ce qui, aux yeux du poète, était un défaut fondamental. Voilà pourquoi Bilderdijk s'opposait aussi à Voltaire qui approuvait la suppression des stances du Cid et du monologue d'Emile dans Cinna. Car les monologues réparent l'absence des choeurs.Ga naar voetnoot5 Si le poète hollandais ne retrouve donc pas les qualités idéales du théâtre grec dans la tragédie classique de la France, il | |
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apprécie celle-ci néanmoins à sa juste valeur, énumérant et exagérant ses défauts uniquement pour montrer à ses compatriotes, francophiles enragés, que ce qu'ils regardaient comme l'apogée de l'art n'était que le reflet d'un art sublime qui avait brillé autrefois. Et Bilderdijk affirme même que, s'il avait le talent d'écrire des tragédies, il le ferait dans le goût des classiques français.Ga naar voetnoot1 Aussi la tragédie française, malgré ses défauts, fut, dans le sens le plus complet du mot, de la poésie, proclame le poète trente ans plus tard. Les épisodes contrebalancent l'abondance poétique plus grande des Anciens. Le noeud et le dénouement y sont supérieurs à ceux du théâtre grec. Et dans un accès d'enthousiasme, inspiré peut-être par l'amour du roi Louis-Napoléon pour le théâtre classique français, le poète s'écrie en 1808 que la tragédie française était capable de faire oublier complètement la tragédie grecque. L'Andromaque de Racine, dit-il, en est le chef-d'oeuvre par excellence après lequel rien n'est digne d'être nommé.Ga naar voetnoot2 Ce théâtre, il le préfère même à celui de son grand compatriote, le poète Vondel, qui ‘avait fondé et formé la tragédie avant Corneille’, mais, dit-il, celui-ci avait tout de suite éclipsé les pièces imparfaites du poète hollandais.Ga naar voetnoot3 Pour le fervent patriote qu'était Bilderdijk, cet aveu de la supériorité française a dû être pénible. Qu'il l'ait fait dans un temps où l'invasion française détournait les coeurs de tout ce qui venait de la France ne peut qu'honorer l'homme qui plus qu'aucun autre, a combattu pour l'honneur des lettres hollandaises. Il est évident, après ce qui précède, que la littérature du XVIIIe siècle français ne pouvait être du goût du poète hollandais.Ga naar voetnoot4 A ses yeux, ce siècle qui ‘n'a été ni chrétien ni français’Ga naar voetnoot5 n'est qu'une déplorable décadence. Jeune, il en a signalé | |
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les symptômes et les causes. La principale cause, il la voit dans le manque de poésie de la littérature classique. Racine surtout, par le tour oratoire de son théâtre, a stérilisé toute la poésie du siècle après lui.Ga naar voetnoot1 Ses imitateurs, qui n'avaient pas son génie, ont détruit la poésie française, parce que chez les Français le goût général pour le théâtre a pu influencer ainsi toute autre poésie.Ga naar voetnoot2 Sous prétexte de rendre le style plus naturel, les sentiments élevés furent remplacés par des sentences emphatiques; les monologues, jugés inutiles, durent disparaître; on bannit - et c'est surtout Voltaire qui s'en est rendu coupable - tout lyrisme de la tragédie, de sorte que les choeurs furent supprimés:Ga naar voetnoot3 ce lyrisme, jaillissant irrésistiblement, si propre à une âme élevée dans ses passions, mais méconnue par le vulgaire, constitue l'essence de toute poésie; l'ayant écarté, on a appauvri la nouvelle tragédie française qui est devenue un squelette sans esprit et sans âme.Ga naar voetnoot4 Dans les tragédies de son temps. Bilderdijk voit les trois principaux défauts suivants: l'intrigue est puérilement compliquée,Ga naar voetnoot5 l'exposition est incomplète, et le dénouement se fait par un événement extérieur, un Deus ex machina.Ga naar voetnoot6 ‘La tragédie est déchue | |
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de l'ancienne pompe, le style en est devenu plus populaire et la prose se souffre à présent sur le théâtre dans la bouche des Rois et des Héros’.Ga naar voetnoot1 Si notre poète critique déjà fortement les tragédies de son temps, on comprend que les drames ne trouvent pas grâce à ses yeux. Il dit qu'ils sont peut-être la plus forte preuve de la décadence du goût et de l'esprit des Français.Ga naar voetnoot2 Le plus malheureux des fabricants de drames est bien Mercier, qui néglige les unités! Mais cet auteur pèche par ignorance!Ga naar voetnoot3 D'où est venu le mal qui est en train de détruire la beauté classique de la littérature française? Bilderdijk n'hésite pas à répondre: la source du mal se trouve en Angleterre et en Allemagne, mais surtout en Angleterre.Ga naar voetnoot4 De là est venue la déchéance non seulement du théâtre, mais de toute poésie, de tous les arts, de la philosophie et de la morale. Quand Voltaire, avec tout l'éclat de son génie, Montesquieu et Rousseau propagent la littérature et l'esprit anglais en France, et que Shakespeare, Locke, Newton, Richardson font leur entrée triomphale en Europe, passant sous l'arc de triomphe français aux acclamations de toute l'Europe,Ga naar voetnoot5 il n'y a, parmi ceux qui protestent,Ga naar voetnoot6 peut-être personne qui ait souffert, cruellement souffert, comme notre poète, de ce qu'il ressentait comme un déclin général de toute civilisation, une chute fatale de l'humanité aveuglée. ‘Tout conspire à nous replonger dans cette barbarie d'où nous sortons à peine’. Ce mot de Voltaire, il le fait sien,Ga naar voetnoot7 mais il ne se dissimule pas que c'est le même Voltaire qui a été le héraut des Anglais.Ga naar voetnoot8 Seulement, de même | |
