Bilderdijk et la France
(1929)–Johan Smit– Auteursrecht onbekend
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IntroductionDans un de ses admirables dialogues Platon a caractérisé pour toujours l'éternelle illusion de la pensée humaine: assis dans une caverne, le dos tourné à la lumière, l'homme voit passer des ombres incertaines, symboles d'un monde mystérieux. Courbé péniblement dans l'étroite prison de son temps et de son pays, le géant hollandais, le poète Bilderdijk voit passer, l'oeil enflammé, les ombres majestueuses ou grotesques que l'histoire projette sur la muraille de son siècle; reflets d'un drame impénétrable qui se déroule dans le monde profond de l'esprit, des figures aimées, vénérées, mais aussi des silhouettes de cabotins auréolés qui le font ricaner. A leur vue il ramasse une grosse pierre et, frénétiquement, la lance vers les idoles populairesau grand ébahissement de la foule qui pousse des huées. Alors le géant se lève tout debout et jette un tel cri d'indignation sincère et de douleur profonde que les murailles tremblent et que l'étroite prison paraît tout à coup trop exiguë pour la sonorité orageuse de cette voix de bronze. Puis, quand le silence s'est rétabli, les huées rancuneuses reprennent à distance... Telle a été la destinée d'un des plus grands poètes de la Hollande, d'un des esprits les plus universels qui aient été.Ga naar voetnoot1 Comme son compatriote Rembrandt, il s'est catégoriquement refusé à entreprendre le pèlerinage aux lieux saints de l'ido- | |
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lâtrie commune: l'Italie de Vinci pour le peintre, la France de l'Encyclopédie pour le poète, le savant, le philosophe. Comme le magicien du clair-obscur, Bilderdijk a vu le vide se faire autour de lui à mesure qu'il s'enfonçait dans l'abîme de ses rêves; mais l'un et l'autre ont, comme plus tard Hugo dans son exil, mieux servi leur patrie que toute la procession des esprits dociles. Leur temps ne leur en a pas su gré.
Willem Bilderdijk est né à Amsterdam, le 7 septembre 1756, de parents qu'il ne se serait pas choisis et qui n'occupent aucune place dans son oeuvre. Son père, le Dr. I. Bilderdijk, homme irascible et très partial, fervent orangiste et par conséquent ennemi juré des deux partis en Hollande qui attendaient leur salut de la France, n'aura pas manqué d'initier son fils aux secrets de la politique, d'autant plus que, doué d'un certain talent littéraire, il se mêlait plus d'une fois aux querelles qui agitaient le pays. Au reste, ami et admirateur des lettres françaises, il donnait de bonne heure à son fils des leçons de français qui celui-ci ne goûtait que médiocrement. A l'âge de dix-huit mois, quand le petit Guillaume devait encore monter sur une chaufferette pour être au niveau de sa tartine sur la table, il lui fallait apprendre, le matin pendant le déjeuner, une petite leçon dans une grammaire française de Marin, auteur dont les manuels étaient très en vogue et qui ont servi pendant un siècle et demi:Ga naar voetnoot1 ‘Je fus mis en classe, raconte Bilderdijk, chez une demoiselle française dont ma mère avait déjà fréquenté l'école dans son enfance, mais auparavant je devais apprendre à la maison ma leçon de français et la repasser entre les deux classes pendant le second déjeuner. Et le soir, couché dans la crèche tournante dans l'alcôve de mes parents, je répétais mentalement, le plus souvent avec des bourdonnements de tête, tous les mots français que je savais. Ayant ainsi appris à la maison, dans un vieux livre français dont ma mère s'était servie dans son temps à l'école, ce que je devais apprendre en classe, j'y passais pour un prodige d'agilité intellectuelle, parce que j'avais à peine besoin de parcourir cela | |