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qu'on a constaté de nos joursGa naar voetnoot1 que l'invasion anglaise a commencé longtemps avant les Lettres anglaises de Voltaire, Bilderdijk cherche l'origine de cette invasion encore plus tôt: c'est que Jacques II, roi d'Angleterre, avait des relations avec la cour de France, de sorte que la curiosité des lettrés se tourna vers l'Angleterre.Ga naar voetnoot2 ‘Sur le goût anglais et son influence destructrice sur la littérature dans toute l'Europe, je me suis plus d'une fois prononcé. En France, ceux qui ont le véritable sentiment du beau et savent apprécier la poésie, ne regrettent pas moins fortement cette tourmente qui a envahi cet empire et empêche la vraie poésie de refleurir’. Des Français ont même invité le poète à ‘écrire un travail méthodique sur la poésie, le goût et la littérature anglais et le véritable prix qu'on doit y attacher ...’Ga naar voetnoot3 A côté de l'Angleterre Bilderdijk voit une autre source de corruption: c'est l'Allemagne. ‘L'Allemagne était saine encore, bien que barbare, quand sa poésie se formait d'après la poésie hollandaise; plus tard elle s'est formée, naturellement, sur le goût des Français: c'est là le siècle de Gottsched, avec le “grand” Hagedorn’. ‘Mais le goût des écrits anglais, venu en même temps que l'abâtardissement de la France, produisit de nouvelles idées. On apprit à connaître Shakespeare, et voilà toutes les règles et tous les principes détruits! Avec cela, toutes les idées, même sur la morale, la religion, la psychologie, furent renversées.’Ga naar voetnoot4 Bilderdijk ne partage donc pas l'admiration que la nouvelle littérature allemande produisit en France,Ga naar voetnoot5 et quand la révolution jette une foule de Français cultivés en Allemagne et que Klopstock, Gessner, Kotzebue, Herder, Schiller et Goethe sont proclamés par eux les vrais génies,Ga naar voetnoot6 admi- | |
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rés sans distinction, Bilderdijk ne peut s'empêcher de protester violemment. Les nouvelles idoles qu'on encense sont de fades poupées bariolées qu'on ne prendrait pas au sérieux si le monde entier n'avait perdu la tête! Et le don Quichotte hollandais, voyant la folie universelle, saisit son épée et tombe sur les faux dieux à coups de sarcasmes, de mépris et d'invectives.Ga naar voetnoot1 Ce n'est pas sa faute si Klopstock, Schiller et Goethe jouissent encore de quelque considération! Le théâtre allemand aussi était pour notre auteur un lieu d'horreur.Ga naar voetnoot2 Le théâtre français, subissant son influence, devient une école de malfaiteurs et de brigands,Ga naar voetnoot3 de moeurs dépravées, de vain amusement, de fainéantise et de ce qui est trop haïssable et trop abominable pour qu'on puisse le nommer ....Ga naar voetnoot4: le spectacle est devenu un étalage de toutes les horreurs der Français.’Ga naar voetnoot5 Bilderdijk s'exaspère d'autant plus fortement contre cette décadence que d'innombrables pièces allemandesGa naar voetnoot6 et françaises furent traduites en hollandais et représentées en Hollande, ‘productions de sentimentalité et de platitude dans lesquelles on prétend retourner à la nature’,Ga naar voetnoot7 et tout cela pour ‘satisfaire au goût dépravé d'un tas de sauvages anglicisés!’Ga naar voetnoot8 Comme Fontanes se plaint ‘qu'au lieu de se passionner pour ces chefs-d'oeuvre admirés d'âge en âge... on leur oppose quelques-unes de ces productions barbares que les hommes de goût ont généralement condamnées’,Ga naar voetnoot9 Bilderdijk constate avec regret qu' ‘au lieu des deux choses qui devraient suffire, la lecture assidue des poètes grecs et latins et une étude approfondie de notre langue, on se laisse entraîner par les absurdités et le clinquant des Allemands et des Anglais | |
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dont les écrits français maintenant aussi sont remplis’.Ga naar voetnoot1 Après tout ce qui précède, il sera difficile de soutenir que Bilderdijk, en théorie du moins, fût un romantique ou même un préromantique. Au contraire, toutes les aspirations de cet esprit universel épris de clarté et d'ordre, tendaient vers un art idéal d'harmonie divine. En cela il n'était pas seul. En Angleterre, en Allemagne, en France il y avait, au dernier quart du XVIIIe siècle, tout un courant néo-classique, qui fait revivre pour peu de temps l'ancien idéal, et, en France, les anciennes règles et les anciens modèles, de sorte que l'influence anglaise est contrebalancée.Ga naar voetnoot2 Delille que Bilderdijk traduit, y appartient. C'est au fond à ce courant que Bilderdijk appartient par l'intelligence, et plus à l'école française qu'aux autres, par la pureté, la sévérité et l'exclusivisme de ses tendances. Outre par ses préférences personnelles, il a été sans doute poussé dans cette voie par un ami hollandais, J. Kinker, très amateur des lettres françaisesGa naar voetnoot3 et détracteur de la sentimentalité allemande,Ga naar voetnoot4 et par le roi Louis-Napoléon, admirateur des classiques français, mais tendant aussi vers un romantisme timoré. Mais au fond, il n'a pas changé: les classiques anciens et français ont été les maîtres qu'il a admirés toute sa vie. Contre l'avilissement artistique de son temps, Bilderdijk lève donc haut l'étendard de son idéal, et formule ses règles sur la tragédie ainsi: Prenez pour héros non pas des demidieux, mais des princes, des grands du monde, des personnages qui soutiennent l'enthousiasme poétique. La pièce doit compter cinq actes, ce qui n'est pas une vaine formule, chaque acte ayant un sens complet en soi-même, et formant avec les autres une unité: ce sont l'exposition, le debut de l'action, le choc des intérêts contraires, la culmination de l'intrigue et le | |
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dénouement. Mais surtout, ce doit être un poème;Ga naar voetnoot1 le sujet doit être là pour le poème et non inversement.Ga naar voetnoot2 Donc, pas de jeu naturel des acteurs,Ga naar voetnoot3 pas de scènes révoltantes, comme les Français l'ont si bien compris.Ga naar voetnoot4 Quant à la morale qui règne dans la tragédie, Bilderdijk trouve qu'elle ne doit apporter que la terrible leçon que l'homme est périssable. Fontenelle avait prétendu que ‘la plus belle leçon que la tragédie puisse faire aux hommes, est de leur apprendre que la vertu, quoique longtemps traversée, persécutée, demeure à la fin victorieuse.’Ga naar voetnoot5 Cette leçon, qui contente les âmes naïves, a été beaucoup donnée au XVIIIe siècle, surtout dans le drame.Ga naar voetnoot6 Mais Mercier, après Voltaire, avait déjà protesté: ‘Le poète aurait tort s'il voulait toujours faire entendre que l'innocence est reconnue et couronnée.’Ga naar voetnoot7 ‘L'innocence à genoux, tendant la gorge au crime, comme dit Voltaire, voilà ce que l'on voit sur tous les points de ce globe.’Ga naar voetnoot8 Bilderdijk dit de même: ‘D'où vient donc cette idée bizarre que la vertu doit être accompagnée des avantages extérieurs du bonheur. On appelle cela: faire triompher la vertu... Mais qui n'aimerait mieux périr avec le malheureux Zopir que de régner avec Mahomet, bien que celui-ci vît tous ses voeux comblés.’Ga naar voetnoot9 Ici encore, Bilderdijk s'oppose aux innovations sentimentales de son temps.Ga naar voetnoot10 | |
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Comme on peut le constater, ce que le poète hollandais voulait, est à peu près ce que le théâtre classique français a donné, et ce que Voltaire pratiquait aussi dans ses meilleures pièces. Examinons maintenant les oeuvres, d'abord le théâtre de notre poète, parce que là doivent se trouver le plus clairement les tendances classiques qui ont occupé si longtemps son esprit. Ce n'est pas une vaine phrase quand il dit: ‘Pour la tragédie, je l'aime au-dessus de toutes choses’.Ga naar voetnoot1 Il doit y avoir toute une collection de projets de tragédies, mais ces nombreux projets n'ont jamais été exécutés.Ga naar voetnoot2 Il serait à souhaiter que les trois tragédies auxquelles le poète a donné la vie, fussent restées au même état potentiel. Car elles pèchent justement par cette indulgence mélodramatique que notre poète condamne si éloquemment et qui sonne faux comme un glissando maladif sur un violoncelle désaccordé. D'abord, le théoricien relâche un peu ses rigueurs; l'unité de lieu doit être souple: ‘pourvu que le lieu en général reste le même, qu'est-ce qui nous empêche, quand le rideau est fermé et que par conséquent la scène cesse d'exister pour nous, de la tenir à sa réouverture pour une nouvelle scène, une autre salle, une autre partie du même palais où quelques pas nous transportent insensiblement. J'adopte plutôt cette liberté des poètes tragiques français plus récents, parce qu'une unité de lieu absolue dégénère toujours en un lieu vague.’Ga naar voetnoot3 Que le poète est prudent et comme il cède à pas hésitants devant la nécessité! Il va plus loin. Comme le cinquième acte n'était chez les anciens qu'un épilogue qui servait à considérer l'état où le dénouement a conduit les personnages, on pourrait supprimer cet acte.Ga naar voetnoot4 ‘De là vient que Voltaire se plaint si souvent dans ses préfaces de la longue carrière des cinq actes à remplir.’Ga naar voetnoot5 L'unité d'action même y passe: ‘Nous ne pouvons pas nous tenir satisfaits du petit cycle borné que les anciens par- | |
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couraient. Les Français le virent et doublèrent l'action par leurs épisodes pour y sacrifier l'unité. Et il en sera ainsi toujours de nous!’Ga naar voetnoot1 L'auteur déclare résolument que ‘des modèles, même ceux des fondateurs de la tragédie, ne sont pas des lois: seul ce qui résulte du principe et de l'essence de la matière, fait loi.Ga naar voetnoot2 Ce n'est donc pas sans motif légitime que les poètes tragiques plus récents se sont écartés sensiblement de la rigueur de ces règles.Ga naar voetnoot3 Corneille et Racine même se sont bien appuyés sur l'autorité d'Aristote, mais ce fut plutôt pour se couvrir de leur prestige que pour s'y soumettre.Ga naar voetnoot4 Et puis, une tragédie n'est-elle pas bonne malgré ses invraisemblances ‘pourvu que l'esprit soit la dupe du coeur’?Ga naar voetnoot5 Le charme est rompu, l'auteur tragique, transporté du rêve dans la réalité, s'arroge une grande liberté; en quelques semaines il renverse tout l'édifice classique comme un château de cartes. Deux de ses tragédies, bâclées en quelques jours,Ga naar voetnoot6 ont un sujet historique et national. C'est en cela que l'auteur est enfant de son siècle. Mais en tout cas, les personnages principaux sont des princes, des grands du monde. Quant à l'unité de lieu, elle est encore tant soit peu observée dans la première des trois pièces, Floris V [Florent V]: l'action se passe dans un grand château sur cinq scènes bien différentes: la cour devant le château, une salle d'audience, une autre salle, l'antichambre de la chambre à coucher, une prison. Unité multiple, mais toujours unité. Dans la seconde tragédie Willem van Holland [Guillaume de Hollande], il n'y a plus unité de lieu: un palais et un couvent, situés à peu de distance l'un de l'autre, l'un dans la ville, l'autre dehors, constituent la scène. L'unité de temps au contraire est strictement observée dans les trois pièces. Quant à l'unité d'action, elle n'est pas du tout observée. Pour soutenir l'intérêt, l'auteur mêle une intrigue d'amour jaloux à l'intrigue principale qui est la révolte de seigneurs féodaux contre le comte Florent V. Dans Willem van Holland | |
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il y a de même un épisode d'amour à côté de l'action principale.Ga naar voetnoot1 De plus, la sobriété que Bilderdijk avait tant vantée chez les anciens, est totalement perdue: il y a un grand nombre d'acteurs et de figurants, et l'action est si confuse qu'on a de la peine à s'y retrouver. Mais surtout, ce qui fait l'essence de la tragédie, le ton sublime qui élève la pièce à la dignité d'un poème, fait défaut; rien de plus déplorable que le ton tour à tour emphatique et larmoyant que prennent les personnages, surtout dans Willem van Holland que Bilderdijk considérait comme supérieur à Floris V, et qui n'est qu'un mélodrame avorté! L'heroïne de Floris V, Machteld, ne le cède en rien aux ‘aimables furies’ de Corneille, et même les dépasse par son langage furibond,Ga naar voetnoot2 mais elle y mêle une sentimentalité maniérée indigne d'un Corneille. Dans Willem van Holland, c'est pire encore.Ga naar voetnoot3 Pour le jeu naturel que le poète a si justement condamné, il s'y trouve de magnifiques occasions: on tue, dans Floris V, un page avec une dague qui reste enfoncée dans la poitrine de la victime. Le page s'écrie en mourant: ‘Je devais ce sang à mon Prince. Je meurs content.’Ga naar voetnoot4 A la fin de cette pièce, trois cadavres (ô Hernani!) encombrent la scène.Ga naar voetnoot5 | |