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trois fois pour le savoir. Mais comme en plusieurs endroits de ce vieux bouquin il manquait des feuillets, cette agilité apparente à apprendre par coeur disparaissait toutes les fois que j'arrivais à ces pages, et alors j'avais besoin de quelque temps.’ La demoiselle, injuste malgré elle, parlait de mauvaise volonté et de paresse; le petit élève se décourageait et se raidissait contre le tort qu'on lui faisait.Ga naar voetnoot1 A cinq ans et demi il fut renvoyé par mademoiselle, parce qu'elle ne pouvait plus rien lui apprendre ni le maîtriser. Ainsi, le premier contact avec le génie français avait été déplorable. Le jeune Bilderdijk était un enfant précoce. Ne lui arriva-t-il pas à la même école de s'enflammer, à l'heureux âge de trois ans, pour une jeune fille de neuf ans ‘également assez précoce’, dont il exaltait ‘le tendre cou et les petits genoux d'ivoire’ dans un billet doux que la vertueuse demoiselle intercepta et qu'elle estima contraire aux bonnes règles et aux bonnes moeurs de son école!Ga naar voetnoot2 Que les lettres françaises soient pour quelque chose dans cette première effusion, on peut en douter, on y voit seulement qu'un pareil enfant sera merveilleusement doué pour goûter les contes galants du XVIIIe siècle. Doit-on s'étonner de voir que le jeune poète traduira plus tard des comédies sensuelles de Saint-Foix, et, à l'âge de 37 ans encore, un des contes en vers les plus osés de Voltaire?Ga naar voetnoot3 Autre fait à noter: comme la langue française a pris, dans l'esprit de l'enfant, de si bonne heure, sa place à côté de la langue maternelle, il faut que, même chez ce champion de la langue néerlandaise, elle reparaisse aux heures d'abandon, quand les mots viennent comme ils veulent, sans qu'une sentinelle leur demande leur passeport. De là les nombreux gallicismes qu'on trouve surtout dans la prose de notre auteur.Ga naar voetnoot4 Cette école française est la seule que le jeune Bilderdijk ait fréquentée. Une blessure au pied le retenait dans sa chambre. Comme ses parents croyaient qu'il ne vivrait pas, ils ne lui | |
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donnaient pas de maîtres. Son père se mêlait parfois de lui enseigner un français que lui-même parlait très imparfaitement et qu'il n'écrivait pas du tout; il le puisait dans de vieux livres du temps de Louis XIV ou dans de plus anciens encore, par exemple une vieille traduction française d'un Phèdre latin, dans lequel l'élève apprenait en même temps le latin par la comparaison des deux langues. Il avait aussi la petite Logique de Christian Wolff en français et, comme il se passionnait pour la peinture et le dessin, un peintre lui fit cadeau des Principes de dessin de Sébastien le Clerc. L'allemand, il l'apprend dans Mendelssohns Schrifte, et l'anglais dans ‘un Shakespear’, tout cela, avec quelques autres langues encore, sans dictionnaire ni grammaire ou traduction, et en tâtonnant pour en trouver le sens.Ga naar voetnoot1 La gêne terrible, la lutte heroïque, les déceptions, mais aussi les triomphes de cet esprit énergique dans un corps faible se laissent deviner. ‘Personne ne sait combien j'ai toujours eu à lutter contre tout, et combien tout me contrariait quand je voulais apprendre quelque chose’, s'écrie-t-il plus tard.Ga naar voetnoot2 Et voilà quel fond d'amertume a laissé en lui ce combat journalier pour escalader péniblement les parois du puits obscur dans lequel se sent perdue toute intelligence avide de lumières. La vie de famille des Bilderdijk doit avoir été assez monotone. Seul le petit Guillaume amusait parfois sa famille par la représentation de tragédies et de petites comédies, dont un des personnages était souvent un Liégeois qui faisait rire en parlant du mauvais hollandais. L'auteur de douze ans avait-il lu le Spaansche Brabander [Le Brabançon espagnol] de Breeroo? Toujours est-il que le futur champion de la langue néerlandaise paraît avoir eu l'oreille sensible aux défauts de langage qui le font rire d'abord, tonner plus tard. Le même caractère bilingue a distingué sans doute les gaies chansons que le jeune poète écrivait et dont malheureusement les titres seuls sont conservés.Ga naar voetnoot3 De ces quarante-cinq ‘airtjes’ [petits airs], dont plusieurs sont destinés à être récités seulement, il y en a qui | |