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Dans Willem van Holland, quel bric-à-brac romantique! Des déguisements,Ga naar voetnoot1 un office des morts dans un couvent à minuit à la lueur des cierges,Ga naar voetnoot2 un suicide sur la scène: la victime ‘se jette avec colère par terre et rend l'esprit’, en disant: ‘Je meurs. - Il n'y a plus de divinité!’Ga naar voetnoot3 Ce qui ajoute au caractère lugubre de cette tragédie, c'est qu'on traîne çà et là le cadavre d'un comte pendant une grande partie de la pièce. Non, notre poète n'avait pas la veine dramatique. Toutefois, dans la tragédie suivante, écrite peut-être avec plus de soin, le poète se reprend. Kormak, bien que loin d'être un chefd'oeuvre, est mieux réussi que les deux autres, parce qu'elle traite un sujet cher au poète: la sainteté du mariage. La muse dramatique, qui le plus souvent abandonne l'auteur, l'a inspiré heureusement; les deux derniers actes sont pleins d'intérêt, l'action s'y déroule naturellement, sans épisode qui détourne l'attention. La langue est peu poétique, peu imagée (comme celle des classiques français), mais, à part quelques vers boursouflés, elle est soutenue, ferme, sinon sublime. Au lieu du grand nombre de caractères vagues des autres pièces, il y a un nombre restreint de personnages qui, malheureusement, se res- | |
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semblent un peu trop par l'héroïsme surhumain de leurs discours: tragédie et épopée se confondent ici.Ga naar voetnoot1 Aussi l'impression finale est qu'on a assisté à un solo prolongé, plutôt qu'à une symphonie de voix distinctes - ainsi le traître et la reine, celle-ci épouse parfaite et fidèle gardienne, depuis dix-huit ans, du ‘lit conjugal’,Ga naar voetnoot2 sont presque également sympathiques - mais on oublie cela volontiers en songeant que le poète approche ici le plus près - pas très près - de son idéal de mettre en scène un poème dramatique. Ce qu'on n'oublie pas, c'est que quatre personnages périssent en scène; il en reste encore assez pour continuer le jeu. Ce qui est impardonnable, c'est que parmi ces morts il y ait un suicidé et que le poète ne fasse rien pour corriger la mauvaise impression que le spectateur en a: on croirait vraiment que l'auteur chrétien trouve ici le suicide la meilleure solution!Ga naar voetnoot3 Quant au jeu naturel, l'occasion s'y prête particulièrement bien: le sang jaillit sur la scène, et la reine fait même la délicate observation qu'elle patauge dans le sang!Ga naar voetnoot4 Non, à tout prendre, et même en y mettant beaucoup de bonne volonté, on ne peut arriver qu'à la conclusion que Bilderdijk, tiraillé entre son rêve antique et le désir de faire concurrence aux drames de Mercier et de Kotzebue, n'a réalisé ni l'un ni l'autre. Le poète hollandais n'a pas réussi dans sa plus chère espérance qui était de remplacer Corneille et Racine sur le théâtre hollandais, et de lui donner enfin son caractère na- | |
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tional qu'il n'avait jamais eu.Ga naar voetnoot1 Le classicisme hollandais, après Vondel, c'est-à-dire depuis le temps de Corneille, n'a produit aucune bonne tragédie. Cet échec, notre poète l'avait prévu.Ga naar voetnoot2 Il lui manquait la souveraine maîtrise de soi qui, même dans la fièvre de l'inspiration créatrice, reste divinement impassible. Faire du classique, Bilderdijk l'a toujours voulu, et rarement il y a réussi. ‘Voulez-vous écouter une confidence? J'ai, il est vrai, appris quelque chose des anciens, et c'est ce qu'il y a de bon dans mon oeuvre, mais ce n'est nulle part absolument et purement antique, souvent simplement maniéré (comme on dit en peinture), et très souvent c'est plutôt de l'imitation que la véritable expression de ce qui est beau à vos yeux et aux miens.’Ga naar voetnoot2 Ecrite avant les tragédies, cette phrase pourrait s'appliquer à elles aussi bien qu'aux nombreux poèmes que le poète avait faits et qu'il devait faire encore. Voyant, comme Baudelaire, la beauté comme un rêve de pierre, il a bâti, de ses mains fiévreuses, une cathédrale baroque, présentant çà et là des lignes calmes et pures d'un Parthénon entrevu dans ses rêves, mais ornée de toutes les formes capricieuses que le génie complexe du poète se plaisait à ajouter à son édifice, et réalisant surtout, comme l'art romantique, cet élan inconscient vers le ciel, élan tourmenté et désespéré parfois, cri nostalgique vers l'Eden perdu. Et ainsi il prend place parmi les grands romantiques qui, tous, sont des êtres inquiets, vivant sur la terre en étrangers,Ga naar voetnoot3 rongés par la soif de l'idéal, torturés par la blessure profonde que la vie avec ses maux leur porte.Ga naar voetnoot4 Convaincus d'être autres que le reste des | |
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mortels, ils en souffrent et en sont fiers,Ga naar voetnoot1 manifestant un sentiment hostile devant la société, ‘le public’, qui s'arrête aux bornes banales de la convenance. L'infini les tourmente et l'étroit idéal terrestre ne satisfait pas leur âme vagabonde. Ils ne voient pas le monde comme un harmonieux équilibre d'idées immuables, le rêve serein des Eléates n'est pas le leur. Leur Dieu n'est pas un être abstrait qui pense mathématiquement: Il est amour, l'Amour ému. Fouillant dans les profondeurs du coeur, leur vision devient plus inquiète, plus profonde peutêtre, plus humaine. Si, avant de voir l'ordre et l'harmonie dans l'univers, ils ont senti douloureusement le conflit, la destruction qui pousse la nature,Ga naar voetnoot2 si leur coeur est rempli de tempêtes, ils aspirent, au milieu de la tourmente, au silence de la nuit, à la paix profonde, au repos final, parce qu'à travers la symphonie universelle ils entendent la basse sonore qui porte l'accord formidable de la création et qui retentit profondément dans l'abîme de leur âme: leur poésie est le contact avec le cosmos. Ils fuient le rationnel, pour se plonger dans l'irrationnel, d'où ils reviennent avec la multiple splendeur de leurs rêves inouïs. Quel écrivain de la seconde moitié du XVIIIe siècle n'a subi l'influence de Rousseau? Bilderdijk, qui a lu tous les écrits de Rousseau, mais aussi les critiques, les contre-Emile dont son temps est si prodigue,Ga naar voetnoot3 ne parle de lui qu'avec dédain. Pourtant, on peut trouver chez lui des traces d'influence du célèbre Français.Ga naar voetnoot4 Mais Bilderdijk n'avait pas besoin de Rousseau pour être ce qu'il était: un individualiste, une nature subjective, une âme exaltée, pour qui tous les rayons de la vie convergeaient dans le foyer de son moi. Et qui a exprimé aussi claire- | |
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ment que lui ce qui avait manqué au siècle de Voltaire et ce qui devait être le leitmotiv des temps nouveaux? Il voyait que l'appauvrissement du sentiment poétique de son temps était dû au culte de la raison. Sur tous les tons il a proclamé la supériorité du sentiment sur la raison: ‘Où est-ce que la raison a jamais voulu se mettre au-dessus du sentiment sans le violer?’Ga naar voetnoot1 Il voyait au fond de ce problème la dualité éternelle de l'intelligence et de la volonté.Ga naar voetnoot2 La raison humaine renferme une si pauvre parcelle de la Raison universelle qu'il n'y a pas lieu de nous en enorgueillir. Mais ce qui satisfait l'âme tout entière, c'est de se sentir une avec la volonté divine qui se manifeste dans toute existence, dans toute action, dans le sentiment, dans l'instinct des bêtes, et surtout dans l'inspiration du poèteGa naar voetnoot3 qui fait de lui un instrument de l'Artiste divin. La conscience d'avoir une mission à remplir,Ga naar voetnoot4 savoir que sa poésie lui vient d'une source profonde, le tient en adoration devant le Créateur de toute vie. ‘Ce que dit la bouche d'ombre’, c'est ainsi que Victor Hugo intitule un de ses magnifiques poèmes:Ga naar voetnoot5 Bilderdijk aurait pu donner ce titre à une grande partie de son oeuvre, et plus d'une fois il s'est senti littéralement accablé de son inspiration qui l'épuisait. Et ainsi naît chez lui le sentiment de la liberté de l'art. Celui qui ne dépend que de la volonté de Dieu, se sent libre de toute contrainte humaine, | |
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de toute convention artistique. Quand Dieu parle, on n'a qu'à obéir. Et avec cette liberté, qui est une obéissance supérieure, naît aussi le sentiment de la souveraineté si marqué chez les grands romantiques.Ga naar voetnoot1 Mais comme Dieu ne peut mentir, c'est-à-dire, comme les vrais principes sont éternels et ne sauraient changer, il doit y avoir pour l'art aussi, des règles qu'on retrouvera chez les grands inspirés. De là le profond respect de notre poète pour les grands classiques et le souverain mépris pour les petits législateurs d'un parnasse minuscule qui pullulaient dans ce siècle de théoriciens et de raisonneurs. Il va sans dire qu'un poète ne se détache pas d'un seul coup des influences de son temps. Chez Bilderdijk qui en était venu de bonne heure à voir dans la France le seul refuge de l'art, ces influences ont été si fortes qu'au fond il n'a jamais pu ou voulu s'y soustraire entièrement: en 1820 encore il appelle Boileau son presque contemporain!Ga naar voetnoot2 Même sa passion pour le moyen-âge,Ga naar voetnoot3 et l'amour des pays lointains, exotiques,Ga naar voetnoot4 qu'il a de commun avec les romantiques, peuvent être nés sous l'influence de lectures françaises, parce qu'ils sont déjà assez communs au milieu du XVIIIe siècle.Ga naar voetnoot5 Mais très tôt aussi son originalité commence à percer. En 1777, étant encore à la maison paternelle, sous la surveillance de gens pour qui l'imitation des Français était le sommet de l'art, il proteste publiquement contre ‘le faux vernis français’ qu'on préfère aux beautés mâles des anciens’ que les Français n'aiment pas, assuret-il.Ga naar voetnoot6 Bientôt il comprend que la réflexion et l'habileté seules ne produisent pas d'oeuvre d'art et que l'habitude de ‘polir et de repolir’, de ‘lécher’ les vers, mène à la mort artistique. ‘Jetez le vers comme il est, mais ne le gâchez pas ...’, s'écriet-il plus tard, ajoutant avec regret que ses ‘premiers ouvrages sont tous gâtés.’Ga naar voetnoot7 Une fois hors de la maison paternelle, il | |
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s'émancipe davantage.Ga naar voetnoot1 Il déclare que le recueil de poésies Mijn verlustigingGa naar voetnoot2 est le premier où il s'exprime librement. Il y a en effet dans ces petits poèmes qui sont presque tous des imitations d'Anacréon, un heureux abandon, une joie de vivre sensuelle, une fière audace qui montrent que les entraves du classicisme sont relâchées. Et pourtant, elles étreignent encore le jeune poète. Le désir d'écrire des vers nobles fait notamment que ses odes, bâties sur le modèle de celles de J.-B. Rousseau, de Voltaire et de Marmontel,Ga naar voetnoot3 sont d'un enthousiasme artificiel qui sonne creux et faux. ‘J'avais trop imité ceux qui me précédaient,’ dit le poète plus tard,Ga naar voetnoot4 de sorte que sa forme restait toujours plus ou moins raide dans le genre sérieux. Dans la satire et le conte familier au contraire, où son humeur caustique joue avec les formes et les idées, il est inimitable. La malheureuse distinction des genres ne lui permettait pas pareille chose pour le genre sérieux: en 1795 encore il n'ose pas employer le mot moulin dans le style tragique, parce que les préjugés de la civilisation en seraient offensés!Ga naar voetnoot5 Dans les romances, même distinction. Quand il les fait à la Marmontel, relevées d'un brin de sentimentalité allemande, on sent la pose;Ga naar voetnoot6 les fait-il à la Moncrif, ‘qui en faisait une parodie,’Ga naar voetnoot7 on est étonné de trouver un homme de chair et de sang qui vous parle d'une voix naturelle. Cela n'empêche qu'on trouve de jolies choses dans les romances sérieuses aussi, comme dans la romance AssenedeGa naar voetnoot8 qui passait dans son temps | |