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sont en français: Dans tes yeux, charmante Ismène; et Jusque dans la moindre chose; d'autres sont en hollandais: Waarheen mijn ziel, waarheen, [Où, mon âme, où...], et Colinette is gemaakt voor 't minnen [C. est faite pour l'amour]; d'autres sont bilingues: Ons Katrijntjen is malade [Notre Catherine est malade]. Ces titres suffisent déjà à attester le tour d'esprit malicieux et sensuel de notre petit écrivain. En géneral, la note gaie était plutôt chose rare dans la maison des Bilderdijk. Le père aimait la gravité de la tragédie. Il traduisait plusieurs tragédies françaises de peu de valeur; et, étant membre d'une Chambre de rhétorique, représentait avec ses amis des pièces du théâtre classique. C'est ainsi qu'il créait le rôle d'Auguste dans Cinna de Corneille. Comme le jeune Guillaume aura admiré son père quand celui-ci lui récitait de sa manière emphatique ces beaux vers! Comme il aura rêvé de donner aussi, un jour, sa tragédie à lui. En attendant, il s'exerçait, à l'instar de son père, à traduire des milliers de vers, à les polir et à les repolir, ce qui passait en ce temps-là pour une occupation très honorable, presque pour une gloire littéraire. Jusqu'à l'âge de seize ans le jeune Bilderdijk a dû garder la chambre, où ses seuls camarades étaient les livres de son père. A ceux qu'il aimait dans sa tendre enfance et qu'il a toujours aimés: la Bible, le catéchisme de Heidelberg, les poésies du ‘père’ Cats, s'ajoutaient tous ceux sur lesquels il pouvait mettre la main. C'est ainsi qu'il a jeté les bases de ce savoir universel qui se manifestera plus tard dans ses ouvrages. Ces années de réclusion ont eu une influence décisive sur l'esprit du jeune poète. La triste solitude de ce séjour morose, le sentiment d'infériorité physique pesant sur une intelligence supérieure, l'absence d'un bout de jardin pour communier avec la nature, l'ambition constamment déçue d'une imagination qui ne rêvait qu'aventures et batailles, ont aigri cette jeune âme dont l'ironie devait être plus tard comme un acide mordant. Mais aussi, cloîtré durant onze ans ou plus, étudiant, vivant dans un monde imaginaire, apprenant presque par coeur les classiques hollandais, français, latins et grecs, creusant le passé, fouillant les trésors littéraires de tous les pays, | |
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s'initiant aux grandes idées philosophiques, à toutes les sciences, le jeune homme a commencé à se sentir l'égal des grands hommes de tous les temps, et il a dû être hanté de ce rêve suprême: dominer un jour, tout comme Voltaire et Rousseau dont on parlait tant, le monde de l'esprit où la gloire de la Hollande brillerait ainsi d'un nouvel éclat. Faut-il s'étonner qu'à l'âge de seize ans déjà il fulmine, dans une lettre adressée à un auteur qui avait mal traduit la Phèdre de Racine, contre la détestable manie de ses jours de regarder le monde à travers les lunettes françaises? Comme il s'indigne naïvement du ‘langage abâtardi des Français auquel on a recours pour condamner des poèmes néerlandais’. Comme il déteste la ‘lâche insipidité’ des alexandrins. ‘Ne peut-on prendre connaissance de l'antiquité que par les écrits superficiels des Beaux-esprits français? Et les sources où ils puisaient, ne sont-elles pas accessibles pour nous?’ s'écrie-t-il. Et quand le traducteur de Phèdre s'excuse en disant que la construction que Bilderdijk a blâmée, se trouve chez Racine: ‘Si Racine a commis la même faute que vous, vous êtes responsables tous les deux, loin que sa faute justifie la vôtre!’ conclut-il, tout en concédant que ‘Racine, le grand Racine, (est) un des plus grands hommes de la France’.Ga naar voetnoot1 Sous cette ardeur juvénile on devine l'influence de lectures récentes, et on peut douter que ce garçon de seize ans eût écrit ainsi en 1772, si Winckelmann n'avait pas donné son Histoire de l'art dans l'antiquité (1764), et Lessing son Laocoon (1766) et sa Dramaturgie de Hambourg (1768), ouvrant ainsi la voie à une meilleure compréhension de l'antiquité, et rapetissant, indirectement ou directement, le prestige de l'art classique français. Mais avant eux des tendances pareilles s'étaient déjà manifestées en France. Et cela nous oblige à jeter un rapide coup d'oeil sur la littérature de ces jours. La querelle des anciens et des modernes avait fini sur le triomphe des modernes, qui, le charme une fois rompu, ne pouvaient manquer d'être remplacés par d'autres modernes. Ce fut Voltaire qui, en proclamant Shakespeare, Hobbes, New- | |