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pour très belle et qui, disons-le en passant, est, malgré une différence d'intrigue, visiblement inspirée du poème épique Joseph, de Bitaubé,Ga naar voetnoot1 que Bilderdijk mentionne non seulement dans les annotations sur sa romance, mais sur lequel il fait une assez longue digression disant pourquoi et en quoi il diffère de lui dans son poème.Ga naar voetnoot2 Uu autre élément qui a retenu longtemps l'essor du vrai poète en lui était l'imagerie grecque et latine, tout ce bric-à-brac mythologique qui devait ennoblir l'expression, mettre une étiquette olympique sur le produit hollandais! ‘Comme je taillais, paralysais, tordais et étirais le vers!’ dit le poète plus tard. ‘J'imposais silence à mon oreille, à mon intelligence, à mon sentiment, pour satisfaire la lâche confrérie des enfants de Midas’.Ga naar voetnoot3 Cette période a duré assez longtemps. On peut dire qu'avec l'exil vient aussi la délivrance. Le poète, inspiré peut-être par la jeune poétesse venue d'Angleterre et qui devait être bientôt sa femme, traduit Ossian, qui lui fait sentir une autre poésie, plus profonde et plus sauvrage, et dans laquelle il reconnaît la poésie primitive et grandiose d'un Homère. Peu après, il traduit L'Homme des Champs de Delille, poésie superficielle, raffinée, dont il blâme le caractère descriptif. Le contraste fut grand et doit avoir frappé le poète: ses remarques acerbes sur la nullité de la poésie française le prouvent.Ga naar voetnoot4 Rentré en Hollande, le poète fait son Ode à Napoléon, qu'un Français se charge de traduire en français. Chose impossible! Il faut lire la critique de Després, un prétendu moderne,Ga naar voetnoot5 sur cette Ode, qui à ses yeux est trop impétueuse. Bilderdijk, toujours un peu intimidé par la critique de gens d'un certain rang social, se moque cette fois-ci du poète-courtisan qui ‘se tue à rimer’ en français son Ode, et il envoie à un ami l'observation suivante sur la poésie et la langue françaises: ‘Par mon com- | |
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merce avec de nombreux Beaux-esprits français, j'ai réussi à saisir la différence essentielle entre leur poésie et la nôtre.’ C'est: ‘l'imperfection de la langue française, incapable de nommer dignement la plupart des choses par leur nom’; elle doit ‘se contenter d'une espèce d'approximation’, ‘l'exclusion absolue de la vérité dans l'expression’, de sorte que ‘la poésie française a fini par exiger de ne pas dire, mais de désigner [les choses].’ C'est donc ‘un continuel jeu d'esprit,Ga naar voetnoot1 une espèce de devinette facile à comprendre, et c'est en cela qu'on cherche le génie, la délicatesse, l'élégance d'esprit’. ‘Là où ces messieurs rencontrent une chose pareille dans mes écrits: c'est bien, disent-ils; là, au contraire, où se trouvent des tableaux simples ou fortement dessinés et exactement coloriés, ils sont mécontents.’Ga naar voetnoot2 N'est-ce pas là une très juste critique de la poésie néo-classique,Ga naar voetnoot3 qui mettait l'imagination à la place du sentiment? Cette rencontre des deux cultures a été décisive pour la carrière du poète. Après avoir fléchi d'abord un moment peutêtre - n'écrit-il pas dans Le vrai Hollandais de janvier 1807 que ‘la cause du bon goût nous sera toujours sacrée’ -, il se relève avec d'autant plus de force, et écrit en 1807 le premier de ses grands poèmes où le sentiment est exalté comme la source de toute poésie et où l'imagination est reléguée au second plan.Ga naar voetnoot4 Ce poème semble une réfutation de Batteux, l'homme du bon goût et de l'imitation de la belle Nature, | |
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‘notre Batteux’Ga naar voetnoot1 qui, dans son fameux ouvrage Les beauxarts réduits à un même principe,Ga naar voetnoot2 s'était un peu moqué du ‘langage emphatique’, ‘de l'ivresse, de l'extase du poète’, et y avait substitué ‘la justesse d'esprit exquise, l'imagination féconde, un coeur plein d'un feu noble’.Ga naar voetnoot3 L'imagination, s'écrie Bilderdijk, est ‘la dernière esclave de la Raison’;Ga naar voetnoot4 au lieu de se moquer comme Batteux, des Anciens qui, dans l'enthousiasme poétique s'écriaient: un dieu m'inspire, embrase mon âme et mes sens,Ga naar voetnoot5 il dit: ‘ce langage nous convient encore!’Ga naar voetnoot6 ‘La poésie se trouve dans le coeur; son essence est le sentiment, reflet du Feu incréé’, proclame-t-il.Ga naar voetnoot7 Elle n'est plus une imitation de la belle Nature:Ga naar voetnoot8 ‘la sottise peut croire qu'il est grand d'exprimer la vie, non, la Nature, dégénérée et déchue, n'est pas digne du poète.’Ga naar voetnoot9 Et voilà que, longtemps avant Victor Hugo,Ga naar voetnoot10 notre poète a relégué discrètement Batteux ‘au panier’. Pas tout à fait cependant. Les idées qu'un autodidacte s'est assimilées, il ne s'en défait que difficilement.Ga naar voetnoot11 Et, sous le charme du roi Louis Napoléon, admirateur du grand siècle français, Bilderdijk recommence à étudier le théâtre classique, à estimer Boileau. Son rêve est alors d'être le Corneille ou le Racine du théâtre hollandais, de faire revivre le temps de Louis XIV sous le nouveau roi-poète. Quand ce rêve s'est trouvé irréalisable, quand le poète s'est aperçu que le frein classique ne lui convenait pas, il s'est libéré davantage encore. | |
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Un an après son échec au théâtre, le poète formule, dans un grand et beau poèmeGa naar voetnoot1 qui est notre Préface de Cromwell à nous,Ga naar voetnoot2 avec une force magistrale et une clarté qui ne laisse pas de doute, les idées que jusque là il n'avait qu'ébauchées. Il y fait d'abord l'histoire de la ‘prose rimée’Ga naar voetnoot3 qui demandait aux poètes ‘d'élaguer, d'adoucir, de violer l'expression juste’. Malheur au poète si ‘sa passion parlait, s'il chantait véritablement, secouait les entraves, et se sauvait de la cage littéraire où l'imbécile progéniture du roi Midas, en dépit du bon sens, voulait enfermer la raison’; malheur à lui, si son vers venait du coeur et non de la tête: l'anathème des niais arrogants éclatait! Le libre essor de l'enthousiasme était un acte de haute trahison, et la vraie poésie le forfait le plus abominable! Et le pauvre poème, qui avait marché d'abord dressé debout, rampait, la tête pendante, et fuyant le jour... Ces jours sont passés, proclame le poète, cette lime est émoussée. La libre poésie s'est délivrée de cette chaîne et règne comme il convient’...Ga naar voetnoot4 Car ‘la poésie n'est pas un jeu d'imagination’,Ga naar voetnoot5 elle est l'adoration de Dieu! ‘La poèsie du poète, la religion du chrétien, c'est un’, déclare notre poète.Ga naar voetnoot6 ‘L'âme prend des ailes, attirée par le foyer ardent où demeure l'Amour’... ‘Le poète chante, et c'est de la musique; ce sont des images qui, comme des ombres évoquées par magie, surgissent de brouil- | |
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lards obscurs’... ‘Le législateur et le philosophe ne peuvent rien ici: ils n'ont qu'à s'agenouiller pour écouter les secrets de l'Infini.’ Ayant parlé ainsi, le poète termine sa confession poétique en s'écriant: ‘Inspirez-moi, sentiment de l'Art! Je ne veux plus de maîtres!’Ga naar voetnoot1 Il renie ici les derniers restes du néo-classicisme, s'il ne les abandonne pas: la poésie ne sera plus que l'épanchement de l'âme dans ses souffrances et ses extases,Ga naar voetnoot2 aussi spontanée que le rire ou les larmes,Ga naar voetnoot3 et n'aura d'autre loi que la liberté de l'inspiration qui jaillit où elle veut et quand elle veut, tandis que le poète est presque passif:Ga naar voetnoot4 ‘Ces paroxymes [d'inspiration] sont bizarres. Ils ont quelque ressemblance avec la danse irrésistible de la chorée... Je suis entraîné comme dans un tourbillon et l'on dirait qu'il y a en moi un être double dont l'un tourne avec ivresse en rond dans une course vertigineuse, ne pouvant s'arrêter, mêlant toutes choses; l'autre qui, comme tranquillement assis au milieu, fait danser le premier en rond avec un dédain folâtre, regardant le ciel et la terre au-dessous de soi et les tenant à distance...’Ga naar voetnoot5 Toute autorité devient maintenant insupportable dans le domaine de l'art.Ga naar voetnoot6 Le but de plaire que le poète avait reconnu | |
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autrefois, à l'instar des classiques, comme celui de l'art et la règle du bon goût, qui, à eux deux, faisaient de l'art classique un art social, tombent maintenant. L'art romantique n'est pas un art social; il est un art individuel. Le romantique ne crée pas pour plaire au public, il crée parce qu'il ne peut pas faire autrement; la spontanéité de l'art qui, au fond, mène à la devise: l'art pour l'art, Bilderdijk l'a proclamée hautement.Ga naar voetnoot1 Quand Dieu joue de la harpe universelle, l'âme du poète perçoit dans les ondes éthérées la musique divine:Ga naar voetnoot2 a-t-il besoin de demander si Dieu joue bien? Ainsi Bilderdijk en arrive à se moquer de l'opinion du public. ‘Tu ne fais pas des vers gracieux’, lui a-t-on dit; ‘mais la vraie poésie n'est pas une parure’;Ga naar voetnoot3 répond-il.Ga naar voetnoot4 Seul dans sa patrie à proclamer ainsi la liberté de l'art, le poète, entouré chaque fois de nouveau de l'apathie et du manque de compréhension artistique de ses contemporains, a dû lutter toute sa vie pour se libérer et se débarrasser des mille fils ténus avec lesquels l'habitude prise, l'opinion publique et même la bonne volonté des critiques lient tout génie. Il a été le seul, et est resté le seul, longtemps, longtemps!Ga naar voetnoot5 On peut même dire que le traditionaliste Bilderdijk n'a jamais réussi à se débarrasser complètement des anciennes formes, surtout parce que dans toutes ses opinions hors de la poésie, il est | |
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resté étranger aux nouvelles idées que la Révolution avait fait naître. Mais le poète peut se vanter à bon droit d'avoir révolutionné la prosodie hollandaise, en brisant le rythme monotone du vers; l'alexandrin même, modelé sur l'alexandrin français, devient dans sa main une chose vivante, variée, propre à rendre les émotions ardentes d'une âme exaltée.Ga naar voetnoot1 Sur un seul point Bilderdijk diffère profondément des romantiques; c'est son aversion de la nature, preuve de plus qu'il n'était pas un simple adepte de Rousseau. Pour celui-ci et pour presque tous les romantiques après lui la nature était le refuge où l'inquiétude de leur âme nostalgique trouvait un peu d'harmonie et une promesse. Bilderdijk la fuit. ‘Qu'est-ce que je ferais à la campagne?’, s'écrie-t-il à plusieurs reprises.Ga naar voetnoot2 Il s'en excuse en alléguant son enfance passée entre quatre murs.Ga naar voetnoot3 C'est peut-être un prétexte. Ce qui est pourtant curieux, c'est que notre poète trouve nécessaire de s'en excuser, signe que les temps ont changé. Mais Bilderdijk n'avait pas besoin d'excuse: son pauvre corps débile ne pouvait supporter l'air de la campagne, il en éprouvait un malaise accablant. A cela s'ajoutait un malaise moral. Notre poète voyait sous la surface brillante de la nature la corruption qui sévit et la mort qui menace et engloutit. ‘La nature me remplit d'une mélancolie profonde et ne m'offre que la lugubre impression d'un ouvrage déchu et dégénéré de la création divine.’Ga naar voetnoot4 Cependant, quand le chrétien oubliait le drame profond qui se joue sous le voile séduisant, le poète glorifiait le beau spectacle qu'offre le monde, la force irrésistible de l'éclosion printanière, la splendeur des espaces enluminés d'étincelles célestes.Ga naar voetnoot5 C'est un autre moyen de fuir les misères de la pauvre existence humaine... Mais le poète se souvenait peut-être de quelque lecture classique... A tout prendre, Bilderdijk a été un romantique dans le ca- | |