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ton et Locke les héros nouveaux de la pensée moderne, et se plaignant en même temps de la pauvreté du théâtre classique français, soustrayait l'art européen à la férule de Boileau. Diderot, Batteux, et une foule de critiques répétaient et développaient ce que le maître avait dit, comme en Allemagne Lessing et Mendelssohn le faisaient, chacun y mettant du sien avec plus ou moins de talent et d'originalité, de sorte qu'il est souvent difficile de distinguer de qui notre jeune Bilderdijk se fait l'écho, si écho y a. Mais l'opposition contre la ‘barbarie’ s'organise aussi. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle on constate un retour de plus en plus marqué vers la sévérité et l'élégance des classiques du Grand Siècle. Aussi, quand Voltaire écrit ses deux Lettres à l'Académie (1766) dans lesquelles, se repentant des erreurs de sa jeunesse, il se tourne contre les ‘bassesses’ de Shakespeare pour vanter avec plus d'éclat la beauté régulière de la tragédie française, il est de nouveau sûr des applaudissements presque unanimes de ses compatriotes et de beaucoup d'étrangers. Entre 1770 et 1780, époque où l'âme de notre jeune poète s'éveille et où son esprit se forme, toute la grande littérature française du XVIIIe siècle, cette prodigieuse envolée de la pensée française qui offre un spectacle imposant à celui qui ne condamne pas sans avoir vu, tire à sa fin. Montesquieu et Helvétius sont morts, mais leur oeuvre est encore toute vivante quand Bilderdijk en prend connaissance; Voltaire, Rousseau et Buffon, les trois géants de leur siècle, meurent en 1778, laissant une renommée qui ne fera que croître pendant les années qui suivront; Diderot a donné toute son oeuvre théâtrale et philosophique; sa grandiose construction, l'Encyclopédie, cette tour de Babel qui, pour s'élever vers la lumière de la science libre, n'aurait pas eu besoin de braver le ciel, était achevée; D'Alembert en avait, dans son Discours préliminaire, posé la pierre angulaire qui longtemps encore ferait l'admiration des partisans du rationalisme. Toute cette gloire rayonne encore sur la France et sur l'Europe quand le jeune Bilderdijk commence à ouvrir les yeux, et ce n'est que lentement qu'elle s'obscurcit devant l'éclat de la nouvelle littérature, anglaise et allemande. | |
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C'est un lieu commun de dire que ce prestige des lettres françaises était particulièrement grand en Hollande. Ce lieu commun, par exception, est la vérité. Subissant l'influence française depuis la première éclosion de sa littérature au XIIe siècle, la Hollande était devenue, par l'esprit, une espèce de fief de la France au XVIIIe siècle. Manquant de cette miraculeuse énergie qui avait inspiré ses grands hommes d'autrefois: Guillaume le Taciturne, Oldenbarneveld, Jean de Witt, Guillaume III, Vondel, Hooft, les Huyghens, Cats, Sweelinck, Grotius, Spinoza, Tromp, De Ruyter, et les héros de sa magnifique peinture - quelle épopée! - elle ne savait plus qu'emprunter, qu'imiter les formes d'art qui, sans idées originales pour les remplir, restaient vides de sens. Ceux qui voulaient servir la langue néerlandaise se mettaient à traduire le théâtre de Corneille, de Racine, de Voltaire. Ceux qui se piquaient d'esprit, écrivaient en français; vivant ‘le pied sur le sol batave et la tête à Paris’,Ga naar voetnoot1 ils s'adressaient à un public d'élite qui dédaignait sa langue maternelle et s'efforçait d'être de parfaits Français, et qui, ignorant les poètes nationaux, goûtait la littérature française depuis Rabelais jusqu'à Rousseau et ses contemporains.Ga naar voetnoot2 Ce public d'élite, le voici dépeint: | |
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‘Men eet, men drinkt, men snuift in 't Fransch, 't zijn Fransche zuchten,
't Zijn Fransche lonkjes, Fransch is 't wat men hoort en ziet.
Is niet uw liefde Fransch, zij treft haar doelwit niet.
Men valt zelfs op zijn Fransch in d'armen zijner dame,
En d'eêlste streeltaal is: Mon coeur! ma vie et flamme!’Ga naar voetnoot1
[On mange, on boit, on prise en français, ce sont soupirs français,
OEillades françaises; c'est français ce qu'on entend et voit.
Si votre amour n'est pas français, il n'atteint pas son but.
On tombe même à la française dans les bras de sa dame,
Et la flatterie la plus noble est: Mon coeur, ma vie et flamme!]
Il convient de dire qu'à l'influence française s'ajoute celle de l'Angleterre et de l'Allemagne. Vers 1760 on peut même parler d'une véritable anglomanie: Pope et Richardson en sont les héros. Vers 1780 l'Allemagne de Lessing se fait valoirGa naar voetnoot2: Klopstock, Herder, Wieland, Goethe, Schiller trouvent des admirateurs, et la sentimentalité allemande séduit quelques jeunes coeurs à verser de froides larmes sur des maux imaginaires. Mais l'influence française n'en reste pas moins considérable. Seulement, le goût a changé. Si, au milieu du siècle le théâtre de Corneille et de Racine attirait encore le public,Ga naar voetnoot3 plus tard les comédiens français servent surtout au public des pièces légères, petites comédies et opéras comiques,Ga naar voetnoot4 sans doute pour faire concurrence aux fadaises de Kotzebue dont on se régalait en Hollande. Il a été nécessaire de faire cette petite digression pour comprendre dans quelle atmosphère intellectuelle le jeune Bilderdijk a grandi et comment il a réagi aux influences diverses. Et d'abord il se trouve être, comme la plupart des grands auteurs français du XVIIIe siècle, grand admirateur de l'antiquité grecque et latine, et après cela admirateur de la littérature classique française, et surtout de Voltaire poète et critique | |
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d'art. Contrairement à ce qu'on verra plus tard, il apprécie aussi quelques Allemands. Dans une étude de quelque étendue, écrite en 1777, réponse couronnée à la question: La Poésie et l'Eloquence sont-elles en rapport avec la Philosophie?Ga naar voetnoot1 et qui n'est en grande partie qu'une compilation, il est curieux de suivre la liste des auteurs cités. Outre quelques classiques grecs et latins on y trouve Corneille, Racine, Boileau, Montesquieu, Voltaire, D'Alembert, Marmontel, Batteux, Crousaz, André, Le Mierre, Dubos, Fresnoy, De Piles, De Pouilly, Mme Dacier (Des Causes de la corruption du goût), auxquels s'ajoutent, dans une autre étude de la même annéeGa naar voetnoot2, Belloy et Mercier; Mendelssohn, Klopstock, Von Haller, Lessing, Wieland, Riedel, Schubart, le philosophe Wolff; les ‘bassesses’ du seul Anglais, Shakespeare, détonnent dans cet illustre entourage.Ga naar voetnoot3 Algarotti, le seul Italien, est cité en français. L'attitude que prend notre poète vis-à-vis des classiques, on la trouve définie dans les paroles sensées de D'Alembert qu'il cite: ‘Ce n'est point à produire des Beautés, c'est à faire éviter des fautes, que les grands maîtres ont consacré les règles’.Ga naar voetnoot4 Quoi qu'on puisse dire de cette étude qui montre clairement que l'auteur est tout pénétré du rationalisme éthique et esthétique de son temps, on ne peut pas accuser Bilderdijk de s'informer mal, ni de répéter tout simplement les dires de quelque autorité, puisque, à l'encontre du ‘célèbre’ MendelssohnGa naar voetnoot5 et du non moins célèbre Lessing,Ga naar voetnoot6 il blâme Shakespeare. Mais ce qui fait le mérite principal de notre jeune auteur, c'est le feu avec lequel il défend sa chère langue maternelle et la culture hollandaise, lui qui sait au moins sept langues et les littératures connues alors. Avec quel orgueil mal contenu il déclare être sûr que bientôt la langue néerlandaise reprendra sa place d'honneur parmi les autres langues.Ga naar voetnoot7 Le jeune homme qui | |