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ractère des préromantiques français, plus dégagé de son siècle que Chénier,Ga naar voetnoot1 plus sain, plus scientifique que Chateaubriand, plus possédé d'inquiétude métaphysique, mais avec le même sceau du classicisme français sur la physionomie de son oeuvre;Ga naar voetnoot2 avec cela, poète, poète par le coeur et l'esprit, libérant le vers hollandais des chaînes classiques, vingt ans avant que Victor Hugo ne l'eût fait pour le vers français. Reste la question de savoir comment le poète hollandais, qui a accompli tout seul, et sous les huées d'une grande partie de ses contemporains,Ga naar voetnoot3 l'heureux retour vers une esthétique saine, a réagi à la littérature française après 1800, le pré-romantisme et le romantisme. Quand Chateaubriand publie son Génie du Christianisme, Bilderdijk reconnaît tout de suite que ce travail mériterait un remaniement hollandais. Mais avec son intuition de calviniste il sent aussitôt la partie malsaine dans le christianisme de salon du grand Français qui prête le ‘mal du siècle’ même à Dieu le Créateur! Reprochant à Chateaubriand de s'être laissé gagner par le goût anglais pour la beauté sauvage, il raconte avoir vu en 1796 à Londres une exposition de peinture dont le clou était un tableau de dix pieds de haut figurant le Diable et rien d'autre!Ga naar voetnoot4 Et Delille n'ose-t-il pas prétendre que | |
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‘jusque dans ses horreurs la nature intéresse’?Ga naar voetnoot1 Et voilà que Chateaubriand donne dans le même goût en prétendant que ‘la nature dans son innocence eût été moins belle qu'elle ne l'est aujourd'hui dans sa corruption’, et qu' ‘une insipide enfance de plantes, d'animaux, d'éléments eût couronné une terre sans poésie.’Ga naar voetnoot2‘Mais, dit Bilderdijk, le développement, même la faiblesse, de l'enfance ne peut jamais être insipide, mais éveille toujours un tendre intérêt, et est on ne peut plus poétique; d'ailleurs, ce que Dieu a créé ne peut pas être imparfait, donc il n'est question ni d'enfance ni de vieillesse; et si nous admettons, pour les végétaux par exemple, qu'ils se soient développées par évolution, ils doivent avoir connu une période d'enfance’!Ga naar voetnoot3 Ennemi de toute fausse sentimentalité, le savant hollandais ne salue en Chateaubriand un frère d'armes que quand celui-ci combat pour la vérité. Plus tard, il blâme Chateaubriand de sympathiser avec les Grecs révoltés contre la Turquie: un chrétien ne doit jamais applaudir à une révolution, quelle qu'elle soit.Ga naar voetnoot4 De Mme De Staël notre poète ne parle jamais, mais quand, en 1820, Lamartine s'empare d'emblée de tous les coeurs, en HollandeGa naar voetnoot5 comme en France, Bilderdijk est sollicité par son jeune ami, le poète Da Costa, à lire ses Méditations: il n'en est que médiocrement content. Mais bientôt le vieux poète partage ce jeune enthousiasme.Ga naar voetnoot6 Il arrive même à traduire un poème du poète français;Ga naar voetnoot7 sa femme en traduit plusieurs.Ga naar voetnoot8 On peut discerner peut-être des traces d'influence du poète | |
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français dans la versification de notre Hollandais.Ga naar voetnoot1 Cependant, Bilderdijk est trop perspicace pour ne pas s'apercevoir que Lamartine est un chrétien peu orthodoxe. Il lui reproche d'idolâtrer Byron et les Grecs ‘Tout cela [le Pèlerinage d'Harold, imitation par Lamartine de Childe Harold], c'est le paganisme rétabli’.Ga naar voetnoot2 Ce paganisme apparent, qui en France du moins, n'était qu'un christianisme relâché, émancipé des dogmes et poétiquement vague, a empêché notre poète de goûter davantage cette merveilleuse floraison de la poésie romantique qui est un des miracles du génie français. D'autre part, le poète hollandais lui-même était dans cette période de 1820 à 1830 une source trop abondante de poésie. Nuit et jour, à tout venant, il chantait, non, comme la cigale de La Fontaine, pour faire plaisir, mais plutôt n'en déplaise à ses contemporains qui ne comprenaient pas l'obstination du vieillard à déverser toujours le trop plein de son coeur. Et pourtant parmi les milliers de vers de cette période, il y en a d'une beauté impérissable. Ce qui est curieux, c'est qu'il ne parle plus guère de ses auteurs français préférés du grand siècle. Sa curiosité paraît s'être portée sur le moyen-âge; il traduit quelques poèmes de Clotilde de Vallon Chalys,Ga naar voetnoot3 et commente de très vieux poèmes, peut-être en vue d'une édition annotée.Ga naar voetnoot4 Mais il va sans dire que ces quelques centaines de vers ne sont rien auprès de l'oeuvre immense de notre poète qui dans ses vers hollandais, a glorifié le trésor inestimable de la langue hollandaise que Dieu lui avait confié. Ainsi, riche toujours de la voix du coeur qu'il croit être celle de Dieu, Bilderdijk a d'abord, au début de sa carrière littéraire, essayé de modeler son génie poétique sur les Anciens et les Classiques français, jusqu'à ce que son inspiration, libérée par la confiance encourageante d'un roi français, a brisé toute étreinte et a fait du classique malgré lui, un romantique malgré lui. |
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