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écrit ceci, avait déjà été couronné deux fois dans un concours de poésie. ‘Les typographes parisiens savent épeler mon nom! Je ne m'y attendais pas. - Cher ami, le temps arrivera où ils seront plus familiers avec les noms hollandais’, s'écrie-t-il ailleursGa naar voetnoot1 (à quelle occasion?). En 1780 le poète quitte la maison paternelle pour aller étudier le droit à Leyde, où, après un travail acharné de deux ans, il est reçu docteur en droit. Il s'établit à La Haye, où il se marie, et devient le défenseur des orangistes persécutés, souvent pour un rien, par les magistrats amis de la France. En 1795, après la révolution, ayant refusé de prêter serment au gouvernement provisoire, il est obligé de s'exiler, pauvre et esseulé. La lutte l'avait grandi. Sa parole éloquente, sa logique serrée, son ardeur militante, appuyée sur le sentiment intime de servir la bonne cause, ont fait de lui l'ennemi dangereux d'un repos malsain. L'exil le grandit encore, en faisant de lui un martyr, et peu à peu commence à sa dessiner la figure de Bilderdijk comme la Hollande la connaît: un prophète doublé d'un avocat, un Elie et un Voltaire. Car cet homme avait vu la révolution, l'avait vue comme la résultante de mille tendances destructrices qui ruinaient les institutions sociales fondées par Dieu, et les principes d'art consacrés par les grands inspirés. Au milieu de la dégénération nationale, de la défection universelle qu'il croyait constater - quel homme a jamais cru que la pourriture d'aujourd'hui puisse nourrir la rose de demain - Bilderdijk s'est levé comme un envoyé de Dieu. Ayant rassemblé dans sa tête tout le savoir de son temps,Ga naar voetnoot2 il a osé affirmer, lui l'esprit universel,Ga naar voetnoot3 de toute son autorité de poète, de pen- | |
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seur et de savant que les Anciens et les classiques français étaient les seuls modèles en littérature;Ga naar voetnoot1 que le XVIIIe siècle français était une époque de décadence artistique; que la culture néerlandaise était supérieure aux autres modernes, étant plus ancienne; que la langue hollandaise était plus riche, plus souple, plus vigoureuse qu'aucune autre langue moderne; et que l'engouement pour les littératures allemande et anglaise n'était qu'aveuglement; il a osé défendre, au milieu du rationalisme de son temps, la vieille foi chrétienne, les dogmes délaissés, la sainteté du mariage, la nécessité du gouvernement monarchique; il a osé rabaisser les idoles de son temps: Montesquieu, Rousseau, Pope, Richardson et toute la boutique allemande; surtout, il a protesté contre l'ensorcelante dépravation morale que la Hollande buvait comme une absinthe énervante dans la coupe française. Il a osé être la risée de tout le monde par ses opinions diamétralement opposées à celles de son siècle. Il s'en est même vanté: ‘Ce fou, ce fanatique,... c'est moi...Moi qui témoignerai contre eux [les faux prophètes de son temps] devant le trône de Dieu’.Ga naar voetnoot2 Et pourtant, cet homme, malgré ses allures de prophète, avait une tournure d'esprit plus française que hollandaise, avec cette désinvolture ironique, cette légèreté apparente à parler de choses graves qui ne le quittera jamais. Par là il est bien un enfant de son siècle. Aussi cherche-t-il, dans son exil, surtout la société de Français émigrés comme lui, et donne-t-il ses leçons en français. Retourné en Hollande, il devient l'ami dévoué du roi Louis-Bonaparte. Mais dans cette période française, qui va de 1795 à 1813, le poète prend plus profondément conscience de son art, et, par une heureuse réaction peut-être, chante mieux que jamais la gloire de sa patrie et de sa langue. Quand, en 1813, la Hollande est redevenue libre et que le rêve formidable de Napoléon a passé comme un cauchemar, Bilderdijk croit que les idées directrices de la Révolution s'évanouiront aussi, ou du moins que le roi Guillaume Ier les com- | |
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battra pour que la Hollande recouvre son caractère national. Rien de tout cela n'arrive. Les étiquettes changent, les poisons restent. Le Royaume-Uni devient le pays le plus libéral de l'Europe. Bilderdijk a donc souffert en vain, sa voix s'est perdue dans le tourbillon de la folie universelle. Son coeur se serre quand le roi, malgré la promesse royale, n'ose pas lui donner la chaire de littérature tant désirée. La pension qu'il reçoit lui est une cinglante humiliation, une aumône d'autant plus insultante qu'elle est indispensable: les vieux ennemis, les aristocrates et les démocrates d'autrefois, maintenant fidèles sujets de Sa Majesté le Roi, ne lui avaient pas pardonné. Le poète sent cela comme une secrète influence de la France, où la vieille mélodie continue aussi à vibrer sous d'autres archets. Voilà que les années 1820 et suivantes amènent en Europe un souffle de libéralisme et de révolution; les vieilles devises de 1789 flottent de nouveau dans l'air; un grand enthousiasme pour la Grèce révoltée parcourt l'Europe, soulève la France, trouve un écho en Hollande. Quand un des adeptes de Bilderdijk, le poète I. da Costa, public alors son livre Bezwaren tegen den geest der EeuwGa naar voetnoot1 [Objections contre l'esprit du siècle] dans lequel il formule et exagère les idées du maître sur la politique, la religion, la philosophie et l'art, et qui déchaîne une tempête d'indignation dans la partie ‘éclairée’ de la nation, de sorte que Da Costa éprouve personnellement l'application assez pénible des idées libérales, comme le maître l'avait éprouvée en 1795 et après 1813, celui-ci se lève de nouveau, et lance ses fulminants réquisitoires contre la Révolution française, contre la langue française, véhicule de la culture française, contre la France elle-même, qui, avec le nouvel éclat de ses lettres, menaçait de nouveau de subjuguer le vieux sol batave. Croyant la fin du monde prochaine, le poète dénonce la France comme le siège de Satan. Là était l'ennemi à combattre, de là venait le mal. Et comme le poète, dans ces années d'exaspération presque maladive, avait une maîtrise du vers comparable à celle du Victor Hugo des Châtiments, il a crié | |
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sa haine de n'importe quelle langue étrangère, mais surtout du français et de l'allemand, dans des vers follement sublimes:
Weg 't sijflend mondgebies en rochlend keelgegrom,
Weg 't kleppend kaakgekwaak of snorkend neusgebrom,
Dat ge uitsist, spuwt en spritst met hakk'lend woordverslikken,
Belachlijk slangenbroed of varkensras! Verstom!
Ons Neêrlandsch slechts bracht de aard heur morgenstond weêrom,
Deed hier 't onduitsch gekrijsch van 't waanziek meesterdom
De Goddelijke taal in d'adem niet verstikken.Ga naar voetnoot1
[Arrière, le chuintement sifflant et le râle d'une gorge rauque;
Arrière, le craquètement d'une mâchoire coassante ou le grognement nasillard,
Que vous sifflez, crachez et pulvérisez en avalant des mots balbutiés,
Ridicule engeance de serpents, ou race porcine! Taisez-vous!
Notre néerlandais seul rendrait à la terre son aurore,
Si le glapissement peu hollandais de la confrérie des cuistres arrogants
Ne faisait pas étouffer la langue divine dans le souffle!]
C'est de cette époque que date la réputation que le poète s'est faite d'être un ennemi du français. Elle n'est guère qu'une légende. Il n'y a aucun poète hollandais qui se soit autant occupé de la langue et de la littérature françaises que Bilderdijk ou qui ait aimé comme lui les classiques français. Mais il a eu aussi un amour tout-puissant de sa chère langue maternelle qui l'a rempli d'une jalousie farouche; et au-dessus de tout, il a aimé son peuple, la nation néerlandaise, qu'il a voulu garder intacte, parce qu'elle a son rôle - modeste, mais bien à elle - à remplir dans la Comédie divine de l'Histoire. Après 1827, la voix du Maître s'apaise. La route solitaire qu'il a suivie a été une via dolorosa, où, à la fin, des doutes se lèvent: ai-je bien vu, bien jugé? En 1830 sa femme bien aimée meurt. En 1831, la même semaine que Goethe, le grand vieillard s'éteint doucement, plus fameux que célèbre, et impopulaire à jamais. Les huées l'ont poursuivi après sa mort. Elles sont devenues | |
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plus faibles. Des admirations enthousiastes ou réservées les ont dominées peu à peu. Bien qu'il ait tourné peut-être trop le dos aux lumières - l'‘Aufklärung’ - de son temps, et qu'il ait lancé avec une haine trop impulsive ses pierres contre les idoles de son époque, on s'aperçoit de plus en plus en Hollande que la grande ombre du géant solitaire domine l'horizon des deux siècles qui l'ont vu lutter et souffrir. |
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